Pour la Bagatelle/14

Albin Michel (p. 233-244).



XIV


C’était jour de recettes au Palais-Bourbon. La séance s’annonçait orageuse. Le célèbre orateur Théophraste Ballot était inscrit ; et son interpellation risquait de compromettre la stabilité du gouvernement.

La foule assiégeait les portes, débordait dans les couloirs, les salles, bondait les tribunes. Les députés, fort nombreux, se pressaient sur leurs bancs ainsi que des spectateurs en attente d’une « générale » sensationnelle.

Romain Vérani se montrait particulièrement assidu à ces sortes de solennités. Frétillant, lustré, parfumé, il allait et venait dans l’hémicycle, ou se tenait bien droit à sa place, avec un port de tête élégant et hautain qui le signalait à l’attention.

Le jeune député se souciait médiocrement de l’événement qui agitait l’assemblée, du gros scandale ou des révélations terribles dont on se chuchotait par avance les racontars, d’oreille en oreille.

Mais l’assistance, à ces grands jours, est toujours féminine, coquette et mondaine. Un courant de snobisme, plus encore que de curiosité, attire aux tribunes une délicieuse volière d’oiselles politiques qui, par hasard, s’arrêtent de pépier pour écouter les autres.

Romain Vérani avait eu, pour définir l’utilité de ces séances et l’explication de sa présence, une boutade que ses collègues répétaient en riant :

— Ce sont les jours où on tombe les ministres qu’on lève les plus jolies femmes.

Ces après-midi-là, Romain sortait de son indifférence habituelle pour se mettre en valeur. Quand l’orateur lui semblait accaparer trop victorieusement l’attention des belles auditrices, le jeune homme lançait une interruption drôlatique, mordante et spirituelle, qui tournait tous les regards vers lui et suscitait des rires discrets. C’était sa spécialité, à la Chambre. L’orateur, qui savait l’interrupteur peu dangereux au point de vue politique, était le premier à sourire.

Toutefois, Romain n’avait pas aujourd’hui son entrain ordinaire. Il apportait une sorte de lassitude à passer les tribunes en revue. Son regard atone regardait sans voir ; une lueur plus vive ne l’allumait qu’à l’aspect d’une tête brune, d’un blanc profil, d’une silhouette qui lui rappelait vaguement celle qui hantait son souvenir. Depuis la sortie imprévue de Camille et sa colère amoureuse et jalouse, le jeune homme était resté sous l’empire d’une émotion sentimentale à laquelle il se croyait inaccessible. Si roué que l’on soit à trente ans, on n’entend pas impunément une femme jeune et désirable vous faire l’aveu inusité de sa passion sincère. Enflammé à l’évocation de l’amour qu’il avait inspiré, Romain pensait avec un regret cuisant : « Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas retenue, même de force… Pourquoi l’ai-je sottement laissée partir ! » Et son imagination lui traçait un tableau voluptueux d’étreintes frémissantes, de délices inédites qui brûlaient son être dévoré de fièvre. Le jeune homme constatait avec la résignation qu’excite en nous toute fatalité : « Ça y est, cette fois… Je suis amoureux. »

Aussi, avec quelle indifférence supérieure, dédaigneuse et blasée, regarda-t-il Théophraste Ballot gravir pesamment la tribune. Le célèbre leader, qui avait formé le précédent cabinet et qui se proposait de démolir celui-ci afin de reprendre les rênes du pouvoir, semblait justifier cette opinion de Sterne que les noms ont une signification. Doué d’une certaine éloquence d’autant plus sonore qu’elle sonnait creux, il était bien Théophraste, le « divin parleur », grâce à ses succès d’avocat chanceux. Mais son élocution facile était gâtée par un accent affreusement rauque et vulgaire, un masque d’une canaillerie qui révélait la bassesse de l’homme ; nez trivial, moustache tombante, moue ignoble des lèvres : le plus répugnant visage encadré d’une tignasse grise toujours mal tondue. Et ses épaules de portefaix, son allure déhanchée, ses mains grossières qu’il cachait, par une habitude invétérée, dans les poches de son pantalon, méritaient bien l’épithète argotique empruntée à son vocabulaire de jeunesse : « Il a tout du « Ballot ».

Romain haussa imperceptiblement les épaules en considérant l’orateur cynique et sinueux dont les discours faisaient salle comble ; il murmura, devant ce pantin congestionné :

— Dire que c’est ça que viennent contempler nos belles mondaines !

Par une association d’idées, il se rappela les goûts dépravés des femmes pour certains spectacles, l’attrait dégradant qui les amenait chaque soir dans un music-hall où l’on exhibait un singe savant habillé en gentleman. La même perversité les attirait vers Théophraste Ballot.

Romain leva les yeux sur les tribunes où de jolies têtes se penchaient pour mieux voir Théophraste ; et, au moment où il leur lançait une œillade circulaire chargée de galant mépris, il aperçut Maximilien Neuville qui agitait ses grands bras en signaux télégraphiques, transgressant la loi du décorum sacré.

« Que me veut-il ? » pensa le jeune homme.

Le chef de cabinet lui adressait des signes d’appel significatifs.

« Oui… oui : Ballot va dégommer ton ministre, répondit mentalement Romain. Eh bien ! Qu’est-ce que j’y peux ? Ce n’est pas mon vote qui sauvera le gouvernement. »

Mais la physionomie du vieux jeune homme lui parut, au contraire, exprimer le triomphe. Neuville avait le sourire impatient d’un porteur de nouvelles. Intrigué, Romain lui fit un geste d’intelligence et quitta son banc.

Il fut rejoint par Neuville à la sortie de la salle.

Le jeune député interrogea familièrement :

— Quoi de neuf ?

Maximilien prit un air malicieux :

— Mon cher, j’ai la clé du mystère… Le mari m’a tout révélé : j’ai eu l’occasion d’entrer en relations avec Armand Lestrange.

— Ah !… Vous savez qui est Simone ?

Romain, très agité, passa son bras sous celui de Maximilien et arpenta le pourtour avec lui. De temps en temps, un député affairé, passant près d’eux, se précipitait dans la salle d’où leur arrivaient alors des éclats de voix. On distinguait l’organe criard de Ballot, claironnant de grands mots :

— Messieurs… La France !… La Patrie !… La Liberté !

On eût dit un camelot annonçant les journaux du soir.

Le jeune Vérani questionna :

— Quelle est la véritable Simone ?

— C’est Mme Lestrange.

— Naturellement, fit Romain en réprimant un haussement d’épaules. Mais qui est Mme  Lestrange : est-ce la brune ? est-ce la blonde ?

— C’est celle que je connais. La seule Mme  Lestrange qui m’ait été présentée est jeune, brune, plutôt petite ; et c’est la femme légitime du romancier.

Romain eut la sensation d’une douleur physique : un bizarre pinçon au cœur ; instinctive et irraisonnée, la jalousie du mâle à savoir la femme aimée en la possession d’un autre le crispait de rage contenue.

Un collègue, le croisant, lui demanda :

— Vous ne venez pas ?… Ça chauffe, là-bas.

Lointaine et sonore, la voix de Théophraste Ballot tonnait, suivie d’un crépitement d’applaudissements :

— … Le salut du pays, messieurs !

Et le jeune député des Bouches-du-Var, si visiblement préoccupé, se livrant à un entretien secret avec le chef de cabinet d’un ministre compromis, était l’objet des commentaires d’un groupe de parlementaires très intrigués.

Romain dit à Neuville :

— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez !

Maximilien affirma :

— Absolument certain…

Et il fournit ses preuves :

— J’ai rencontré M. Lestrange chez sa belle-mère, en compagnie de sa femme. C’est lui-même qui m’a dévoilé le petit complot dont il est la cause. Voici. Ce sont les deux sœurs…

— Cela, je l’avais deviné… depuis la dernière fois, murmura Romain.

Mme  Lestrange, qui est une fine mouche, s’est ménagé le concours de sa sœur pour faire supposer à son mari que vous n’avez jamais flirté qu’avec Mme  de Francilly. Elles sont de connivence. Mlle  Camille prend le nom de sa sœur. C’est ainsi, sans doute, que vous avez reçu un livre où, par un artifice quelconque, la photo de Mlle  de Francilly aura été substituée à celle de sa sœur. En revanche, Mme  Lestrange invoque l’alibi que lui procure Mlle  Camille, lorsque le romancier soupçonne sa fidélité. Mais ni l’une ni l’autre ne se doutent jusqu’à présent qu’elles flirtent avec le même jeune homme.

Maximilien conclut, avec une légère hésitation :

— Je vous préviens qu’Armand Lestrange est jaloux et que quelqu’un… je ne sais qui… lui a livré votre nom. Méfiez-vous !

Enchanté de sa diplomatie, Maximilien se jugea en règle avec sa conscience après cet avertissement. Il répéta :

— Méfiez-vous !

— Me méfier ! s’exclama Romain. Quand j’aurais tant de plaisir à provoquer cet imbécile qui se permet d’avoir une trop jolie femme !

Et laissant Neuville abasourdi par sa virulence, Romain quitta le Palais-Bourbon pour rentrer rue de la Bienfaisance. Il y trouva le billet de Simone.

— Zut ! Elle m’embête, dit-il en reconnaissant l’écriture de sa blonde amie.

Il ne se souciait plus d’une intrigue avec celle qu’il croyait Mlle  de Francilly ; outre que son désir s’était attiédi, il craignait un flirt avec une jeune fille, — appréhendant le piège du mariage forcé. Néanmoins, il se résigna à l’attendre, afin de provoquer une explication nécessaire. À cinq heures précises, le timbre de l’entrée résonna. Sans empressement Romain Vérani alla ouvrir.

Souriante, assurée et tranquille, Camille apparut dans l’encadrement de la porte.

— Comment ! C’est vous ? s’écria le député, interdit.

— N’avez-vous donc pas reçu ma lettre ? demanda la jeune fille.

— Votre lettre ? Mais vous ne m’avez pas écrit…

— On ne vient pas de vous apporter une lettre !

— Si… mais elle n’est pas de vous, avoua Romain en bredouillant.

— Allons donc !… N’est-elle pas signée en toutes lettres : « Simone Lestrange » ?

L’accent moqueur de Camille éclaira Romain : elle prenait sa revanche…

C’est elle qui le persiflait, aujourd’hui. Alors, il aperçut derrière elle, sur le palier, la blonde silhouette de Simone qui les écoutait avec stupéfaction.

« Ah ! les petites rosses ! pensa le jeune homme. Elles sont de mèche… »

Mais prêt à faire face à toutes les situations avec sa bravoure galante, il s’effaça correctement pour les laisser entrer.