Pour la Bagatelle/15

Albin Michel (p. 245-252).



XV


Aussitôt que sa femme eut quitté la maison, Armand Lestrange, persuadé qu’elle profitait de sa liberté recouvrée pour en avertir son amant, prépara le guet-apens que lui avait suggéré son secrétaire.

Il prit, dans le tiroir de son bureau, le commode browning qu’il glissait dans la poche de son pardessus, chaque soir, en prévision des rentrées nocturnes ; vérifia la charge ; puis, rêveur, contempla longuement l’arme élégante et redoutable.

Sa jalousie vaniteuse était à la fois lâche et mesquine, incapable de brutalités maladroites mais fort susceptible de vengeance habile et meurtrière.

En principe, il avait l’intention de s’en tenir à un simulacre de crime passionnel. Mais, en son for intérieur, une sournoise pensée de représailles plus effectives naissait, l’enfiévrait de joie mauvaise et soulageait son orgueil ulcéré.

Cet homme qui l’avait supplanté auprès de Simone, il le haïssait de toute sa fatuité déçue. De surcroît, un louche sentiment d’intérêt vénal l’incitait à perpétrer un acte qui lui vaudrait la sympathie des hommes mariés et la curiosité malsaine de toutes les femmes. Excellente affaire pour un publiciste avide de réclame.

Il lui semblait lire déjà, dans les journaux, ce fait-divers avantageux : « M. Armand Lestrange, le romancier bien connu, a tué M. V…, député, qu’il avait surpris avec sa femme. »

Et son portrait, — son portrait de bel homme fier de sa prestance, de sa moustache et de son monocle, — serait reproduit dans toutes les feuilles du matin à deux millions d’exemplaires.

Bien que cet ensemble de morts violentes qui se nomme la Guerre ait supprimé dans les journaux une partie de cette rubrique de publicité criminelle consacrée aux meurtres civils, Lestrange comptait quand même sur la gloire rouge qui lui vaudrait son geste justicier.

Ce fut dans cet état d’esprit qu’il monta en voiture après avoir dit au chauffeur :

— Vous vous arrêterez rue de la Bienfaisance, derrière l’église Saint-Augustin.

Arrivé à destination, Armand baissa la glace qui le séparait du chauffeur et ordonna :

— Restez là. Nous repartirons quand je vous ferai signe… J’attends une dame.

Puis, il tira l’un des stores, et guetta au travers.

Il eut la patience de se morfondre une heure et demie, sursautant à chaque passante qui frôlait le taxi rangé au bord du trottoir.

Le chauffeur, goguenard, grillait des cigarettes en supputant la différence du pourboire au cas où le client se ferait poser un lapin. Et il souhaitait, pour l’amour du lucre, que la femme vînt au rendez-vous, tout en s’ébaudissant intérieurement de son retard prolongé.

Soudain, le romancier crut reconnaître Simone…

Oui, c’était bien sa femme qui tournait l’angle du boulevard Malesherbes.

— Quel aplomb ! murmura Lestrange.

La toilette de Simone lui arrachait cette exclamation : elle portait une robe de foulard gris-perle, la robe même qu’elle avait à déjeuner ; une toque noire sous laquelle ses cheveux paraissaient plus blonds. Et son visage découvert s’offrait délibérément aux regards, sans la moindre crainte. Peu lui importait d’être remarquée dans cette claire toilette d’été, peu lui importait d’être reconnue à la porte de son amant !

Armand restait atterré par l’audace inouïe de sa femme, si timide à l’ordinaire. Il ne pouvait attribuer ce changement d’humeur qu’à la force invincible d’un amour illégitime.

Tout à coup, un incident nouveau modifia le cours de ses idées : Simone se retournait pour parler à une personne qui marchait derrière elle. Et, dans cette passante à la voilette baissée sous une capeline qui ombrait son visage, Lestrange crut reconnaître sa belle-sœur. La taille, la démarche, tout ce cachet particulier de la jeune fille lui enleva ses derniers doutes : c’était bien Camille.

Les deux jeunes femmes frôlèrent ce taxi aux stores baissés sans paraître y prêter attention, quoique Camille eût poussé le coude de sa sœur en l’apercevant ; et elles entrèrent dans la maison du député.

Armand se perdait en conjectures. Que sa femme et sa belle-sœur eussent le même amoureux, il le savait grâce aux indiscrétions de Maximilien Neuville. Mais il supposait qu’elles ignoraient leur rivalité. Et elles allaient chez lui ensemble !… Que signifiait cela ?… Lestrange murmura :

— De Camille, je peux tout imaginer : elle est capable de la pire dépravation… Mais, Simone : non. Ma femme est trop pure, trop sentimentale pour accepter ces vilains jeux, ces intrigues à trois personnages !

Bien qu’il fût d’une intelligence moyenne, sa profession d’écrivain avait suffisamment développé ses facultés d’analyse. À l’aide de déductions élémentaires, il soupçonna la vérité : Simone avait dépisté sa surveillance et obtenu la complicité de sa sœur pour élaborer quelque fourberie de femme. Devant le danger conjugal, Mlle de Francilly avait sans doute sacrifié son flirt à son affection fraternelle et songé à protéger sa sœur avant de s’en montrer jalouse. Le romancier grommela :

— Ah ! par exemple, ça ne se passera pas comme ça… Je vais lui prouver qu’on ne se moque pas d’Armand Lestrange !

Ainsi l’effet se produisait tel que l’avait prévu Camille. Après un petit quart d’heure consacré aux réflexions indispensables, Armand, furieux et résolu, sautait de sa voiture, entrait résolument au 22 de la rue de la Bienfaisance ; et, sans s’informer auprès du concierge (qui l’eût probablement évincé) de l’étage auquel demeurait son locataire, sonnait à tout hasard à l’entresol, à la première porte :

Un domestique vint ouvrir.

— Monsieur Vérani ? questionna Lestrange avec son plus avenant sourire.

— Ce n’est pas ici ; c’est en face, monsieur.

— Je vous demande pardon.

Renseigné, Armand se dirigea vers la gauche et sonna cette fois à la porte du député. On ne lui répondit pas. Cependant, un vague murmure de voix lui prouvait que l’appartement n’était point désert. Alors, sans se dépiter, Armand appuya de nouveau sur le timbre et carillonna sans discontinuer.

Il dit à demi-voix :

— Tant pis ! Si on ne vient pas m’ouvrir, j’enfonce la porte !