Portraits et Souvenirs/Don Giovanni

Société d’édition artistique (p. 156-165).

DON GIOVANNI


On sait qu’au gré des fidèles de Bayreuth, il n’existe pas de temple au monde — même à Bayreuth — où leur culte soit célébré comme il convient, pas de directeur, de chef d’orchestre, de chanteur, de décorateur, de metteur en scène qui sache comprendre les œuvres du dieu, pas de représentation adéquate à sa pensée ; en un mot, ce n’est jamais « ça » ; et les fidèles ont raison, cent fois raison ; ils ont seulement tort de se figurer qu’il s’agit d’une exception, alors que c’est une règle générale et que, pour les œuvres des autres, demi-dieux ou simples mortels, ce n’est jamais « ça » non plus. Les œuvres du dieu, bien au contraire, sont dans une situation privilégiée ; grâce à l’armée des dévots qui veillent sur elles comme les croyants sur le tombeau de Mahomet, elles sont, bien heureusement pour nous et pour elles-mêmes, préservées de cette végétation parasite qui, sous le nom menteur de « traditions », vient peu à peu se coller aux flancs des autres ouvrages de théâtre et finit par les rendre méconnaissables ; à part certaines coupures, toujours fâcheuses, mais excusées par la longueur interminable de certains actes, on les exécute, la plupart du temps, telles que l’auteur les a écrites. Quant aux autres, justes cieux ! il y aurait de quoi ajouter un cercle à l’enfer du Dante, avec les supplices qui leur sont départis. On ne se contente plus, depuis longtemps, d’altérer la volonté de l’auteur, on en prend le contre-pied.

La suppression de la « voix de tête », chez les ténors, a fait prendre l’habitude de dire à plein gosier ce qui devrait se chuchoter à l’oreille ; et les déclarations d’amour sont devenues des hurlements de bête qu’on égorge. Malheur à la phrase qui se terminait sur une note du médium, au morceau qui s’éteignait dans un doux murmure : phrase et morceau sont condamnés, sans appel, à se terminer sur une note aiguë, avec ce charme spécial aux locomotives annonçant leur arrivée ; et pour que ce soit complet, il faut à toute force qu’un temps d’arrêt, ajouté sur l’avant-dernière note, permette de vociférer plus a l’aise. Quant aux mouvements, depuis que le vélocipède est entré dans nos mœurs, les chefs d’orchestre ne conduisent plus, ils pédalent ; au lieu de battre la mesure, ils battent des « records »…

Pour moi, qui ai dans la mémoire toutes les œuvres consacrées, les ayant vu représenter alors que les vraies traditions existaient encore, je ne puis les entendre ; la souffrance est trop grande de subir toutes ces horreurs et de voir avec quelle aisance elles sont perpétrées et acceptées.

Oh ! non, ce n’est pas « ça », ce n’est pas « ça » du tout !

Mais s’il y au monde quelqu’un pour qui ce ne soit pas « ça », c’est surtout Mozart.

Imaginez des acteurs de grand talent n’ayant jamais joué que Dumas, Sardou, et autres prosateurs modernes, à qui l’on ferait jouer, du jour au lendemain, le Misanthrope. Ils n’y perdraient aucune de leurs qualités ; mais certaines de ces qualités seraient sans emploi, alors que d’autres, nécessaires pourtant, viendraient à leur manquer ; ils seraient gênés comme dans des habits d’emprunt. Cela pourrait être curieux et intéressant ; ce ne serait pas « ça ».

Voilà exactement ce qui se passe quand des artistes de l’Opéra et de l’Opéra-Comique se trouvent appelés tout à coup à interpréter Don Juan. Ils font de leur mieux, et il faut leur en savoir gré. Mais comment pourraient-ils suppléer à la longue initiation, indispensable pour pénétrer tous les secrets d’un style en complet désaccord avec celui de notre époque, et dont rien ne saurait leur donner la clef ? Leur éducation tournée dans un autre sens, les habitudes qu’ils ont contractées, tout les en éloigne ; ils se promènent a travers le chef-d’œuvre, comme disait je ne sais plus qui, « en souris qui ne comprend rien à l’architecture de la grange qu’elle parcourt ».

Par bonheur pour eux, le public qui admire la grange n’en comprend pas davantage la structure. Il est conquis par le charme d’une nature d’élite, et la plus charmeresse qui fut jamais ; sans en avoir conscience, il subit celui qui émane d’une écriture impeccable et d’une élégance raffinée ; mais s’il savait apprécier à leur valeur cette écriture et cette élégance, souffrirait-il qu’on y portât de cruelles atteintes ? Ajouter des fautes de goût à des œuvres qui ne montrent pas dans tous leurs détails un goût très pur, c’est un péché ; en ajouter à la musique de Mozart, c’est un crime. Ce crime se commet journellement et impunément. Jamais, sachez-le bien, jamais je n’ai entendu le bel air de Sarastro, dans la Flûte enchantée, sans qu’il fût gâté par un changement horrible à la fin, qui n’est pas seulement une faute de goût, mais une faute d’harmonie ; et jamais je n’ai vu le public manifester la moindre aversion pour cette monstruosité.

J’ai eu l’heureuse fortune, dans ma première jeunesse, — presque dans mon enfance, — d’entendre un Don Juan beaucoup plus près de la vérité que ceux d’aujourd’hui. Mme Grisi, Mario, Lablache e tutti quanti, soutenus par un orchestre très soigneux, l’interprétaient avec des talents de premier ordre et une grande exactitude, on pourrait presque dire avec religion. Malgré mon jeune âge, je savais la partition par cœur et aucun détail ne pouvait m’échapper. Après un demi-siècle, j’ai encore dans l’oreille le sextuor « mille torbidi pensieri », la magnifique voix de Lablache, le trait de Donna Anna sur le passage « che impensata novità », que Mme Grisi faisait avec une largeur et une précision instrumentale éloignant toute idée de « roulade » et d’ornement parasite.

C’est qu’il ne suffisait pas alors, pour être admis dans le bataillon sacré des grands chanteurs, d’avoir une voix sympathique et certaines qualités ; il fallait tout, la voix, la diction et la vocalise.

Aussi n’était-on pas étonné de voir Mme Grisi, soprano dramatique, créer Don Pasquale, Lablache se faire applaudir dans des rôles aussi différents que Leporello et le père de Desdémone, Mario dans le comte Almaviva et dans Jean de Leyde, du Prophète, qu’il a interprété à Londres avec un énorme succès en compagnie de Mme Viardot, et celle-ci passer sans effort de l’austère Fidès à la sémillante Rosine, en se donnant de temps à autre le luxe d’escalader les hauteurs du rôle de Donna Anna !

Depuis j’ai revu Don Giovanni aux Italiens, avec une autre troupe, les Frezzolini, les Delle Sedie ; à ceux-ci ne manquait certes pas le talent, mais la foi : prêtres de Verdi, s’ils avaient l’admiration de l’œuvre de Mozart, ils n’en avaient pas le culte ; ce n’était déjà plus « ça », mais c’étaient encore de fort belles exécutions. Il faut mettre à part Mme Patti, dont la grâce piquante, la légèreté d’oiseau, la fraîcheur et la facilité d’organe, l’impeccable exécution, la simplicité savoureuse ont fait, à Paris et à Londres, une Zerline incomparable.

Puis le Théâtre-Italien a disparu, à Paris du moins, et avec lui Don Giovanni, devenu Don Juan ; et nous sommes entrés dans l’ère des représentations plus ou moins brillantes ou intéressantes, mais toutes plus ou moins infidèles : car la langue italienne est indispensable au chef-d’œuvre de Mozart.

C’est après avoir vu représenter à Paris, comme on sait, le Festin de Pierre et le Mariage de Figaro que Mozart, prouvant ainsi le sens très particulier qu’il avait du théâtre, conçut la pensée d’écrire Don Giovanni et le Nozze di Figaro. Le livret italien du second suit pas à pas la pièce de Beaumarchais ; celui de Don Giovanni, au contraire, diffère beaucoup de la pièce de Molière ; l’auteur, évidemment, a voulu faire da se, et Mozart, à son tour oubliant totalement Molière, a pris l’œuvre de da Ponte comme point de départ pour créer son œuvre à lui par-dessus la tête du librettiste. L’influence française est évidente dans le Nozze di Figaro, ce n’est là ni de la musique allemande, ni de la musique italienne : aussi la traduction française lui sied-elle à merveille ; si elle la gêne un peu parfois (et si peu !) elle ne la dénature pas. Il en va tout autrement avec Don Giovanni ; le génie de la langue italienne a passé dans cette musique, où le mot et la note ne font qu’un ; la traduction la dénature et la défigure. En français, ce n’est que laid ; en allemand, c’est quelque chose d’horrible.

On vous a dit, bonnes gens, — et vous l’avez cru, — que la musique de Mozart était excellente comme musique pure, mais que ce n’était pas là qu’il fallait chercher la langue du drame musical, que cette musique chantait, mais ne parlait pas ; et vous avez eu tort de le croire, car on vous a trompés. L’erreur est d’ailleurs facile : cette musique est tellement parfaite au point de vue exclusivement musical et vocal, elle se suffit si complètement à elle-même qu’on peut l’admirer sans songer à autre chose. Or, par un miracle de l’art, cette musique, tout en chantant comme on n’a jamais chanté, parle aussi bien qu’il se peut ; dans Don Giovanni, la justesse et la finesse de l’expression ne sont pas moins admirables que la perfection de la forme.

Et nous ne trouvons pas seulement dans cette œuvre géniale une vraie langue de drame lyrique ; nous y trouvons aussi le symbole, le personnage élargi, grandi jusqu’au type et à la synthèse. Entre la Donna Anna qu’avait esquissée da Ponte et celle dessinée et peinte par Mozart, il y a un abîme ; dans la création de cette étonnante figure, Mozart a montré qu’il n’était pas seulement le plus exquis des musiciens, mais un poète et un psychologue. Il faudrait pouvoir faire des citations pour montrer comment, avec des moyens tout différents de ceux usités aujourd’hui, par l’ampleur du style, par les modulations, par l’instrumentation, l’auteur est arrivé à personnifier en cette jeune patricienne la Némésis implacable, l’âme de toutes les femmes séduites et trompées poursuivant le coupable jusqu’à la mort ; de plus, comme l’a si bien expliqué Hoffmann dans un de ses contes, elle est aussi la grande amoureuse, la seule femme à la taille de don Juan, qui l’eût aimé et qu’il eût aimée, et que son double crime en sépare à jamais. Ainsi que la douce Elvire n’est pas faite pour don Juan, le doux Ottavio n’est pas fait pour Donna Anna ; elle croit l’aimer et lui promet sa main ; en réalité, elle ne l’aime pas et ne l’épousera jamais.

J’ai parlé de la douce Elvire ; ce caractère est encore une invention du musicien. Da Ponte avait créé une sorte de personnage comique, de femme « crampon » ; Mozart l’a changée en une élégiaque et sympathique figure, méconnue la plupart du temps, mal interprétée et incomprise par conséquent du public. L’intention de l’auteur est pourtant bien visible dans le merveilleux trio du balcon, sacrifié d’ordinaire aux lazzi de Don Juan et de Leporello, mettant au premier plan une partie bouffe destinée par l’auteur à être accessoire. Je n’ai vu ce délicieux rôle établi comme il doit l’être que par Mme Carvalho, à Londres. Quand elle disait : « Gli vo’ cavar il cor », on sentait la fragilité de cette colère, et la tendresse au fond du cœur ulcéré. Délicates nuances qui demandent, pour être rendues, un talent également délicat ; et connaissez-vous quelque chose de plus rare au monde ?

« Il y a de la volute ionique dans Mozart, » disait un jour Gounod, caractérisant d’un mot pittoresque ce style, fait de charme et de pureté, source d’une impression d’art analogue a celle que nous a donnée la Grèce antique. De temps en temps, de la terre sacrée d’Hellade sort un fragment de marbre de Paros, un bras, un débris de torse, éraflé, injurié par les siècles ; ce n’est plus que l’ombre du dieu créé par le ciseau du statuaire, et pourtant le charme subsiste, le style divin resplendit malgré tout. Ainsi de Don Giovanni.

Si peu qu’il y reste de Mozart, c’en est assez pour qu’une lumière en émane, dont s’illumine le ciel de l’art, lumière douce mais intense, pénétrant jusqu’au fond des cœurs ; et l’on se sent en présence d’un art suprême, qui ne secoue pas violemment les nerfs, qui ne grise pas comme un breuvage frelaté, mais qui fait vibrer les cordes délicates et profondes de l’être ; et l’on se demande si la musique n’a pas atteint là son zénith, si les couleurs brillantes dont elle s’est teintée depuis ne sont pas celles du couchant. Question inutile : car l’avenir, qui seul peut nous juger, seul aussi la résoudra.