Pour cause de fin de bail/Les Hôtes de Castelfêlé

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 101-110).

LES HÔTES DE CASTELFÊLÉ

Tout de suite, ce jeune homme rencontré chez des amis communs m’avait énormément plu.

Son évident bon cœur, sa soif un peu candide de justice, et surtout la ravissante simplicité de son esprit, m’inculquèrent le désir de faire sa connaissance plus ample, comme on dit.

À l’instar, peut-être, des animaux qui aiment qui les aime, le jeune homme, de son côté, me manifesta une prompte sympathie.

— Venez, dit-il, passer une journée chez moi, ou plutôt chez nous, car je vis avec ma vieille bonne-maman qui m’a élevé, une femme de beaucoup d’esprit qui vous plaira, j’en suis sûr.

— Vous n’avez plus vos parents ?

— Non. Mon père, je ne l’ai jamais connu ; c’était, paraît-il, le cocher de mes grands-parents. Quant à ma mère, elle mourut de honte, je crois, peu de temps après ma naissance.

Quelques jours après cet entretien, je sonnais à la grille de Castelfêlé.

Ce fut le jeune homme lui-même qui, m’ayant aperçu du perron, accourut m’ouvrir.

— Bonne-maman ! Bonne-maman ! Voilà le monsieur dont je t’ai parlé l’autre jour… Ah ! que c’est gentil à vous !… Justement, hier, j’ai tué un beau lièvre…

La vieille dame appartenait à cette race de vieilles dames qui parlent, parlent sans interruption, comme un moulin tourne, tourne.

Dès les premières paroles qu’elle dit, je crus n’avoir pas bien saisi et attribuai tout d’abord à ma propre incompréhension l’espèce d’ahurissement en lequel me plongeaient ses propos.

Mais non, c’était bien sa faute à elle, et ses dires respiraient, à n’en pas douter, la plus formelle incohérence.

En voici un échantillon :

« … Ce jour-là, mon enfant, comme le Vendredi-Saint tombait précisément un jeudi, nous en profitâmes pour aller manger la galette des Rois chez la vieille filleule de notre petite grand’mère qui se trouvait en nourrice chez la femme d’un bûcheron veuf dont j’ai oublié le nom.

» La pluie ne cessait pas de tomber, une de ces pluies d’orage, tièdes qu’on a souvent, dans ces pays-là, quand le temps est sec et froid.

» Nous partîmes dès le tout petit jour et nous arrivâmes à la nuit tombante, car il faut vous dire que la maison était à l’autre bout du village.

» La bonne femme nous reçut d’un air revêche : Entrez, mes petits enfants, nous disait-elle, entrez, et mettez-vous bien à l’abri au milieu du champ d’orge.

» Mais bientôt, sa figure s’adoucit. Un bon sourire éclaira ses yeux et elle nous mit tous à la porte à grands coups de serpe.

» Cinq minutes après, nous étions tous rentrés à la maison, tassés autour d’un grand feu de sarment devant lequel rôtissait un petit morceau de veau froid qu’on préparait pour le réveillon de la Toussaint.

» Oh ! cette nuit-là, je ne l’oublierai jamais tant on s’est amusé !

» Seulement on avait tant bu à la santé du petit Jésus qu’on faillit manquer la grand’messe.

» Et, à cette époque-là, manquer la grand’messe le jour de Pâques, c’était péché mortel !

» Nous eûmes juste le temps d’arriver ; toute la paroisse était déjà là, et je crois même que la première partie de quilles était commencée… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La bonne vieille dame continua longtemps à causer de la sorte.

Elle aurait pu continuer davantage encore : la macédoine impétueuse de ses discours incohérents m’avait jeté dans une telle stupeur, que je ne percevais plus qu’une sorte de bourdonnement lointain.

Le déjeuner par bonheur, se composait de mets copieux et succulents ; les vins surtout me plurent, jouissant d’une vieillesse qui touchait à la sénilité.

— Ce sont, en effet, de très vieux vins, me fit observer le jeune homme, car ils datent de mon grand-père, et ni bonne-maman, ni moi, ne faisons grand tort à notre cave, — n’est-ce pas, bonne-maman ? — car nous ne buvons que de l’eau. Voici, entre autres, du malvoisie qui pourrait bien avoir un siècle d’existence.

La vieille dame s’écria :

— Ah ! le malvoisie ! Dire que c’est dans un tonneau de ce vin-là que s’est noyé le duc d’Orléans. Vous n’avez pas connu le duc d’Orléans ?… Non, vous êtes trop jeune. Dieu ! quel beau garçon c’était ! Je l’ai vu, la première fois que je suis allée à Paris avec mes parents. Il était à cheval, à côté de Charles X qui passait l’armée en revue. Tout le monde criait : Vive l’empereur !… C’était très beau !…

Après déjeuner, nous allâmes, le jeune homme et moi, faire un tour dans le parc.

— Comment trouvez-vous bonne-maman ?

— Charmante, charmante… Une grande dame, pour tout dire.

— Je savais bien qu’elle vous plairait. N’avez-vous pas remarqué parfois de légères confusions dans ses souvenirs.

— Ma foi, non ! La mémoire de Madame votre aïeule m’a semblé, au contraire, d’une précision remarquable et fort rare chez une personne de son âge.

— Ah ! tant mieux !… j’avais cru remarquer…

Nous nous approchions d’une volière, d’une immense volière, en très bon état, mais complètement vide.

— Tiens, observai-je, vous ne mettez pas d’oiseaux dans cette si magnifique volière ?

Je vis alors les yeux du jeune homme, lesquels n’avaient reflété jusqu’ici qu’une ingénuité céleste, se voiler d’une mélancolie intense :

— Cette volière ? Oui… C’est toute une histoire. Je vais vous la dire, parce que je vous aime beaucoup et que j’ai grande confiance en vous, mais je n’aime pas qu’on me rappelle cette horrible chose.

Il essuya ses yeux.

— L’an passé, elle était pleine d’oiseaux, cette volière, d’oiseaux venus de tous les pays du monde et jolis comme on n’en peut pas rêver… Il a fait très froid, l’année dernière. Les pauvres oiseaux sauvages ne trouvant plus rien à manger par cette neige qui tombait si fort — vous vous souvenez ? — tournaient autour de la volière, quêtant les vagues bribes de nourriture qui pouvaient s’en échapper. Un jour, j’assistai à cette scène : un petit bouvreuil s’en venant picorer dans une branche de millet, accrochée à l’intérieur du treillage, reçut d’un gros canari un si violent coup de bec au crâne qu’il en fut tué du coup… Vous dire la colère que je ressentis à cette vue serait impossible. Alors, furieux, j’ouvris les portes de la volière et en chassai tous ces mauvais hôtes. Puis, avec des pièges posés dans tout le parc, je capturai les pauvres petits oiseaux sauvages que j’enfermai à la place des égoïstes… Quelques jours après cette opération, ils étaient tous morts, les oiseaux privés, inhabitués à trouver pitance et abri, trépassèrent de faim et de froid ; les autres, les petits oiseaux, fiers et libres, moururent d’ennui et peut-être même d’indigestion… Et voilà comment, dans la vie, avec les meilleures intentions, on cause du dommage à tout le monde… Vous nous restez à dîner, bon ami ?

— Volontiers, mon cher.