Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XIII

Cadieux et Derome (p. 178-184).

CHAPITRE XIII.


Calumnia conturbat sapientem, et perdet robur cordis illius.
La calomnie trouble le sage, et elle abattra la fermeté de son cœur.
(Eccli. VII. 8.)


Redoutable puissance de la calomnie ! Les ruines de l’univers, dit le poète latin, écraseraient le juste sans l’effrayer. Mais un mot perfide, un simple geste, même le silence peut, en flétrissant la réputation d’un homme, remplir son âme d’indicibles angoisses.

Deux jours après le monologue du maître, la Libre-Pensée publia ces lignes :

« Nos lecteurs le savent, nous n’avons aucune sympathie politique pour le gouvernement et son chef, sir Henry Marwood. Mais celui-ci, au moins, est un gentilhomme qui a droit au respect. Nous combattons ses projets, mais c’est par conviction. Nous connaissons quelqu’un qui les combat uniquement par dépit. M. Lamirande, le grand clérical, veut-il bien nous donner quelques renseignements, très précis, qu’il possède à ce sujet ? S’il ne veut pas, nous serons obligé de les donner nous-mêmes”.

Lamirande dédaigna cette vague insinuation. Il ne pouvait même pas comprendre à quoi le journal sectaire faisait allusion, tant ses motifs étaient purs. Leverdier eut un soupçon de ce qui allait venir.

— Ils vont t’accuser, mon pauvre ami, dit-il, d’avoir voulu te vendre à sir Henry.

— Mais ce n’est pas possible ! Du reste, si peu franc qu’il soit dans ses manœuvres politiques, sir Henry, qui est un gentilhomme, nierait pareille accusation si elle venait à se formuler contre moi en termes précis.

— Ces gens-là peuvent faire n’importe quoi pour te ruiner.

— Je te crois un peu pessimiste.

Leverdier ne l’était pourtant pas. Deux ou trois jours plus tard, la Libre-Pensée porta formellement son accusation. Il affirma, avec un grand luxe de détails, en indiquant le jour, l’heure et l’endroit où la conversation avait eu lieu, que Lamirande, pendant une réception chez sir Henry, avait dit au premier ministre qu’il donnerait son appui au projet ministériel, mais qu’en retour il voulait avoir la promesse, d’une position de consul à Paris ou à Washington. Le tout était appuyé par la déclaration solennelle, dûment attestée devant un juge de paix, d’un domestique de sir Henry, nommé Duthier. La conversation avait eu lieu près d’une fenêtre où Duthier s’était retiré pour se reposer un instant. Caché par les rideaux il avait tout entendu sans être vu. Il avait d’abord gardé le silence, mais voyant la guerre injuste que M. Lamirande faisait à son bien aimé maître, il avait cru que c’était un véritable devoir pour lui de parler.

Ce Duthier était un inconnu, arrivé depuis peu de temps au pays, on ne savait trop d’où. Tout d’abord, bien peu de personnes ajoutèrent foi à ce récit, absolument invraisemblable, vu le caractère et l’état de fortune de Lamirande. Celui-ci, naturellement, opposa une dénégation formelle à cette atroce accusation, et invita privément sir Henry à mettre fin à la calomnie. Au moment même où il s’attendait à recevoir un mot de réponse, quelle ne fut sa stupéfaction de lire, dans un journal d’Ottawa, le compte rendu suivant d’un interview qu’un reporter avait eu avec le premier ministre :

« M. Lamirande ayant nié l’accusation portée contre lui par le nommé Duthier, domestique chez sir Henry, nous avons envoyé un représentant du Sun auprès du premier ministre pour savoir exactement à quoi nous en tenir à ce sujet. Voici la conversation qui a eu lieu :

— Q. Vous avez sans doute lu, sir Henry, l’accusation portée par un de vos domestiques contre M. Lamirande et la dénégation formelle de celui-ci. Dans l’intérêt de la vérité je viens vous prier de vouloir bien dire au public ce qu’il en est.

— R. Je regrette infiniment cet incident. M. Lamirande est un jeune homme d’un grand talent qui a bien tort de me faire la guerre, mais que j’admire beaucoup, tout de même.

— Q. Vous a-t-il tenu le langage que Duthier lui prête ?

— R. Ah ! ces domestiques ! Duthier a eu bien tort de faire cette déclaration. Je regrette beaucoup cet incident. Aussi ai-je renvoyé immédiatement cet homme de mon service. Quand un domestique entend par hasard quelque chose, c’est son devoir de se taire. Des indiscrétions comme celle que vient de faire ce malheureux Duthier sont intolérables !

— Q. Dois-je donc conclure que Duthier n’est coupable que d’une indiscrétion ?

— R. Vous devenez indiscret vous-même !

— Q. Il y a donc eu conversation entre vous et M. Lamirande au sujet de la position de consul à Paris ou à Washington ?

— R. M. Lamirande lui-même ne nie pas qu’une telle conversation ait eu lieu.

— Q. Vous ne voulez pas me dire quelle était la nature de cette conversation ?

— R. Pensez-vous, par hasard, que je vais commettre des indiscrétions comme un domestique ? Je vous le répète, je déplore profondément cet incident, et ma ferme détermination c’est de ne pas l’aggraver en m’y mêlant d’aucune façon. Vous pouvez clore votre interview, car, avec toute votre habileté, vous ne réussirez pas à me faire révéler ce qui a pu se passer entre M. Lamirande et moi dans une conversation tout à fait confidentielle. C’est inutile d’insister davantage.

« Là-dessus notre représentant prit congé de sir Henry ».




La perfidie de ces paroles atterra Lamirande. Il comprit qu’il y avait conspiration contre lui entre le premier ministre et le domestique, et que ce serait inutile d’insister auprès de sir Henry pour obtenir justice. Il raconta dans la Nouvelle-France exactement ce qui s’était passé entre sir Henry et lui. Il appuya son dire d’une déclaration de Leverdier et de Vaughan qui affirmaient que c’était bien là ce que Lamirande leur avait confié aussitôt après l’entrevue. Sir Henry se fit interviewer de nouveau et nia perfidement, mais sans rien préciser.

Dans la province de Québec l’opinion se partagea. Tous les hommes sincères, surtout ceux qui connaissaient personnellement Lamirande, furent convaincus que le jeune député était la victime d’une affreuse calomnie, et ils n’en conçurent pour lui que plus d’affection, d’estime et de sympathie. Cependant, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voulaient se remettre à la remorque des ministres, profitèrent de ce prétexte pour se déclarer ouvertement contre le chef du mouvement séparatiste. Pas un sur cent, toutefois, ne croyait réellement à l’accusation ; mais il n’y a rien de plus intransigeant, de plus farouche que l’homme qui, par intérêt, fait semblant de croire à une calomnie. Aussi l’ardeur de ceux qui prétendaient ajouter foi à l’histoire de Duthier et aux habiles réticences de sir Henry fut-elle extraordinaire. Elle atteignit non seulement Lamirande lui-même, mais les principes qu’il défendait. C’était une vraie déroute pour la cause nationale. Les ministres virent que c’était le moment psychologique. Ils firent lancer les “brefs” et fixèrent les élections à une date aussi rapprochée que possible, dans les derniers jours de janvier 1946.