Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE VII


Le lendemain était jour de grande lessive, cette mémorable lessive de ménage dont bonne maman Lavaur, sitôt à la campagne, s’était hâtée de reprendre l’usage. On ne la faisait que quatre fois l’an : aussi, quel travail durant une semaine ! Tout le monde y était employé. Il n’était plus question d’autre chose.

La lingerie ne suffisait pas ; la salle à manger était mise à contribution pour le pliage des serviettes et des nappes ; il se glissait parfois une brassée de menu linge jusqu’au salon !

Qu’importait ? Toutes réceptions étaient suspendues au cours de cette laborieuse semaine ; Gabrielle devait se fâcher pour obtenir que la partie de besigue elle-même ne fût pas sacrifiée.

« Mais aussi, répétait bonne maman, afin d’encourager son monde, on a trois mois de tranquillité, avec mon système. »

Un peu de vent, un rayon de soleil, semblant vouloir favoriser le séchage, sitôt sa grand’mère coiffée et habillée, Gaby était descendue au jardin aider la femme de chambre à étendre.

Bien encapuchonnée dans un ample bachelick de drap, les mains cachées sous de fins gants de laine blanche, elle jetait d’un mouvement vif, en s’élevant sur la pointe des pieds, le linge mouillé sur les cordes tendues le long des allées du jardin.

Mélanie l’observait avec sollicitude.

« Est-ce que mademoiselle serait souffrante qu’on ne l’entend pas chanter, aujourd’hui ? » se demandait-elle.

Gaby avait, en effet, l’habitude de fredonner lorsqu’elle se livrait aux soins du ménage ; peut-être pour s’en distraire, peut-être inconsciemment, parce que son esprit vagabondait un peu, tandis que ses doigts agiles rangeaient, pliaient le linge, couvraient les pots de confiture, confectionnaient la tarte du goûter ou l’entremets du soir.

Mais, ce matin-là, elle était encore sous l’impression rapportée la veille, la pauvre Gaby, et c’est en silence, d’un air absorbé, qu’elle s’acquittait de sa tâche.

Le travail avançait, la corbeille était vide. Hélant le jardinier, Mélanie retourna avec lui chercher une nouvelle charge de linge au lavoir.

La jeune fille s’accota frileusement, pour les attendre, à un gros arbre dont le large tronc la protégeait contre la bise, un peu aigre en dépit du soleil.

Emmitouflée jusqu’aux yeux dans les plis souples de son bachelick, elle s’isolait, songeuse et triste, triste tout à fait.

La voix de Marcenay la saluant, de l’autre côté du mur, d’un bonjour amical, lui fit soudain tourner la tête, puis quitter son abri et se rapprocher de l’enclos voisin.

Pierre expliqua :

« Je suis en faction depuis pas mal de temps ; j’attendais le départ de Mélanie. Nous allons être quelques jours privés de vos visites, mademoiselle ; inutile d’ajouter à quel point nous le déplorons, mon oncle et moi, mais il le faut. Greg est très mal. Le médecin, que j’ai fait appeler dès l’aube, car il a passé une nuit terrible, le pauvre petit, le médecin craint des complications de toute sorte, même la méningite. Pour la fièvre typhoïde, elle lui paraît des mieux caractérisées. Aussi, sa première recommandation a-t-elle été celle-ci : « Ne devront pénétrer chez le malade que les gens chargés de le soigner, et, dans la maison, ni enfants, ni personnes jeunes. » Il y avait, paraît-il, des cas isolés aux environs ; aucune mesure préservatrice n’a été prise, et le mal se transforme en épidémie.

— Mais vous ?… observa Gabrielle.

— Oh ! moi, je suis à l’épreuve. Et puis, m’étant chargé de ce bonhomme, je lui dois mes soins. »

Une question vint aux lèvres de la jeune fille, mais elle était sur ses gardes ; elle se tut, cette fois. Ce fut Pierre qui reprit :

« J’espère que Mlle Dortan voudra bien me remplacer pendant la convalescence ; le voyage dont je vous parlais hier est indispensable et pressé !… Je partirai dès que l’état de Greg me le permettra. Je n’ai pu m’empêcher de sourire, hier soir, lorsque vous avez fait cette réflexion à propos de mon absence : « Ce serait bien naturel. » Vous vous disiez ceci, n’est-ce pas, vous qui avez la passion des excursions lointaines : « Voyager, c’est la première chose qui doit tenter un millionnaire. » Et moi, je pensais à ce que je vais vous confier, d’accord avec l’oncle Charlot ; je peux même dire que c’est lui qui m’envoie. Nous avons jugé tous les deux que nous vous devions cette marque de confiance, à vous si compatissante, si dévouée au pauvre infirme. Vous nous garderez le secret, n’est-ce pas ? ».

Elle inclina la tête affirmativement et prononça :

« D’une manière absolue, vous pouvez en assurer M. Saujon. Reportez-lui aussi que rien ne pouvait me toucher davantage.

— Voici ce qui nécessite mon départ ; car les deux choses se tiennent. Mon oncle Odule avait contracté, en quittant la France, un emprunt dans des conditions telles, que le remboursement emportera une bonne part de sa fortune. Mais nous ne retrouvons pas dans ses papiers certaines indications indispensables. Je vais être forcé de faire des recherches qui peuvent me conduire loin, me prendre quelque temps… Nous avons grande hâte que cette question soit réglée.

— Vous avez joliment raison ! Vous serez ainsi débarrassé de ce maudit argent », s’écria la jeune fille, souriant à Pierre, incapable de dissimuler la joie qu’elle ressentait.

Oncle Charlot, où étiez-vous ?… En surprenant le joli et franc regard échangé après cette exclamation entre Gaby et Pierre, vous auriez jugé l’heure venue, et, sur-le-champ, fiancé ces deux enfants de votre choix…

Un mot prononcé, un engagement pris, c’est une incalculable force à opposer aux événements contraires… Pauvre oncle Charlot, que n’étiez-vous aux côtés de votre petite amie ?…

Bonne maman s’avançait, bien enveloppée elle aussi et très décidée à se mêler de l’étendage. Mais ce que Marcenay lui apprit, touchant l’état de Greg et les ordres du docteur, modifia le courant de ses idées.

« Ta mère qui voulait amener les petites, aux vacances du premier de l’an ! C’est nous qui allons émigrer. Je n’entends pas prendre la responsabilité de te garder ici exposée à la contagion. Les microbes passeraient fort bien le mur, ma chère. Partons ! partons ! Mélanie pliera la lessive avec la cuisinière.

— Et ma tante Aubertin qui doit venir ces jours-ci ? objecta Gabrielle, peu tentée de se ranger à l’avis de sa grand’mère.

— Nous la verrons à Chalon.

— Ce ne sera pas tout à fait la même chose que de la recevoir chez vous… Et puis, bonne maman, ajouta-t-elle en hochant la tête, gare aux migraines chaque fois qu’on déchargera les lamelles de fer et les poutres à pleines charretées.

— Que veux-tu ? De deux maux il faut choisir le moindre.

— Combien je vous approuve, madame ! s’écria Pierre, heureux de la pensée que Gabrielle serait à l’abri de l’épidémie.

— N’est-ce pas ? On ne saurait être trop prudent.

— Pour les autres… remarqua Gaby ; M. Marcenay reste bien !

— Ce n’est pas ce qu’il fait de mieux au point de vue de sa sécurité, repartit bonne maman.

— Je sais qu’il est des devoirs qui doivent passer avant le souci de soi-même : je ne le blâme pas de rester ; ce que je déplore, c’est que nous prenions la fuite avec ce manque de bravoure, nous.

— Résigne-toi ; nous dînerons ce soir à Chalon. Veuillez bien m’excuser auprès de votre tante et de votre oncle, monsieur Marcenay ; ce n’est pas que je redoute la contagion pour moi, mais je crois sage de m’abstenir d’aller leur dire adieu.

— Très sage, madame, approuva encore Marcenay.

— Il ne faudra pas que la maladie de petit Greg vous empêche de venir faire enfin connaissance avec la mère de Marc. Elle sera elle-même heureuse de vous voir, vous qui êtes depuis tant d’années le meilleur ami de son fils : nous comptons sur vous ; venez déjeuner et passer toute une journée, si cela vous est possible. »

Pierre articula un remerciement vague, ne prévoyant guère pouvoir accepter, puisque, sitôt libre, il comptait partir.

Et, saluant les deux femmes, il regagna la chambre du malade.

Celui-ci somnolait, toujours haletant, dans une agitation extrême, mais sans délire.

S’il était même une chose surprenante, c’était son mutisme.

Il ne parlait que pour demander à boire. Ni plaintes, ni questions, pas un mot autre que celui-ci :

« J’ai soif. »

Deux jours s’écoulèrent sans amener aucun changement.

Bonne maman Lavaur avait bel et bien effectué son projet : la maison voisine était close. Pierre écrivit à Catherine Dortan pour lui demander de l’aider à soigner le fils de son amie. Mais elle était au lit, la pauvre Catherine, prise par une crise de rhumatisme articulaire qui ne lui permettait même pas de tenir une plume : ce fut la supérieure qui dut répondre à Marcenay.

Le septième jour, aux premières lueurs du matin, Pierre, qui dormait sur le lit de camp dressé à côté de celui de petit Greg, fut réveillé par cet appel étrange.

« Grand-père ! tu es là ?

— Allons, bien ! Encore une complication ! voici le délire qui se déclare », murmura le jeune homme, se soulevant un peu afin d’observer le malade.

Mais à peine celui-ci eut-il entrevu Marcenay, qu’il lui sourit et lui tendit les bras, comme un bébé à sa mère.

Persuadé qu’il suivait son idée, l’idée éclose dans le délire, Pierre se pencha et laissa le petit enlacer son cou et l’embrasser sans rien lui dire.

Ce fut Greg qui ajouta :

« Je n’y étais plus, tout à l’heure. Je me croyais aux Égrats, du temps de grand-père… Il y a longtemps que je suis malade ?

— Une semaine tout juste. »

La tête posée sur l’oreiller, maintenant Greg promenait autour de lui un regard curieux, comme si sa mémoire se fût essayée à reprendre possession des choses.

Indiquant du doigt la tenture :

« Ça m’a bien tenu compagnie, ces fleurs, mais ça me faisait croire que j’étais chez nous, dans le jardin : j’embrouillais tout !

— Et, à présent, tu sais où tu es ?

— Oui, oh oui ! Il y a… l’oncle Charlot, et puis… Mlle Gabrielle, et puis… et puis…

— La « vieille dame », fit Pierre en riant.

— Oui, elle aussi, je la sais.

— Et moi, « tu me sais » ?

— J’ai pas de peine ! Je vous ai vu tout le temps, monsieur Pierre. Vous ne m’auriez pas quitté le jour et la nuit, je ne vous aurais pas mieux vu en dedans de moi. C’est à cause que je vous aime bien, je pense.

— Pauvre petit, songea Pierre, tu me payes mes veilles. »

Un peu de déroute existait encore dans l’esprit de l’enfant, néanmoins, car il ne s’était point aperçu des dispositions prises. C’est seulement en voyant Marcenay endosser sa robe de chambre qu’il remarqua le lit dressé auprès du sien.

« Jésus béni ! C’est vous qui me gardez ! »

Il joignait les mains, son regard éclatait de gratitude, mais ses lèvres restaient muettes parce que les mots qui lui venaient ne contentaient pas son cœur.

Ça finit par des larmes. Pierre les sécha en affirmant à son petit protégé qu’il devinait tout ce qu’exprimait son silence.

Le médecin entra au moment où Greg, soudain affamé, réclamait sa soupe.

« Eh bien, docteur, qu’en dites-vous ? fit Pierre, mal revenu de sa surprise.

— Rien : je ne comprends pas… répondit celui-ci, après avoir examiné son malade. Plus trace de fièvre, température normale, la langue bonne, les yeux lucides… je suis dérouté, je l’avoue. »

Greg se leva dans l’après-midi, put dîner à table et se sentit à peine las en regagnant son lit vers huit heures.

Tous les détails de sa vie nouvelle lui étaient revenus sans effort. Deux ou trois jours pour reprendre ses forces, et c’est à peine si un reste de pâleur faisait soupçonner la crise qu’il venait de subir.

Pierre était doublement satisfait de le voir hors d’affaire : il allait pouvoir songer à se mettre en route.

La réponse du maire de Thouars lui était parvenue. Elle ne jetait aucune clarté sur l’événement, il est vrai, mais elle dénotait chez celui qui l’avait écrite beaucoup d’obligeance et de bonne volonté.

« J’ai fait discrètement, disait-il, et sans y employer aucun, ma petite enquête. J’ai le regret de vous prévenir qu’elle n’a rien donné !

« L’hôtel du Cheval-Blanc, qui était celui des relais de poste, est passé en d’autres mains ; le personnel a été renouvelé nombre de fois. Le service des diligences est supprimé depuis que le chemin de fer traverse notre pays, allant jusqu’aux Sables-d’Olonne. À Bressuire, où j’ai écrit, on ne se souvient même pas du nom des conducteurs de patache en service il y a vingt-cinq ans. J’ai interrogé tous les cantonniers. Un seul l’était à cette époque, et il ne sait rien, ayant toujours été affecté à une autre route que celle où l’accident s’est produit.

« Je ne vois trop comment nous nous y prendrons pour obtenir les renseignements que vous souhaitez avoir. Mais je reste à votre disposition, monsieur. Si, comme la teneur de votre lettre me le laisse pressentir, vous vous décidez à mener vous-même l’enquête, venez me trouver en arrivant. Je me ferai un plaisir de vous seconder dans vos démarches. »

Il avait ajouté en post-scriptum :

« Je viens de penser à un moyen qui aurait peut-être des chances d’aboutir.

« Si cela ne présente pas d’inconvénient, rédigez une note et envoyez-la-moi. Je la ferai passer aux journaux de la région ; ils sont très lus. Je recevrai et vous transmettrai les communications obtenues par cette voie. »

Assuré d’un collaborateur discret et plein de zèle, Pierre se sentit moins inquiet sur l’issue de son entreprise.

Il lui paraissait impossible que sur sept ou huit voyageurs, dont parlait son oncle, sans compter les paysans venus au secours de l’équipage, il ne se rencontrât personne ayant gardé le souvenir d’un si grave accident, et du nom de ceux qui en avaient été victimes.

Le problème était de découvrir ce témoin précieux.

Sans doute, il lui faudrait aller de village en village, de maison en maison, aux environs de Thouars. Le moment était mal choisi. On approchait de la Noël. À cette époque, où la terre se repose, les laboureurs sont en liesse : visites de parenté, repas de famille, accordailles ; ce sont partout des réjouissances. Il serait mieux d’attendre quelques semaines.

Mettant à profit le dernier conseil du maire de Thouars, ce ne serait pas du temps inemployé ; la note aux journaux ferait son chemin et produirait tous les résultats qu’on en devait attendre durant cet intervalle.

Le jour même, Pierre rédigea un bref communiqué et l’expédia, annonçant, après avoir pris l’avis de l’oncle Charlot, qu’il se rendrait à Thouars dès après la fête des Rois.

Ce retard permit au jeune homme d’être témoin de la joie du petit Greg, une grande joie !

La veille de Noël, le courrier déposa au Péage une caisse à l’adresse de « M. Grégoire Chaverny », et le facteur apporta la lettre l’annonçant.

Malauvert fut dépêché pour aller quérir le précieux colis ; car, en dépit de sa bonne mine, tout à fait revenue, Greg était encore traité en convalescent et ne sortait pas les jours de pluie ou de brouillard.

Mais point n’était besoin de posséder la caisse pour en savoir le contenu. La bonne Catherinette en énumérait le détail tout au long dans sa lettre :


« Mon cher petit Greg, écrivait-elle, je n’ai pas pu aller te soigner, à mon grand regret, mais je tiens à te prouver que je ne t’oublie pas. Puisses-tu avoir autant de plaisir à recevoir ta petite caisse que j’en ai eu à la remplir !

« Tu trouveras dedans un bon cache-nez que j’ai tricoté moi-même. Je te l’ai fait bleu marine, parce que c’est la couleur que ta maman préférait. Ça te tiendra bien chaud pour aller à l’école. Je t’envoie aussi de gros gants ; cache dedans tes petites mains, qui craignent tant les engelures, et endosse au plus vite le gilet de laine qui accompagne les gants ; on doit se méfier du froid lorsqu’on sort de maladie.

« Je n’ai pas non plus oublié qu’à treize ans — tu les auras le mois prochain — on aime encore les friandises. Je t’ai fabriqué, avec le secours de notre bonne sœur cuisinière, des croquets aux amandes et des nougats aux noix.

« Enfin, tout au fond de la caisse, j’ai mis le plus précieux, devines-tu ?… Non ?… Eh bien, c’est le livre des Évangiles que j’avais en garde ; mère Norite a dû te le dire.

« À l’usure de certaines pages, tu verras ce que ton grand-père lisait de préférence : prends modèle sur lui, mon cher petit Greg ; il peut nous servir d’exemple à tous… Je l’ai bien des fois admiré, le digne homme !

« Il m’avait confié ce livre pour te le remettre quand tu aurais quinze ans ; mais tu es si raisonnable ! j’ai pensé pouvoir devancer un peu cette date.

« Présente mes compliments à M. Marcenay. Je n’ai pas à te recommander de te montrer reconnaissant, n’est-ce pas, mon cher petit ?

« Je t’envoie deux des baisers que j’aurais été si aise de te donner, à la place de ta pauvre maman, quand tu étais malade, en te soignant pour nous deux…

« Ta vieille amie,
« Catherinette, comme tu m’appelles.

« P.-S. — Je me demande si, quand tu seras un grand médecin, très savant, tu parviendras à me guérir. Ce que je sais bien, c’est que nos docteurs, qui ont pourtant du mérite, ne peuvent rien à mon mal ! »

Greg soupira :

« Bonne Catherinette ! Avant que je sois à même de te soigner ! Que de jours et d’années !… »

« Sa lettre lue et relue, il alla se poster à l’entrée du jardin, afin de voir sa caisse dès le tournant. Une caisse à son adresse ! L’événement était unique en sa vie.

Il la prit, avec une sorte de respect, des mains de Malauvert, et, d’une haleine, courut, chargé de son trésor, frapper à la porte de Pierre.

Ils déclouèrent le couvercle de concert. Tous les objets annoncés en furent tirés par leur propriétaire, qui les passait à mesure au jeune homme, lequel les étalait sur un fauteuil, afin que Greg pût admirer l’ensemble.

Heureux petit Greg ! Il cherchait vainement en lui-même le souvenir d’une heure lui ayant apporté tant de plaisir. Aux grandes fêtes, sa mère Norite faisait des crêpes pour le régaler ; à Noël, il trouvait ses sabots remplis, l’un de noix, l’autre de châtaignes : c’est tout. Ne possédant rien, qu’eût-elle pu davantage ?

Il restait devant le fauteuil en extase.

Pierre alla chercher au fond d’un tiroir un objet préparé à l’avance, et, revenant à son petit protégé :

« Je comptais ne te donner cela que demain ; mais, puisque ton Noël est arrivé, tiens : voici mon présent. »

Le ruban dénoué, le papier déroulé, Greg eut sous les yeux un écrin :

« Ouvre », commanda Pierre en souriant.

Ce qu’enfermait l’écrin, c’était une grosse montre en argent suspendue à une chaîne solide comme un câble.

« C’est ma montre de collégien, expliqua Marcenay. Elle est à toute épreuve, puisqu’elle est restée bonne en dépit des mauvais traitements et des chutes.

— La vôtre ! monsieur. Vous me donnez votre montre ?

— Tu la préfères à une neuve, n’est-ce pas ?

— Oh oui !

— Je l’ai pensé.

— Vous êtes si bon pour moi que je voudrais vous le rendre, monsieur Pierre. Que ça se présente, n’ayez crainte ! »

Il y avait dans les yeux noirs de Greg une assurance singulière. On eût dit qu’il la prévoyait, cette occasion, qu’il la jugeait certaine… Pauvre petit Greg !

Après qu’il eut passé, tourné, retourné, essayé les cadeaux de la bonne Catherine, il fit lire la lettre de celle-ci à Pierre :

« Mlle Dortan te considère comme un garçon sérieux, à ce que je vois. Eh bien, moi aussi, mon ami Greg ; je vais t’en donner la preuve. Je pars dans quelques jours pour longtemps, peut-être. C’est à toi que je confie le soin de veiller sur mon oncle, d’y veiller le jour et la nuit. Non que tu doives coucher dans sa chambre à la place de Malauvert ; les choses resteront en l’état. Il suffira que tu laisses ta porte ouverte, afin d’être prêt au premier appel de l’oncle Charlot. Tu devras sacrifier l’école, par exemple. C’est l’instituteur adjoint qui montera te donner chaque jour une leçon, sa classe finie. Je me suis entendu avec lui ; Mlle Lavaur te secondera dans le soin de distraire mon oncle.

— Bientôt ? Ces dames vont revenir, monsieur ?

— Dans une quinzaine, m’ont-elles dit. »

Le visage de Greg changea d’expression. Une barre dure coupait maintenant son front entre les deux sourcils rapprochés violemment, ses lèvres se serraient angoissées…

Pierre, surpris, lui demanda :

« Qu’est-ce qui te tracasse ?

— L’autre… l’autre dame qui devait venir, vous savez bien, monsieur, la maman du comte de Trop, elle sera là aussi ?

— Non, non, rassure-toi. Tu n’auras pas à être aimable avec elle. Car… il l’aurait fallu, petit Greg. Je t’aurais grondé si tu t’étais montré impoli. Enfin, se hâta-t-il de reprendre en voyant rouler deux larmes dans les yeux du gamin, n’y pense plus ; elle est repartie. J’ignore quelles raisons lui ont fait abréger son séjour en Bourgogne ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est que le jour où j’ai déjeuné chez M. Lavaur elle faisait ses malles.

— Ah ! tant mieux !

— Alors, c’est entendu, je peux compter sur toi pour mon oncle ?

— Oui, monsieur Pierre, vous le pouvez.

— Veille aussi que ma tante prenne bien exactement ce que je lui ai prescrit. Je t’apprendrai dès ce soir à faire le thé comme je le lui prépare.

— Pour sûr, j’y veillerai ! Quand elle n’est pas malade, elle est bien plus… je veux dire pas si… tant…

— Compris, interrompit Pierre, amusé par l’embarras de Greg, pris entre ses recommandations de rester respectueux et son désir d’expliquer son idée.

— Monsieur ! fit le gamin tout à coup, j’ai envie de lui offrir la moitié de mes nougats. Qu’est-ce que vous en dites ?

— J’approuve ; d’autant que ma tante raffole des nougats aux noix et que ça ne se trouve guère dans le commerce. Elle sera touchée de cette attention de ta part; vous allez devenir bons amis.

— J’y vais tout de suite. »

S’armant d’une de ses boîtes de nougats, il partit en courant. Mais, parvenu à moitié de l’escalier, il s’arrêta si brusquement qu’on l’eût dit saisi au collet par quelque invisible sentinelle.

Une question venait de se poser dans son esprit, une question si grave que le recueillement de l’immobilité lui semblait nécessaire pour y répondre.

Deux à trois minutes il médita ainsi en sa pose de statue, envisageant, dans un lointain obscur, des événements point préparés encore, mais inévitables…

« Non ! non ! non ! pas ! jamais ! » prononça-t-il, enfin, cinglant l’espace d’un geste résolu.

Puis, à pas lents, encore pensif, il franchit le reste des degrés.

Ses nougats offerts à Caroline, qui lui rendit en échange une caresse, — chose rare, — ses présents admirés de toute la maison, à commencer par l’oncle Charlot, Greg transporta chez lui la caisse et son contenu.

Ce n’étaient pas les gants, le cache-nez et le reste qui le captivaient à cette heure.

Tout était serré dans ses tiroirs ; tout, hors le vieux livre, dont la reliure usée aux angles révélait l’usage permanent qu’on en avait dû faire.

« Qu’est-ce que tu en dirais, toi, grand-père, de tout ça ? »

Il semblait à Greg être avec son aïeul en posant ses mains là où tant de fois celui-ci avait appuyé les siennes. Il ne l’avait pas connu bien longtemps, l’ayant perdu depuis six ans déjà !…

En son souvenir, il entrevoyait un grand corps flottant dans une misérable houppelande, et se soutenant à l’aide d’un bâton ; des cheveux de neige tombaient épars sur un front où la douleur, et quelque chose de plus amer encore, de lourd comme la honte, avait creusé des plis humiliés au dessus des yeux mornes, usés par les larmes.

Mais il l’aimait, ce pauvre vieux qui retrouvait encore un sourire pour lui ; et il l’avait bien mieux aimé plus tard… quand il avait su…

Le livre s’était ouvert de lui-même à la page sans cesse consultée. Et Greg lisait, s’arrêtant aux phrases soulignées d’un trait au crayon :

Vous savez qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent.

Et moi je vous dis de ne point résister à ceux qui vous traitent mal…

Puis, plus loin :

Aimez vos ennemis.

Bénissez ceux qui vous maudissent.

Faites du bien à ceux qui vous haïssent.

Priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient.

Cette dernière phrase était soulignée trois fois.

Et votre récompense sera grande, et vous serez les enfants de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui envoie sa pluie sur les justes et sur les injustes…

Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux.

Longtemps, longtemps, Greg demeura le regard fixé sur la page soulignée, méditant, non sur ces divins conseils, mais sur les circonstances qui avaient amené son grand-père à les relire si souvent.

Et, tenant toujours le livre entre ses mains, il répétait : « Oh ! grand-père ! grand-père ! conseille-moi ; commande-moi ma conduite ! Je voudrais faire ce que tu ferais si tu étais à ma place… Mais, comment saurais-je ? Je suis si petit ! pas treize ans ! Je t’en prie, aide-moi !… »