Librairie de l’Opinion (p. 24-33).

IV.

« Le lendemain, vers midi, près de deux mille personnes étaient réunies dans le bourg de Grand Pré. Beaucoup étaient venus d’une assez grande distance avec toutes leurs familles. Tous étaient groupés autour de la rue principale, devant les maisons, à côté de l’église. La plupart s’occupaient à expédier un léger repas qu’ils mangeaient sur le pouce. Il n’y avait pas de tumulte : on eût dit qu’un voile lugubre enveloppait cette foule sur laquelle régnait une véritable stupeur. On s’entretenait à voix basse comme quand on se prépare à confier à la tombe les dépouilles d’un ami où d’un frère. On sentait, on devinait le malheur.

« Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heureux dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leurs cœurs se serrer, les groupes s’ébranlèrent et, au même instant un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c’était le signal annonçant l’ouverture de l’assemblée. Aussitôt la population tout-entière se mit en marche. La plupart des membres d’une famille se tenaient réunis. On voyait çà et là quelques têtes blanchies autour desquelles se pressaient les représentants de plusieurs générations, échelonnés selon leur âge. On aurait dit les patriarches des Israélites s’acheminant vers les plaines de la terre promise. Quelques femmes, quelques jeunes filles, avides de connaître plutôt le résultat de cette grande et mystérieuse affaire, s’étaient aussi mêlées à la masse des hommes.

« Il n’était pas permis aux femmes d’entrer dans l’église ; les gardes placés sur l’escalier, croisèrent leurs bayonnettes devant elles. Et quand le dernier de cette longue procession d’hommes fut entré et que le petit temple fut plein de ceux qu’il avait vus, même le dimanche précédent, prier et chanter, on vit s’avancer Winslow, Butler et Murray entourés d’une garde qui portait l’épée nue : tous franchirent le seuil de l’église et, après avoir ouvert un sillon au sein de l’assemblée, ils allèrent s’arrêter sur les marches de l’autel. La porte se referma derrière eux, et un double rang de soldats fit le tour de l’église, l’enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées.

— Mais pardon madame, et vous mes amis, dit le père Jacques en interrompant son récit. Je crains de me laisser emporter trop loin par mes souvenirs et de vous ennuyer.

— Nous ennuyer, mon père ! s’écria Charlotte en joignant les mains. Non, vous ne pouvez deviner tout l’intérêt que m’inspire votre récit ! Continuez, je vous en supplie !

Le bon prêtre se retourna vers mon aïeul comme pour l’interroger.

— Comme ma femme, répondit monsieur Bossier, vos paroles, mon père, m’inspirent un intérêt irrésistible, et je serais désolé si vous n’acheviez pas ce récit qui fait battre mon cœur de pitié et d’indignation.

— Oh ! oui, continuez mon père ! ajouta Placide,

« Un silence effrayant s’établit partout, reprit le prêtre, en dedans comme en dehors. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé : il hésita quelques instants à le rompre, tournant et retournant entre ses mains le fatal parchemin, Murray et Butler semblaient, eux aussi, partager sa pitié. Enfin, le colonel Winslow fit un effort sur lui-même et formula ces quelques phrases :

— « Messieurs, j’ai reçu de son excellence le gouverneur Lawrence la dépêche du roi que voici. Vous avez été réunis pour connaître la dernière résolution de Sa Majesté. C’est avec un chagrin profond que je me vois forcé de vous la faire connaître. La voici : à savoir que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toutes espèces, tout ce que vous possédez enfin, sauf votre linge et votre argent, soit déclaré par les présentes biens de la couronne, et de plus Sa Majesté ordonne que vous soyez expulsés de cette province.

— « Vous le voyez, continua le colonel, la volonté du roi est que la population française de ce district dont vous faites partie, en soit chassée pour toujours.

— Grand Dieu ! s’écria Charlotte, une pareille injustice est-elle bien possible ?

— Tout ce que je vous raconte est exact, madame, répondit le père Jacques. Winslow continua en assurant aux malheureux Acadiens qu’il veillerait à ce que les familles ne fussent point séparées, et promit qu’elles seraient embarquées sur les mêmes vaisseaux. Il ajouta que l’ordre de Sa Majesté était encore, qu’il fallait qu’ils restassent tous prisonniers jusqu’au moment où l’on fût prêt à les embarquer.

« Ces mots produisirent une commotion générale. Comme le premier effort d’un volcan qui entre soudainement en éruption, il s’échappa de toutes ces poitrines tendues une exclamation déchirante, pleine d’angoise et de sanglots : c’était le cri de cœurs broyés, de mille victimes atteintes du même coup. Tous ces malheureux, subitement frappés se sentirent instinctivement portés vers celui d’où partait le coup ; comme ces naufragés sous les pieds desquels vient de s’ouvrir l’abime, s’élancent avec l’instinct de la vie vers le rocher qui les a perdus, tous les bras s’élevèrent simultanément vers Winslow, l’implorant sans paroles, mais avec des cris étouffés, avec un désespoir déchirant… Mais la sentence était portée, le sacrifice devait s’accomplir.

« Winslow, Murray et Butler descendirent les marches de l’autel. Les épées de leurs gardes éloignèrent les bras implorants, les poitrines haletantes et les trois bourreaux passèrent mornes, mais calmes et froids en apparence. Les portes s’ouvrirent pour les laisser passer et se refermèrent derrière eux. »

Charlotte sanglottait et Placide faisait de grands efforts pour dominer son émotion.

— À l’extérieur, continua le prêtre, quand les femmes entendirent l’exclamation terrible de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants, elles se sentirent tressaillir jusqu’au fond de l’âme ; leurs tendres instincts les poussèrent toutes ensemble vers l’entrée de l’église et elles attendirent, dans une anxiété indicible le moment où la porte s’ouvrirait. Lorsqu’elles la virent s’entrebailler, elles s’y précipitèrent, mais, c’étaient Winslow, Murray, et Butler qui sortaient avec leurs sbires. Ils signifièrent à ces malheureuses de se retirer ; elles n’en firent rien ; ils les repoussèrent de la main et les menacèrent de leurs épées mais elles offraient leurs seins au fer, leurs têtes aux coups, pour tendre leurs bras à ceux qu’elles apercevaient par l’ouverture de la porte.

— Oh ! les nobles héroïnes ! s’écria Charlotte.

— Tu ne les fuiras plus ? demanda son mari.

— Oh ! tais toi, Pierre ! s’écria la jeune femme en rougissant ; je ne savais pas.

Le père Jacques continua : « Elles ne reculèrent que lorsqu’elles virent Butler tourner la clef dans la serrure.

« Ah ! qui pourra jamais analyser et peser les douleurs que la nuit qui suivit cette catastrophe cacha dans ses ténèbres ?… toutes ces familles sans chef, toutes ces femmes faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillées de leurs joies, de leur orgueil, de leur amour… toutes ces places vides au coin du foyer, aux lits des époux… toute cette douce gaîté de la veillée envolée… tous ces baisers du soir, ces doux rires d’enfants qu’on ne devait plus recevoir et entendre ! Et à tout cela se mêlaient d’horribles visions, des cauchemars hideux… Dieu seul a tout vu, tout entendu !

« Le départ des Acadiens fut fixé au 10, et Winslow fit avertir les prisonniers. Cinq vaisseaux les attendaient ou plutôt étaient attendus à chaque instant.

Alors on relâcha pour un jour seulement, dix des prisonniers afin qu’ils pussent aider leurs femmes à faire les provisions de l’exil ; dix autres prirent leurs places le lendemain, mais hélas ! une trentaine, tout au plus, purent profiter de cette permission : deux jours seulement les séparaient du moment du départ.

« Je vous l’ai dit : Winslow avait promis aux Acadiens que les familles ne seraient point séparées, et cependant, sans sembler se souvenir de cette promesse, les soldats poussèrent d’abord les jeunes hommes et les enfants, ensuite les vieillards, et alors les femmes furent jetées (cette expression est la seule vraie,) à tout hasard, sur ces vaisseaux, sans savoir qui elles devaient rencontrer… Oh ! c’était affreux ! affreux ! ”

Le prêtre s’arrêta pour prendre haleine. Charlotte, la figure cachée entre ses deux mains, pleurait à chaudes larmes. Placide, comme son frère, ne cherchait plus à cacher son émotion.

— Madame, dit le père Jacques au bout d’un moment, permettez-moi de mettre sous vos yeux deux épisodes bien touchants qui eurent lieu au moment du départ de mes malheureux compatriotes.

— N’étiez-vous pas avec eux, mon père ? demanda la jeune femme en relevant la tête.

« Oui, ma fille, on n’avait placé parmi les vieillards : pourquoi ? je l’ignore, à moins que ce ne fût pour les aider et les consoler dans leur abandon.