Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE VI


Le matin d’un triste jour de décembre, dans le brouillard gris qui enveloppe les choses, là-bas à l’embranchement de la route de Chalon, vers le Péage, un cortège se forme derrière les voitures de deuil, qui viennent enfin d’apparaître.

Il se range le long du chemin humide aux accotements verts où le bruit des pas s’étouffe. Tout au loin, les petites collines se haussent très vagues dans la brume. À peine entrevoit-on au premier plan, sur le gris plus clair du ciel, des rameaux grêles qui se dressent comme des bras que soulève la pitié.

Pierre et le missionnaire qui l’accompagne descendent du landau et suivent à pied le cercueil. Un groupe d’amis les entourent. Après eux, sept hommes se tiennent sur une seule ligne : les « conscrits » d’Odule Saujon. Les vignerons de Pierre et de l’oncle Charlot les suivent, le brassard de deuil à la manche ; puis la foule.

Et, lentement, en grand silence, on accomplit le trajet du Péage à la Foussotte.

Car le mort rentrera chez lui. Une heure, le toit familial abritera sa dépouille : son frère l’a voulu ainsi, voulu avec une énergie contre laquelle se sont brisées les instances de Pierre et les colères de Caroline.

La grille attend ouverte ; le char funèbre roule lourdement sur le sable ; les portes de la maison, drapées de deuil, laissent entrevoir la chapelle ardente où brûlent d’innombrables cierges.

Entre les masses de verdure disposées en dôme, l’oncle Charlot a désiré que son frère reposât sous les branches de sapin à l’ombre desquelles il a joué enfant ; on a aligné, pour supporter le cercueil, des chaises empruntées à l’antique mobilier, celles qui ont vu Odule tout petit se cramponner à leurs barreaux pour se mettre debout…

Et tout près, tout près, le pauvre oncle Charlot a fait apporter son fauteuil. Il veut pouvoir effleurer de la main la triple enveloppe de bois de camphrier, de plomb et d’ébène, qui le sépare du frère toujours présent, toujours aimé, en dépit de la distance et des années…

À présent, les chevaux sont arrêtés. Avec une hâte jalouse, les vignerons descendent le cercueil. Ils ont déclaré :

« C’est bon pour les étrangers de s’en aller au cimetière en voiture. M. Odule était un enfant du pays, le frère et l’oncle des maîtres : il sera porté par son monde. »

Le vieux curé vient recevoir le corps,

M. Saujon pleure, ses lèvres bégayent un adieu. Et tandis que le cortège se reforme et se déroule, très lent, interminable, petit Greg, à qui Pierre a confié la mission de rester auprès de son oncle, console le vieillard en lui racontant que « les morts habitent chez le bon Dieu qui leur est très pitoyable, très tendre, et les fournit de tout » ; ce qu’on lui a expliqué quand son grand-père est parti.

C’est fini… le père et la mère couchés côte à côte, on fait place entre eux au fils qu’ils n’ont pas revu, mais qui se souvenait puisqu’il a voulu dormir auprès des siens… La foule se disperse, causant du mort qu’elle n’a point connu et de l’immense fortune qu’il laisse à ses héritiers.

Mme Saujon, en grand deuil, robe et chapeau de la bonne faiseuse, donne le bras à son neveu, qui marche la tête inclinée, les yeux brouillés de larmes.

Ils retrouveront la maison pleine de monde. Les vignerons seront déjà attablés dans la grange. Et tous les amis venus de loin ont été priés de rester pour le déjeuner : c’est encore l’usage en Bourgogne.

Caroline a pris ses précautions : un repas de trente couverts a été commandé à l’hôtel du Nord, dont le personnel est depuis le matin à la Foussotte.

Qu’en dira mon oncle ? Quelle impression ressentira-t-il, à la vue de ses vieux camarades tous alertes, bien portants, comme il devrait l’être ? prononça Pierre au moment de pénétrer dans le jardin, ramené par la vue de leurs hôtes, dont la plupart les avaient précédés, au devoir pénible, mais inévitable, qui lui incombait.

— Je ne sais pas, repartit Caroline. Ça va l’ennuyer, peut-être. C’est une corvée pour tout le monde, ces repas-là, mais on ne peut laisser repartir les gens à jeun. »

Elle s’interrompit pour remarquer :

« Je ne vois pas le prêtre qui t’accompagnait, qu’est-il donc devenu ?

— Le père d’Espard ! Il déjeune à la cure.

— T’a-t-il donné cette lettre dont le consul parle dans sa dépêche ?

— Pas encore. Il a, paraît-il, des instructions précises. Je ne dois être mis en possession qu’après les obsèques.

— Je me demande ce qu’Odule peut bien avoir à te dire en particulier, fit Mme Saujon nerveuse, comme chaque fois que cette question se posait dans son esprit.

— Ne vous tracassez pas à ce sujet, ma tante ; cela ne changerait rien à ce qui est. Prenez votre cachet… »

Il ajouta, narquois :

« Vous feriez peut-être bien de doubler la dose, étant donnée la qualité du menu. »

L’oncle Charlot était au salon, entouré de ses vieux amis qu’il paraissait heureux de revoir. On causait chasse, politique, agriculture. Le déjeuner fut plein d’entrain : Odule Saujon était loin des esprits…

Seuls, Pierre et son oncle échangeaient parfois un regard triste qui parlait de l’absent.

On ne quitta la table que vers trois heures, au moment de monter en voiture.

Pierre eut un soupir d’allégement, à voir s’éloigner leurs hôtes.

Son séjour à Paris, les démarches à faire pour être mis en possession de la fortune qu’Odule lui léguait tout entière, avec cette clause restrictive, toutefois, que la moitié du revenu appartiendrait à son frère Charles sa vie durant ; — il n’était pas question de Caroline ; — puis le voyage de Marseille, l’attente, le retour surtout, avaient été pour le jeune homme une source de tracas et d’émotions pénibles.

S’y ajoutant, celles de ce jour avaient achevé d’ébranler ses nerfs, pour calme et maître de lui qu’il fût.

Il se sentait envahi d’un impérieux besoin de silence, d’isolement…

Un peu affaissé, surpris par cette subite solitude, succédant à ce mouvement inusité autour de lui, l’oncle Charlot somnolait dans son fauteuil. En face de son mari, Caroline digérait, la mine béate, passant en revue les mets dont elle s’était délectée, les savourant de souvenir.

Pierre se glissa hors du salon, monta chez lui, et, traînant vers le feu sa grande vieille bergère, s’y enfouit, s’y blottit, le front dans les coussins, ne souhaitant qu’une chose : cesser de penser durant quelques minutes.

Tout en cherchant sa place, tassant son corps svelte, il grognait entre ses dents :

« C’est stupide d’être las comme ça ! »

Mais il ne résistait point, laissait se fermer ses paupières, s’engourdir son esprit, content de penser que, enfin ! il allait dormir, ne fût-ce qu’une heure.

Pas même une minute !… Il était écrit qu’il ne se reposerait point encore ce jour-là.

On heurtait à sa porte.

Et, quand il fut allé ouvrir, — il avait mis ses espérances de repos sous la protection d’un tour de clef, — Pierre se vit en présence du père d’Espard.

Petit Greg, qui l’avait amené, se retira discrètement. Marcenay referma sa porte, et les deux hommes se trouvèrent seuls, debout, en face l’un de l’autre.

Ils s’étaient tendu la main cordialement.

« Asseyez-vous, monsieur l’abbé », articula Pierre, indiquant le siège qu’il venait de quitter.

Le père d’Espard refusa d’un geste.

« Je dois être à Chagny pour l’express, je n’ai que bien juste le temps. Voici, monsieur, ce que votre oncle m’a confié pour vous. »

Il avait entrouvert sa douillette de voyage et pris dans la poche intérieure une enveloppe scellée de cinq cachets.

Pierre lut, non sans quelque surprise :

« À remettre, en mains propres, à mon neveu Pierre Marcenay qui devra d’abord en prendre seul connaissance. »

« Si je définis bien l’intention de cette phrase, il ne s’agit que d’une première lecture, observa le jeune homme. Je reste libre ensuite de communiquer le contenu de la lettre à mon oncle et à ma tante.

— Évidemment », répondit le père d’Espard, dont le regard plongeait, scrutateur, dans les yeux perplexes de Pierre.

Il ajouta d’une voix lente, en pesant chacun de ses mots :

« M. Odule Saujon a voulu que votre impression personnelle et la décision qui doit suivre fussent dégagées de toute influence étrangère. J’ai cru comprendre qu’il avait contre sa belle-sœur quelques préventions… injustifiées, sans doute. »

Un demi-sourire passa sur les lèvres de Pierre, qui, ne jugeant point avoir à donner son avis, reprit aussitôt :

« Vous avez été le confident suprême de mon oncle, vous êtes instruit de ce qu’il me confie, c’est évident. Si vous pouviez rester ici jusqu’à demain, monsieur l’abbé, cette lettre lue dans les conditions qui me sont posées, nous aurions toute la soirée pour en causer ensemble. Vos conseils me guideraient mieux, j’en suis sûr, que ma propre inspiration.

— Détrompez-vous : c’est affaire entre votre conscience et votre volonté. Un honnête homme n’a besoin des conseils de personne pour accomplir ce que l’honneur commande. Là où la conscience ne serait point écoutée, de quel poids pèserait l’avis d’un inconnu ?

— Mes parents m’ont élevé dans l’absolu respect de l’honneur et des devoirs qu’il impose, prononça Pierre, plantant son regard bien droit dans celui du missionnaire. Quoi qu’il commande en cette circonstance, ce sera fait.

— Au prix de n’importe quel sacrifice ? interrogea le père d’Espard, appuyant à dessein sur chaque mot, comme pour en souligner la valeur.

— À tout prix, monsieur l’abbé », répondit Pierre simplement, sans serment, sans phrases.

Le prêtre ouvrit les bras :

« Mon cher enfant ! venez que je vous embrasse et vous bénisse de la part de celui qui n’est plus. Il vous avait bien jugé !… Moi… qui ne vous connaissais pas, je gardais quelques craintes ; je pars tranquille. »

Ils n’échangèrent plus un mot.

Redescendus ensemble au salon, le missionnaire fit une courte visite à M. et Mme Saujon, et regagna le landau qu’il avait gardé en prévision de son départ.

« C’est donc bien malaisé, ce que je vais avoir à faire, se demandait Marcenay en regagnant la maison à pas lents après avoir reconduit le père d’Espard jusqu’à sa voiture ; moi qui comptais pouvoir prendre un peu de repos !… »

Caroline guettait le retour de son neveu. Dès qu’elle l’aperçut, elle descendit les degrés du perron et courut à sa rencontre.

« Eh bien, cette lettre, l’as-tu enfin ?

— La voici », dit-il en la présentant à sa tante de manière qu’elle pût lire la suscription.

Puis, la remettant dans sa poche et boutonnant son veston avec soin :

Gardez-vous de prendre martel en tête, et surtout laissez l’oncle Charlot en paix à ce sujet.

— Tu nous la communiqueras, j’espère.

— Je vous dirai cela lorsque je l’aurai lue. On va bientôt dîner ?

— Tu as faim ?

— Absolument pas ; j’ai sommeil. Voilà trois jours que je dors mal ou point, j’ai hâte d’être dans mon lit. Or, comme le dîner doit précéder le coucher, je soupire après le moment de me mettre à table. Et vous ?

— Je crois qu’il me faudra faire un peu la diète ce soir, gémit-elle, prenant soudain sa voix plaintive.

— Le homard ne passe pas ? » fit le jeune homme d’un ton moqueur.

Et il continua de la taquiner en l’occupant d’elle, de façon à ne point laisser l’entretien évoluer du côté où il ne lui convenait pas qu’il revînt.

Enfin ! il était seul ! Le sommeil ?… il avait fui, chassé par l’angoisse.

Accoudé sur une table où reposait le pli encore fermé, Pierre songeait, triste, si triste !

Minute après minute, il retardait à rompre les cachets, certain que sous leur cire de deuil une peine l’attendait… Il n’osait pas prévoir ; il s’était interdit toute supposition. Mais la solennité du père d’Espard en prononçant le mot « sacrifice » avait éveillé en lui un monde de pensées.

Somme toute, il obéissait à cet instinct qui est en nous gardien de notre paix et nous fait hésiter, reculer, nous détourner, comme d’un calice amer, de la révélation où nous pressentons que cette sérénité va sombrer.

Enfin sa main un peu tremblante souleva l’enveloppe : il fallait en finir.

Une déchirure de l’ongle, au coin ; le couteau à papier introduit rapidement dans la blessure, fendant d’un trait le bord supérieur, et voilà les feuillets épars devant lui.

À présent, sa longue hésitation avait fait place à une hâte fiévreuse. Il lisait, lisait, tournait les pages, haletant, toujours plus troublé, plus pâle…

Il était parvenu aux dernières lignes lorsque, du dehors, un doigt prudent consulta la serrure, s’assurant si elle jouait.

Et Caroline, déçue par la résistance de la clef mise en dedans et tournée deux fois, prononça soudain, point résignée à se retirer sans savoir :

« Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

— Une simple confidence que je vous communiquerai demain au réveil : soyez en paix. »

La voix du jeune homme était singulièrement altérée et ironique, mais, de sa réponse, sa tante ne retint que le sens.

Rassurée, elle regagna son lit et s’endormit, le cœur soulagé du poids qui, depuis sept semaines, l’oppressait insupportablement.

Pierre avait enfoui son front dans ses deux mains. À travers ses doigts noués, des larmes filtraient, brûlantes. Il avait prévu bien des choses, mais pas cela… pas la honte !…

Il se sentait comme assommé. Ses lèvres serrées, où le souffle passait à peine, murmuraient des syllabes hachées, intraduisibles.

Cet état de prostration dura longtemps… une partie de la nuit… Où était le sommeil ?

À la fin, voyant poindre l’aube, Pierre se leva, fit quelques tours dans sa chambre et se jeta tout vêtu sur son lit :

« Le malheureux ! le malheureux ! répétait-il. Quel remords il a dû emporter ! Ah ! je crois bien que je m’emploierai à ce qu’il attend de moi, et sans perdre une heure ! »

Ce que Pierre venait de lire n’était point une lettre, à proprement parler, mais un mémoire relatant des faits graves en quelques pages concises.

Celui qui l’avait rédigé s’était défendu jalousement de toute expansion. En dépit de lui-même, cependant, certains mots échappés à sa plume racontaient, avec une précision et une force terrifiantes, l’histoire de sa conscience torturée.

Le sentiment qui planait sur ces pages, c’était la lutte d’une âme droite, mais avide de fortune ; la sincérité du vouloir, aux prises avec l’ambition démesurée qui l’égarait, et, toujours ! laissait passer l’heure…

À une première lecture, ces nuances avaient échappé à Marcenay. Le fait brutal l’avait trop violemment saisi à la gorge ; il n’avait vu que lui. Mais au matin, un peu calmé, en relisant le mémoire d’Odule, il sentit la pitié prendre la place de la colère humiliée qui l’avait écrasé la veille.

Oui, le coupable avait une excuse : son constant désir de réparer le dommage. Il était pardonnable, pardonnable surtout parce qu’il avait beaucoup souffert de sa faute. L’oncle Charlot penserait ainsi, Pierre en était certain, et cela lui rendait moins pénible la confidence à faire.

Car de lui tout cacher… cela ne se pouvait…

La part de fortune qui appartenait au jeune homme en totalité suffirait-elle ? Rien de moins certain. Il entendait avoir ses coudées franches, être libre de disposer du tout s’il le fallait.

Et sa tante ?

Que de malice gît encore au fond du cœur le plus sincèrement bon ! Le mécompte de Caroline n’amenait qu’un sourire sur les lèvres de Pierre.

Cela le divertissait de se la représenter déconfite, ses rêves en fumée, sa rapacité punie.

Vers neuf heures, il descendit, la lettre d’Odule à la main. Ses traits rassérénés ne gardaient plus que la trace d’un peu de fatigue. Il appela sa tante en passant et tous les deux entrèrent chez le vieillard, qui venait seulement de s’éveiller.

On était au jeudi.

N’ayant point de classe, petit Greg était revenu chez lui étudier ses leçons du lendemain.

Personne ne le savait là ; d’autant que, pour ne pas troubler le sommeil du matin de l’oncle Charlot, le meilleur et bien souvent le seul que goûtât le paralytique, l’enfant avait pris l’habitude, à cette heure matinale, de sortir et de rentrer par sa fenêtre, peu élevée au-dessus du sol.

Il en avait déjà fait de l’ouvrage, petit Greg, à neuf heures du matin ! D’abord sa chambre, puis une course au bois Salomon pour cueillir à Gabrielle, qui avait exprimé le désir d’en orner le salon de bonne maman et son petit oratoire, des branches de houx fleuri. Il avait ciré toutes les chaussures de la maison, soigné les pigeons, la volaille ; fait manger devant lui, à Mylord, un peu délicat sur la nourriture, une pâtée préparée de ses mains ; rendu mille petits services à la cuisinière.

À présent, il était absorbé par l’étude d’un chapitre d’histoire de France, dont il devait faire le résumé au maître, de mémoire, avec les dates.

Tout à son étude, Greg ne prenait pas garde que l’on causait dans la pièce à côté. Les voix alternaient, semblant deviser. Puis celle de Marcenay s’éleva seule au milieu d’un grand silence.

« Voilà M. Pierre qui lit le journal, murmura l’enfant après avoir prêté l’oreille une seconde. J’irai lui dire bonjour dès qu’il aura fini ; l’oncle Charlot est contrarié lorsqu’on interrompt sa lecture. »

Ce que Pierre communiquait à M. et Mme Saujon, le voici :

« Le 7 juillet 1863, je quittai Bressuire pour me rendre au Havre, où je devais m’embarquer à destination du Mexique.

« Je possédais huit mille francs, auxquels je ne voulais pas toucher, plus cinquante louis destinés à couvrir mes frais de voyage.

« Ayant besoin d’un portefeuille, le matin de mon départ, je sortis pour l’acheter. Je me proposais de me rendre à cet effet dans un magasin où je me servais habituellement.

« À quoi tiennent les choses ! En traversant la ville, je longeai un bazar qui avait en étalage des articles de maroquinerie : je m’arrêtai.

« Un homme entre deux âges, paraissant, à son costume, de condition moyenne, s’occupait de faire l’emplette que je méditais moi-même.

« À mesure qu’il examinait et posait les portefeuilles, je les reprenais pour les regarder à mon tour.

« Il finit par s’arrêter à un article vert foncé, muni d’une serrure solide, et s’en alla.

« Après avoir constaté que les autres ne valaient pas ceux de cette catégorie, je me décidai pour le portefeuille pareil au sien, et, rentré chez moi, j’y enfermai les huit mille francs qui constituaient ma fortune.

« Le même soir, à quatre heures, je prenais place dans la diligence qui faisait alors le service entre Bressuire et Saumur. Nous n’étions que cinq au départ : une dame âgée et moi dans le coupé, deux paysans dans l’intérieur, et, sur l’impériale, à côté du cocher, le propriétaire du portefeuille semblable au mien.

« Ce dernier devait être étranger au pays, car, à plusieurs reprises, je l’entendis questionner son voisin sur les lieux que nous traversions, s’informer du nom des villages.

« À la butte de Mouillère, il monta plusieurs personnes, entre autres le médecin de Saint-Varent qui se rendait à Thouars.

« Mais, proche de cette ville, à un tournant que le voisinage de la rivière rend particulièrement dangereux, les chevaux, effrayés par une voiture de bohémiens, se jetèrent de côté si brusquement que la diligence oscilla.

« Craignant une chute dans le Thouet, très profond à cet endroit, le cocher tira sur les rênes afin de rejeter ses bêtes à l’opposé. Les chevaux se cabrèrent, résistèrent à la main, l’un d’eux s’abattit et la patache versa.

« Ma voisine, affolée, s’était cramponnée à moi, de telle sorte que, lorsque je l’eus tirée du coupé, mon veston, que j’avais soigneusement boutonné, flottait, ouvert : je n’y pris garde que plus tard.

« Du champ voisin, où il avait été projeté, le cocher, une jambe cassée, appelait au secours. Pour le voyageur de l’impériale, il ne disait rien, étant évanoui.

« Tandis que les autres relevaient le cheval pris dans ses harnais et dételaient son camarade, le médecin, ma voisine de coupé et moi entourions les deux blessés. Soudain, la dame se tourna de mon côté et me dit :

« — Monsieur, ce portefeuille est bien à vous ? »

Je palpai la poche intérieure où j’avais glissé le mien : elle était vide.

« — J’en étais sûre, ajouta ma voisine. Je vous l’ai vu entre les mains quand vous l’avez passé de votre pardessus dans ce vêtement. »

« Je remerciai et je réintégrai ce que je croyais en toute sincérité être mon bien.

« Le médecin jugeait l’état de l’étranger très grave ; pour le cocher, on ne pouvait songer à le transporter autrement que sur une civière.

« Obligé par le départ du bateau, ma place étant retenue, à ne pas perdre un instant, je ne pouvais attendre. Des paysans et un cantonnier qui travaillaient à peu de distance étaient accourus à notre aide. Le cantonnier m’offrit sa brouette et ses services pour charrier mes bagages à l’hôtel du relais où j’avais décidé de me rendre en toute hâte, afin de ne point manquer la correspondance. Pressée d’être arrivée à Tours, où l’appelait la mort d’un parent, ma voisine de coupé prit le même parti que moi.

« Nous emportions les instructions du médecin, et, avant que nous eussions quitté Thouars nous-mêmes, deux civières et des chevaux frais étaient envoyés à l’équipage en détresse.

« Je n’avais point à changer mes valeurs françaises. À cette époque, des détachements de notre armée du Mexique rentraient par chaque paquebot. Les payeurs seraient enchantés de transformer l’or étranger, qui leur était remis pour faire la solde, contre mes billets de banque ; je le savais par un officier rencontré à Parthenay, celui-là même dont les récits sur le Mexique avaient déterminé mon choix.

« Sitôt sur le bateau, je serrai mon portefeuille au fond de la petite malle que j’avais donné l’ordre de déposer dans ma cabine ; une malle fermant à secret, dont je m’étais muni, toujours sur les conseils de l’officier, en vue des hôtels très peu sûrs où il me faudrait séjourner en arrivant.

« Je suis absolument sincère en déclarant ceci : je n’avais point pris garde que mon portefeuille était plus épais qu’au départ. J’avais débarqué depuis quinze jours à Vera-Cruz, lorsque j’eus pour la première fois l’occasion de l’ouvrir. Je fus stupéfait d’y trouver, au lieu des huit mille francs en billets de cent francs que j’y avais serrés, quatre-vingts billets de mille francs.

« Je supposai tout, même un miracle, avant d’entrevoir la vérité. Et encore… comment admettre que ce bonhomme, si simplement mis, eût en sa possession quatre-vingt mille francs !

« Car, dans l’ordre naturel, cela seul avait pu se produire : un échange des deux portefeuilles au moment de l’accident de voiture ; ma voisine ramassant celui du voyageur évanoui et me le remettant à la place du mien tombé aussi.

« Que faire ? écrire au maire de Thouars, lui exposer mon cas, le prier de rechercher la personne à qui appartenait cet argent, et le restituer au plus vite. Oui… voilà ce que commandait ma conscience formée par d’honnêtes parents…

« Mais, entre ce devoir rigoureusement imposé et moi, se dressait une tentation terrible.

« Une occasion s’offrait de faire fortune en peu de temps ; mes seuls capitaux n’y eussent point suffi ; avec ceux que les circonstances avaient mis entre mes mains, j’étais certain de réussir.

« Et voici par quel raisonnement je fis taire mes scrupules :

« — J’associerai celui dont je conserve les fonds, me dis-je. Je partagerai avec lui les bénéfices. Au lieu de soixante-douze mille francs, c’est deux, trois cent mille, peut-être davantage, que je lui rembourserai dans six mois. En recevant une telle compensation, il sera loin de regretter le souci causé par cette aventure. Tout son avoir fût-il enfermé dans ce portefeuille, ce qui semble peu vraisemblable, il ne se trouve pas entièrement démuni : mes huit mille francs lui restent. C’est de quoi lui permettre d’attendre… »

« Parvenu à ce point de mes déductions, je m’efforçai de me rappeler si je n’avais rien mis, ni lettres, ni note quelconque, avec mes billets de banque. Mais non : mes cartes, mes papiers, j’avais tout avec moi dans le petit agenda qui était mon vade-mecum.

« La certitude que le soupçon ne pouvait m’atteindre emporta mes dernières hésitations. Seulement… je mis cinq ans à réaliser la fortune espérée. Écrire après ce long temps écoulé n’était plus possible. Il me fallait aller moi-même en France faire mes recherches, et obtenir le pardon de mon silence par le demi-million rendu comme intérêts.

« Je me disposais au départ lorsque la faillite de mon banquier me rejeta dans une situation voisine de la misère.

« Le Mexique était fort troublé à cette époque. Maximilien venait de payer de sa vie le triste bonheur d’avoir régné ; les factions avaient beau jeu. Ah ! les dures années !

« Mais l’expérience acquise me permit de rétablir mes affaires malgré l’insécurité du pays.

« Je louai d’immenses prairies, j’y élevai du bétail qui prospéra : en dix ans j’avais reconquis le million perdu ; une année de sécheresse me ruina de nouveau. Mes bœufs, mes moutons mouraient par milliers.

« Découragé, cette fois, je fus sur le point de renoncer à la lutte. Ce qui me rendit le courage de tenter la chance quand même, c’est mon désir de revoir la France et tous les miens, joint à l’impérieux besoin, dont j’avais l’âme hantée, de réparer ma faute, de me sentir absous…

« Et au moment où tout est aplani, où je vois se rapprocher l’heure de la réhabilitation, je meurs… Ah ! j’ai trop tardé !… Dieu n’est pas avec moi. Il m’a envoyé l’un de ses serviteurs, cependant… c’est donc qu’il pardonne ?

« En léguant à mon neveu et à mon frère tout ce que je possède, je leur lègue le devoir de désintéresser celui que j’ai involontairement dépouillé et sciemment volé, pourtant !…

« Il m’est venu parfois à la pensée, surtout en ces derniers mois, que de grands malheurs, combien ! combien ! avaient pu prendre leur source dans la perte de cet argent.

« Sachant mon frère dans l’impossibilité d’agir, c’est Pierre que je charge de réparer mon crime. Et, d’avance, sûr qu’il ne faillira point à cette tâche, je le bénis pour sa charité envers mon âme tourmentée.

« Philippe-Odile Saujon.

« Vera-Cruz, le 10 septembre 1888. »

Les derniers mots prononcés, Pierre interrogea du regard ses deux auditeurs.

L’oncle Charlot pleurait…

Pour Caroline, ses lèvres, plissées en une moue boudeuse, laissaient pressentir que le message était peu de son goût :

« Eh bien, quoi ? s’écria-t-elle, prenant les devants par crainte de voir Pierre formuler un avis qu’il serait ensuite malaisé de battre en brèche, M. Saujon se laissant toujours influencer par son neveu ; eh bien, quoi ? Odule s’est fort exagéré les choses. En comptant juste, il doit à ce bonhomme ou à ses héritiers soixante-douze mille francs, plus les intérêts ; mettons, pour y aller largement, les intérêts composés : c’est tout ! À cinq pour cent pendant vingt-cinq ans, cela fera déjà un assez joli denier. »

Pierre hochait la tête, l’air de peser la valeur de l’argument. Après avoir médité une à deux minutes, il répondit d’un ton déférent, avec l’accent d’un homme qui s’est laissé convaincre :

« Votre calcul est exact, ma tante. C’est un emprunt forcé, mais, à le considérer tel, on peut admettre votre raisonnement, surtout en allant jusqu’aux intérêts composés. Je crois les intentions de l’oncle Odule suffisamment interprétées ainsi.

— N’est-ce pas ? Je t’avoue que je ne te supposais pas tant de bon sens… du moins en affaires », se hâta-t-elle d’ajouter, craignant d’avoir froissé « son médecin ordinaire ».

Mais celui-ci se montra bon prince et répondit philosophiquement :

« C’est que vous ne me connaissez pas bien.

— Alors que penses-tu faire ? »

Et, tout de suite, sans donner à Pierre le temps de répondre, elle reprit avec une vivacité enjouée :

« Je le sais bien, moi, ce que je ferais si j’avais seule voix au chapitre ; je jetterais tout bêtement cette lettre au feu. Il est mort ce bonhomme, puisque Odule le jugeait vieux déjà il y a vingt-cinq ans. Ses héritiers ?… ils ont fait depuis longtemps leur deuil de ces soixante-douze mille. Ils ne sont point à eux, d’abord, puisque leur père ne les possédait plus…

— Peste ! comme vous y allez ! fit le jeune homme en riant. J’aime mieux votre première combinaison. Et, à la réflexion, vous aussi, croyez-moi, vous lui donnerez la préférence. Agir ainsi serait hériter des remords de l’oncle Odule en même temps que de son argent. Et… les remords… il n’est rien de tel pour détraquer l’estomac, enlever l’appétit.

— Je plaisantais.

— J’aurais dû le comprendre, fit-il poliment. Après tout, il se peut qu’il soit introuvable, cet homme. Mon devoir est de le chercher ; mais, si mes démarches sont vaines, il n’y aura pas de notre faute… Pour conclure, rapportez-vous-en à moi du soin de vos intérêts. »

Elle le dévisagea de son regard aigu, un reste de méfiance dans ses prunelles pâles, estimant que, pour un garçon qui d’ordinaire affectait le désintéressement, il avait évolué bien vite.

Mais les traits de Pierre étaient si calmes ! ses yeux si limpides ! Et pas trace d’ironie au fond…

« Le pouvoir de l’argent, se dit-elle. Quand on en a goûté !… »

Tranquille, cette fois, elle prononça :

« Agis donc pour le mieux. C’est égal, Odule n’avait pas besoin de nous tracasser avec ses histoires d’il y a vingt-cinq ans. J’avais déjà calculé que cela porterait notre avoir et le tien à douze cent mille francs : les voilà entamés.

— Remarquez que la succession est de dix-sept cent mille francs.

— D’accord. Mais puisque les revenus se partagent par moitié, c’est comme si nous jouissions du capital. Tu ne peux l’aliéner sans l’assentiment de ton oncle ?

— Non.

— Eh bien, les frais devant emporter pas loin de cent mille francs, à ton compte, restait à chacun huit cent mille… Avec ce que nous possédons, cela montait juste à douze cents, s’il n’y avait pas eu cette créance. Je me demande si je veux arrêter la femme de chambre qu’on me propose, ajouta-t-elle indécise.

— Certes ! dorlotez-vous : votre santé l’exige et votre fortune vous le permet. »

Durant ce singulier entretien, l’oncle Charlot, dont les larmes coulaient toujours, se suivant comme des grains liquides au coin de ses yeux navrés, l’oncle Charlot n’avait pas cessé d’observer son neveu.

Aucun geste de protestation ou d’assentiment ne lui était échappé. À bien dire, ce n’était pas de l’indignation qui se peignait sur son visage, mais une curiosité intense.

Caroline s’était levée. Elle exultait :

« Il est entendu que nous gardons le secret à Odule, prononça-t-elle. Le public, ni même nos meilleurs amis, ne doivent se douter…

— Personne ! fit Pierre vivement. C’est l’honneur de la famille qui est en jeu. »

Pour le coup, Mme Saujon, tout à fait rassurée, quitta la pièce en annonçant qu’elle montait écrire à la femme de chambre de venir se présenter.

Pierre prêta l’oreille un moment, suivant la direction des pas. Sa physionomie s’était transfigurée. Lorsqu’il eut entendu les portes s’ouvrir et se refermer au premier étage, assuré de pouvoir parler sans crainte, il vint prendre les deux mains de son oncle, et, penché sur lui :

« Nous y emploierons s’il le faut jusqu’au dernier centime, n’est-ce pas, oncle Charlot ? Et si ce qu’a laissé votre frère ne suffit pas à tout réparer — sait-on ?… — nous prendrons sur notre propre bien. Que sa pauvre âme puisse reposer en paix, et nous, lever la tête ! »

Le vieillard approuva d’un signe, tandis qu’un sourire attendri creusait dans ses joues de petits sillons où se perdaient les larmes.

Devinant la question qu’il aurait voulu lui poser, Pierre ajouta :

« Pourquoi j’ai divagué de concert avec ma tante ? C’est cela que vous désirez savoir ?

— Oui.

— Parce qu’il va me falloir m’éloigner, rester longtemps absent, je le crains. Où m’entraîneront mes recherches ?… qui peut le dire ? Le point de départ est indiqué : c’est Thouars. Mais mon oncle Odule croit ce malheureux homme étranger à ce pays. D’où venait-il ?… Où allait-il ?… Si ma tante était instruite de ce que je compte faire, vous auriez à supporter ses constantes lamentations. Elle sera bien forcée, plus tard, de subir le fait accompli ; et puis, je serai là, vous ne pâtirez point de sa méchante humeur si elle accepte mal la chose. »

Encore une question dans les yeux de l’oncle Charlot : laquelle ? impossible à Pierre de le deviner. Mais il se trouva y répondre en exprimant sa perplexité quant à la manière d’entamer les démarches.

Partirait-il tout de suite ou bien entrerait-il d’abord en relations avec le maire de Thouars ?

« Oui, oui… cela… articula péniblement l’infirme.

— Vous jugez que je dois écrire et attendre la réponse, avant de me mettre en route ?

— Oui.

— C’est long, un quart de siècle, observa le jeune homme, pensif. Combien de changements survenus dans l’administration et partout !

— Peut-être… bégaya l’oncle Charlot.

— Au fait… peut-être, comme vous le dites. Il est des pays assez sages pour conserver leurs fonctionnaires contre vent et marée. Dans ce cas, il est vrai, c’est la mort qui les prend. Enfin, essayons. Puisque tel est votre avis, j’écrirai ce soir. »

Bien en prit à Pierre d’avoir suivi le conseil de son oncle, car un accident survint, lequel devait retarder son départ, quoi qu’il en eût.

Vers la fin de l’après-midi, petit Greg, qui tout le jour avait vaqué à ses occupations avec sa ponctualité ordinaire, petit Greg devint somnolent. Il ne put rien manger, se plaignit du mal de tête…

Après le dîner, quand tout le monde fut réuni au salon, il alla s’asseoir sur un tabouret bas, devant Pierre, tout contre lui, murmurant :

« Vous voulez bien que je reste là, dites, monsieur ?

— Reste, mon petit », fit le jeune homme distraitement, le regard ailleurs…

Retenues la veille de faire une visite à leurs amis, par la présence de leurs nombreux convives, bonne maman Lavaur et Gabrielle étaient venues passer une heure auprès d’eux.

La jeune fille avait pris une revue et lisait à haute voix pour essayer de distraire l’oncle Charlot ; car, en abordant Pierre, avant d’entrer au salon, ces dames étaient convenues avec lui de ne faire aucune allusion à la cérémonie du jour précédent, que le temps n’eût atténué la vivacité des impressions chez le paralytique. Gaby lisait donc, ayant comme auditeurs son vieil ami, Greg et Marcenay.

Greg appuyait son front sur les deux mains du jeune homme, qu’il avait prises ; et, de temps à autre, ses yeux noirs relevés un peu le regardaient. Il y avait dans ce regard, où la fièvre mettait de la flamme, un sentiment intense d’affection, puis autre chose encore d’intraduisible.

Pierre en fut frappé !

Le conte était fini. Gabrielle feuilletait la revue, cherchant les articles de nature à intéresser l’oncle Charlot ; et, absorbée par cette recherche, elle se taisait.

Ramené à petit Greg durant ce silence, et touché par ce qu’il lisait dans ses yeux, Marcenay prononça avec une inflexion de voix très douce :

« Mon pauvre gamin ! »

Comme si ces quelques mots eussent contenu les choses les plus attendrissantes, Greg se prit à fondre en larmes.

« Greg a du chagrin ? demanda Gabrielle, qui, surprise par cette explosion soudaine, s’était arrêtée de feuilleter la revue.

— J’espère que non, répondit le jeune homme. Hein ! Greg ?

— Oh ! non ! non ! au contraire, » affirma celui-ci.

Et, de fait, ses yeux largement cerclés de bistre, alourdis de fatigue et baignés de larmes, resplendissaient pourtant de joie.

« Alors, tu es malade, mon petit, observa la jeune fille. Il n’est pas naturel de pleurer ainsi sans motif.

— Tu as le front brûlant, c’est vrai, reprit Pierre ; souffres-tu ?

— Je suis bien las et la tête me fait mal, très mal.

— Va vite te mettre au lit. J’irai tout à l’heure te tâter le pouls. Tu sais que je suis un peu médecin… n’est-ce pas, ma tante ? ajouta narquoisement le jeune homme.

— Je ne peux pas nier que mon estomac ne soit en meilleur état depuis que tu me soignes, déclara Caroline.

— Il irait encore bien mieux si j’avais la charge de commander les repas et de vous servir.

— Me mettre à la diète ! jamais. Je n’ai d’autre satisfaction que de manger à mon appétit ; c’est à la faculté de s’arranger pour que je digère », fit la bonne dame, résolue à mourir dans l’impénitence finale de son péché favori.

Greg s’était dressé avec effort, pas bien solide sur ses jambes, et disait bonsoir à la ronde.

Quand ce fut son tour, Gabrielle le retint un instant, palpa ses mains, son front, l’examinant avec sollicitude.

« Tu as bien mal, n’est-ce pas ? Ta tête te semble lourde ; une montagne à porter ! et tu as un peu de frisson ? »

Il fit signe que oui.

Elle l’embrassa tout en lui recommandant :

« Va vite dormir, le sommeil te guérira. »

Mais, dès qu’il fut sorti, interpellant Pierre :

« Vous ne redoutez pas une mauvaise fièvre ? Je me rappelle Jeanne, le jour où elle est tombée malade, il y a deux ans, elle était comme Greg ce soir, tout à fait.

— Une mauvaise fièvre… Dieu nous en garde ! » murmura Pierre assombri.

Il s’était rapproché. Assis à demi sur un angle de la table que l’oncle Charlot avait toujours à sa portée, il baissait la tête, devenu très soucieux.

« Il ne manquerait plus que cela, une maladie un peu longue me retenant ici.

— Comptez-vous donc vous absenter de nouveau ? interrogea Gabrielle surprise.

— Oui, répondit-il, sans rien ajouter, ne sachant pas… n’ayant point réfléchi encore à la manière dont il expliquerait son voyage.

— Pour longtemps ? s’informa-t-elle, avec un regard de pitié à l’adresse de l’oncle Charlot.

— Je ne peux pas savoir… »

Elle se tourna vers lui, l’air de plus en plus étonné ; cette question irréfléchie lui échappa, résumant, non pas le court entretien qui venait d’avoir lieu, mais les longues songeries égrenées au long des jours, depuis la mort d’Odule Saujon :

— Vous avez peut-être de grands projets de voyage ?… ce serait bien naturel. Mais non, au fait, se reprit-elle, haussant les épaules, ce n’est pas la saison de se mettre en route pour son agrément. »

Elle ajouta, confuse, croyant comprendre à la physionomie de Pierre que celui-ci la jugeait indiscrète :

« Ne me répondez pas. Je ne sais vraiment de quoi je me mêle. »

Elle était devenue énigmatique, au vrai, cette physionomie transparente à l’ordinaire comme un visage d’enfant, et, sous la longue moustache blonde, un demi-sourire se cachait, dont la signification ne se pouvait traduire.

« Je crois qu’il se moque de moi », se dit Gaby fâchée.

Se moquer ?… Lui ? d’elle ?…

C’est en effleurant au passage, de ses yeux bruns restés tristes, le pur profil de la jeune fille, que Pierre avait laissé monter à ses lèvres un sourire. Et, tout de suite, son regard était allé interroger celui de l’oncle Charlot, disant avec une éloquence bien vite comprise :

« À elle, que nous aimons tant tous les deux, aurons-nous le courage de ne rien lui dire ? »

Mais Gaby ne pouvait deviner… Et elle emporta l’énigmatique sourire comme une épine, qui, plantée à fleur d’épiderme, s’enfonce peu à peu dans la chair et y renouvelle à tout instant la sensation aiguë de la piqûre.

Déjà la fortune échue à Pierre inquiétait sa nature délicate, fière à l’excès ; ce malencontreux sourire, où elle voulait qu’il y eût de la part du jeune homme une intention railleuse, augmenta encore cette impression de gêne.

Elle se promit d’accentuer sa réserve et de se tenir, autant que faire se pourrait sans que l’oncle Charlot en souffrît, sur la frontière des relations de cérémonie. Bonne maman dirait ce qu’elle voudrait !…

Un léger désaccord s’était élevé sur ce point entre l’aïeule et sa petite-fille, en effet. Une vue affaiblie n’empêche pas les vieilles gens d’y voir clair de certaine façon… Mme Lavaur avait observé… Le regard de l’oncle Charlot se posant alternativement sur Gaby et Pierre, avec une expression de joie attendrie, lui avait révélé le secret du vieillard. Déjà disposée, par la sympathie constatée entre les deux jeunes gens, à entrer dans ses vues avant l’héritage, elle s’y sentait portée bien davantage depuis.

« Un peu de duvet au nid ne saurait nuire, se disait-elle. Pierre et Gabrielle sont bons, raisonnables ; s’ils gaspillent, ce sera au profit des miséreux. Pourquoi repousser un beau parti s’il se présente ? »

Et, accordant sa conduite avec ses idées, bonne maman s’était mise en frais d’amabilité, même à l’égard de Caroline !

Elle, qui jadis se refusait à quitter le logis, allait maintenant un jour sur deux faire la partie de bésigue chez les Saujon.

Cela avait amené quelques tiraillements.

« Ils sont devenus trop riches, laissez Mme Saujon faire les avances, bonne maman, je vous en prie, avait insisté Gaby.

— Ils sont en deuil, ma fille ; nous leur devons quelques égards, avait répondu Mme Lavaur.

— Le deuil de Mme Caroline… ses regrets !… »

Un éclat de rire de Gabrielle avait clos l’incident, sur lequel ni l’une ni l’autre n’avait jugé devoir revenir par la suite…

Ce soir-là, elles refirent le chemin tout à fait silencieuses.

L’énigmatique sourire de Pierre hantait Gaby. Pourquoi ?… Pourquoi se sentait-elle si triste qu’il y eût entre elle et lui cette toute petite chose, un sourire, qui resterait inexpliqué ?

Tant que dura le coucher de bonne maman, elle évita de creuser cette question. Elle ne fut que « ses yeux, sa mémoire et ses jambes ».

Mais, le chapitre de l’Imitation achevé, la veilleuse allumée, les pastilles de menthe et de réglisse disposées sur la table de nuit, le lit bien bordé, et les joues de la vieille dame, ces petites joues ridées, enfouies parmi les hautes garnitures d’un bonnet plissé à l’antique, baisées tendrement, Gabrielle passa dans sa chambre.

Contre son habitude, elle ferma la porte qui faisait communiquer les deux pièces ; puis, allant à sa fenêtre, elle l’ouvrit et s’y accouda.

Tout le jour, de son lever très matinal au moment du repos, elle ne faisait guère que changer d’occupations : travail, lecture à haute voix, musique, surveillance des domestiques ; le tout coupé des mille et mille petits soins à rendre à bonne maman, des visites à son vieil ami et à deux familles pauvres du voisinage, qu’elle avait en quelque sorte adoptées et secourait avec persévérance.

Mais, une fois bonne maman couchée, c’était fini, elle s’appartenait et vivait un moment en sa seule compagnie.

C’était son heure, à elle : l’heure des examens sévères, des résolutions courageuses, et aussi des envolées dans le rêve…

Il en savait long, le gros poirier qui allongeait ses rameaux tortus jusqu’à l’appui de la fenêtre ! Mais, s’il est un confident discret, c’est bien la bonne nature. Gabrielle pensait sous les étoiles avec la liberté d’une âme qui se sait entourée d’amis silencieux.

« Il veille… Comme il est bon ! » murmura-t-elle, apercevant, à travers les arbres, de la lumière dans la chambre de Greg, tandis que les fenêtres de Pierre, longtemps éclairées d’habitude, n’avaient pas cessé d’être dans l’ombre.

« Qu’est-ce qui a bien pu amener à ses lèvres ce sourire moqueur ? Moqueur… peut-être ne l’était-il pas ? C’est moi qui deviens d’une susceptibilité ridicule. Y avait-il dans ma question prétexte à sourire ? Car enfin on ne rit ni même on ne sourit de but en blanc sans une raison quelconque… Ah ! ce maudit argent ! Je sens qu’il nous sépare ; non de son fait, il ne paraît pas changé ; mais du mien. Je m’imagine toute sorte de choses… Est-ce de l’orgueil ? Il ne me semblait pas que je fusse orgueilleuse… »

Là, une longue pause…

Elle songeait :

« Au fait, qu’est-ce que je suis ? Se connaît-on jamais ? Je sens au fond de moi-même toute sorte d’aspirations vers le bien ; mon cœur se tourne aisément vers Dieu et l’invoque avec confiance… Entre lui et moi, je ne sens point de gros obstacles… non… mais… combien de petits ! Oserais-je prétendre que je ne suis pas égoïste, par exemple, et que, dans tous mes rêves, ce pauvre « moi », qui m’est si cher, ne tient pas la grande place ?… même parfois au détriment des autres… Si j’avais à faire un sacrifice, à accepter un renoncement, le pourrais-je ?… »

Un petit frisson la secoua ; le grain délicat de son épiderme, rosé aux joues, prit partout, subitement, une teinte nacrée ; comme si la fraîcheur de cette sereine nuit d’automne l’eût tout à coup saisie.

Elle murmura :

« J’ai froid… »

Refermant sa fenêtre, elle alla s’agenouiller devant les images du Christ et de Marie, qu’ombrageait le houx fleuri dont Greg lui avait fait présent le matin ; et elle pria, le front dans ses mains, longtemps.