Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 20-26).

III

LE RENNE

Le Renne n’a pas la majesté du cerf, la fierté gracieuse du chamois, les formes charmantes et légères de l’antilope.

Mais qu’importent son corps trapu, sa jambe courte et sa cuisse épaisse, son large sabot taillé pour glisser sur les marais et sur les neiges ? Qu’importent sa queue trop courte ou sa bouche trop grande, sa grosse tête baissée comme s’il allait prendre son élan, son grand cou tendu comme s’il tirait un traîneau imaginaire, son museau lourd qui semble toujours flairer le loup gigantesque du pôle, ou chercher sur une roche stérile la renoncule des neiges ? Qu’importe cette allure étrange, brusque, heurtée ? C’est le Renne ! un des animaux les plus utiles et les plus intéressants de la création. C’est le Renne, sans lequel une foule de peuplades ne pourraient vivre !

Le Renne n’a pas besoin de plaire ; il a pourtant je ne sais quelle grâce abrupte et mélancolique, un charme âpre, une beauté grave. On retrouve sur sa face calme et naïve comme un reflet des pays désolés, des neiges et des glaces où il est né. Son poil est terne, épais, grossier ; mais sa tête intelligente est couronnée d’un bois magnifique, et ses grands yeux noirs sont doux comme ceux de la gazelle. On dirait que ses andouillers, que terminent des palmes, portent des mains, — des mains ouvertes, tendues vers le ciel.

Le Renne, c’est la parure des monts dénudés du Nord ; c’est le mouvement de cette terre éternellement muette, c’est la vie de ces régions mortes, c’est la fécondité et la richesse de ces lieux stériles.

Qu’on demande au Lapon d’où lui viennent ces chairs fumantes qui embaument sa hutte, ce lait crémeux, ces fromages exquis qui couvrent sa table. Il vous répondra : Tout cela vient du Renne. Et ce manteau épais, et ce lit si chaud qui l’attend ? C’est la peau du Renne. Et ces arcs, ces flèches, ces outils de travail, ces objets utiles ou charmants sculptés avec patience, avec amour, au coin du feu ? Ils sont fabriqués avec les os du Renne. Et ces cordes, ces filets appendus dans un coin de la hutte enfumée, d’où viennent-ils ? On les a tirés des tendons du Renne. Et ces fardeaux, qui les a portés ? La docile et robuste épaule du Renne. Ce traîneau léger, qui donc le fera glisser sur ces steppes immenses avec la vitesse du vent ? Le Renne, toujours le Renne. C’est le bœuf, c’est le cheval, c’est le mouton, c’est le chameau du pôle nord.

Les plus terribles climats de l’univers sont la patrie du Renne : la Finlande et la Laponie, le Groenland, la Sibérie, la Norvége.

C’est un rude montagnard, errant sur les plateaux élevés et nus, évitant dans ses courses les forêts sombres qui masquent l’horizon et cachent le danger, broutant en paix la mousse étiolée des hautes roches où s’arrêtent les flots glacés des mers polaires. Il aime ces lieux désolés, ces ternes paysages, ces monts arides où la neige ne cesse pas de tomber, où croissent à peine un bouleau chétif, un buisson nain ; et, comme chez le Lapon, son maître, rien ne saurait affaiblir son amour de la patrie, ni la pauvreté du soleil, ni les frimas éternels.

On dirait que l’étable a amoindri le Renne domestique, que l’esclavage l’a flétri. Le Renne sauvage est plus haut, plus fort, plus majestueux. C’est un vigoureux enfant des montagnes, qui émigre de solitude en solitude, passe les fleuves à la nage, escalade librement les cimes les plus escarpées. Il couche, rumine et dort sur la glace ; fouille la terre de son large sabot pour découvrir les plantes dont il se nourrit, le lichen, la renoncule des neiges.

Il forme des troupeaux immenses où règnent la concorde et la discipline ; défiant et rusé, il veut voir venir le danger de loin, campe sur les lieux découverts, en face des grands horizons : immobile sur un roc, il écoute les forêts criantes de sapins, ou contemple le ciel qui vient de s’allumer au terrible éclat des aurores boréales.

Tandis que le troupeau erre à l’aventure ou broute en paix, un vieux Renne monte soigneusement la garde jusqu’à ce qu’une autre sentinelle vienne le relever de sa faction.

À la moindre alerte, tous s’arrêtent et dressent la tête. — Ils ont décampé. Surpris, ce qui est bien rare, ils font face au danger et engagent d’héroïques combats contre le lynx, l’ours blanc, un bloc de neige, et les loups affamés, ces destructeurs éternels et maudits, ce fléau des régions hyperboréennes.

Les petits Rennes forment un troupeau à part, sous la haute surveillance d’un vieux Renne qui les guide et qui les garde, préside à leurs jeux, apaise leurs disputes, les instruit à la gymnastique des montagnes, les conduit au pâturage, comme on mène un pensionnat à la promenade, ou des enfants de troupe à l’exercice.

Rien de gracieux et de charmant, de plus joliment étonné, de plus curieusement éveillé que le petit Renne : on dirait, quand sa tête naïve et crépue apparaît derrière un rocher, qu’elle sort d’un œuf de Pâques. C’est plaisir de voir ce bambin des glaciers se rouler sur la neige, cabrioler au bord des abîmes, s’arrêter, frissonnant et surpris, à la vue de deux Rennes entrelaçant avec colère et fracas leurs puissantes ramures : un arbre contre un arbre.

On m’a assuré que la Laponie norvégienne possédait encore près de cent mille Rennes domestiques répartis entre deux mille propriétaires. Il n’est pas rare de rencontrer des troupeaux errants de trois à quatre mille têtes ; le sol en est mouvant et gris, et comme planté d’une forêt ambulante. Un bruit de grelots résonne dans les champs de neige : c’est un traîneau qui file, un Renne qui passe comme un trait. Vue perçante, ouïe extraordinaire, odorat merveilleux, les sens du Renne sont parfaits ; mais rien n’égale la vitesse et la légèreté de son pas : il ne court pas, il glisse ; il ne traverse pas, il franchit.

Pareil à une flèche, il descend des montagnes neigeuses et s’élance dans les plaines glacées qui craquent, s’entr’ouvrent, et où il n’y a d’autre salut que la rapidité même de cette course, j’allais dire de ce vol vertigineux.

Et le Lapon impassible, enfoui dans le traîneau, bloc de fourrure et de neige, entonne la chanson du Renne :

« Kulnazats, mon petit Renne, il faut nous hâter, car nous avons du chemin à faire. Les marécages sont vastes et les chansons nous manquent. Marais, ton aspect ne m’ennuie point. Marais immense, je te salue ; beaucoup de pensées se pressent dans mon esprit, pendant que je suis porté à travers le marais. Mon petit Renne, soyons agiles et légers : c’est ainsi que nous terminerons plus promptement notre voyage, que nous arriverons où nous devons aller. Là je verrai mon amante se promener.

« Kulnazats, mon doux Renne, regarde au loin, et vois si tu ne l’aperçois pas, attendant sur le seuil de sa hutte. »

Le Renne ! toujours le Renne ! C’est un personnage aimé, presque sacré, qui est entré dans les coutumes, dans les chants, dans la vie de ces peuplades hospitalières et douces.

Dans le Groenland, lorsqu’un enfant meurt, avant de l’ensevelir dans la neige, on lui donne un compagnon pour guider sa jeune âme : cette victime est un petit Renne. La mère croit, dans son innocence, que cet ami conduira son fils près des vieux parents qui l’ont précédé dans la tombe.

En Laponie, la jeune fille offre une tasse de lait de Renne à celui qu’elle aime, qu’elle a choisi ; c’est un aveu et un serment.

Chez les Samoïèdes, lorsqu’un jeune enfant vient de mourir, on ne l’ensevelit pas dans la neige ; on le suspend dans une tombe aérienne, aux rameaux penchés de quelque bouleau solitaire.

Sa jeune âme se jouera dans les airs et protégera les troupeaux de Rennes qui paissent sur la montagne.

Dieu venait de combler une troupe d’animaux de ses bienfaits. Au cheval il avait donné la force, la noblesse et l’agilité ; au mouton, sa toison précieuse ; à la vache, son lait fortifiant et doux ; au chameau, deux paires de sabots incomparables pour traverser les steppes et le désert ; au cerf, sa coiffure magnifique ; à la gazelle, les plus beaux yeux du monde.

Toutes ces bêtes allaient prendre congé du Créateur et se retirer satisfaites, quand tout à coup retentit une voix plaintive et suppliante.

C’était le Renne qui réclamait, le pauvre Renne de la Laponie.

La distribution était finie, et il ne restait plus rien à donner. Tout le monde plaignait le Renne.

Après un instant de réflexion, le Créateur se tourna vers ceux qu’il avait dotés si magnifiquement et il leur dit :
« Que chacun de vous rende au pauvre Renne une petite part des dons qu’il a reçus. »

Et aussitôt il devint rapide et fort comme le cheval ; un lait crémeux s’échappa de ses mamelles ; son poil devint épais et doux ; sa tête se para d’un bois superbe ; son pied, infatigable et sûr, comme le pied du chameau, fut chaussé pour les neiges et les glaces ; sous sa longue paupière brilla le grand œil velouté des gazelles.

Ce fut le Renne : le Renne qui, à lui seul, est toute une étable et vaut tout un troupeau ; le Renne qui remplit tous les rôles et rend tous les services ; le Renne qui est le soutien, la richesse et l’orgueil de tout un peuple ; le Renne qui est la parure unique, le mouvement, la vie de ces contrées muettes et désolées, où l’on n’entend qu’un bruit : la voix mystérieuse et triste du rossignol du pôle chantant un pâle soleil de minuit.