Pour cause de fin de bail/Le Petit Garçon et l’anguille

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 111-116).

LE PETIT GARÇON ET L’ANGUILLE

Les imaginations exorbitantes des mélodramaturges les plus en délire, de même que les irrésistibles cocasseries de nos meilleurs vaudevillistes, tout cela n’est rien auprès de l’imprévu, de l’inouï que la vie, la vie toute nue, nous apporte quelquefois dans les plis de son fruste tablier.

Comme le dit fort bien M. Francisque Sarcey, chaque fois qu’il lui arrive un événement tant soit peu étrange : On mettrait ça dans les journaux, que personne ne le croirait.

… Ce petit préambule est placé là pour préparer mon honorable clientèle au récit d’un fait que beaucoup de nos lecteurs et lectrices accueilleront avec un sourire d’incrédulité coupé de quelque haussement d’épaules (une interjection désobligeante, peut-être même, brochant sur le tout).

Je ne saurais en vouloir à ces sceptiques, vu le bizarre des circonstances, et j’avoue que moi-même, si je ne connaissais les gens à qui advint l’histoire, je me refuserais franchement à y apporter la moindre foi.

Vendredi dernier, vers dix heures et quart du matin (je tiens à préciser), la femme de mon jardinier dit à son petit garçon :

— Tiens, Julien, voilà cinq francs, tu vas aller à la poissonnerie me chercher une anguille… Il paraît qu’il y en a de superbes, aujourd’hui, à ce que vient de me dire la veuve Pointu… Une anguille dans les vingt sous, et tâche de ne pas te faire voler !

Fort intelligent, Julien, dès son plus tendre âge, fut habitué par sa mère à faire les mille petites commissions du modeste ménage.

Ajoutons que l’enfant s’en tirait à merveille, dirait Coppée dans un vers immortel.

Voilà donc mon bambin parti dans la direction de la poissonnerie, tout fier de la confiance qu’on lui témoigne, car c’est la première fois qu’il a mission d’acquérir une anguille.

Chemin faisant, il s’amuse avec sa pièce de cinq francs, la faisant sauteler dans sa main, la jetant en l’air et la rattrapant, non sans une certaine prestesse.

Malheureusement, à un moment, il manqua son coup : la pièce, après avoir roulé sur le quai, s’en vint choir dans l’eau du bassin dit du Nord, par sept ou huit mètres de fond.

Voyez-vous d’ici la détresse du pauvre petit bougre ?

Comble de malheur : comme il se penchait, hébété, sur le parapet, contemplant l’endroit fatal de la disparition de son argent, un coup de vent lui enlève son béret !

Crac, voilà sa coiffure à l’eau !

Sauter dans un canot et godiller vers le béret fut, pour l’enfant, l’affaire d’une minute.

Il était temps : complètement humecté, l’objet était sur le point de sombrer à jamais.

Quelle ne fut point la stupeur de notre jeune ami en constatant qu’au fond du béret grouillait une anguille, une magnifique anguille qui pouvait bien peser — je n’exagère pas — dans les une livre et demie, une livre trois quarts.

Cette pêche aussi miraculeuse qu’inattendue consola légèrement Julien de sa mésaventure.

Mais voici où la chose se corse.

En écorchant l’anguille, en lui ouvrant l’estomac, que pensez-vous que trouva la femme de mon jardinier ?

Une pièce de cinq francs ?

Non.

L’anguille, un poisson plutôt en longueur, n’est nullement outillée pour avaler de gros écus : ni son orifice buccal, ni son estomac, ne se prêteraient à pareille prouesse.

Ce que la femme du jardinier rencontra dans l’intérieur de l’anguille, c’est, ou plutôt ce sont huit pièces de cinquante centimes, soit un total de quatre francs, représentant exactement ce que la brave femme comptait voir revenir sur sa pièce de cent sous.

Comme coïncidence (car il ne faut voir dans tout cela qu’une simple coïncidence), avouez que c’est assez coquet !

Et cette aventure ne vous rappelle-t-elle pas certaines légendes génoises et vénitiennes où des jeunes filles (à Venise, c’était souvent la demoiselle du doge qui se livrait à ce sport, par esprit d’imitation sans doute) où des jeunes filles, dis-je, après avoir jeté leur anneau dans la mer, le retrouvaient dans le ventre des poissons qu’on leur servait à table ?

À Florence, pareils faits ne se produisirent point, sans doute à cause de la distance qui sépare cette magnifique cité de la mer.