Librairie de l’Opinion (p. 19-24).

III.

— Ah ! madame, répondit-il, depuis notre naissance, nous nous étions habitués à considérer le roi de France comme notre seul souverain, et, tout-à-coup, on a voulu nous forcer à jurer obéissance au roi George d’Angleterre. Et, comme Charlotte le regardait avec des yeux étonnés, il continua :

— Oui, pour nous forcer à ce serment par lequel les Acadiens s’engageaient à porter les armes contre la France, à ce serment que nous étions bien résolus à ne point prêter, nous fûmes bientôt l’objet de toutes sortes de persécutions. Les Anglais nous considéraient comme ennemis et ne se gênaient point pour nous traiter comme tels.

« Un jour, une proclamation parut sur les murs de Grand Pré dont j’étais le pasteur : voici quelle en était la teneur :

« Aux habitants du district de Grand Pré, des Mines, de la rivière aux Canards, tant vieillards que jeunes gens et adolescents : — Son Excellence, le gouverneur, nous ayant fait connaître sa dernière résolution concernant les intérêts des habitants, et nous ayant ordonné de la leur communiquer en personne. Son Excellence étant désireuse que chacun d’eux soit parfaitement instruit des intentions de sa Majesté : qu’elle nous ordonne aussi de leur exposer telles qu’elles lui ont été confiées : en conséquence, nous ordonnons et enjoignons strictement par ces présentes à tous les habitants du district surnommé, ainsi que de tous les autres districts, aux vieillards comme aux jeunes gens, de même qu’aux enfants au dessus de dix ans, de se rendre dans l’église de Grand Pré, vendredi le 3 du courant, à trois heures de l’après-midi, afin que nous puissions leur faire part de ce que nous avons été chargés de leur communiquer ; déclarant qu’aucune excuse ne sera reçue, sous aucun prétexte quelconque, et que toute désobéissance encourt la confiscation des biens et de tous les meubles à défaut d’immeubles. »

« Donné à Grand : Pré, le 2 Septembre 1755, la 29me année du règne de sa Majesté. »

« John Winslow. »

— Quelle mémoire vous avez, mon père ! s’écria monsieur Bossier ; mais continuez, je vous en prie ! votre récit nous intéresse plus que je ne puis l’exprimer.

Le bon prêtre sourit de son triste sourire.

« Comme vous devez bien le penser, dit-il, ce document étrange produisit une grande sensation parmi les Acadiens : ils devinaient le danger, mais ne s’en rendaient point compte. Plusieurs d’entre eux se rendirent chez moi, mais, ne me trouvant point à mon presbytère, ils se dirigèrent vers la demeure du père Landry : c’était le patriarche du Grand Pré ; sa parole, celle d’un homme aussi pieux qu’honnête, était toujours écoutée avec le plus profond respect ; et bien souvent, les Acadiens venaient le consulter, quittant, pour arriver à lui, des villages éloignés. Une grande partie des habitants du Grand Pré ne savaient pas lire ; c’était pour se faire lire la proclamation qu’ils me cherchaient partout. Ils me trouvèrent chez le père Landry où je venais d’entrer. Le digne vieillard me mit le papier entre les mains, me priant d’en faire la lecture à haute voix, car lui, comme les autres, était dépourvu de toute éducation. Vous devez bien deviner les sentiments que cette lecture excita dans l’âme de ceux qui m’écoutaient. Tous avaient quelque chose à dire : plusieurs affirmaient qu’une perfidie se cachait sous ces promesses des Anglais. D’autres parlaient de mystères cachés et demandaient dans quel but les enfants étaient appelés à cette assemblée ; et pourquoi un vendredi, jour de malheur avait été choisi.

— « Ah ! criaient-ils, il y a dans tout cela quelque chose de diabolique. Il faut s’armer, résister, ou il faut fuir et, comme Louis Comeau aller chercher ailleurs une nouvelle patrie.

« L’agitation était indescriptible quand le père Landry se leva : le silence se fit dans la salle. Tout en cet homme de quatre-vingt quatre ans commandait le respect : il avait vingt fils et petit fils dans l’assemblée, il n’avait nul intérêt à se faire illusion ni à donner de vaines espérances aux autres. Tous à Grand Pré l’aimaient et le vénéraient. Il avait l’extérieur et le caractère d’un patriarche, on le considérait à l’égal d’un pasteur.

— « Mes enfants, dit-il, vous venez à moi pour chercher un conseil dans la position embarrassante où nous nous trouvons tous. Ah ! j’ose espérer que vous accepterez sans hésiter celui que mon cœur m’ordonne de vous donner : car, c’est vraiment la seule chose qui nous reste à faire. Nous sommes aujourd’hui sujets de l’Angleterre, nous devons nous soumettre à l’Angleterre qui, après tout, est une noble nation, incapable d’une perfidie. Vous parlez de résister ? quels moyens avez-vous de le faire ? nous n’avons pas une arme, et aucun moyen de nous en procurer. Nous sommes environnés de forteresses et de soldats anglais, et au premier mouvement, au premier cri de révolte, nous serions exterminés. D’autres parlent de fuir, de suivre l’exemple de Louis Comeau ? Fuir ?… comment ?… Où ?… Le pays est gardé de tous côtés, nous ne possédons pas une seule embarcation. Quand Louis Comeau a quitté l’Acadie, il l’a fait ouvertement ; alors les routes étaient libres et il emportait avec lui des ressources immenses. Mais nous ? la flotte anglaise garde nos côtes et la mer même nous est fermée. Pourquoi irions-nous errer dans les bois avec nos femmes et nos enfants et à la veille de l’hiver, pour chercher une patrie que nous ne pourrons jamais atteindre ? Je vous le répète, mes enfants, la soumission nous est imposée. Réunissons-nous donc dans l’église de Grand Pré, comme nous l’ordonnent nos supérieurs, marchons sans crainte sous la protection de notre digne pasteur. S’il nous arrive du mal, nous n’en serons que les victimes, car nous ne sommes pas coupables. Dieu prend pitié de ceux qui souffrent ; il ne punit que ceux qui font souffrir, il sera avec nous.

« Ces paroles produisirent un grand effet : elles étaient pleines de bon sens. Le silence religieux avec lequel on les avait écoutées se continua. Chacun se dirigea vers la porte, le regard abaissé, s’arrêtant en passant pour serrer la main du noble vieillard. »