Librairie du Jardin d'Acclimatation (p. 3-8).

PRÉFACE

À M. A. GEOFFROY SAINT-HILAIRE

Mon cher Directeur,

En vous dédiant ce livre, j’éprouve un sentiment voisin du remords : il me semble qu’au lieu de vous offrir mon bien, je ne fais que vous restituer le vôtre.

Après m’avoir intéressé aux personnages de cette galerie, après me les avoir fait connaître et aimer, vous fûtes mon inspirateur, mon conseiller, mon guide ; et je pourrais dire avec une familiarité que le vers m’impose et que vous pardonnerez :

« Même étant fait par moi, cet ouvrage est le tien. »

Quel est notre but ? Raconter les mœurs si intéressantes, esquisser les physionomies si curieuses des animaux étrangers, utiles ou charmants, dont vous essayez la conquête, qui seront des aides pour nos travaux, une richesse pour nos étables, un ornement pour nos demeures, des amis pour notre foyer.

Inconnus hier, ce sont nos hôtes d’aujourd’hui, nos serviteurs, nos auxiliaires et nos familiers de demain.

Celui-ci nous apporte sa chair, celui-là sa fourrure ; un autre ses plumes précieuses ; un autre son agilité, sa vigueur ; un autre ses grâces, son charme et sa beauté.

Il n’y a pas longtemps, la plupart de ces étrangers ne nous étaient connus que par un récit de voyageur, un dessin étrange, un fragment de fourrure ou une simple écaille apportés de pays lointains, une corne bizarre ou quelque plume éclatante exposées dans un musée.

Aujourd’hui, nous possédons l’animal tout entier ; il est là, parmi nous, vivant, dompté, acclimaté, conquis !

Il nous appartient, nous charme ou nous étonne, en attendant qu’il nous serve ; il se reproduit, il se propage sous nos climats, qui ne sont plus un exil pour lui, mais comme son second pays natal.

De nos jardins zoologiques il a déjà passé dans les parcs et les volières aristocratiques. Des demeures somptueuses il passera dans les fermes et dans les champs, des mains du riche dans les mains de tous.

C’est ainsi que planant au-dessus des intrigues et des passions, n’ayant qu’un drapeau : le progrès ; qu’un but : l’intérêt public ; qu’un parti : l’humanité, la science, patiente et sereine, entend, pratique la démocratie.

Que votre rôle, mon cher ami, me semble enviable et fécond, au milieu de ce jardin qui est tout à la fois votre héritage mérité, votre royaume, votre laboratoire et votre Éden !

Je pourrais ajouter votre création, car, après tant de désastres, vous l’avez si bien relevé de ses ruines, qu’il semble avoir été fondé une seconde fois.

Là, vous vivez dans une activité paisible et une souveraine indépendance, prélevant une dîme choisie sur le globe entier, tenant dans votre main expérimentée des fils qui aboutissent à tous les pays, du Groenland au cap de Bonne-Espérance, du Maroc à la Chine, de Java au Congo, de l’équateur au pôle nord.

Là, plus près de Buenos-Ayres ou de Siam que de Versailles, de l’Orénoque et du Nil que des bords de la Seine, vous réalisez chaque jour, par votre active intelligence et vos constants services, cette belle devise illustrée par les deux Geoffroy : Utilitati.

Vous ouvrez vos portes, et les visiteurs arrivent par milliers ; ils se pressent dans ce jardin magnifique qui est tout à la fois une promenade délicieuse, une extension savante donnée à la nature, et comme un système de civilisation appliqué aux animaux, c’est-à-dire une grande page d’histoire naturelle illustrée de gravures vivantes.

Ils s’arrêtent devant ces volières éblouissantes de plumages et ces serres embaumées, devant ces pelouses où galopent l’Afrique et l’Asie, devant ces lacs couverts de palmipèdes, ponctués de longs cous et ouatés de duvet, devant ces cabanes d’où surgit tout à coup un animal étrange ou majestueux, devant ces rochers couronnés d’antilopes.

Ils admirent ces horizons de bois et de rivières, de kiosques et de chalets, de massifs et de parterres, ces perspectives africaines, ces petits tableaux d’Orient.

Ils sillonnent en tous sens ce beau parc où les cinq parties du monde se coudoient, verdoient, fleurissent, brament, crient, bêlent, cabriolent, volent et chantent.

Mais le public, distrait, charmé, se rend-il bien compte des efforts déployés, de toutes les difficultés vaincues, des espérances déçues, des pertes, subies, pour arriver à la réalisation de ce musée vivant ?

En voyant ce quadrupède ou cet oiseau, songe-t-il à tous ceux qui ont péri en route, à tous ceux qui ne sont venus que pour languir et mourir sous un ciel qui n’était plus le ciel de leur patrie ?

En voyant les autres, se doute-t-il de la patience et des soins qu’il faut pour les faire vivre, pour les faire nôtres ?

Au moment où j’écris, la Cafrerie vous envoie des antilopes, le Brésil des perruches, la Chine des mandarins, l’Égypte des ibis. Un troupeau de lamas descend des Cordillères pour venir à notre bois de Boulogne, et des kangurous font voile pour la France.

De votre côté, vous expédiez dans tous les pays nos races de France, nos poules de la Bresse et de la Normandie, nos lapins argentés, des œufs innombrables ; échanges féconds, cadeaux précieux, qui entretiennent la science et l’amitié des peuples.

Et maintenant, mon cher Directeur, je me tourne vers le public, notre souverain juge, et je le prie de me suivre à votre exposition réellement universelle et sans cesse renouvelée, à travers les vivants chefs-d’œuvre de cet artiste incomparable qui se nomme la Nature, et qui a pour ateliers : le Ciel, la Terre, l’Océan.

Fulbert DUMONTEIL.