Librairie de l’Opinion (p. 33-44).

V.

« Lorsque nos hommes reçurent l’ordre de se diriger vers les navires qu’on apercevait à peu de distance, ils obéirent sans murmurer, pleins de confiance dans la parole du colonel qui, Si vous vous en souvenez, avait promis que les familles ne seraient point séparées et partiraient ensemble.

Les jeunes gens et les enfants (mâles) furent mis à l’avant, distribués par rangs de six, et les vieillards, placés à leur suite, dans le même ordre, attendaient avec calme le signal du colonel pour s’acheminer vers la côte. Tous s’étaient résignés, il ne s’élevait pas une exclamation du milieu de cette foule ; ils espéraient que leurs mères, leurs femmes et leurs filles viendraient les rejoindre dans quelques instants et ne pensèrent même pas à leur faire leurs adieux.

« Mais Butler vint bientôt soulever une tempête dans ces cœurs pacifiés, en commandant aux jeunes gens et aux enfants de s’avancer seuls du côté des vaisseaux.

— « Il faut que vous vous embarquiez avant vos parents, dit-il.

— Non ! non ! s’écrièrent tous, nous ne voulons pas partir sans eux… nous ne bougerons pas d’ici à moins qu’ils ne nous suivent… Pourquoi nous séparer ?… voyez ces enfants ? peuvent-ils se passer de leurs mères ? Nous sommes prêts à obéir, mais avec eux… nos parents, nos pères, nos mères, nos épouses !… Il faut qu’ils partent avec nous !

« En même temps ils se retournèrent pour aller se mêler aux rangs des vieillards ; mais ce cri de leurs entrailles avait été prévu et ils trouvèrent derrière eux une barrière de soldats qu’ils ne purent enfoncer et devant laquelle ils s’arrêtèrent, protestant toujours avec la même fermeté.

« Butler cria à ses hommes de marcher sur eux et de les pousser à la pointe de leurs armes. Ces misérables n’attendaient qu’un ordre semblable pour satisfaire leur cruauté. Ils s’élancèrent donc dirigeant des faisceaux de bayonnettes vers ces poitrines trop pleines d’amour, contre ces bras levés vers le ciel, contre ces malheureux désarmés et qui ne demandaient qu’un embrassement paternel. Le sang de ces enfants (il y en avait parmi eux qui avaient à peine achevé leur dixième année) coula devant leurs mères, devant leurs vieux parents qui leur tendaient aussi les bras, mais qui, voyant pourquoi on les blessait les prièrent de s’en aller sans eux.

— « Partez enfants ! cria le père Landry, Dieu veillera sur nous !

« Le pauvre vieillard avait six fils, huit gendres et seize petits fils dans ce troupeau de victimes.

« Ils obéirent et reprirent leurs rangs, cette fois, calmes en apparence, mais désespérés. Et au bout d’un moment, les flancs du navire engloutissaient leur première cargaison de martyrs.

« Ce fut ensuite le tour des vieillards. Ce fut le même spectacle navrant ; les mêmes scènes de douleur, les accompagnèrent, seulement, leur marche fut plus silencieuse. Ou devinait qu’ils priaient au mouvement de leurs lèvres. Ils s’avançaient lentement, courbés par l’âge et le désespoir, comptant leurs derniers pas sur cette terre qu’ils avaient arrosée de leurs sueurs. Plusieurs étaient tête nue comme s’ils se fussent crus sur le chemin du Calvaire. Patriarches pieux, ils saluaient l’heureux berceau qu’ils avaient préparé à ces générations venues comme une bénédiction du ciel et auxquelles ils allaient maintenant montrer le chemin de l’exil. Les pauvres femmes folles de désespoir, les regardaient s’éloigner, et il leur semblait que leur cœur se brisait tout-à-fait.

« À la tête de ce cortège de vieillards, marchait le père Landry, courbé sur son bâton sur lequel s’appuyaient ses deux mains. Les fils du vieillard qui venaient de s’embarquer, n’étaient point ses seuls enfants : sans compter ses filles et ses brus, il avait quatre fils, établis depuis plusieurs années, avec leurs familles, sur la Baie de Beau Bassin : ils y possédaient de belles habitations. Mais, lorsque les troubles commencèrent, quand les troupes anglaises parcoururent les rues du Grand Pré, le père Landry, effrayé pour la sûreté de ses enfants, envoya Balthazar, son plus jeune fils, à la Baie de Beau Bassin, afin d’avertir ses frères du danger qui menaçait le pays. Il leur conseilla de prendre tout ce qu’ils pourraient emporter, et d’abandonner leurs habitations et de tâcher de gagner, avec leurs familles, une terre où ils n’auraient rien à craindre, et où, plus tard, ils pourraient être tous réunis, le père et les enfants.

« Balthazar était un beau garçon l’une vingtaine d’années, brave, intelligent, fort, et toujours le premier dans tous les exercices du corps. Il était fiancé à Pouponne Thériot, la plus belle fille de Grand Pré. Elle n’avait pas encore accompli sa quinzième année, et il avait été décidé, (avant les troubles bien entendu) que son mariage aurait lieu le jour de son prochain anniversaire. Pouponne, en voyant embarquer les enfants du village, bénissait Dieu qui avait permis que Balthazar et Périchon Thériot, son frère, fussent absents dans ce moment terrible. Pour ne pas voyager seul, Balthazar avait amené avec lui le frère de sa fiancée, un gars de dix-sept ans.

— « Hélas ! se disait la pauvre Pouponne au milieu de ses larmes, je ne les reverrai probablement jamais !

« Pendant que la colonne des vieillards s’avançait, Pouponne se tenait debout au milieu d’un groupe de femmes qu’elle essayait de consoler et soutenait sa mère, qui elle, la pauvre femme, regardait d’un œil désolé le bâtiment qui allait amener loin d’elle ses trois fils aînés. La malheureuse semblait avoir tout oublié dans cette muette contemplation ; elle n’écoutait pas Pouponne et ne prêtait aucune attention aux deux petits jumeaux accrochés à sa robe.

« Au moment où les vieillards allaient mettre le pied sur la passerelle qui conduisait au navire, le père Landry s’arrêta comme pour dire un dernier adieu à ceux qui l’entouraient. Entrainé par la colère, un soldat donna une violente poussée au pauvre vieillard qui serait tombé, si Pouponne, qui avait tout vu, ne s’était élancée à son secours et ne l’avait reçu dans ses bras. Exaspéré de ce secours inattendu, le soldat bondit vers le couple et, avant que la jeune fille n’eût compris son intention, avant que madame Thériot se fut aperçue de la disparition de sa fille, les soldats poussèrent le vieillard et la jeune fille comme s’ils n’eussent formé qu’un seul corps, et Pouponne se trouva sur le navire avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui avait été fait. Hélas ! en vain la pauvre enfant essaya-t-elle d’attendrir ses bourreaux en leur montrant sa mère désespérée, en vain je voulus joindre mes prières aux siennes, tout fut inutile ! Pouponne Thériot venait de voir sa mère pour la dernière fois. »

— Oh ! c’est affreux ! s’écria Charlotte en frissonnant et en serrant plus étroitement sur son sein la tête brune de la petite Dottée qui, en ce moment était assise sur les genoux de sa mère.

— Quand l’héroïque enfant eut tout essayé, reprit le prêtre, quand elle eut imploré les monstres qui l’entouraient, elle comprit que tout était inutile, elle se releva forte et calme en apparence, essuya ses yeux et, s’avançant vers le père Landry :

— « Père de Balthazar, dit-elle, c’est Dieu qui m’a envoyée vers vous. Vous serez mon père… et moi, à partir de ce moment, je deviens votre fille.

« Et, s’agenouillant devant le vieillard :

— « Bénissez-moi, mon père ! dit- elle.

« Et les deux bras étendus sur cette tête angélique, le père Landry adopta de cœur l’enfant qui venait de se donner à lui. Et, je vous le dis, madame, la noble jeune fille a rempli dignement la mission qu’elle s’est imposée… elle est bien l’enfant du père de son fiancé ; elle le soigne, l’aime, le console avec tout le zèle et la tendresse d’une véritable fille. »

— Mon père, demanda madame Bossier avec émotion, Pouponne est-elle ici ? fait-elle partie de votre troupeau ?

— Oui, ma fille, et elle en est bien la douce protectrice, l’ange gardien. Sa charité n’a pas de limites et ne peut se comparer qu’à sa piété. Ah ! elle est bien la sœur de charité du campement… on la trouve toujours à côté du lit des malades, là où il y a des soins et des consolations à porter… Je vous le répète, madame, c’est notre Providence.

— Elle est donc riche, mon père ?

— Riche ! la pauvre enfant ne possède pas une obole : elle n’a rien à donner que ses soins et ses veilles. Si une mère a besoin de sortir, sans hésiter, elle envoie ses enfants à Pouponne et Pouponne leur enseigne leurs prières et leur parle du Dieu si bon qui veille sur eux. S’il y a un malade, la première chose qui se fait est d’envoyer chercher Pouponne. Ah ! madame ! si vous avez des aumônes à distribuer, allez près de cette jeune sainte, elle vous désignera ceux qui en ont besoin. Mais pour elle, elle refuse tout, souvenez vous de cela… elle est aussi fière qu’elle est bonne.

— Merci de votre récit, mon père ! dit Charlotte, dès demain j’irai voir Pouponne. Et le père Landry ?

— Il demeure avec Pouponne dans la seconde cabane du campement, à deux pas de chez vous, madame. La douce jeune fille a tenu fidèlement ses promesses : elle le soigne avec la tendresse et le dévouement d’une véritable fille. Le vieillard l’adore. Du reste à l’exception de son jeune frère, Tit Toine que j’ai eu la chance de retrouver en arrivant au Massachusetts, le père Landry est le seul parent que Pouponne ait ici. Encore, parent comme père de son fiancé.

— Mon père, demanda Charlotte avec une certaine hésitation. Pouponne a-t-elle les manières et le langage des autres Acadiennes ?

Ce fut le prêtre qui hésita :

— Comme ses compagnes, répondit-il, Pouponne n’a aucune éducation, elle ne sait même pas lire, mais elle est douée d’une modestie instinctive qui dirige toutes ses actions. Au milieu d’êtres grossiers et vulgaires, elle n’est ni vulgaire ni grossière. De plus, elle est très timide et ne parle pas beaucoup ; certes, les expressions dont elle se sert ne sont pas très élégantes, mais elles ne sont jamais sales, ni triviales. Elle est très pieuse et souvent je l’ai vue rougir en écoutant les jurements et les vilaines paroles de quelques-uns de nos Acadiens.

— Mon père, dit Charlotte, j’ai honte d’être restée si longtemps sans visiter mes voisines. J’ai péché par orgueil, j’ai fait comme Pouponne, j’ai rougi en les entendant jurer et blasphémer et dans mon cœur, j’ai rendu toute une population responsable des fautes d’une seule. Placide vous dira ce qui m’est arrivé, et vous m’excuserez, je l’espère ! Dès demain, je le répète, j’irai voir Pouponne.

— Vous pouvez l’aider dans sa pauvreté, dit le père Jacques, car la pauvre enfant est bien pauvre, obligée comme elle l’est, de soutenir son père adoptif Ne lui offrez pas d’argent, ce serait une grande humiliation pour elle. Mais donnez lui de l’ouvrage, elle coud bien et confectionne de splendides cotonnades. De plus elle vend des poulets et des œufs.

— Je vous remercie de vos observations, mon père, je saurai m’y conformer, répondit mon aïeule.

— Et, reprit le père Jacques, comme je vois que vous vous intéressez au sort de ma protégée, lorsque je reviendrai une autrefois, je vous raconterai ce que je sais des amours de Pouponne et de Balthazar.

— Espérons que vous ne me ferez pas attendre trop longtemps votre prochaine visite, dit Charlotte, car vous l’avez bien deviné, sans connaître Pouponne, je me sens déjà son amie.