Pour la Bagatelle/16

Albin Michel (p. 253-262).



XVI


Romain Vérani avait introduit ses deux visiteuses dans le petit salon oriental avec une désinvolture extraordinaire ; des façons aisées, dégagées de chevalier sans peur et sans reproche. Il puisait cette assurance dans la certitude de sa préférence pour Camille qu’il prenait pour la véritable Mme  Lestrange : ma foi ! tant pis, songeait-il ; laissant toute politesse de côté durant l’entretien périlleux qui allait suivre, il avouerait carrément son amour pour la brune héroïne qui avait su percer d’une flèche sûre son cœur inconstant, comme on fixe le vol d’un papillon grâce à l’épingle qui traverse le corps de l’insecte.

Au surplus, Romain se livrait avec d’autant plus d’abandon que celle des deux qu’il préférait était justement la femme mariée. La chaîne conjugale serait un obstacle opportun à l’envahissement d’une vraie passion dans la vie d’un célibataire. Ainsi raisonnait le jeune homme, tandis qu’il souriait à ses hôtesses avec la sécurité d’une résolution prise.

Camille, ne pouvant deviner les pensées qui dictaient cette attitude, en fut indignée.

Ce fut elle qui entama la conversation en déclarant d’une voix mordante :

— Bravo, mon cher monsieur ! Vous vous apprêtez à merveille à jouer la scène de don Juan entre Charlotte et Mathurine… Je ne doute pas que vous ne soyez supérieur dans votre rôle. Mais je vous avertis que vous avez, pour vous donner la réplique, deux partenaires moins promptes à abuser que des paysannes de comédie. Nous venons, ma sœur et moi, vous sommer d’avoir à notre égard une attitude franche…

Le jeune député interrompit spirituellement :

— Mesdames Lestrange, tirez les premières… Qui trompe-t-on, ici ?

Il souligna :

— Je n’ai pas emprunté une fausse personnalité, moi, ce me semble ?

Simone intervint, en demandant à sa sœur :

— Tu connaissais donc monsieur ?

Camille eut un sourire malicieux. Elle répondit :

— Il est temps d’en finir avec cette plaisanterie. Expliquons-nous. Monsieur Romain Vérani, je m’appelle Camille de Francilly ; ma sœur, Mme  Lestrange, s’étant mariée à l’aveuglette, son exemple me fit réfléchir et je projetai de me fiancer en toute clairvoyance. Pour éprouver la sincérité de mes amoureux, je me présentai à eux sous le nom de Simone. Le dénouement de mon expérience s’avère rien moins que brillant puisqu’il nous place toutes deux en face du même héros. Mea culpa !… Je veux faire contre mauvaise bonne fortune pas trop mauvais cœur… Maintenant que vous nous connaissez sous notre aspect réel, choisissez entre nous… Simone, c’est l’aventure, le flirt, peut-être davantage ; c’est la route de gauche au tournant dangereux. Son mari est jaloux ; il la sait ici ; il l’a suivie et veut vous surprendre. Mais ne vous inquiétez pas : au cas où vous la préféreriez à moi, j’inventerai, quand Armand sera là, quelque fable qui vous sauve…

Elle fit une pause ; puis, continua :

— Moi, je représente l’avenir solide ; je suis une jeune fille — indépendante, certes — mais impeccable, je vous le certifie ; belle dot, excellente naissance…

Au moment d’achever, Camille déguisa son trouble sous un air enjoué en disant :

— Vous voilà, tel Hercule, entre Tryphê et Aretê… Laquelle choisissez-vous : la droite ou la gauche ?

« C’est une épreuve ; songea Romain. Toutes les femmes mariées se demandent : « M’épouserait-il, si j’étais libre ? » Elle se substitue à sa sœur afin de le savoir. »

Et persuadé qu’il parlait à Mme  Lestrange, il dit en s’inclinant devant Camille dont il baisa les doigts fuselés :

— Je prends la main qui m’est tendue… Est-ce la droite ? Dans ce cas, je m’en félicite.

Puis, se tournant vers Simone, il allait, avec une nuance de gêne, lui dire courtoisement ces compliments respectueux que les messieurs profèrent en guise de condoléances lorsqu’ils n’ont plus envie de manquer de respect à une dame ; quand, tout à coup, le timbre de l’entrée les fit tressaillir.

— C’est Armand, déclara tranquillement Camille. Vous pouvez lui ouvrir, allez !

Romain hésitait. Ce trille aigu se fit plus impérieux.

— Allez donc ouvrir ! répéta la jeune fille.

Le député se décida à faire quelques pas vers l’antichambre, tandis que Simone, très pâle, murmurait :

— J’ai peur, ma chère…

— Tais-toi ! dit Camille avec un sourire affectueux.

Romain ouvrit la porte. Armand Lestrange se précipita comme une bombe jusqu’au salon où les deux sœurs l’attendaient. Vérani le suivait, légèrement alarmé. Armand s’écria, en interpellant Camille :

— Inutile de débiter vos mensonges… Je suis au courant de tout !

La jeune fille, parfaitement calme, répondit :

— Tiens !… Simone ne m’a pas gardé le secret ?

Lestrange essaya d’ordonner avec dignité :

— Camille, rentrez chez votre mère et laissez-nous nous expliquer. Vous avez voulu innocenter votre sœur, mais votre place n’est pas ici.

— Chez mon fiancé ? Il me semble pourtant que je suis la principale intéressée à y rester, ici !

Et Camille ajouta gaiement :

— Mon cher beau-frère, je vous présente monsieur Vérani, mon fiancé, que je vais épouser dans quelques semaines… Prétendrez-vous encore qu’on vous trompe, devant le fait accompli ? Voici la vérité : j’aime Romain ; ma mère se montrait opposée à notre union : la situation politique de mon fiancé n’étant pas pour lui plaire. Alors Simone, ma confidente, accepta de favoriser notre amour et m’accompagna à chaque entrevue que j’avais avec Romain. Elle lui écrivit même pour les lui fixer. Des délations d’ancillaires trompés par les apparences vous abusèrent… Ma sœur s’est compromise à vos yeux. Deviez-vous douter d’elle, vilain jaloux ?… Implorez tout de suite votre pardon.

Armand déclara, — et sa fatuité, soulagée, s’épanouissait :

— Ma chère Camille, je suis satisfait de ce que vous m’apprenez… Au fond, j’étais sûr que ma femme ne pouvait me trahir.

Et, le sourire aux lèvres, il offrit ses félicitations au jeune Vérani.

Romain, enfin éclairé, pensa : « Je suis pincé. Cette fois, c’est le mariage sans rémission… Qu’est-ce que Neuville avait donc cru comprendre ? Le contraire des choses, ainsi que d’habitude. »

Mais il ne ressentait aucun dépit, — bien mieux : une émotion très douce le saisissait en face de Camille, à la pensée que cette délicieuse créature serait à lui seul. Il avait été tenté par l’aspect d’un beau fruit — qu’il croyait déjà mordu par un autre — et, en le portant à ses lèvres, il aurait la joie de le découvrir intact.

Avec une entière sincérité — cette sincérité du moment présent à laquelle obéissent les cœurs inconstants — Romain serra machinalement la main tendue d’Armand Lestrange en répétant d’une voix pénétrée :

— Je suis bien heureux… Je suis bien heureux…

Aux historiettes immorales, il faut parfois une moralité. Simone Lestrange la trouva par hasard un matin que, seule et désœuvrée, flânant dans la bibliothèque de son mari, elle feuilletait d’un doigt léger une ancienne et rare édition des fables de La Fontaine.

Elle lut distraitement celle intitulée : l’Homme qui court après la Fortune, et l’Homme qui l’attend dans son lit.

Ses yeux tombèrent sur ces vers :

…avec beaucoup de peines,
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.

Le poète y parle de la mort. Mais Simone les appliqua à l’Aventure.

Au déjeuner, elle dit négligemment à son mari :

— Tiens… Vous n’avez pas votre secrétaire, aujourd’hui ?

Armand répliqua :

— Je l’ai envoyé à la Nationale, compulser un opuscule du dix-huitième… C’est un garçon précieux, ce petit Lucien : il fait la moitié de ma besogne.

— Un garçon précieux, répéta Simone, en écho. Il fait la moitié de votre besogne…

Et elle murmurait en elle-même, avec un sourire ambigu :


On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.


Janvier 1918.