Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 9-17).

I

JULIETTE ET ROMÉO

Juliette est encore une enfant, elle aura huit ans aux figues. Mais Juliette est Africaine, elle est née en Abyssinie, où l’on est femme à dix ans. Dans ces contrées brûlantes où régna Théodoros, l’amour n’attend pas le nombre des années.

Il y a cinq ou six ans, Juliette fit la rencontre de Roméo sous un bosquet de bananiers et ils s’aimèrent.

Ils s’aiment encore, ce qui prouve suffisamment leur charme et leur vertu réciproques.

Juliette est charmante : des yeux noirs fendus en amande, ombragés de longs cils soyeux ; un regard de créole fin et doux, un front superbe aux contours asiatiques ; la démarche indolente et fière, le balancement cadencé d’une almée et des petits coups de tête pareils à des coups d’éventail : je ne sais quoi d’espiègle et de mélancolique, de grave et de mutin ; je ne sais quel charme exotique qui transporte l’imagination sous les hauts palmiers, au bord des grands fleuves où boit la gazelle, en face d’horizons ensoleillés, ponctués de caravanes.

Juliette est une noble fille : ses ancêtres, tour à tour adorés comme dieux ou célébrés comme guerriers, combattirent avec éclat sous le roi Pyrrhus. Ils figurèrent en tête de l’armée carthaginoise et suivirent Annibal en Italie.

Dans l’extrême Orient, les princes et les rois suspendent à leur cou l’image de Juliette.

C’est un titre et un honneur.

Juliette porte une robe brune, artistement ourlée et soutachée de gris. Cette robe, d’un grain merveilleux, dessine autour des épaules une espèce de saute-en-barque ou de suivez-moi, jeune homme.

Sa taille est de cinq pieds neuf pouces, bien prise, mais un peu forte : elle mesure quatre mètres de circonférence. À côté de Juliette, la plus large des femmes de la Halle est moins grosse qu’une souris.

Son pied, qui n’a rien de chinois, serait à l’étroit dans une botte de sept lieues. Mais son pas est mesuré, discret et sourd, fait pour les rendez-vous.

On le dirait chaussé de caoutchouc. Son talon écraserait une tortue d’Aldobre, et son petit doigt ferait craquer la pantoufle de Cendrillon.

Ses oreilles, larges comme la feuille du caroubier et mouvantes comme une vague, ont pour le moins deux pieds de long. C’est pour mieux entendre, j’imagine, le chant de l’alouette et les confidences de Roméo.

Sa bouche, un peu grande, avalerait sans peine un melon d’Espagne ; mais dans chacune de ses dents, plus blanches qu’un lis, on sculpterait un bénitier.

Enfin, le nez est prodigieux, fantastique, inouï. Il a plus d’un mètre de long ! C’est merveille de le voir se dresser comme une épée, se recourber comme un cor de chasse, se mouvoir comme un balancier, se dérouler comme une couleuvre.

Ce nez sans pareil, c’est son verre, c’est sa fourchette, c’est sa main, c’est son arme.

Il cueille nonchalamment l’herbe parfumée des prairies, déracine les arbrisseaux, fait pirouetter les léopards en l’air et débouche les bouteilles de champagne.

Je vous ferais injure, si je croyais avoir besoin d’ajouter qu’il s’agit d’une trompe et que Juliette est un Éléphant.

Son compatriote et son époux Roméo est plus haut, plus fort, plus grave et plus docile. On dirait, à le voir, un pan de muraille, une tête de granit et des pieds de fonte.

Pour le faire parvenir au balcon de Juliette, je ne vois guère que le grand escalier du Trocadéro.

Roméo a la force de dix bœufs et la douceur d’un agneau. Juliette le sait bien, et elle en abuserait peut-être, si la tendresse de Roméo n’était tempérée je ne sais par quelle dignité prudente et virile.

Il se fait obéir comme il se fait aimer, met le holà à ses caprices par un cri assez bref, et modère au besoin ses vivacités féminines d’un léger coup de trompe, quelque chose comme une petite tape sur la joue.

Ce n’en est pas moins un ménage excellent, et j’incline à dire qu’en ces temps de discordes et de vengeances conjugales, on pourrait fort bien le proposer comme modèle.

J’ai eu l’honneur d’assister au petit lever de Juliette et de Roméo. Le cornac m’a introduit dans la chambre à coucher, juste au moment où ils commençaient leur toilette du matin. C’est avec une parfaite docilité et un plaisir manifeste qu’ils se laissent laver, frotter, éponger les défenses, rincer la trompe et brosser les oreilles. Juliette surtout se prête à tous ces exercices avec une coquetterie remarquable ; elle semble dire : « Encore un coup de brosse, un coup de peigne ! Je ne serai jamais trop belle ! »

Juliette et Roméo occupent le pavillon de l’horloge et couchent dans la même pièce, mais à distance convenable. Ils font lit à part.

Leur appétit est celui qui convient à des personnages de cette taille. Voici leur ordinaire :

Dix livres de son, quinze livres de pain tendre, dix-huit bottes de foin, huit ou neuf corbeilles de carottes, quatorze seaux d’eau soigneusement filtrée. Dans les grandes chaleurs on ajoute une barrique de coco.

Avec un tel menu on ne meurt pas de faim ; je crois même qu’il est permis d’engraisser.

Vers midi, après un petit bout de toilette, Juliette et Roméo quittent leur appartement. Un gracieux baldaquin du poids de quatre-vingts kilogrammes s’élève sur leur croupe monumentale, et ils font le tour du jardin, portant sur le dos des bouquets d’enfants.

Rien n’est joli comme toutes ces têtes roses et blondes couronnant ces forteresses ambulantes. Parfois les parents prennent place au milieu des bébés et jouent gravement au nabab. Mais tout cela n’est qu’une plume pour Juliette et Roméo, qui porteraient tout un gouvernement sans broncher.

Ces Éléphants n’arrivent pas directement d’Abyssinie, ils ont fait une station de quelques mois à Turin, dans le Jardin zoologique du roi. C’est Victor-Emmanuel qui les donna à la France.

J’ignore jusqu’à quel point le lézard est l’ami de l’homme ; ce que l’on peut affirmer, c’est que l’Éléphant est l’ami des enfants : l’affection qu’il leur témoigne est vraiment curieuse. Il faut voir comme Juliette et Roméo se montrent caressants et doux pour les enfants du jardin, comme ils ont l’air fiers de porter sur leur dos cette jeune génération qui est la France de demain.

On raconte qu’un cornac hollandais élevait à grand’peine un éléphant qui avait la tête près du bonnet. Chaque fois que l’irascible pachyderme se mettait en colère, le cornac appelait à son aide un de ses enfants.

À la vue du bébé, l’Éléphant se calmait aussitôt, allongeait sa trompe, comme on tend la main à un ami, tirait le bambin par sa blouse, prenait sa casquette, la faisait sauter en l’air, et la replaçait doucement sur la tête de son petit compagnon. Sa bonne humeur durait jusqu’au lendemain.

Dans une ménagerie de Florence, la femme du cornac avait un enfant au berceau. Pendant qu’elle disposait les places ou qu’elle balayait le cirque, un jeune Éléphant, qu’on avait dressé à cette besogne maternelle, agitait le berceau avec sa trompe et endormait l’enfant.

Rien n’égale l’intelligence, la souplesse et la dextérité de ce colosse.

Saltimbanque et porte-faix, guerrier, lutteur, estafette et bonne d’enfant, il remplit tous les rôles et se plie à tous les travaux.

Dans le royaume de Siam, c’est un vrai personnage, un haut dignitaire, presque un dieu ; mais il faut qu’il soit blanc, ou tout au moins café au lait. Sa naissance ou sa conquête est un événement, une félicité universelle ; sa mort est un deuil public.

Voici en quels termes sir John Bowring raconte la visite qu’il fit, à Bangkok, à un Éléphant blanc :

« Dans son étable, décorée comme un salon parisien, se trouvait une large estrade dont les parois disparaissaient sous de riches trophées d’armes. Des nobles de première classe, faisant l’office de valets de chambre, se tenaient debout, la tête découverte, auprès du haut dignitaire, et veillaient soigneusement à ce qu’on lui prodiguât la nourriture la plus exquise, particulièrement les jeunes pousses de la canne à sucre.

» Cet Éléphant avait l’air fort ennuyé ; de temps en temps il faisait un geste de sa trompe, comme pour congédier ses courtisans, et semblait dire : Trop d’hommages !

» Mais l’homme ne sait que détruire ou se prosterner ; il faut absolument qu’il maudisse ou qu’il adore.

» Les nobles de première classe adoraient toujours l’Éléphant, sans tenir compte de ses signes d’impatience, et, de guerre lasse, ce dieu malgré lui les laissait faire.

» Lorsque, couvert de caparaçons splendides, l’Éléphant se rendait au bain, escorté d’une foule de courtisans et précédé d’une troupe de musiciens, le peuple se prosternait partout sur son passage.

» À mon départ de Bangkok, ajoute sir John Bowring, après la signature des traités, la lettre du roi de Siam à la reine d’Angleterre me fut officiellement remise.

» Cette lettre, gravée sur des feuilles d’or, était renfermée dans une boîte d’or fermant avec une clef enrichie de pierres fines.

» Parmi les nombreux objets accompagnant la lettre royale, il s’en trouvait un, le plus précieux de tous, m’assurait-on : l’inappréciable offrande se composait d’un bouquet de crins coupés sur la queue de l’Éléphant blanc et liés avec un fil d’or. »

Pourquoi ce culte étrange ? On se rappelle sans doute que, dans la croyance hindoue, l’Éléphant est la plus volumineuse incarnation de Bouddha, et que les âmes royales se réfugient dans le corps de ces grands pachydermes, où, en vérité, elles doivent se trouver fort à l’aise.

Juliette et Roméo ne sont pas les premiers Éléphants qu’ait vus le Jardin d’acclimatation. Tout Paris se souvient de leurs infortunés prédécesseurs, Castor et Pollux.

Un long et doux avenir leur souriait, quand tout à coup vint le siége de Paris. Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Ils moururent. Un boucher les acheta vingt-deux mille francs, et leurs cadavres fournirent douze cents kilogrammes de viande à la cité sans pain.

Temps maudits où chaque jour était marqué par une douleur, une déception, un étonnement public !

Nos bêtes à nous, le bœuf, la vache, le mouton, le veau, le porc, avaient disparu ; et le casoar, l’élan, le porc-épic, le kangurou, l’autruche, pendaient aux crocs du boucher, devant la foule stupéfaite et affamée.

Le Jardin d’acclimatation tenait bon entre quatre murs, et son directeur, improvisé soldat, faisait le coup de feu aux avant-postes.

Saisissant et douloureux contraste ! Nous n’avions plus de pain et nous mangions de l’ibis sacré ; on ne pouvait chasser le lièvre dans le parc de Saint-Cloud, qui était prussien, et l’on chassait l’éléphant en plein Paris ; on ne pouvait faire le tour de la ville assiégée, et l’on faisait le tour du monde dans son assiette.

J’eus la douleur d’être témoin de la mort de Castor et de Pollux.

Pollux tomba sous la balle du célèbre armurier Devisme ; M. Alphonse Milne Edwards abattit Castor.

L’animal avait été solidement lié par une forte courroie de cuir. Frappé à la tempe droite, il jeta un cri plaintif et tomba à genoux, puis il se releva vivement. Une nouvelle balle l’atteignit au milieu du front ; il tomba une seconde fois à genoux, et s’étendit immobile sur le flanc droit. Sa trompe remua légèrement, son grand œil doux se ferma il était mort.

La viande de l’Éléphant est excellente et fort appréciée dans les Indes anglaises. Les parties les plus délicates et les plus recherchées sont la trompe et le pied. De son sang on fait des boudins parfaits, que les gourmets de Calcutta parfument de plantes aromatiques : des boudins à la rose du Bengale.

Juliette et Roméo sont parfaitement habitués au Jardin d’acclimatation. Il sont là comme chez eux et peuvent se croire dans leur pays natal. Le flammant aux ailes roses, l’ibis sacré, les singes, les perroquets éblouissants, l’autruche du désert, le zèbre, la gazelle, tout leur rappelle la patrie absente et leur fait comme une petite Afrique dans ce merveilleux jardin.

Un seul nuage assombrit leur horizon : par instinct, par fierté peut-être, l’Éléphant ne se reproduit pas dans la servitude. Il devient esclave, mais il n’engendre pas. Il subit la captivité, mais il ne la transmet jamais.

Juliette et Roméo passeront leur vie à promener sur leurs dos des générations de bébés, et ils n’auront pas d’enfants…