Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE V


Voici, après quelques semaines d’observation, comment Pierre Marcenay définissait petit Greg à Gabrielle, un après-midi qu’ils promenaient ensemble l’oncle Charlot dans le jardin de bonne maman :

« Pas de gros défauts : ni menteur, ni paresseux, ni gourmand ; violent, mais très maître de lui, susceptible à l’excès et fermé à triple serrure…

— Qu’y a-t-il encore ? » interrompit la jeune fille, faisant signe à son compagnon d’écouter.

La maison avait perdu ses hôtes de passage. Plus de rires, de cris, de discussions à outrance. C’est entre les hautes murailles du couvent des Dominicaines que Blanche et ses amies, Jeanne et son petit clan, règlent à présent leurs éternelles disputes au croquet.

Mais les deux vieilles dames jouaient, à leur habitude, et, du salon, la voix de Caroline venait jusqu’aux promeneurs, suraiguë, acrimonieuse.

On devinait bonne maman tout à fait en colère, au ton de ses ripostes.

« Les voilà encore qui se chamaillent ! soupira Gabrielle, consternée.

— Bah ! repartit Pierre avec un mouvement d’épaule insouciant, cela rompt la monotonie du besigue. Elles s’endormiraient, sans cela ; nous les retrouverions en vis-à-vis, le nez sur leurs cartes, ronflant, si elles ne se taquinaient pas un peu : gardons-nous d’intervenir.

— Vous croyez ? prononça la jeune fille indécise. Qu’en dites-vous, oncle Charlot ? »

Le vieillard fit comprendre qu’il se rangeait à l’avis de son neveu ; et la conversation reprit en même temps qu’on se remettait en marche.

« Vous m’avez énuméré les défauts de Chaverny, remarqua Gabrielle, mais… et ses qualités ?

— Oh ! de ce côté, une vraie mine. Plein de cœur, attentionné pour mon oncle presque autant que vous, mademoiselle, et docile ! Avec cela intelligent, ardent à l’étude, plus même que je ne m’y attendais, passionné pour tout ce qui touche à la médecine. »

M. Saujon se mit à rire et, d’un signe, annonça qu’il avait quelque chose à conter, à ce propos.

Gaby et Pierre firent halte, afin de concentrer toute leur attention sur ce que le vieillard allait essayer de leur dire.

Après de longs tâtonnements, ils finirent par supposer que Greg avait dû masser l’oncle Charlot et le frictionner avec le gant de crin.

« C’est bien cela ? interrogea Pierre.

— Oui, oui, oui, affirma le vieillard, content de s’être fait comprendre.

— Vous ne le lui aviez pas commandé ?

— Non… lui… lui seul… »

Et il s’efforça de mimer la scène, qui avait dû être très drôle et beaucoup le divertir.

« C’est de l’intuition, cela, observa Gabrielle. Où cet enfant aurait-il vu pratiquer le massage et appris qu’il peut avoir de bons effets dans certains cas ? Ce sont vraiment des dispositions à cultiver.

— C’est ce que je me dis parfois, repartit Pierre soucieux. Mais c’est une grosse entreprise. Je vous avoue que j’hésite. Mes vignes sont tellement phylloxérées que pendant cinq ou six ans j’en tirerai peu de revenu… J’en viens presque à regretter la responsabilité que j’ai assumée ; et cependant !… qu’il est intéressant, le brave gamin ! »

M. Saujon prêtait à son neveu une attention inquiète. Il approuva Gabrielle d’un geste énergique lorsqu’elle répondit :

« Oui, il est intéressant, avec sa petite figure avenante et son air réfléchi. S’il parle peu, son regard dit beaucoup. Je crois que, déjà, il vous est très attaché, monsieur Pierre. L’autre jour, quand vous êtes revenu de Chalon, il a eu en vous apercevant une exclamation banale en elle-même ; il s’est écrié : « Ah ! le voilà ! » Mais c’est le ton, la joie concentrée du regard qu’il fallait observer. Il était si joyeux de vous revoir qu’il n’y a pas tenu : il a planté là l’oncle Charlot pour courir à votre rencontre. Ce sont des riens, mais…

— Non, ce ne sont pas des riens, interrompit Pierre. Le cœur perce dans ces petites choses. Je crois que nous serons bons amis tous les deux. »

Il disait cela d’un ton préoccupé qui tracassait son oncle.

Qu’il aurait voulu pouvoir se mêler à l’entretien, le pauvre vieux !

L’accident, — un plongeon dans l’eau glacée, en pleine chasse, pour sauver un enfant, — qui depuis dix ans le clouait noué, presque muet, sur son lit ou dans son fauteuil, n’avait que très peu atteint l’intelligence. Il aimait à entendre lire, s’intéressait aux événements de la vie courante et même aux faits marquants de la vie sociale.

Encore moins son cœur s’était-il atrophié. Ses bons yeux tristes le disaient éloquemment, lorsqu’il regardait sa femme avec une philosophie résignée, la plaignant d’avoir en sa personne une croix si lourde, et oubliant de se plaindre, lui, de l’indifférence avec laquelle elle lui donnait des soins.

Mais où son regard se transformait en un vrai foyer de tendresse, c’est quand il se tournait vers Pierre, vers sa petite amie Gaby, vers petit Greg, pris en amitié tout de suite.

Il aimait Pierre et la jeune fille comme s’ils eussent été ses enfants. Il ignorait les projets de Mme  Calixte Lavaur ; les eût-il connus, il aurait passé outre.

Pierre et Gaby lui semblaient destinés à s’aimer un jour ou l’autre. Peut-être même déjà, sans le savoir, s’aimaient-ils ? L’oncle Charlot, parfois, se le figurait. Et il se jurait de les prendre sous sa protection, de les fiancer, de les marier ; dût-il, pour constituer à son neveu un avoir en rapport avec celui de Gabrielle, se dépouiller d’une partie de son domaine, ou s’adresser à son frère Odule, le richard de la famille, parti avec quelques milliers de francs au Mexique, vingt-cinq ans auparavant, et qui laissait entendre dans ses lettres qu’il possédait près de deux millions à l’heure actuelle.

Il en pourrait bien distraire quelque bribe, puisqu’il n’avait ni femme ni enfants et que Pierre serait un jour son unique héritier.

Il est donc vrai qu’il existe en ce monde des joies mystérieuses, des bonheurs insoupçonnés ? Fût-il venu à la pensée, en voyant cet homme terrassé par le mal, qu’au fond de cette misère physique s’épanouissaient des heures délicieuses, pleines de rêves…

C’était réel, cependant. L’oncle Charlot ne s’ennuyait plus, même durant ses nuits d’insomnie. Patiemment, il attendait que le temps fît son œuvre.

Mais le jour où Pierre se confierait à lui, quelle fête pour son vieux cœur ? Il ne lui tardait pas ; il était bien que ces enfants se connussent, qu’ils apprissent à penser ensemble.

Et faisaient-ils autre chose en ce moment à propos de Greg ?

L’ennuyeux, c’était de ne pouvoir placer son mot… Cela lui arrachait par instant un soupir, si résigné qu’il fût.

Comme si elle eût deviné le désir de son vieil ami au sujet de l’orphelin, cette bonne petite Gaby encourageait Pierre à poursuivre l’œuvre commencée.

Elle revenait maintenant au caractère de Greg et s’informait :

« Est-il vraiment très susceptible ? Je ne m’en suis pas aperçue.

— Il l’est à ce point qu’il a eu l’autre jour une crise de larmes, de hurlements, devrais-je dire, parce que ma tante, qui n’avait pas gardé souvenance d’avoir dévalisé une assiette de petits fours à la fin du dîner, l’en a accusé le lendemain. J’avais été témoin du fait ; je le lui ai rappelé. Tout de suite elle en est convenue, et, même, elle a dit à Greg, ce qui m’a étonné de sa part : « Je t’en fais mes excuses, gamin. » Mais mon bonhomme a secoué la tête, ayant l’air de dire que des excuses ne remédiaient à rien. Et il a répliqué : « Si quelqu’un avait passé sous votre fenêtre tandis que vous m’appeliez voleur, vous, qui ne le sauriez pas, vous ne pourriez lui courir après pour lui dire la vérité, et moi je passerais aux yeux de celui-là pour vous avoir pris quelque chose, et ça resterait malgré tout ! Oui ! oui ! quand même ça n’est pas vrai. » Et ses cris de redoubler : il en a pris la fièvre.

— C’est d’un raisonnement serré, et c’est juste, approuva Gabrielle. Cela me rappelle un peu, comme fond, le papier qu’a perdu ce matin Guillaume, le petit garçon de notre laitière. Je l’ai gardé pour le lui rendre, en remarquant qu’il ne s’agissait pas d’un devoir d’écolier, mais d’une lettre. Elle est d’un tour désopilant. Ne serait-ce pas l’écriture de Greg ? Il me semble l’y retrouver, lui, dans les idées. Où l’ai-je mise ? murmura la jeune fille, vidant ses poches à tour de rôle : Ah ! la voici.

— Vous avez deviné, c’est bien de Greg », fit Pierre qui, au premier coup d’œil, reconnut l’écriture heurtée, ferme déjà, avec une tendance à monter à la fin des lignes, les boucles des o et des a prudemment fermées, qu’il avait étudiée à plusieurs reprises, frappé de ses rapports étroits avec le caractère de l’enfant.

Il riait aux larmes.

« Cela me donne l’explication de l’état dans lequel Greg m’est revenu de l’école avant-hier : un vrai petit coq furieux. Je lui ai demandé ce qu’il avait. Il m’a répondu qu’il venait de se battre à coups de sabot avec un de ses amis. Je dois vous dire que, dès le lendemain de son entrée à l’école, il m’avait annoncé, l’air triomphant, qu’il avait deux amis : deux bons ! Je lui observai, après la bataille, qu’il ne lui en restait plus qu’un. « Et encore… ça dépend… » m’a-t-il répondu. Mes vignerons m’attendaient pour aller marquer les vignes à arracher cet hiver. Ah ! Mademoiselle Gabrielle, qu’il y en a ! fit mélancoliquement Pierre ; mon beau clos de pineau est à moitié perdu ! Je suis donc parti avec eux et j’ai oublié les affaires de Greg. Si j’avais supposé que son honneur fût en jeu, je lui aurais fait conter toute l’histoire ; venant peu après l’accusation de ma tante, le pauvre petit diable a dû penser que le monde entier se liguait contre lui. »

Et, se penchant vers son oncle :

« Écoutez ça », reprit Pierre.

Riant de plus belle, il recommença à haute voix la lecture de l’étonnant billet :

« On m’a dit que tu avais dit que j’avais dit que c’était toi qui avais dit que c’était moi qui avais pris les cinq sous. Non, ce n’est pas moi qui ai dit que tu avais dit que c’était moi qui avais pris les cinq sous. C’est François. Même nous nous sommes battus ; parce que je ne te crois pas capable de m’accuser.

« Et le voleur, je sais qui c’est. Mais je ne veux pas le nommer. C’est lâche de dénoncer les autres.

« Je t’écris parce que je me connais ; au lieu de nous expliquer, je te flanquerais des coups et j’aurais ensuite de la peine de ne plus t’avoir pour ami. Si tu me crois, viens demain avant la classe me donner une poignée de main. Tu sais qui je suis, pas besoin que je signe. »

— Quand il rédigera ses ordonnances, le docteur Chaverny, cela pourra n’être pas éloquent, mais ce sera carré : quel drôle de gamin ! s’écria Gabrielle.

— Il est tout entier dans ce billet, reprit Pierre pensif ; je le retrouve jusque dans cette prudence naïve qui lui a fait supprimer la signature, par crainte justement de ce qui arrive ; que sa prose ne tombe en des mains étrangères. Avez-vous parlé devant lui de votre cousin, depuis que madame votre mère l’a interrogé ?

— Peut-être… je ne me souviens pas ; mais, j’oublie de vous le dire ! Marc n’a pas son congé, le pauvre garçon. Maman a reçu hier une dépêche qu’elle nous envoie dans sa lettre d’aujourd’hui. Un de ses camarades, un sous-officier, est malade.

— Il ne le nomme pas ? interrompit Pierre avec vivacité.

— Non. Un autre est appelé dans sa famille pour la mort d’un parent, et le voilà devenu indispensable, ce cher comte de Trop. Avec cela, nous attendons ma tante lundi », ajouta la jeune fille d’un air ennuyé.

Pierre ne put s’empêcher de rire :

« Vous la recevrez sans enthousiasme.

— Je l’avoue. Au reste, elle n’est sympathique à aucun de nous. Maman elle-même, si bonne, si parfaite, se montre contrariée quand elle doit la recevoir. Depuis que ma tante n’a plus que Marc, elle s’y est un peu attachée, cependant, mais… à sa façon. Ainsi, elle vient avec l’intention formelle d’arrêter un projet d’association entre mon père et mon cousin. Que Marc ait ou non des aptitudes pour le commerce, peu lui importe. Elle y voit un moyen de lui faire quitter l’armée ; cela lui suffit. Du vivant de ses autres fils, elle ne s’inquiétait guère que le comte de Trop choisît une carrière périlleuse. Et moi, je crois qu’il fera un bel et bon officier, et qu’il sera plus heureux à son régiment que dans la maison de commerce, très dure à mener. Je n’ai pas voix au chapitre, et ne donnerai pas mon avis, mais à vous, presque son frère, je peux bien confier ma manière de voir. Si vous jugez comme moi, conseillez-lui de ne se point laisser influencer. »

Ils étaient revenus au bas du perron, où la femme de chambre avait servi le goûter, à cause de M. Saujon, si malaisé à transporter.

Une tarte aux fruits, préparée le matin par Gabrielle, et du vin d’Espagne attendaient les convives.

Interrompant leur partie, les deux vieilles dames descendirent. Il ne manquait plus que petit Greg.

« Que fait-il donc ? observa Pierre. La classe est finie. Ordinairement nous le voyons poindre vers quatre heures un quart, il en est quatre et demie. »

Et se levant :

« Je vais le chercher. Je ne veux pas qu’il étudie ses leçons avant d’avoir pris un peu d’exercice. »

Il marcha droit au mur de séparation et appela :

« Greg ! que fais-tu, mon petit ? »

La tête de l’enfant apparut aussitôt à la fenêtre de sa chambre. Séparé de lui par un large rideau d’arbres, Pierre ne pouvait l’apercevoir ; mais il l’entendit lui répondre :

« J’écris à Catherinette. Elle me gronde, dans sa dernière lettre, de ce que je suis trop longtemps sans donner de mes nouvelles. Vous avez besoin de moi, monsieur Pierre ?

— Non, mais…

— Mais il faut venir goûter, fit à son tour Gaby. C’est bonne maman qui m’envoie te le dire.

— Je viens, mademoiselle, je viens tout de suite. »

Et, à peine le mur escaladé, ce qui n’était qu’un jeu pour lui :

« C’est pour aller avec vous au clos que vous me demandez, monsieur Pierre ?

— Au clos… c’est vrai ! J’y ai huit hommes que je n’ai pas vus depuis ce matin. Sans toi je l’oubliais, le clos », murmura-t-il avec un sourire, tandis que son regard glissait, involontairement, du côté de la jeune fille.

Petit Greg avait pris les devants.

« Pourquoi, fit Gabrielle, l’indiquant d’un signe de tête, me demandiez-vous tout à l’heure si j’avais parlé de Marc devant lui.

— Ah ! c’est vrai. La conversation a dévié. Voici : un de ces derniers soirs, comme nous causions d’Aubertin avec ma tante et que je me tournais vers Greg, ayant je ne sais quoi à lui commander, il est sorti brusquement, sans raison plausible de quitter la pièce. J’en ai conclu qu’il redoutait les questions et que, par conséquent, il n’avait pas dit tout ce qu’il savait à madame votre mère. Elle paraissait si désireuse d’être renseignée ; pensez-vous que je doive essayer de faire parler Greg ? Voilà où j’en voulais venir.

— Si l’enfant sait une chose qu’il n’a pas dite à maman, c’est qu’on lui a fait comprendre chez ses amis qu’il devait la taire… à moins que lui-même, de son propre chef, n’en ait jugé ainsi. Je le crois assez réfléchi pour en être capable. Dans les deux cas, le mieux est peut-être de ne point insister.

— C’est bien mon sentiment. J’avais tiré de son silence les mêmes déductions que vous. Je n’aurais passé outre que s’il y avait eu pour votre famille un réel intérêt à connaître la vérité.

— Il y en a un, évidemment… mais, qu’importe, après tout ! murmura Gabrielle ; maman n’a rien à se reprocher vis-à-vis des Dortan, Marc non plus… »

Bien qu’ils eussent ralenti le pas et baissé un peu la voix, Greg saisit quelques bribes des dernières phrases échangées ; du moins, à considérer son visage perplexe, Pierre le pensa. Et il se promit de le rassurer en lui parlant de Marc, sans faire aucune allusion aux Dortan ni à rien qui s’y rapportât. Le gamin comprendrait que l’incident était clos et recouvrerait sa tranquillité d’esprit.

L’occasion que cherchait le jeune homme s’offrit d’elle-même quelques minutes plus tard.

Rappelé à ses devoirs de propriétaire, dès après goûter, Pierre héla le domestique occupé à travailler au jardin, afin qu’il se tînt aux ordres de son oncle, et prit congé rapidement. Puis, faisant signe à Chaverny :

« Filons, si nous voulons être là-bas à temps pour que je puisse tracer à mes hommes leur besogne de demain.

— Vous ne prenez pas votre fusil, monsieur ?

— Trop tard, mon bonhomme. »

Ils partirent à grands pas, accompagnés de Mylord, le chien d’arrêt de Pierre, sifflé en passant devant la grille, et qui par des bonds et des aboiements fous manifestait sa joie d’être de la promenade.

Lorsqu’ils furent à quelque distance, le jeune homme interrogea Greg à propos de son amusante épître à Guillaume. Le voleur des cinq sous avait été surpris dérobant autre chose dans la case de son voisin ; il avait avoué sa première faute, l’honneur de Greg était sauf de tout point.

« Alors, vous avez fait la paix, tes amis et toi ?

— Avec Guillaume, oui ; avec François, pas encore. Je lui en veux toujours d’avoir cherché à nous brouiller, Guillaume et moi, par un mensonge. Il est venu pour me donner une poignée de main, j’ai refusé.

— Tu as eu tort, Greg. On se doit indulgence entre copains. Si le comte de Trop ne m’avait pas pardonné, autrefois, nous ne serions pas devenus les amis que nous sommes. Et cette amitié-là nous a été si bonne à tous les deux !…

— Vous avez fait du tort à quelqu’un, dans votre vie, vous, monsieur Pierre ? Je ne peux pas le croire. »

Le jeune homme conta l’enfance de Marc et le terrible accident dont, involontairement, lui avait été la cause.

Son petit compagnon l’écoutait attentivement, et, de temps à autre, relevait sur lui son regard noir dont l’expression changeait sans cesse durant ce récit :

« Vous croyiez les billes à vous, et vous avez poussé votre ami sans le faire exprès, déclara-t-il en hochant la tête avec la gravité d’un juge ; tandis que François savait parfaitement m’avoir menti. Alors… comme ça, le comte de Trop est un pauvre être qu’on n’aimait pas du tout chez lui ?

— Tu dis bien vrai, petit Greg.

— Vous les connaissez, vous, monsieur Pierre, ces méchantes gens ?

— J’ai vu M. Aubertin une ou deux fois. Lui est surtout trop sévère. Je crois que c’est une disposition de nature, car il n’était tendre à l’égard d’aucun de ses fils. Il m’a paru aimer Marc tout de même. Pour Mme Aubertin, je ne l’ai jamais rencontrée. Mais nous n’allons pas tarder de faire connaissance ; elle arrive lundi à Chalon et viendra sûrement faire une visite à la sœur de son père.

— C’est bonne maman Lavaur ?

— C’est bonne maman, comme tu dis, fit Pierre en riant.

— Je ne veux pas la voir, cette dame, oh ! non. Vous ne m’y forcerez pas, dites, monsieur ?

— Peut-être… Tu es appelé à vivre avec des gens de toute sorte, mon petit ; il te faut de bonne heure apprendre à dominer tes impressions. Mme Aubertin n’est sympathique à personne de sa famille pour les mêmes raisons qui te font la détester à l’avance. Cependant tu verras tout le monde la bien recevoir par politesse, et aussi parce qu’un hôte est sacré, et que, du moment où on l’admet sous son toit, on lui doit un bon accueil.

— Elle ne sera pas sous mon toit, interrompit Greg les dents serrées, une flamme de colère dans le regard. D’abord… je n’en ai point, de toit, fit-il amèrement ; et, si j’en avais un, j’en chasserais ce mauvais monde. »

Étonné de la violence avec laquelle l’enfant prononçait ces mots, Pierre s’arrêta pour le regarder. Mais déjà le front du gamin s’était éclairci ; il souriait à son protecteur.

Doucement, il prononça :

« Vous, monsieur Pierre, vous êtes le meilleur cœur de toute la terre avec Mlle Gabrielle. Je voudrais bien vous ressembler.

— Oui, Mlle Lavaur est bonne ; mais tu as sous les yeux un autre modèle encore, auquel tu ne songes pas, mon petit ; c’est…

— L’oncle Charlot, n’est-ce pas ? interrompit Greg. Oh ! lui !… lui !… Et quelle patience avec sa…

— Chut ! gamin », fit Pierre, qui voyait poindre la critique de « la vieille dame ».

Greg eut un regard drôle et demanda ingénument :

« De ne pas dire qu’elle est… de dire qu’elle n’est pas… enfin, monsieur, vous savez bien comment elle est… de ne pas le dire, vous pensez que ça y changera quelque chose ?

— Je n’ai pas cet espoir, fit Pierre, amusé. Ce que je ne veux pas, c’est que tu t’accoutumes à exprimer ainsi ton opinion. À quoi bon ? Souffre avec philosophie ce que tu ne saurais empêcher. Moins tu penseras aux petits travers de ma tante, mieux tu les supporteras. Là, une fois de plus, mon oncle peut te servir d’exemple. »

Les ouvriers avaient bien employé leur temps. Pierre fit le tour du clos — environ quatre hectares entourés d’un mur en pierres sèches — jeta en passant devant le joli chalet qui en occupait le centre un regard où perçait un involontaire regret, alla visiter ses greffes et convint avec ses hommes des travaux à exécuter le lendemain ; puis, comme toujours, il monta jusqu’au petit terre-plein ménagé dans la partie la plus élevée du clos.

De là on domine le vallon où se cache, sous des arbres centenaires, le château qui appartint jadis à Gabrielle d’Estrées.

Ensuite, le terrain s’élève et s’abaisse en molles ondulations. Les collines se succèdent couronnées de bois et plantées de vignes sur les pentes.

L’œil ne perd aucun détail du paysage et tous sont ravissants ; depuis les petits sentiers qui se peuplent le soir de vignerons revenant du travail, la hotte aux épaules, la chanson aux lèvres, jusqu’aux taillis des coteaux qui se dressent en fines découpures sur un ciel clair.

Pierre s’oubliait volontiers à contempler ces choses familières qui toujours le charmaient. Ce soir encore, il laissa passer l’heure, si bien qu’ils rentrèrent en retard pour dîner.

Caroline les reçut d’autant plus aigrement que, soit malchance « incorrigeable », soit maladresse, elle avait reperdu la seconde partie de besigue, celle qui avait suivi le goûter.

Fatigué par ses « criailleries », comme disait Greg irrespectueusement, son mari avait demandé à se coucher ; Malauvert y était occupé et Mme Saujon quittait la chambre en faisant claquer les portes et criant :

« Ça va être une scie de le faire manger au lit !

— Je le servirai, moi, madame, ne vous tracassez pas, déclara Greg, qui venait de pénétrer dans le vestibule et la croisa comme elle se disposait à entrer dans la salle à manger.

— Ah ! vous voilà, vous autres ! Ce n’est pas malheureux. Et encore, je dis vous… tu es seul : où est passé ce flâneur de Pierre ?

— Il vient d’être rejoint par un facteur du télégraphe qui apporte une dépêche. Il l’a emmené à la cuisine pour lui faire donner un verre de vin.

— Bien la peine ! On les paye assez cher : dix sous par kilomètre ! On ne va plus dîner à l’heure à présent, c’est fini… Mon pauvre estomac s’en trouvera comme il pourra, personne n’en a cure.

— Madame, faut pas vous agiter comme ça, fit Greg, imitant sans y prendre garde le ton que prenait Marcenay lorsqu’il jouait au médecin. Vous savez bien qu’il vous est ordonné de vous tenir en repos après votre cachet.

— Mon cachet ? Je l’ai oublié, mon cachet… Le moyen de penser à soi, dans cette maison ! On a assez à faire de s’occuper des autres. »

Greg la contempla d’un air si sincèrement ahuri qu’elle haussa les épaules, et passa, murmurant :

« Ce gamin est en train de devenir idiot. »

Elle n’en mit pas moins son conseil à profit, et, après avoir absorbé son cachet et son demi-verre d’eau, s’assit dans un fauteuil et se tint coite.

Mais, presque tout de suite, Pierre entra, très pâle, une dépêche à la main.

« Mon oncle est mort, prononça-t-il d’une voix altérée.

— Mort ! Odule !

— Oui. »

Mme Saujon se dressa de toute sa hauteur, et, agitant les bras en l’air comme une folle :

« Nous voilà millionnaires !… millionnaires ! »

Pierre interrompit ce délire en lui cinglant, furieux :

« C’est une honte. Accueillir par des cris de joie la mort du frère de ma mère et de votre mari ! C’est indigne ! indigne ! Je voudrais qu’il ne vous eût rien laissé, pas un maravédis ! »

Elle repartit un peu confuse :

« Que veux-tu… je l’ai à peine connu, moi. »

Elle s’excusait… C’était du nouveau.

Mais Pierre avait le droit de tout lui dire, depuis qu’il la soignait avec tant de succès.

Il reprit d’un ton plus calme :

« Pensez-vous mon oncle préparé à l’annonce de ce malheur ?

— Oui, oui, sûrement. D’après la lettre que tu nous as lue il y a trois semaines, il devait s’y attendre, d’autant plus que je lui ai dit…

— Oh ! fit Pierre ironiquement, je m’en rapporte à vous… N’importe, je ne lui communiquerai la dépêche que demain. Chez quelqu’un que la douleur physique tient éveillé, le chagrin doit prendre, la nuit, dans la solitude, des proportions surhumaines ; et il aura beaucoup de chagrin, lui. »

Elle ne fit aucune objection ; toute à son idée d’héritage, l’esprit tourné en dedans, vers des calculs dont sa pensée ne se pouvait distraire, dans le regard une lueur sournoise, que sa crainte d’être de nouveau rabrouée par son neveu lui faisait éteindre par instant, lorsqu’elle se ressaisissait.

On dîna dans le silence le plus absolu. Très impressionné par la tristesse de son protecteur, Greg ne le perdait pas de vue. De temps à autre, un gros soupir montait à ses lèvres, disant aussi éloquemment que sa petite figure assombrie : « Que je ressens donc votre peine ! »

Pierre finit par craindre que l’enfant ne sût pas se dominer assez devant son oncle. Il appela Malauvert, et allait lui donner l’ordre de servir le dîner de son maître, lorsque, devinant cette intention, Greg prononça, l’air résolu :

« Pas besoin, monsieur Pierre. J’irai, moi. Et, soyez tranquille, M. Saujon ne se doutera de rien. Je causerai comme s’il n’était pas arrivé de dépêche. »

Et il ajouta sentencieux :

« Quand il faut… il faut, ainsi que disait mon grand-père. »

Dès le thé de sa tante préparé, Pierre passa chez l’oncle Charlot ; il lui fit la lecture selon sa coutume, jusqu’à l’heure où le domestique vint prendre « la garde de nuit », sur le lit de camp dressé dans un coin de la chambre.

S’il mit plus de pitié, plus de tendresse encore dans le baiser du soir, le vieillard n’en soupçonna pas la cause et s’endormit paisible, ne prévoyant point le douloureux réveil que lui apporterait l’aube prochaine.

En le quittant, Marcenay, avant de monter chez lui, alla prendre au salon une photographie du défunt : la dernière, qui datait de deux ans.

C’était une tête énergique, à l’expression souriante, mais portant inscrite, dans le large pli qui coupait le front verticalement, entre les deux sourcils, l’histoire d’une vie tourmentée.

De goûts aventureux, actif, remuant, instruit, plein d’ambition, Odule Saujon était parti vers la trentième année, après une courte expérience des lenteurs de l’avancement dans la carrière d’abord choisie.

Il était alors garde général des eaux et forêts dans les Deux-Sèvres.

Ayant dissipé la plus grande partie de son patrimoine de vingt-cinq à trente ans, il quitta l’administration nanti de huit à dix mille francs, tout ce qui lui restait.

Après cinq années d’absence, il annonçait à sa sœur, Mme Marcenay, et à son frère Charles qu’il était millionnaire et se disposait à revenir vivre au pays natal.

Mais le courrier suivant apportait la nouvelle d’un désastre financier entraînant sa ruine : tout était à refaire.

Odule élevage du bétail, cette fois.

Il avait réédifié sa fortune, quand une année exceptionnellement sèche détruisit son rancho.

Durant quelque temps encore, la malchance sembla le poursuivre, quoi qu’il entreprît.

Sans se laisser abattre, il essayait d’une autre voie. Il réussit enfin à asseoir sa fortune sur des bases solides. À cette heure, tous ses fonds étaient transformés en rente française.

Il n’avait retardé son retour définitif que pour vendre quelques immeubles, ne voulant laisser aucun intérêt dans un pays où il ne comptait point retourner, disait-il à son frère, dans sa dernière lettre.

Il parlait aussi dans cette lettre d’une chose qui devait le hanter, « une tâche sacrée à remplir », à laquelle bien des fois déjà il avait fait allusion. Qu’était-ce ?… Rien ne le laissait pressentir, et l’oncle Charlot, aussi bien que Pierre, avaient inutilement essayé d’interpréter les quelques mots épars dans la correspondance d’Odule à ce propos.

Pierre avait souvent écrit à son oncle en ces dernières années, surtout depuis la mort de sa mère.

Odule Saujon provoquait par de promptes réponses et des questions sans fin sur le genre de vie, les goûts, les idées de son neveu, les confidences de celui-ci.

À la moindre ouverture de cœur, lui permettant de mieux pénétrer la nature du jeune homme, il manifestait une si étrange reconnaissance que Pierre s’était accoutumé à causer avec l’absent comme avec un père.

Marcenay passa une partie de la nuit à relire toute cette correspondance et à réfléchir aux démarches à faire, aux mesures à prendre.

La dépêche expédiée par le consul de Vera-Cruz, où résidait Odule Saujon, avertissait la famille que le corps serait embaumé, puis ramené en France, le défunt ayant exprimé le désir de reposer à côté de ses parents.

On devrait l’aller attendre à Marseille. Un missionnaire qui rentrait, celui-là même qui avait assisté M. Saujon à ses derniers moments, s’était chargé d’accompagner le corps jusqu’à destination, ayant, d’autre part, la mission de remettre à Pierre Marcenay une lettre confidentielle écrite par Odule Saujon peu de jours avant sa mort.

Le consul disait, en outre, aviser du décès le notaire de Paris entre les mains de qui était déposé le testament.

Il fallait compter six semaines de traversée. Durant cette période, Pierre serait sans nul doute appelé à Paris. Ce voyage avait un bon côté à ses yeux : il le tiendrait éloigné de sa tante.

Entendre celle-ci supputer du matin au soir le chiffre de cette fortune, dont une partie allait échoir à son mari, était au-dessus des forces et de la patience qu’il possédait en ce moment : il finirait par se brouiller avec elle, s’il restait.

Lui se sentait si triste ! Il plaignait tant l’exilé qui, toujours retenu par les événements chaque fois qu’il projetait de revenir, était mort au moment d’embarquer !… Et, soudain, Pierre se dit qu’avant même de quitter Dracy, il aurait, au sujet de la sépulture, des dispositions à arrêter. Il croyait se souvenir que les démarches, en pareil cas, étaient assez compliquées. Où se renseigner ? Auprès du maire, du curé ?…

Il avait déjà écrit à ce dernier pour lui demander sa messe du lendemain. Il le verrait, l’office fini, et saurait par lui ce qu’il avait à faire.

Il se coucha enfin, mais il ne put dormir. Un peu avant sept heures, il prenait le chemin de l’église sans avoir averti sa tante, assuré qu’elle aurait quelque malaise à son service pour se soustraire à l’obligation d’un lever si matinal.

Mais il emmena Greg : les prières des enfants, c’est béni, c’est toujours écouté…

Ils marchaient vite, craignant d’être en retard, et ils ne parlaient point, songeurs tous les deux.

Comme ils atteignaient la montée, Pierre s’informa :

« Tu n’as pas entendu mon oncle, cette nuit ! A-t-il appelé souvent ?

— Seulement deux fois. Malauvert m’a dit qu’il avait bien reposé. Il était vieux, monsieur, celui qui est mort ?

— De quatre ans plus jeune que l’oncle Charlot.

— J’ai bien de la peine que vous l’ayez perdu, à cause que je vois que ça vous fait du chagrin.

— Beaucoup, oui, mon petit.

— Tiens, observa Greg, voilà bonne maman et Mlle Gabrielle qui entrent à l’église.

— Sauraient-elles pour qui on dit la messe ?

— Je ne crois pas ; on n’a vu personne de chez elles hier soir ; mais elles y vont souvent, à la messe, dans la semaine ; je les rencontre qui en reviennent quand je pars pour l’école. Elles seront contentes d’y être allées aujourd’hui, ajouta Greg ; elles vous aiment tant ! vous et l’oncle Charlot. »

Ils entrèrent à leur tour.

Dans la petite église nue, pauvre et triste, quelques vieilles femmes en deuil, deux religieuses, Gabrielle et sa grand’mère : c’est tout.

Le prêtre montait à l’autel.

Pierre se mit à genoux, recueilli, le cœur serré, songeant au mort.

Greg pria de toute son âme pour cet inconnu.

Combien de fois, par la suite, il devait se rappeler cette prière !…

Après l’office, Mmes Lavaur rejoignirent Marcenay qui attendait, en se promenant devant l’église, que M. le curé sortît à son tour.

Le jeune homme donna les quelques détails qu’il connaissait sur le triste événement et annonça son prochain départ pour Paris.

« Je vous confie mon oncle, mesdames, ajouta-t-il. Plus que jamais il aura besoin de vous, mademoiselle Gabrielle. Ma tante sera, sans doute, d’excellente humeur, mais bien distraite !…

— Elle paraît compter sur un gros héritage », observa Mme Lavaur.

Pierre eut un geste indifférent.

Cela vous est égal à vous, n’est-ce pas ? fit Gabrielle.

— En ce moment, cette pensée m’est même tout à fait pénible. Aussi vais-je hâter mon départ, afin de ne plus entendre parler argent. Ah ! s’il était venu ! Si d’abord nous en avions profité ensemble !… Mais n’avoir de lui que ses millions, cela ne peut pas me réjouir, oh non ! »

Ils convinrent d’entourer beaucoup M. Saujon, de le distraire, de l’occuper avec des lectures. Pierre conseilla de mettre la table à jouer tout à côté de son fauteuil.

« Je l’ai proposé maintes fois à Mme Caroline, elle n’y a jamais consenti, prétendant que l’attention qu’il prêterait au jeu pourrait le fatiguer, déclara bonne maman.

— Elle a raison, repartit vivement Gaby, mais je me charge de l’oncle Charlot. Entre petit Greg et moi, il ne s’ennuiera pas, ni n’aura le temps de trop ressasser son chagrin : partez tranquille, monsieur Pierre. »