Portraits et Souvenirs/La Défense de l’Opéra-Comique

Société d’édition artistique (p. 169-176).

LA DÉFENSE

DE L’OPÉRA-COMIQUE


Il y aurait un livre curieux à faire sur l’intolérance en matière d’art. Cette maladie, que notre époque n’a pas inventée, sévit actuellement sur le genre aimable de l’Opéra-Comique : il devient urgent d’aviser, et je m’y hasarde, au risque d’entendre parler encore de ma versatilité, comparable a celle qui consiste a se lever le matin et à se coucher le soir, à se vêtir légèrement l’été, chaudement l’hiver, toutes choses dont personne ne songe a se scandaliser.

A l’aurore de ma jeunesse, je l’aimais beaucoup, ce vieil Opéra-Comique, en dépit de mon culte pour les Fugues de Sébastien Bach et les Symphonies de Beethoven. Fréquenter alternativement le Temple où je faisais mes dévotions, la Maison familiale avec ses joies naïves et un peu bourgeoises, me semblait tout naturel ainsi qu’à bien d’autres. De nos jours, on ne sort plus du Temple : on y vit, on y dort ; mais comme le diable n’abandonne pas, ses droits, on s’échappe en cachette pour aller rire à l’opérette ou au café-concert. Mieux valait peut-être l’Opéra-Comique ouvertement accepté et cultivé ; là, du moins, les auteurs ne pouvaient se présenter sans savoir leur métier, les chanteurs sans avoir de la voix et du talent. Tout le monde l’aimait alors ; on était fier du genre national, on n’avait pas encore imaginé d’en rougir. Comme des nefs pavoisées, les chefs-d’œuvre du genre voguaient à pleines voiles au vent du succès. Quelles soirées et quels triomphes ! Venu trop tard pour entendre Mme Damoreau qui fut, paraît-il, un éblouissement, j’eus le bonheur de voir la floraison merveilleuse des Miolan, des Ugalde, des Caroline Duprez, des Faure-Lefebvre ; n’ai-je pas entendu, un soir, le Toréador et l’Ambassadrice avec Mmes Ugalde et Miolan-Carvalho comme interprètes ! Le côté masculin n’était pas moins brillant avec Roger, Faure, Jourdan, Bataille et tant d’autres… Ceux-là mêmes qui n’étaient pas de grands chanteurs étaient précieux pour le soin qu’ils mettaient à conserver les traditions, à compléter un ensemble de premier ordre.

Tout aurait marché pour le mieux si la Maison et le Temple dussent vécu en bonne intelligence ; mais la Maison était impie, elle dénigrait le Temple et niait les dieux. Les opéras de Mozart n’étaient pas « scéniques », Beethoven n’était pas « mélodique », les gens qui « faisaient semblant de comprendre » les Fugues de Sébastien Bach étaient des poseurs ; bien mieux, la Maison voulait être Temple elle-même, il fallait se prosterner, adorer, déclarer admirables et vénérables des œuvres nées dans un sourire, ne visant qu’à plaire et à charmer. C’en était trop, Force fut de réagir et de railler un peu, ne fût-ce qu’un moment, ce vaudeville qui prétendait éclipser le drame, cette guitare qui prenait le pas sur la lyre immortelle. N’oublions pas que Meyerbeer, en ce temps-là, passait pour trop savant !

Autres temps, autres mœurs. Ce qui était trop savant n’est même plus regardé comme de la musique ; quant à l’Opéra-Comique, une armée tout entière lui a déclaré une guerre implacable. Cette guerre est-elle juste ? C’est ce que nous allons examiner.

L’Opéra-Comique, au dire de ses ennemis, est un genre faux et méprisable, parce que le mélange du chant et du dialogue est une chose abominable et ridicule, incompatible avec l’art. Ceux qui parlent ainsi ne cessent de vanter deux ouvrages, parfaitement beaux d’ailleurs, et de les mettre au-dessus de toute critique : ces deux ouvrages sont le Freyschütz et Fidelio, et ils sont apparentés à l’espèce décalée dont il s’agit : le chant y alterne avec le dialogue, et s’il est vrai que des mains étrangères les nient affublés de musique d’un bout à l’autre, qui nous dit que Weber et Beethoven approuveraient la transformation, s’ils pouvaient voir leurs œuvres ainsi modifiées ? Nous l’ignorons. On y trouve des couplets, et même, horreur ! de légères et pimpantes vocalises, que les purs affectent de ne pas voir : par de pareils objets leurs âmes sont blessées.

Pour que ce système de scènes alternativement parlées et chantées, si peu rationnel en apparence, si déplaisant au juger, dure depuis si longtemps, pour qu’il ait eu pareil succès, il finit pourtant qu’il ait son utilité. Il est utile, en effet pour bien des raisons. Il repose les auditeurs, plus nombreux qu’on ne croit, dont les nerfs résistent mal à plusieurs heures de musique ininterrompue, dont l’ouïe se base au bout d’un certain temps et devient incapable de goûter aucun son. Il permet d’adapter au genre lyrique des comédies amusantes et compliquées, dont l’intrigue ne saurait se développer sans beaucoup de mots, incompréhensibles si les mots n’arrivent pas sans obstacle a l’oreille du public. La musique intervient lorsque le sentiment prédomine sur l’action, ou que l’action prend un intérêt supérieur : certaines scènes, mises par elle en couleur et en relief, ressortant ainsi vigoureusement sur l’ensemble. Ce sont là dû sérieux avantages ; ils compensent, bien au delà, le petit choc désagréable qu’on, éprouve au moment où la musique cesse pour faire place au dialogue, sans parler de la sensation contraire, de reflet délicieux qui se produit souvent dans le cas où le chant succède à la parole. Sans le dialogue, — ou le récitatif très simple en tenant lieu, — il n’y a plus de « pièces » possibles ; force est de se réduire a des sujets dénués de toute complication, sous peine d’écrire des œuvres auxquelles le spectateur, non préparé par une longue étude, ne comprendra rien ; tout l’intérêt se concentre alors sur la musique, et l’on ne s’aperçoit pas qu’en vertu de la loi qui veut que les extrêmes se touchent, on arrive, par un chemin détourné, au résultat que l’on fuyait : au lieu d’aller au théâtre pour entendre des voix, on y va pour écouter l’orchestre ; la est toute la différence.

On veut délivrer la Comédie musicale, comme on a délivré le Drame musical. C’est parfait. Il y a bien, de-ci, de-là, quelques esprits arriérés qui se demandent si vraiment c’est en lui imposant des gestes déterminés que l’on délivre quelqu’un ou quelque chose ; si la liberté ne consisterait pas tout simplement à faire ce que l’on veut ; sans souci des aristarques ; mais passons. L’Opéra ; c’est la Tragédie : une action réduite à l’indispensable, des caractères fortement tracés, peuvent à la rigueur lui suffire. En est-il de même de la Comédie ? Son essence n’est-elle pas toute différente ? En renonçant a des habitudes séculaires, saura-t-elle conserver sa gaieté, sa légèreté ? Problèmes que l’expérience seule peut résoudre. La Comédie musicale nouveau modèle compte déjà deux exemplaires illustres à son actif : les Maîtres-chanteurs de Nuremberg et Falstaff. Œuvres énormes, d’un maniement singulièrement difficile, fastueuses exceptions plutôt que modèles, dont la légèreté est le moindre défaut, et qui n’auraient peut-être pas eu la même fortune si leurs auteurs n’eussent attendu, pour les mettre au jour, qu’une célébrité colossale leur eût ouvert toutes les voies.

Revenons, si vous le permettez, à l’Opéra-Comique. Son histoire n’est plus à faire ; elle a été faite et bien faite ; elle est considérable, et c’est se moquer que de traiter par-dessous la jambe, et comme une quantité négligeable, un genre dont le livre d’or nous montre tant d’œuvres illustres. Simple comédie à ariettes dans le Devin du village, il est déjà dramatique et très musical dans le Déserteur et Richard Cœur de Lion ; mais de Méhul paraît dater l’Opéra-Comique moderne, à qui toute ambition semblait permise, celui qu’on a déclaré genre national, titre de gloire dont on cherche à faire maintenant un sarcasme, presque une injure ! Le vrai genre national, on l’a trop oublié, c’est le Grand Opéra français créé par Quinault, dont l’Armide eut l’honneur d’être illustrée successivement par Lully et par Gluck ; c’est la Tragédie lyrique dont la qualité première était la belle déclamation, tradition fidèlement gardée jusqu’à l’invasion italienne du commencement de ce siècle. En se retournant vers le chant déclamé, vers le drame lyrique, la France ne ferait donc autre chose que de reprendre son bien sous des apparences plus modernes. Est-ce à dire que l’Opéra-Comique n’ait pas, lui aussi, sa forte dose de nationalité ? A Dieu ne plaise, et tout n’était pas illusion dans cet art « national » ; si cette forme de la comédie alternativement parlée et chantée n’est pas spéciale à notre pays, le caractère qu’il a su lui imprimer lui appartient en propre. Il est à la mode de le nier : la musique, dit-on, n’a pas de patrie ! Nous allons bien voir, et ce n’est pas moi qui me chargerai de la démonstration.

S’il est au monde un critique faisant profession de placer l’Art en dehors des questions de frontière et de nationalité, c’est assurément M. Catulle Mendès.

C’est lui qui va nous instruire ; écoutons-le :

« La gaieté des MAÎTRES-CHANTEURS n’a aucun rapport avec la belle humeur française ! elle est allemande, absolument allemande, cent fois plus allemande que la rêverie de LOHENGRIN, que le symbolisme de l’ANNEAU DU NIEBELUNG, et surtout que la passion de TRISTAN ET YSEULT. Le rire des MAÎTRES-CHANTEURS est NATIONAL. »

C’est le cri de la vérité. La gaieté allemande s’épanouit dans les Maîtres-Chanteurs comme le rire italien s’est esclaffé dans le monde entier avec l’Opéra-Bouffe ; et la belle humeur française a engendré notre Opéra-Comique. C’était fou, de prétendre l’élever au-dessus de tout ; il faut se garder plus encore d’en faire fi, de le rejeter comme une chose sans valeur : ce serait, comme on dit dans la langue populaire, mettre à ses pieds ce que l’on a dans ses mains. Le bon public, le vrai, n’est pas si bête ; il continue malgré tout à applaudir Carmen, Manon, Mignon, Philémon et Baucis, et le Pré aux Clers, et le Domino Noir, quand on veut bien les lui faire entendre ; il applaudit même encore la Dame Blanche, et il a raison.