Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE III


Pierre était monté dans son appartement avec l’intention de se borner à vider ses malles et à remettre les aménagements de détail au lendemain. De fait, au bout de dix minutes, Greg aidant, le linge était serré dans les tiroirs, les habits suspendus à leur place.

Restaient les bibelots, les pipes, les livres, les armes ayant appartenu à l’officier de marine et qu’aussitôt sous-officier, son fils avait emportés pour en décorer sa chambre à la caserne.

« Qu’est-ce qu’on fait de ça ? s’informa Greg, pressé de voir tout en ordre.

— Rien ce soir, répondit Pierre. Porte les armes sur la table de la bibliothèque. Je referai mes panoplies demain. »

Lui reprenait possession des choses, allait d’un meuble à l’autre, jetant à chacun un sourire, la caresse d’un regard longtemps arrêté…

Cette chambre était celle de sa mère ; on n’y avait fait aucun changement. Il dormait dans le lit où elle était morte ; il nouait sa cravate devant le miroir où son doux visage de veuve s’ajustait, par la sévérité de la coiffure, au deuil toujours gardé !

À la tête du lit, au-dessous d’un Christ, une étagère en bois de rose supportait ses livres de prières : Pierre les y avait laissés. Il les ouvrait quelquefois…

Son cœur n’évoquait que la main amaigrie tournant les pages d’un geste lent, il est vrai. Mais son regard, retenu par quelque mot dont la profondeur l’étonnait, lisait un peu, tandis que ses doigts défroissaient le pli d’un feuillet… De ce contact béni, il emportait quelque pensée grave, quelque sage conseil, qui remontait parfois, aux heures troublées, du fond de son âme, et le gardait l’homme droit que sa mère avait voulu qu’il fût !

Il venait de s’arrêter auprès d’une petite marine, un coin de rade, à laquelle ils avaient travaillé, sa mère et lui, essayant de fixer, dans cette œuvre d’élève, pleine d’inexpérience, le dernier adieu échangé, de la pointe du môle au bateau qui fuyait là-bas, vers la haute mer, emportant le mari, le père, pour ne le plus ramener.

« Que de deuils déjà, songeait Pierre ; et je n’ai que vingt-quatre ans !

— Monsieur ! » appela soudain petit Greg d’une voix où perçaient la surprise et l’inquiétude.

Et, quand Pierre se fut retourné :

« La vieille dame vient donc travailler ici ?

— Ma tante ! apporter chez moi son sac en crin noir et tout ce qu’il recèle ? S’y installer ? Il ne manquerait plus que ça ! » tonna Marcenay, qui traversa la pièce en trois enjambées.

Mais, apercevant ce qui causait l’émoi du gamin — une corbeille à ouvrage posée sur un guéridon, en vis-à-vis avec une bergère ancienne à coussins de plumes — :

« C’est maman qui travaillait là ; c’était sa place, expliqua le jeune homme à voix très basse. Ne dérange rien. »

Inconsciemment, sa main caressait le rideau de tulle brodé à moitié et où l’aiguille était encore piquée. Petit Greg ne posa pas d’autre question. Il ne savait quoi dire, si fâché d’avoir interrogé Pierre, en remarquant les deux larmes qui brouillaient ses yeux.

À la fin, il se hasarda à proposer :

« Si vous vouliez, monsieur, c’est moi qui me chargerais d’épousseter votre chambre. Oh non ! je ne dérangerais rien, allez ! »

Il ajouta, hochant la tête tristement :

« Vous êtes encore bien heureux. Moi, il ne me reste rien du tout de maman, ni de mon père ; et de grand-père, rien que son chapeau et le vieux parapluie dont j’ai fait mon manteau. »

Un sourire passa, irrésistible, sur les lèvres de Pierre, à l’évocation de cette malheureuse loque. Le côté attendrissant de la réflexion de Greg s’effaça, quoi qu’il en eût, devant la petite silhouette si comique apparue là-bas, dans la cour de la gare.

Puis, une pensée lui vint, qui le fit attirer à lui l’enfant et l’embrasser.

Orphelins tous les deux…

Qu’importait la différence d’âge, de situation : le malheur était le même. Il lui sembla que, entre lui et son petit protégé, c’était un lien de plus.

Cependant l’heure passait ; en ayant enfin conscience, Pierre prononça :

« Retournons auprès de mon oncle. Il doit être impatient de nous voir revenir. »

Ils redescendirent au jardin, contournant cette fois la maison, afin de traverser le petit bois dessiné en labyrinthe qui aboutissait au rond-point. Les allées — de simples sentiers — savamment combinées, faisaient d’interminables détours.

« On croirait se promener dans un bois très grand où on peut se perdre, observa Greg. Que c’est donc amusant ! Et de l’autre côté du clos, ces arbres qu’on aperçoit de l’entrée, c’est pareil ?

— Non ; là-bas, c’est le verger. Tout ce que tu as entrevu donne des fruits. Juge s’il y a de quoi se régaler.

— Et la vieille dame ?… » interrogea Greg d’un air sévère ; celui qu’elle devait prendre pour interdire de toucher à ses fruits, pensait-il.

Pierre se mit à rire.

« Rassure-toi, mon petit, je… »

Il n’acheva point sa phrase. On parlait, près de son oncle. La voix qui prononçait les mots parvenus à son oreille était jeune, rieuse… Comme elle vibrait joliment ! Le ton était décidé, le timbre doux. Et on n’avait pas sonné à la grille, il en était certain ; donc c’était une amie : la bonne fée de l’oncle Charlot, peut-être…

Il s’était arrêté. Greg l’imita ; et tous deux, gardant le silence, se tinrent en observation.

Pierre hésitait à paraître ainsi, brusquement, sans savoir devant qui. Et, de sa place, il était malaisé de l’apprendre.

Petit Greg, dont le regard interrogeait curieusement sa physionomie, devina son désir. Leste et souple, il se glissa, sans faire remuer une branche, au milieu du massif qui les gênait, écarta deux rameaux à hauteur d’homme, et se tournant vers Pierre :

« Vous voyez ? interrogea-t-il.

— Oui », fit celui-ci à voix basse, en posant un doigt sur ses lèvres souriantes, pour commander le silence à l’enfant.

Une robe claire, un grand chapeau de mousseline, un profil perdu aux lignes très pures, une petite main posée sur un de ces fauteuils roulants qui servent à promener les malades, voilà ce qu’apercevait le jeune homme.

Élargissant lui-même le point d’observation, il parvint à distinguer de jolis cheveux châtain clair frisottant sur la nuque neigeuse, une taille souple, encore frêle…

Cette gracilité et la fraîcheur enfantine du timbre de la voix ne portaient pas dix-huit ans : une jeune fille… mais qui ?

M. Saujon avait dû protester en quelque manière, car elle s’était tue un instant.

Bientôt elle reprit :

« Vous pensez que Malauvert aurait abouti aussi vite ? Erreur, oncle Charlot. Il aurait pris la file et vous serait revenu à la nuit… sans votre voiture, probablement. Songez que deux chars venaient d’accrocher au tournant ; ils avaient tous les deux pas mal d’avaries : c’était pressé ; ils attendaient tout chargés au milieu de la rue qu’ils fermaient ! Sans compter cinq ou six vignerons venus avec des outils à réparer, et qui se montraient impatients d’être servis… Ah ! ah ! vous voudriez savoir comment je m’y suis prise ? Eh bien, ils étaient là tous à me regarder monter, poussant mon équipage. Je m’arrête ; je leur dis bonjour avec le plus gracieux sourire que je peux trouver, et j’explique : « Je vais peut-être vous retarder, mais il s’agit d’un malade qui sera privé de se promener s’il n’a pas son fauteuil roulant. La réparation est peu de chose : cinq minutes suffiront. Voulez-vous permettre qu’on commence par là ? » Pas un n’a osé dire non… Tandis qu’on remettait l’écrou, j’ai causé avec eux. De quoi, oncle Charlot ? Ah ! vous allez rire ! nous avons parlé politique… J’avais justement lu le journal à bonne maman ; j’étais ferrée. Je les ai ébahis. Ça a été très drôle. »

L’oncle Charlot riait tout fort.

« Tant pis ! je me risque », dit Pierre, faisant quelques pas dans la direction du rond-point.

Mais un nouvel incident se produisit, qui l’attira ailleurs.

Dans la propriété voisine, une altercation venait de s’élever, si violente, que la jeune amie de l’oncle Charlot, ne prenant pas le temps de rentrer chez elle par le dehors, se précipita vers le mur mitoyen, grimpa sur un banc de pierre qui s’y appuyait et, dressée sur la pointe des pieds pour permettre à son regard de dépasser la crête, s’informa d’un ton moitié rieur, moitié fâché :

« Qu’est-ce qui arrive ? Encore une dispute à cause de ce maudit croquet ? Vous vous le ferez interdire, mes petites. »

Les délinquantes, deux fillettes de quinze et treize ans, accoururent, leur maillet à la main, vers le lilas d’où émergeait le chapeau de leur sœur aînée, criant ensemble :

« C’est Jeanne qui prétend…

— C’est Blanche qui soutient que…

— Là ! là ! interrompit la petite fée de l’oncle Charlot, se bouchant les oreilles ; si vous voulez que je vous comprenne, parlez l’une après l’autre.

— Blanche affirme que, lorsqu’on est corsaire, les autres peuvent vous croquer, fit Jeanne.

— N’est-ce pas que c’est vrai, Gaby ? insinua Blanche.

— Et puis, reprit Jeanne, sans laisser à Gabrielle le temps de donner son avis, elle veut que le joueur qui prend deux coups puisse déplacer la boule de plus d’une largeur de maillet. Cette prétention, c’est tricher ! »

Et, se tournant vers Blanche :

« Oui ! oui ! mademoiselle, cria la petite, secouant sa tête aux cheveux courts, dont les frisures s’agitaient drôlement autour de son visage empourpré d’indignation, oui, c’est tricher. Mais, à la pension, toutes les grandes trichent quand elles jouent avec nous.

— Si on peut dire !… protesta Blanche avec un haussement d’épaules.

— Si on peut dire que vous trichez ? Moi, je le dis, parce que c’est vrai. Vous trichez de crainte d’être vaincues par nous, les petites…

— Eh bien, je ne jouerai plus avec toi, déclara l’accusée en lançant son maillet loin d’elle.

— Je vous rejoins, prononça Gabrielle. Je vous accorderai, la règle du jeu à la main. Vous ne pourrez plus discuter, encore moins vous disputer ! À entendre ces cris, j’ai cru qu’on se battait… Voyons, Blanche, ajouta-t-elle d’un ton conciliant, ramasse ton maillet. À quinze ans, on doit montrer plus de raison… Et toi, Jeanne, un peu de tolérance ; tu emploies des expressions qui n’ont rien de parlementaire, ma chérie. »

Rassérénée par cette conclusion, Blanche obéit à sa sœur. Mais, tandis qu’elle revenait armée de son maillet, ses yeux noirs pleins de malice observaient avec une curiosité étonnée un haut sapin dont les branches s’agitaient par saccades ; phénomène deux fois inexplicable, puisque les arbres voisins gardaient leur immobilité et qu’il ne courait pas un souffle de vent.

« Le neveu qu’on attend chez les Saujon doit être arrivé, murmura l’espiègle après un examen prolongé qui l’amena enfin à découvrir une manche où brillait un galon.

— Je ne crois pas, repartit Gabrielle ; du moins je ne l’ai pas vu.

— Je te défie bien de l’apercevoir en ce moment, si ce n’est de ma place. Ne s’est-il pas perché sur ce sapin, là, à droite, à vingt mètres de nous ! »

Elle s’était rapprochée du mur et parlait à voix basse.

« Dame ! reprit l’aînée du même ton, vous avez fait assez de bruit pour attirer l’attention des voisins. La preuve, c’est que toute la tribu des Merson est aux fenêtres. Vous allez donner une belle idée de votre caractère, mes petites.

— Ah bien ! si on ne peut pas discuter en paix, ce n’est pas la peine de venir à la campagne, protesta Blanche en tapotant mélancoliquement avec son maillet la pointe de sa bottine. Tu vas rentrer, Gaby ? demanda-t-elle. Il y a une heure que Mme Saujon est partie. Bonne maman te croyait avec nous. Elle t’a déjà réclamée deux fois.

— Maman n’est donc pas de retour de Givry ?

— Non.

— Je vous rejoins, » répéta-t-elle.

Et, subitement, le grand chapeau de mousseline disparut.

Mais, à peine descendue de son banc, Gabrielle réfléchit. S’éloignerait-elle sans avoir renouvelé connaissance avec son ancien ami, Pierre Marcenay ? Ce ne serait guère aimable. Cela la retarderait si peu : deux minutes ; le temps de lui annoncer qu’ils étaient voisins et de l’inviter à venir le soir même voir sa mère et sa grand’mère.

Ah ! il s’était perché dans un arbre… si elle se donnait le plaisir de l’y surprendre. Il serait pas mal confus jusqu’à ce qu’il l’ait reconnue. Serait-ce amusant ?…

Elle fit un détour, afin de longer l’observatoire improvisé. Mais, la dispute finie, Pierre en avait dégringolé dare-dare.

Lorsque Gabrielle revint au rond-point, le jeune homme racontait, en la mimant avec une verve gamine, la scène à laquelle ils venaient d’assister Greg et lui ; car il y était aussi grimpé, sur le sapin, petit Greg. Et même, il avait lancé de là-haut cette réflexion, qui lui avait valu un coup de coude dans les côtes :

« On croirait entendre piailler mes oies… »

« Vous êtes donc devenu moqueur, au régiment, monsieur Pierre ? » demanda l’arbitre de la dispute, avec un joli rire.

S’entendant interpeller, Pierre, qui tournait le dos à la jeune fille, fit lestement volteface. Il paraissait tout à fait confus ; autant que si elle l’eût surpris sur le sapin, en flagrant délit d’indiscrétion.

Mais elle rit de plus belle. Et, tandis qu’il s’inclinait cérémonieusement, sans rien dire, elle vint à lui, et lui tendant la main, d’un geste amical :

« Oncle Charlot, il ne reconnaît pas Gaby !

— La toute petite Gaby que je portais à bras tendu quand nous faisions le cirque dans la cour de M. Lavaur ! s’écria Pierre en serrant avec un empressement joyeux la main menue qu’on lui offrait.

— La toute petite Gaby. Oh ! je n’ai pas tant grandi, vous auriez bien pu me reconnaître.

— Je l’aurais pu, en effet », murmura-t-il, en l’enveloppant d’un affectueux regard.

Il retrouvait chez la jeune fille les doux yeux de l’enfant ; ces yeux d’un bleu pur, si lumineux que leur éclat embellissait tout le visage, si candides que l’âme y transparaissait. Oui, c’était bien toujours « la toute petite Gaby ». Ah ! qu’il était content !

Depuis combien d’années ne s’étaient-ils vus ? Dix, au moins ; depuis que Marc Aubertin et lui avaient été envoyés à Dijon, à l’institution la Bretennière, pour y terminer leurs études.

Assis maintenant tous les deux aux côtés de l’oncle Charlot, ils refaisaient ensemble ce compte d’années.

Gabrielle avait tout à fait oublié bonne maman, sa lecture et le reste. Elle rappelait à Pierre les vieux souvenirs communs ; la maison du chat, construite par lui sous le grand hangar, et dont le chien s’obstinait à s’emparer ; les promenades au bord de la Saône, les cailloux roulés qu’on rapportait à pleines poches ; et les contes qu’il inventait pour elle les jours de pluie, des contes où les bêtes parlaient.

Mais elle s’interrompit soudain pour reprendre :

« Et mon cousin ! dont je ne songe pas à m’informer ? Il va bien ?

— Tout à fait bien. Il compte avoir une permission de trente jours sitôt après les manœuvres.

— Que vous allez lui manquer ! Vous vous êtes si peu quittés depuis le collège ! Et il vous aime tant. Vous êtes presque un frère pour lui ; un grand frère, encore que vous ayez le même âge. »

Pierre sourit ; mais un pli se creusa sur son front l’espace d’une seconde, tandis qu’il répondait, bien sincère :

« J’ai mille raisons de l’aimer fraternellement moi aussi, ce cher comte de Trop.

— La première, c’est de compenser ce qui…

— C’est qu’il le mérite, interrompit Pierre en indiquant Greg d’un geste furtif. Jamais je ne lui serai dévoué autant que je le dois, » ajouta-t-il avec une nuance de tristesse.

Puis, changeant de sujet, brusquement :

« Vous n’habitez Dracy que durant les vacances, mademoiselle Gabrielle ?

— Du tout. Nous y sommes installées d’une façon définitive depuis le printemps, bonne maman et moi. Il y a un an déjà que ma grand’mère avait peine à supporter le bruit de la maison. Chaque fois que l’on déchargeait des marchandises dans la cour, elle prenait une migraine : vous jugez si c’était fréquent. Et puis, ne pouvant plus faire de longues courses, elle ne changeait pas d’air. Bref sa santé s’altérait. Mon père s’est décidé à acheter la propriété qui touche à celle de votre oncle. Mais, laisser bonne maman habiter seule ici, on n’y pouvait songer. Alors, comme mon éducation était terminée, j’ai proposé de lui tenir compagnie.

— Et, vous en choyez deux au lieu d’un. Sont-ils heureux de vous avoir, ces bons vieux ! Ah ! que je vous remercie de vous être un peu occupée de mon oncle ! Je vous seconderai, à présent. Oui, oui, oncle Charlot, les mauvais jours sont passés.

— Pauvre vieil ami… fit Gabrielle, hochant la tête avec une expression compatissante. Mais je babille comme si je n’étais pas les yeux, les oreilles, la mémoire de bonne maman, s’écria-t-elle tout à coup en se levant avec vivacité. C’est l’heure de sa lecture : je me sauve. Si vous nous ameniez l’oncle Charlot après-dîner, monsieur Pierre ? Tout le monde à la maison sera heureux de vous revoir. Vous voulez bien, mon vieil ami ? demanda-t-elle à l’infirme, tout en refaisant le nœud de sa cravate ; je vous fleurirai d’un œillet. »

Puis, avec une sorte de regret :

« Je ne vous propose pas de revenir à cinq heures vous faire faire une promenade ; vous n’allez plus avoir besoin de moi, à présent.

— Si… si…, protesta l’oncle Charlot dont les traits s’illuminaient de joie : si », répéta-t-il encore, tandis qu’elle s’éloignait avec Pierre qui avait insisté pour la reconduire jusqu’à la porte du jardin.