Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE IV


M. Calixte Lavaur, le père de Gabrielle et des deux fillettes qui discutaient avec un si bel entrain, avait fait toute sa carrière dans l’industrie.

Parti d’une position modeste, ayant eu à lutter contre des difficultés de tout ordre, il n’avait pas atteint sans peine à la haute situation qu’il occupait dans le commerce de la région, où sa maison de fers en gros était cotée parmi les plus importantes. Aussi, bien que trente années de travail lui eussent assuré une très large aisance, ne se décidait-il point à quitter les affaires.

Il lui en coûtait trop de voir passer en des mains étrangères cette maison qu’il avait fondée. Ses filles grandissaient. On allait pouvoir songer à marier Gabrielle. Peut-être, parmi les jeunes gens qui les entouraient, les fils de ses vieux camarades, se rencontrerait-il un jeune homme préparé au commerce, et qui deviendrait tout à la fois un gendre et un associé.

« La position est assez enviable et Gaby assez charmante pour que les candidats ne fassent pas défaut ! » répétait-il souvent à sa femme.

Celle-ci souriait sans répondre… Elle caressait un rêve qui n’était pas tout à fait celui de son mari ; mais ce rêve demeurait soumis à des incertitudes qu’il ne lui appartenait pas de résoudre…

Qui elle eût choisi, s’il lui avait été donné de diriger les événements, c’était Marc Aubertin. Elle était la marraine du jeune homme et plus vraiment sa mère que celle qui en portait le titre. Elle l’avait dès longtemps apprécié et lui eût confié en toute paix le bonheur de sa fille.

Seulement… se plairaient-ils, ces deux enfants ? Et Marc se sentirait-il assez de volonté pour, à vingt-quatre ans, affronter ce rude labeur d’un apprentissage à faire, lui qui ignorait tout du commerce ?

Pauvre comte de Trop ! Il eût cependant rencontré dans cette union la sécurité de l’avenir et les joies de la famille… joies ignorées…

Sa naissance avait été accueillie à l’égal d’un deuil par son père et sa mère, par sa mère surtout. Elle était survenue en pleine débâcle, il est vrai.

Étayée sur des combinaisons dont la base était une vente à réméré de l’usine de céramique qui constituait tout son avoir, la fortune de M. Aubertin avait croulé tout d’un coup, à l’échéance fixée pour le rachat.

C’était justement l’époque où la famille s’accroissait d’un quatrième enfant.

On surnomma le nouveau-né « le comte de Trop », et c’est bien en intrus qu’il fut traité.

D’un caractère violent, peu maître de ses impressions, M. Aubertin n’eut pas la prudence de taire à sa femme le désastre qui les atteignait.

Entré dans sa chambre comme un fou, il lui annonça la vérité, sans songer aux suites possibles d’une pareille confidence, à une période où la santé de la jeune mère demandait les plus grands ménagements.

Une fièvre se déclara, à la suite de laquelle Mme Aubertin resta hideusement bourgeonnée.

La perte de la beauté dont elle était si fière lui fut peut-être plus cruelle encore que celle de leur fortune et elle en garda une rancune obstinée à son bébé ; comme s’il en avait été cause, l’innocent !

Mis et laissé plusieurs années en nourrice loin de la maison, Marc ne fit que passer sous le toit paternel.

Il avait au plus huit ans lorsque sa mère décida son mari à l’envoyer en pension.

Comme elle s’entretenait de ce projet avec Mme Calixte Lavaur, durant un voyage en Bourgogne, celle-ci, prise de pitié, proposa de garder l’enfant.

La mère accepta, ravie d’en être déchargée. Marc fut placé au collège de Chalon en qualité d’externe.

Mais, comme il allait sur onze ans, sa marraine, dont la santé fort compromise réclamait alors le Midi, les stations balnéaires des Pyrénées, dut se résigner pour lui à l’internat.

C’est vers cette époque que Pierre Marcenay entra au collège.

Le comte de Trop et lui ne furent pas amis tout de suite.

Très en retard, sa première éducation ayant été totalement négligée et sa santé un peu frêle ne lui permettant guère un effort soutenu, Marc était dans une classe inférieure ; encore ne la suivait-il point sans peine ; toujours au dernier rang, ce qui lui valait, à chaque trimestre, de la part de son père, la menace d’être mis en apprentissage chez un tonnelier.

Loin d’être un stimulant, cette épée de Damoclès, qu’il prenait au tragique, l’obsédait de telle sorte qu’elle le paralysait et lui enlevait le reste de ses moyens.

Un peu plus, il eût été classé parmi les cancres dont il n’y avait rien à attendre.

Pauvre gamin ! Ses camarades ne s’occupaient de lui que pour le taquiner. Ceux qui ne le tourmentaient pas refusaient de l’admettre à leurs jeux, l’estimant trop maladroit ou trop faible.

Durant la première année, Pierre Marcenay fit comme les autres. Sans qu’il sût définir pourquoi, ce visage triste l’agaçait.

L’opposition de sa nature expansive, un peu turbulente, avec le caractère réservé, timide, l’air craintif de Marc Aubertin, contribuait peut-être aussi à les écarter l’un de l’autre.

Quoi qu’il en soit, leurs rapports restèrent aussi vagues, aussi indifférents que peuvent l’être ceux de deux enfants qui vivent sous le même toit et ne sont méchants ni l’un ni l’autre, jusqu’à l’événement qui devait en faire plus que deux amis : deux frères.

L’aventure commença par une dispute, en promenade, à propos de billes que Pierre prétendait lui appartenir et que, de son côté, Marc revendiquait.

« Les tiennes, tu les as oubliées dans la cour, je les ai vues avant de sortir au pied de l’arbre où vous aviez établi le jeu, affirmait Aubertin.

— Avec ça ! Je les ai oubliées, c’est vrai, mais tu les as ramassées, toi ; j’ai reconnu mon agate lorsque tu les as fait sauter dans ta main, tout à l’heure. »

Marc aurait pu en appeler à Évertis, devant qui, le matin, il avait acheté les billes dont Pierre lui contestait la propriété ; mais Évertis était l’un de ses tourmenteurs habituels ; qui sait s’il ne ferait pas l’ignorant pour se donner le plaisir de le mettre aux prises avec Marcenay ?

Autant valait se taire…

On venait de rompre les rangs. Marc en profita pour prendre la fuite. Pierre ne le poursuivrait pas ; voilà justement qu’on l’appelait pour une course d’obstacles ; une fois au collège, retrouvant ses billes à leur place, il serait bien forcé de reconnaître son tort.

Peut-être… Mais, à cette heure, celui-ci se croyait dans son droit. Irrité d’une fuite qu’il regardait comme un aveu, il refusa le jeu proposé, et se lança sur les traces de son camarade.

La chasse avait lieu dans un champ de betteraves. Le terrain montait un peu ; aucun sentier, point de haies ; seulement, là-bas, loin encore, une ligne de verdure derrière une palissade : la clôture du chemin de fer.

Se voyant traqué, Marc donnait toute sa vitesse. Il ne voulait pas être atteint ; ce serait la bataille, c’est-à-dire la défaite : Marcenay était si fort !

On se lasse d’être battu, à la fin !

Lorsqu’il aperçut la ligne d’échalas, un changement de direction n’était plus possible. Et puis, il distinguait à sa droite un point où la haie desséchée lui livrerait passage aisément. Après ?… Il gagnerait le pont et reviendrait, sans rien dire, se mettre sous la protection du maître d’étude qui les surveillait.

Mais, comme il s’enlevait pour sauter en s’aidant d’un poteau, une main brusque s’abattait sur lui, donnait à son élan une impulsion aussi violente qu’involontaire.

La palissade ébranlée par son poids craquait… puis se couchait, rompue, sous le choc imprimé par Pierre ; et tous deux roulaient, Marc au bas d’un talus de dix mètres, semé de luzerne, Marcenay parmi les buissons en bordure.

La scène avait lieu à deux cents mètres de la gare où un train chauffait, prêt à partir.

Déjà relevé et penché sur le vide, cherchant du regard son camarade, Pierre le vit étendu sur la voie, immobile, évanoui… mort peut-être !…

Courir jusqu’à l’étroit escalier qu’il apercevait près du pont, le descendre par bonds, au risque de se rompre le col à son tour, fut pour l’étourdi l’affaire de moins d’une minute.

Mais c’était encore trop !

Un sifflement retentit, suivit d’un halètement sourd… Et la locomotive apparut, décrivant sa courbe.

Écrasé d’horreur, les yeux fermés, demandant à mourir aussi, Pierre tomba sur ses genoux.

Heureusement, un ouvrier, occupé à répandre du sable entre les rails, avait entrevu Marc : il accourait…

N’ayant plus la possibilité de franchir la voie devant le train, il enleva l’enfant, bondit en arrière, sauvé, mais si proche qu’un marchepied le frôla.

Lorsqu’il eut pris le temps de respirer un peu, le brave garçon, qui se sentait des jambes de coton, à présent que le danger était loin, appela à son aide Pierre toujours affalé sur le sol, et qui avait assisté au sauvetage, presque inconscient.

À eux deux, ils transportèrent Marc à l’abri de toute nouvelle aventure et lui baignèrent les tempes avec l’eau qui suintait du talus en une mince rigole.

« Le voilà qui revient à lui, votre camarade », fit soudain l’ouvrier, voyant Marc soulever la tête.

Et, après lui avoir palpé avec précaution les deux bras et les deux jambes :

« Rien de cassé ! Il a de la veine ! Et, pardessus le marché, grâce à sa syncope, il a évité le trac, le chançard. »

Chançard ?… Le comte de Trop !

Une fois debout, s’efforçant de secouer l’étourdissement qui persistait, l’enfant sourit à Pierre.

« Je ne t’ai pas menti, affirma-t-il, les billes sont bien à moi. »

Et il ajouta plus hardi que tout à l’heure :

« Tu peux demander à Évertis. Il était chez le concierge quand je les ai achetées. »

Pierre eut un geste indifférent. Les billes…voilà qui ne le tracassait guère. Il s’informa, inquiet :

« Tu n’as plus mal !

— Non, non, plus du tout.

— Je ne l’ai pas fait exprès, va », murmura Marcenay, ne sachant par quels mots s’excuser, parce qu’il ne trouvait pas en lui-même l’affection qui eût donné tant de prix à son repentir.

« Ce n’est pas toi. J’avais trop d’élan ; le terrain est étroit, je serais tombé tout de même ».

Et, embrassant le jeune ouvrier qui l’avait sauvé :

« Merci de tout mon cœur, monsieur ; dites-moi, s’il vous plaît, où vous demeurez. Le premier jour de sortie, j’irai vous voir. Je n’oublierai jamais que vous avez risqué votre vie pour moi. Je le dirai à ma tante et à mon oncle, ce que vous avez fait. Je suis sûr que mon oncle serait content de vous prendre chez lui.

— Qui ça, votre oncle ?

M. Lavaur.

— Le marchand de fers ?

— Oui.

— Ben, s’il « serait » content de m’employer, je serais encore plus content de travailler pour lui, moi ! »

Le jeune ouvrier devait en effet entrer dans la maison Lavaur. Mais pour la visite promise, il ne la reçut point à la date annoncée.

L’ébranlement nerveux avait été si violent chez Marc Aubertin qu’une fièvre cérébrale se déclara dans la nuit.

Mme Calixte Lavaur étant aux eaux d’Amélie-les-Bains avec sa belle-mère et ses enfants, on dut le laisser au collège.

Sa mère ne vint pas : l’aîné de ses fils était malade et donnait même de l’inquiétude, écrivait-elle.

Surchargé de travail, M. Lavaur ne pouvait faire auprès de son neveu que de courtes apparitions.

Pierre entendit un jour le surveillant général donner ces détails à son professeur. Déjà torturé par le remords, il sentit son cœur se fondre de pitié. À la récréation du soir, au risque de se casser la jambe, il se donnait exprès une entorse, afin d’être admis à l’infirmerie.

Constatant ses regrets — il avait spontanément avoué au principal les causes de l’accident — et l’attention avec laquelle il veillait sur le petit malade, on lui permit d’aider à le soigner.

C’est lui qui se trouvait à son chevet quand, pour la première fois, le petit abandonné reprit conscience de lui-même.

Dès qu’il se vit reconnu, Pierre se laissa glisser à genoux et implora son pardon en pleurant.

Marc lui passa les bras autour du cou et, sa joue appuyée contre la sienne :

« Je ne t’en veux pas, va, dit-il. N’aie point de chagrin. Ça n’en vaut pas la peine. On ne m’aime pas chez nous. On aurait été bien débarrassé si j’étais mort.

— Moi je t’aimerai pour ceux qui ne t’aiment pas », promit Pierre, tellement navré de voir Aubertin se rendre compte de l’abandon où les siens l’avaient laissé, que ses larmes devinrent des sanglots convulsifs.

Il fut une ou deux minutes avant de parvenir à recouvrer la parole.

Mais il voulait aller jusqu’au bout de ce qu’il avait à dire. Dominant la violence de son émotion, il reprit tout d’une haleine :

« Si tu veux de mon amitié, elle ne te manquera jamais ! jamais ! en aucune circonstance de ta vie, je te le jure. Tu passeras avant moi, avant tout. Tu as eu de la misère au collège : c’est fini, sois tranquille. Tu auras ta part de bonheur comme les autres. Et je n’en prends pas l’engagement sans savoir ce que je dis, ni pour un temps… C’est pour toujours que tu as en moi un frère. »

Pierre tint parole.

Lorsqu’après une convalescence de trois mois, passée en pleine montagne, le comte de Trop reparut au collège, il fut accueilli cordialement par ses condisciples, à qui Marcenay avait conté son abandon et son enfance triste.

Puis, comme la mémoire de Marc se ressentait encore de sa récente maladie, et que son père l’eût peut-être privé de vacances s’il n’avait point eu de prix, Pierre lui expliqua ses leçons, les lui apprit, et lui fit faire ses devoirs chaque jour avec une infatigable patience.

Instruite de ces faits par son filleul, qui ne cessait de vanter son ami, Mme Lavaur voulut connaître Pierre. Elle l’invita les jours de sortie. C’est alors qu’on jouait au cirque et que « la toute petite Gaby » se faisait dire des contes et construire une maison pour son chat.

Depuis, la vie avait plusieurs fois séparé les deux amis.

Après sa ruine, M. Aubertin, ayant découvert une situation à Paris, s’y était fixé. Il y appela son plus jeune fils, sitôt ses études finies, pour lui faire faire son droit.

Marc n’avait plus qu’un frère : les deux aînés étaient morts. Mais c’est sur le troisième de leurs enfants que s’était reportée la tendresse de M. et Mme Aubertin. L’autre… il était encore, il resterait toujours le comte de Trop.

Lorsqu’il avait fallu l’installer, pour faire l’économie d’une chambre au sixième, on lui avait monté dans le salon un lit pliant qu’on fermait le matin.

Pas un coin de l’appartement où il se sentît chez lui, libre de se recueillir et de travailler dans une solitude inviolée. Où qu’il déposât son bagage d’étudiant, quelqu’un survenait, qui lui réclamait la place. Son frère, il est vrai, n’avait pas la possibilité de lui offrir la moitié de sa chambre, n’occupant lui-même qu’une alcôve où son lit et sa toilette tenaient à grand’peine.

Ah ! les durs moments !

Et personne pour le réconforter. Loin du patient ami qui l’aidait et l’encourageait autrefois, terrorisé par la sévérité paternelle et plus navré encore de se voir si peu aimé de sa mère, Marc se laissait peu à peu ressaisir par son apathie maladive.

Cela dura dix-huit mois, après lesquels, n’y tenant plus, il sollicita de son père la permission de s’engager pour cinq ans.

Il en avait alors dix-neuf.

Un instant, Pierre fut dérouté par ce coup de tête.

« T’engager ? Et pour cinq ans ! Pourquoi cinq ans ? » écrivit-il à Marc.

« Pour prouver à mon père que c’est un choix irrévocable, dans lequel j’entends persévérer », répondit celui-ci qui, même à son ami, ne voulait point avouer le réel motif de sa détermination.

« Ah ! c’est ainsi ? Eh bien ! moi aussi je m’engage ; je m’engage dans le même régiment que toi », déclara Marcenay, qui prévoyait que sa présence et son affection seraient plus que jamais nécessaires au comte de Trop.

Il le fit comme il l’annonçait, réduisant toutefois le chiffre d’une année, afin de consoler sa mère.

Le temps avait passé !… Dans quelques mois, Marc aurait à prendre une décision nouvelle : rengagerait-il ?

Dans ses dernières lettres, sans lui laisser soupçonner qu’elle rêvait de le voir devenir le mari de Gabrielle, la marraine avait fait comprendre à son filleul qu’il ne tenait qu’à lui d’entrer dans la maison de commerce, en qualité d’intéressé d’abord, d’associé un peu plus tard.

Le stage serait laborieux, il ne devait pas se leurrer. Mais elle obtiendrait de son mari qu’il abrégeât ce temps d’épreuve.

Le commerce, dans ces conditions, c’était l’aisance facilement conquise ; la fortune, même, si Marc voulait secouer sa nonchalance.

Le jeune homme restait hésitant malgré tout. Il aimait passionnément son métier à cette heure. Servi par ses aptitudes naturelles pour les sciences mathématiques, ayant fait, grâce à l’aide persévérante de Pierre, des études solides, il avait des chances de parvenir à Saumur. Le galon d’or lui paraissait une ambition singulièrement plus noble que celle d’amasser une fortune dont ses goûts simples n’avaient nul besoin.

Aussi, à tout hasard, suivait-il le cours avec de Mortagne.

Mais jamais il n’avait décidé quoi que ce fût sans consulter « tante Marie », ainsi qu’il appelait sa marraine, et ce n’est point par lettres qu’une question si grave se pouvait traiter. Ils y emploieraient sans doute bien des heures d’intime causerie durant le congé qu’il comptait obtenir en octobre.

C’est dans ce sens qu’il répondit. Mme Calixte Lavaur reçut la lettre de Marc à la Foussotte, où elle était venue rejoindre bonne maman et Gaby avec ses deux plus jeunes filles sitôt ces dernières entrées en vacances.

Sachant qu’elle aurait à conseiller son enfant d’adoption, discrètement, sans se laisser deviner, elle pressentit Gabrielle au sujet de son cousin.

Aucun obstacle à prévoir de ce côté. Une affection calme, raisonnée, mais très profonde ; beaucoup d’estime, une compassion sans bornes pour les tristesses que l’indifférence des siens avait mises dans la vie du comte de Trop.

« Cela ira tout seul », se dit la bonne marraine.

Elle se croyait d’autant mieux fondée à le penser, que sa fille aînée se rangeait volontiers à l’avis des personnes en qui elle avait confiance, et qu’elle savait tenir le premier rang parmi celles-ci.

Voyant le bonheur de Gabrielle dans cette union, elle ne se ferait aucun scrupule de peser un peu, s’il en était besoin, sur la décision de la jeune fille, qu’elle jugeait plutôt passive.

Sur ce point, la pénétration de la mère se trouvait en défaut.

L’apparente passivité de Gaby n’était que l’acte d’une volonté réfléchie, qui se soumettait librement. Elle possédait, au contraire, un grand fond d’énergie ; mais elle était par-dessus tout bonne et dévouée. C’est dans ce sentiment d’abnégation, pas ailleurs, qu’il fallait rechercher les mobiles de sa conduite.

C’est par affection pour son père, en le voyant se tourmenter, à l’idée de sa vieille mère seule à la campagne, qu’elle avait proposé de suivre bonne maman.

Personne n’avait soupçonné ce qu’il lui en coûtait, tant elle avait mis d’entrain à préparer le départ.

À ceux qui s’avisaient de la plaindre, elle répondait vaillamment :

« Dracy est si proche ! chaque dimanche, chaque jour de congé y ramènera toute la famille : nous ne serons pour ainsi dire pas séparés. »

N’empêche que les premiers mois avaient été durs.

C’est un pieux devoir de se faire, ainsi qu’elle le disait à Pierre Marcenay, « les yeux, les oreilles, la mémoire de bonne maman » ; mais c’est un devoir un peu bien austère, quand on écoute sonner le gai carillon de la dix-huitième année et qu’on entrevoit, dans un avenir tout proche, les premières fêtes de la vie mondaine.

Et d’autant que là-haut, dans leur petit coin de la Foussotte, les visites étaient rares, si l’on en excepte celles de Mme Saujon, qui, chaque après-midi, venait faire sa partie de besigue et tricoter son éternel bas noir en se plaignant de ses maux.

Mais on ne pouvait raisonnablement condamner Gaby à porter sa présence au chapitre des distractions.

Elle l’exécrait, « cette mégère », ainsi qu’elle la qualifiait in petto.

De mal la recevoir, toutefois, elle n’avait garde… Tandis que les deux vieilles dames se disputaient l’enjeu de leur endormante partie de cartes, la jeune fille se faufilait hors du salon et courait rejoindre l’oncle Charlot.

Un accueil peu aimable eût peut-être abrégé les visites de sa femme, et c’est lui qui en aurait pâti ! Aussi poussait-elle la prévenance à l’égard de Caroline jusqu’à disposer à côté de la table à jouer un friand goûter avant de sortir. Elle avait constaté que cela lui assurait une bonne demi-heure de plus à passer auprès de son vieil ami.

Oh ! lui, elle l’aimait de toute sa pitié. Sa joie était de le faire sourire. Elle s’appliquait à le comprendre comme à la plus sérieuse des études. Ils passaient de bons moments, tous les deux.

La grand’mère en était complice. Lorsqu’elle voyait sa petite-fille quitter le salon, jamais elle ne faisait d’observation, si ce n’est pour dire :

« Oui, va faire un tour, mon enfant. À ton âge on a besoin de marcher. »

Mme Saujon n’était point informée du but de ces promenades ; pourquoi le révéler ? La leçon n’eût pas été comprise.

« Les yeux de bonne maman » eussent été pourtant bien nécessaires au salon, car, abusant de la vue faible de son adversaire, Caroline trichait effrontément : elle appelait cela « prendre ses avantages ».

Ce petit manège n’avait point échappé à Gabrielle, mais elle s’était gardée d’intervenir. Qu’importait ! puisque, même en perdant, sa grand’mère prenait plaisir à jouer : c’était affaire entre Mme Saujon et sa conscience…

Les jours de fête, pour Gaby, étaient ceux où, dès le matin, le grand break de son père roulait sur le sable des allées.

Toute la famille en descendait, et le jardin retentissait bientôt des bruyants ébats des fillettes, à la joie de leur sœur aînée, qui, à présent qu’elle les avait rarement autour d’elle, aimait jusqu’à leur tapage.

Depuis deux semaines, cette diversion au silence, qui l’oppressait un peu, lui était quotidiennement offerte.

Inséparables et ne parvenant jamais à s’entendre, Blanche et Jeanne emplissaient l’enclos de leurs rires ou de leurs disputes.

Elles ne ressemblaient à Gabrielle en aucune façon, ces deux petites.

Avec ses yeux bruns, ses cheveux noirs ondés flottant librement sur ses épaules, son visage mutin, résolu, sa taille élancée, ses gestes brusques, Blanche surtout était l’opposé de sa sœur : franche et rieuse, mais si mauvaise tête ! encore qu’elle se prétendit sans cesse occupée à réformer son caractère.

Le jour de l’arrivée de Marcenay, de retour à la maison, Gabrielle voulut la raisonner un peu. L’étourdie protesta, selon sa coutume :

« Je ne peux pas dominer mon impatience. Je m’applique, cependant, je te l’assure, Gaby.

— Que serait-ce alors si tu ne t’appliquais pas ?

— Je voudrais bien t’y voir, gémit Blanche plaisamment. Jeanne et toi, vous vous êtes adjugé tout ce qu’il y avait de qualités dans le paquet destiné à la famille : il ne m’est resté que les défauts. Pour m’en débarrasser, ce n’est pas un petit travail ! Il est vrai, maman, afin de m’y aider, m’a fait présent d’un trésor : Livre de la jeune fille au pensionnat et dans la famille. Je l’indique à toutes mes amies.

— Mais tu ne le lis pas.

— Tous les jours une page, ainsi que je l’ai promis à petite mère. Seulement… je ne sais comment je m’arrange, je ne découvre jamais que le lendemain le conseil dont j’aurais eu besoin la veille.

« Allons, Gaby, reprit-elle, suppliante, ne me gronde plus. Parle-moi de M. Marcenay. Tu l’as vu, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est joli, l’uniforme de sous-officier de dragons ?

— Très joli.

— Que t’a-t-il dit de Marc ?

— Nous en avons peu parlé.

— Moi, c’est de mon cousin que je me serais informée tout d’abord », observa Blanche, empressée à saisir l’occasion de critiquer à son tour.

Mais sa sœur riait.

« N’empêche qu’il a passé après M. Marcenay et son uniforme. Rassure-toi, j’ai de ses nouvelles ; il va bien. Nous le verrons en octobre, cela est à peu près sûr. Voilà tout ce que m’en a dit M. Pierre. Au reste, nous n’avons pas causé longtemps.

— Pas longtemps ! Vingt bonnes minutes ! »

Et, d’un ton boudeur :

« Venir au mois d’octobre ! singulière idée qu’a le comte de Trop. Les vacances seront finies. »

Jeanne, qui revenait vers ses sœurs, entendit ce que disait Blanche. Elle lui fit observer :

« Puisque nous serons cette année demi-pensionnaires, nous verrons Marc tous les soirs.

— C’est vrai, Gaby ! J’ai oublié de t’annoncer cette bonne nouvelle : n’ayant plus besoin d’aller dans le Midi, maman renonce à nous mettre « en boîte ».

— En boîte ! Si elle t’entendait, cette pauvre maman qui se donne tant de mal pour nous bien élever !

— Elle t’y remettrait peut-être, fit Jeanne en riant, et tu serais privée de contempler le comte de Trop… et surtout son bel uniforme !

— Allons, taquine !… » murmura Gabrielle en caressant les cheveux courts de Jeanne.

La fillette releva sur sa sœur aînée son regard tendre, et, câlinement, glissa son bras fluet sous le sien.

Elle était gentille, cette mignonne. Les traits un peu accusés, l’air trop sérieux ; mais le temps harmoniserait tout cela. Et puis, ne dût-elle jamais être jolie, elle garderait ce qui la faisait aimer de tous : le charme, cet attrait mystérieux que l’on subit sans l’analyser, puisqu’un visage laid peut paraître charmant.

Ce qui attirait chez Jeanne, c’était sa bonté ; une bonté dont le reflet illuminait sa physionomie.

Sa compassion s’étendait jusqu’aux choses. Elle aurait enduré la soif pour désaltérer une plante. Sa joie était d’obliger. Si on ne savait où la prendre, après les repas, on n’avait qu’à aller à l’office. On l’y trouvait occupée à tout remettre en ordre : « pour aider ces pauvres bonnes qui ont tant d’ouvrage », disait-elle.

Au jeu seulement elle se montrait irritable et jalouse de ses droits : question de rivalité entre grandes et petites, à la pension, et que, par fidélité à son camp, elle transportait au logis.

Les goûts des trois jeunes filles n’avaient guère plus de rapports que leurs physionomies et leurs caractères.

Gabrielle possédait l’art de ne jamais paraître s’ennuyer. De fait, elle se plaisait partout et s’arrangeait de n’importe quel genre de vie. Elle affectionnait la campagne et y aurait établi son foyer volontiers, à la condition de s’envoler de temps à autre vers quelque pays bien sauvagement beau ; car elle avait un goût très vif pour les voyages. N’en pouvant faire, elle se consolait en lisant les récits des grands explorateurs qu’elle enviait un peu, tout bas, sans le dire.

De la campagne, Blanche n’appréciait que les vastes espaces propres aux jeux mouvementés. Elle aimait par-dessus tout l’indépendance, les chats et les militaires.

Oh ! les militaires ! On la promenait, encore portée sur le bras, qu’elle manifestait déjà son enthousiasme au passage d’un régiment. Son héros de prédilection était Napoléon Ier ; ce qu’elle connaissait le mieux en histoire de France, c’était le nom des grands hommes de guerre et les dates de nos victoires. Pour nos défaites, elle prétendait les ignorer, et jamais punitions ni récompenses n’avaient pu la décider à en citer une seule.

Elle pouvait avoir six ans lorsqu’une de ses tantes, désirant lui faire un cadeau, consulta son goût.

À cette question :

« Que préfères-tu ?

— Un tambour, ma tante », répondit Blanche sans hésiter.

« Quel dommage que tu ne sois pas un garçon, lui disait parfois son père en riant, nous aurions un général Lavaur dans la famille. »

Son rêve d’avenir, dont elle ne faisait point mystère, était le plus simple du monde. Elle épouserait un officier, ils auraient six garçons qui seraient tous militaires ou marins et accompliraient des prouesses merveilleuses.

Elle et ses sœurs hâtaient le pas vers la maison, maintenant, Jeanne ayant fait la réflexion que bonne maman devait attendre impatiemment sa lectrice.

Elle attendait en effet, les mains croisées sur ses genoux, résignée à sa solitude passagère, sachant que bientôt tout son monde serait autour d’elle ; car, depuis les vacances, M. Lavaur venait chaque soir dîner en famille.

On conta à bonne maman l’arrivée de Pierre, la visite promise pour le soir ; puis Gabrielle prit le livre commencé.

Mais peu après son père entra, ce qui interrompit la lecture, rien autre n’existant plus pour bonne maman dès qu’elle avait son fils.

Tandis que M. Lavaur mettait sa mère au courant de ses faits et gestes du jour, Mme Calixte, en visite à Givry chez une amie malade, regagna à son tour le logis.

Et, bien vite, on se mit à table, afin d’avoir dîné et d’être installés au jardin lorsque Marcenay amènerait l’oncle Charlot.

Vers sept heures et demie, toute la famille était groupée au bas du perron, à écouter la confession de Gaby, qui, interrogée sur l’emploi de son temps, s’était résignée à avouer sa course au village.

« Oh ! Gaby ! est-ce possible ! fit sa mère d’un ton mécontent. Toi qui ne sors jamais seule… Et c’est si peu le moment ! Dracy est plein de monde ; tout est ouvert partout. Si pareille idée était venue à Blanche, j’en serais moins surprise, mais toi…

— Que voulez-vous, maman ? la nécessité fait quelquefois sortir les gens de leur caractère.

— Ne pouvais-tu prendre la femme de chambre en passant ?

— Je n’y ai pas pensé. Je n’avais qu’un souci : faire raccommoder la voiture de l’oncle Charlot. Et voyez, j’avais raison, maman ! Il aurait été privé de venir ce soir, si je n’étais allée trouver le charron moi-même.

— Et si les clients qui attendaient se fussent montrés grossiers ? observa M. Lavaur.

— Que ne les avez-vous vus me tirer de grands coups de chapeau, lorsque je suis partie, vous ne feriez pas de telles suppositions, papa. Je venais cependant de leur faire perdre une demi-heure, à ces braves gens !… On sonne : j’aperçois M. Pierre, s’écria la jeune fille, interrompant son plaidoyer. Il amène bel et bien M. Saujon. Ah ! quel bonheur ! Cher vieil ami ! Lui qui ne sort jamais ! Maman, ajouta-t-elle, en se penchant, câline, pour solliciter un baiser, dites que vous me pardonnez. Cela me gâterait mon plaisir de vous savoir fâchée contre moi. »

Rassurée par le sourire indulgent de sa mère, Gabrielle rejoignit Jeanne et Blanche déjà parties à la rencontre des visiteurs afin de les guider vers le point de réunion.

« M. Pierre n’est plus en uniforme », murmura Blanche, désappointée.

Gaby se mit à rire.

« Moi, qui me réjouissais… »

Blanche murmura encore quelques mots, mais Clairon, son chat, lequel se prélassait sur ses bras selon sa coutume, fut seul à les entendre…

Après avoir hésité un moment, Pierre s’était décidé à amener petit Greg : ils poussaient tous les deux le fauteuil roulant.

Le jeune homme présenta son protégé comme un orphelin qui lui avait été confié, et, pour que nulle idée de domesticité ne s’attachât à sa personne, il rendit lui-même à son oncle tous les petits services que réclamait son installation.

Le cercle reformé autour de l’oncle Charlot, voyant Greg un peu esseulé, Jeanne, apitoyée par cette qualification d’orphelin qui représentait à ses yeux un si lourd fardeau de peines, lui proposa :

« Voulez-vous que nous regardions des images, ou bien aimez-vous mieux venir voir les lapins ? Ils sont très drôles, les lapins, tout à fait apprivoisés. »

Greg consulta Pierre du regard.

« Va, mon petit, va », fit celui-ci d’un ton affectueux.

On profita de l’absence des deux enfants pour questionner le jeune homme au sujet de son protégé.

En apprenant qu’il avait été élevé aux Égrats et connaissait Catherine Dortan, Mme Calixte s’écria :

« Mais c’est aux Dortan que nous avions confié Marc après sa fièvre cérébrale. Ah ! il les connaît… Je vais peut-être apprendre par lui le motif qui les a fait agir d’une manière tellement inexplicable autrefois. On avait été si bon pour Marc, dans cette famille, qu’au jour de l’an suivant, j’ai envoyé des cadeaux à tout le monde. Le paquet m’est revenu avec cette mention : « Refusé par le destinataire. » N’y comprenant rien, j’ai écrit : on ne m’a pas répondu. Cela a coupé court à toutes relations entre les Dortan et moi, naturellement.

— C’est une bien vieille histoire, pour que Greg en soit instruit. Songez, madame, qu’il n’a guère que douze ans.

— Le fait est trop singulier pour n’avoir pas laissé de traces durables dans la mémoire des Dortan. Les paysans n’oublient guère les événements grands et petits qui leur surviennent. En fréquentant vos vignerons, vous serez vite frappé de cette particularité. Questionnez-les. Ils vous raconteront toujours avec les mêmes détails précis, faisant image, les mêmes mots, les mêmes gestes, les incidents qui ont marqué dans leur vie ; et vous verrez combien il en est de puérils. À plus forte raison doit-on se souvenir d’un fait comme celui-là : des présents refusés ; de beaux présents, je vous assure. J’étais si reconnaissante des soins donnés à mon filleul que je n’avais pas lésiné. Oh ! petit Greg a dû entendre parler de cela.

— Si vous pensez pouvoir tirer de lui des éclaircissements, rien de plus simple que de l’interroger, madame », répondit Pierre.

Puis, se tournant vers Blanche qui s’informait de son cousin, il causa longuement de Marc, si heureux de parler de lui et de n’avoir que du bien à en dire.

« Tout marchera-t-il de même à présent que vous ne serez plus là pour le stimuler au besoin ? observa M. Lavaur.

— Il a de Mortagne, un excellent camarade et un bon exemple. Comme ils suivent tous les deux le cours de Saumur, ils se réunissent presque toujours pour travailler.

— Marc suit un cours ? Et il prépare un examen ? s’exclama sa marraine. Quelle idée !

— Une idée lumineuse, maman, déclara Blanche.

— Oh ! toi ! si on te demandait conseil, on enrégimenterait la France en bloc, repartit M. Lavaur.

— Ce ne serait pas déjà si sot… Au moins on n’entendrait pas dire, comme Gaby le lisait hier matin à bonne maman, que les Anglais prennent vis-à-vis de nous des airs arrogants.

— La voilà qui se mêle des affaires du pays ! s’écria son père, levant les bras d’un air comiquement désespéré. Autrefois, à quinze ans, une petite fille, — il appuya, non sans ironie, sur le qualificatif, — n’avait souci que de sa poupée. »

Mme Calixte, qui d’ordinaire reprenait vivement sa fille de ces incursions en domaine interdit, n’avait pas paru entendre.

Distraite, une ombre sur sa physionomie, elle nouait et dénouait les deux pans de son écharpe de dentelle d’un mouvement machinal et tout à fait inconscient.

« À quoi penses-tu, Marie ? » demanda M. Lavaur, en posant d’un geste affectueux sa main sur celle de sa femme.

Celle-ci releva les yeux, sourit et répondit en toute sincérité :

« Je pensais à Marc. »

Mais elle ne dit pas à quel propos…

On put croire que son esprit n’avait point quitté le sujet agité tout à l’heure, car, sitôt Greg revenu, elle s’informa :

« M. Marcenay m’a dit que vous connaissiez la famille Dortan, mon petit ami.

— Oui, madame, répondit Greg, ne soupçonnant pas où devait aboutir cette question.

— Les Dortan n’ont jamais parlé devant vous d’un enfant qui leur a été confié jadis et qui s’appelait Marc Aubertin ?

— Le comte de Trop… murmura-t-il d’une voix altérée.

— Oui, c’est cela ; c’est le surnom qu’on lui donne en famille. Eh bien, qu’en disaient-ils, du comte de Trop, les Dortan ?

— Qu’il était doux comme un agneau.

— C’est tout ?

— Oui, madame.

— On n’a jamais raconté devant vous des choses le concernant ? »

Greg, les lèvres serrées, fit de la tête un signe négatif.

« Ils ne regrettaient pas de rester sans nouvelles de leur ancien pensionnaire, vos amis ?

— Ils n’en disaient rien. »

La voix de Greg tremblait un peu. Il alla se réfugier auprès de Marcenay, espérant couper court à des questions qui l’affolaient, lui faisaient perdre tout sang-froid.

Le voyant secoué d’un frisson nerveux, Pierre le crut pris de la fièvre.

Il se leva.

« Mon petit compagnon de route doit être fatigué du voyage. Il est neuf heures, du reste. À cette heure-là, d’habitude, vous êtes depuis longtemps dans votre lit, mon oncle. »

Le vieillard inclina la tête en souriant. Il serait resté volontiers un moment de plus, mais il n’en manifesta rien.

« Et Mme Saujon ! s’écria tout à coup bonne maman, ne la verrons-nous pas ce soir ? Je m’attendais toujours à ce qu’elle parût… »

La bonne dame disait cela par politesse : elle y songeait à l’instant pour la première fois !

« Ma tante digère », prononça Pierre d’un ton doctoral.

Puis, riant :

« Elle m’a imposé comme devoir de reconnaissance l’obligation d’apprendre à soigner son estomac. Voici ma première ordonnance : une demi-heure avant les repas, cachet mystérieux — ce n’est que du bicarbonate de soude, je vous le confie — pris dans le recueillement et le repos absolu. J’ai déjà reçu à ce propos les bénédictions de la cuisinière que ma tante allait tarabuster au moment du coup de feu. Pendant le repas, mastication appliquée et persévérante, ce qui l’oblige à peu parler. »

L’oncle Charlot fit entendre un petit rire non exempt de malice.

« N’est-ce pas que nous avons été tranquilles, mon oncle ? »

Le vieillard appela Greg à lui d’un geste caressant et le montra du regard à Pierre.

« L’oncle Charlot veut sans doute que je vous dise combien son nouveau voisin de table a été attentionné.

— Oui, oui, balbutia l’infirme.

— Ma tante a trouvé très doux de n’avoir qu’à s’occuper d’elle. Aussi l’avons-nous laissée toute béate, en face d’une tasse d’un thé préparé de mes mains et que, par ordre du médecin qu’elle s’est choisi en ma personne, elle doit savourer en somnolant, à petite dose. C’est ce qui nous a privés ce soir de sa compagnie », ajouta Pierre avec un grand sérieux.

Autour de lui des sourires discrets traduisaient sa phrase qui, en bon français, devait s’entendre : « autant de gagné ».

Mme Saujon n’était sympathique à personne, la vieille Mme Lavaur, elle-même, ne l’aimait pas, et c’était le côté plaisant de leurs relations, cette antipathie, qui, au reste, était mutuelle.

Indispensables l’une à l’autre pour la partie de besigue qui leur était chère, elles se voyaient tous les jours ; mais elles ne se passaient rien.

Il était bien rare qu’un après-midi s’écoulât sans qu’elles échangeassent quelques mots piquants, allant parfois jusqu’à l’aigreur ; ce qui ne les empêchait pas, en se quittant, de se donner rendez-vous pour le lendemain.

Toute la famille accompagna Pierre et son oncle jusqu’au seuil du jardin.

Une fois sur la route, le jeune homme, un peu inquiet de Greg, lui demanda :

« Tu as toujours froid ?

— Pas tant que tout à l’heure.

— Cela ne fait rien, cours jusqu’à la maison pour te réchauffer. Tu diras à Malauvert de tenir un fauteuil prêt, au bas du perron. Et, en nous attendant, tu allumeras les bougies de mon oncle. »

Greg obéit, heureux de cet instant de solitude. Il était dans un état d’agitation indescriptible et articulait, tout en courant, des phrases incohérentes.

De temps en temps, il s’arrêtait comme pour reprendre haleine. En réalité, il luttait, s’efforçait de se dominer afin de paraître calme devant le domestique à qui il avait à transmettre des ordres.

« Allons, Greg, fais-toi une raison, se répétait-il pour s’encourager. Tu apprendras à te taire ; te voilà averti… Faut-il, tout de même ! faut-il que je sois venu justement demeurer à côté de… Ah ! Seigneur ! Seigneur… »

Et il se remettait à divaguer de plus belle.

Mme Saujon dormait dans son fauteuil. Ce fut Pierre qui présida au coucher de son oncle. Greg voulut à toute force l’aider. Le vieillard se laissa dorloter avec un plaisir manifeste. Il était ravi de sa petite équipée ; le sommeil le prit tout de suite, comme un enfant.