Portraits et Souvenirs/« Orphée »

Société d’édition artistique (p. 148-155).

ORPHÉE


Gluck a élevé sa grande voix, et une fois de plus il a conquis tout le monde. Qu’y a-t-il donc chez cet homme incomplet et irrégulier, incorrect même, qui emploie des moyens si simples et dont la lecture est parfois si déconcertante ? D’où lui vient cette prodigieuse puissance ?… Vous souvient-il du premier concert de l’Opéra et de Mme Caron chantant la scène du temple d’Alceste ? ce n’était pas tout à fait « ça », il y avait trop de calme dans l’exécution, l’interprète n’avait pour elle qu’une admirable ténue de style, mais c’était assez : dès les premiers mots : — « Immortel Apollon ! » — un frisson courait dans la salle. Ces choses-là ne se discutent pas.

Peut-être sera-t-on curieux de connaître la genèse de la renaissance d’Orphée. Ce serait une erreur de croire que Carvalho, grand admirateur des œuvres de Gluck, eût médité leur résurrection dans le silence du cabinet ; il ne procédait pas ainsi. Carvalho, dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, agissait sous l’empire d’un instinct, d’une intuition qui, bien souvent, l’a mieux servi que n’auraient pu le faire les combinaisons les plus savantes.

Donc, en ce temps-là, Mme Viardot ayant passé la première jeunesse était dans tout l’éclat de la seconde, qui valait plus encore : son talent avait mûri, s’était complété par des études incessantes ; la grande cantatrice italienne s’était doublée d’une musicienne accomplie, connaissant toutes les écoles, rompue à tous les styles, pouvant interpréter avec une égale supériorité Rossini ou Haendel, Meyerbeer ou Sébastien Bach. Admirablement installée dans son hôtel de la place Vintimille, elle aurait voulu partager son temps entre Paris et Londres, où la « saison » la réclamait au printemps ; mais, par un de ces phénomènes particuliers au monde des théâtres, ni l’Opéra, ni le Théâtre-Italien ne voulaient d’elle. Rossini, peu prodigue de ses démarches, était allé lui-même demander au directeur du Théâtre-Italien d’engager Mme Viardot pour jouer Otello ; le directeur avait répondu à Rossini qu’il n’avait besoin de personne.

L’étoile dédaignée se consolait en brillant dans les salons et les concerts, où j’avais souvent l’honneur de lui accompagner le Roi des Aulnes de Schubert, dont elle avait fait une création terrible et fascinante au plus haut degré ; elle s’était mise à l’étude, toute nouvelle pour elle, des œuvres de Gluck, probablement à l’instigation de Berlioz, dont la dévotion au dieu Gluck est bien connue. Bientôt elle devint la cantatrice spéciale de la tragédie lyrique ; elle ne paraissait plus dans un concert sans y déclamer quelque fragment d’Alceste ou d’Armide, ou des deux Iphigénie, avec un succès toujours croissant.

Sur ces entrefaites, Mme Carvalho donnant à la fin d’une saison une représentation à son bénéfice, Mme Viardot fut invitée à y prendre part et y joua le dernier acte d’Otello (en italien) et le premier tableau du dernier acte du Prophète. Elle eut un tel éclat, remporta un tel triomphe que le lendemain Carvalho lui proposait un engagement pour la saison suivante : « Vous nous chanterez du Gluck, » lui dit-il.

« Du Gluck ! » c’était facile à dire. Le génial impresario ne se doutait pas des difficultés qui s’élèvent dès qu’il s’agit de remettre à la scène un ouvrage de ces temps lointains. Elles sont de plusieurs ordres, et nous entraîneraient dans des dissertations techniques peu divertissantes : mieux vaut n’en point parler pour le moment. Il suffit de savoir qu’après avoir longuement étudié la question, Mme Viardot fixa son choix sur Orphée.

Mais quel Orphée ?

Il y en a deux : l’Orfeo italien et l’Orphée français. Le premier fut écrit pour voix de contralto, à l’usage d’un castrato. Le second est une adaptation de l’ouvrage pour l’Opéra de Paris, et le rôle d’Orphée y est écrit pour ténor : d’où un bouleversement complet de la partition.

Il fallait donc se substituer à l’auteur pour écrire une troisième partition, — une sorte de cote mal taillée entre la version italienne et la version française, qui permît de rétablir la voix de contralto dans le rôle d’Orphée tout en conservant les améliorations que Gluck a introduites dans son œuvre. Travail délicat, auquel Berlioz mit la main, on devine avec quel tact et quel respect.

Une des plus grandes divergences entre les deux textes se trouve à la fin du premier acte : dans Orfeo, l’acte se termine par un récitatif que suit une ritournelle tumultueuse, exprimant le désordre des éléments, pendant laquelle la scène change à vue et représente les Enfers. C’est ainsi que se conclut le premier acte dans le manuscrit de l’Orphée français ; mais, dans la partition gravée, l’acte finit sur un air à roulades, d’un style ridicule. Cet air existe aussi, avec quelques légères variantes, dans une partition du compositeur italien Bertoni, — célèbre pour avoir refait, sur le même texte, l’Orfeo, en s’excusant, dans une préface hypocrite, de la liberté grande, et en pillant Gluck de la plus outrageuse façon. — L’air étant peu recommandable et d’un style qui ne se raccorde nullement avec le reste de l’ouvrage, on a pensé qu’il était de Bertoni. Berlioz le croyait, et s’est fort étonné de la présence de ce corps étranger dans le chef-d’œuvre. Or, la question étant étudiée à fond, il n’y a pas à douter : l’air est de Gluck ; et c’est Bertoni qui, plus tard, le lui a emprunté. Obsédé par le ténor Legros, qui voulait à toute force un air, Gluck aura pris celui-là dans ses vieux papiers, sans prendre la peine de le retravailler et de le mettre à la hauteur du reste de la partition.

Mme Viardot, qui était bien aise, elle aussi, de chanter un grand air, mais dont le goût était plus délicat que celui du ténor Legros, entreprit de faire quelque chose avec ce morceau démodé. Elle me pria de l’aider dans cette tâche ; nous l’entreprîmes avec d’autant plus d’ardeur que nous étions persuadés alors de tripoter un morceau dont l’auteur ne méritait aucun ménagement. Elle modifia les traits, substitua aux vermicelles rococo des arabesques de haut style ; de mon côté, j’écrivis un autre accompagnement, se rapprochant de la manière de Mozart. Berlioz eut l’idée de rappeler dans la cadenza le motif : « Objet de mon amour » ; et Mme Viardot ayant jeté sur le tout le manteau brodé de pierreries de son éblouissante exécution, il s’ensuivit que « l’Air de Bertoni », comme on l’appelait, eut un succès énorme.

J’aurais mieux aimé, pour ma part, le récitatif et le changement à vue ! mais on voulait faire durer la pièce, qui est courte, le plus longtemps possible. En fin de compte, au théâtre, le succès justifie tout.

Il justifie quelquefois d’étranges choses, comme, par exemple, l’idée de substituer au morceau final de la partition : l’Amour triomphe, le chœur final d’Écho et Narcisse. Ce chœur est charmant, et comme il n’y a pas d’apparence qu’on reprenne jamais Écho et Narcisse, c’est une bonne occasion de l’entendre ; soit ! Mais l’Amour triomphe termine la soirée par un cri de joie qui n’est pas à dédaigner après tant de larmes. On l’a trouvé un peu vulgaire ; qu’importe, si l’auteur n’était pas du même avis ?

Il resterait, après cette belle restauration d’Orphée pour contralto, à nous faire entendre l’Orphée pour ténor, tel que Gluck l’avait récrit pour l’Opéra, avec le ballet qui termine la pièce à l’ancienne mode. Ce ne serait pas très facile, à cause des changements qu’a subis le diapason depuis cette époque ; quelques transpositions seraient nécessaires, aucun ténor ne pouvant s’accommoder de la tessiture du rôle d’Orphée tel qu’il est noté dans la partition ; mais difficulté n’est pas impossibilité, et il se pourrait bien que l’Opéra nous donnât cette fête quelque jour.

Les « avancés », s’ils avaient un juste sentiment des réalités, seraient navrés du succès d’Orphée. Il n’y a pas à dire, c’est d’une beauté supérieure et incontestable, et c’est cependant, — allié à un magnifique sentiment d’art et à une vision très haute de l’art dramatique en particulier, — le triomphe du bel canto, du chant le plus italien qui se puisse voir ! Il y a des couplets (« Objet de mon amour »), les cantabili ne se comptent pas ; la grande scène des Enfers n’est qu’une cavatine ; ce n’est pas par ce qu’il leur dit, mais par ce qu’il leur chante qu’Orphée séduit les Furies : ce qu’il leur dit n’a pas d’importance, le verbe est dans la note et non dans la parole. Le merveilleux récit : « Quel nouveau ciel pare ces lieux » est d’une étonnante invention ; Gluck, si inférieur d’ordinaire à Mozart dans le maniement de l’orchestre, s’y est montré plus symphoniste que lui, coloriste à la façon de Beethoven dans la Symphonie pastorale ; mais l’exquise symphonie n’est que le fond du tableau, la voix y tient la première place, attire à elle tout l’intérêt : Gluck a été un grand réformateur, mais il eût trouvé absurde de ne pas faire chanter les personnages de ses drames lyriques et d’ôter tout l’intérêt à la voix, pour le transporter entièrement dans l’orchestre, devenu le personnage principal.

— Et pourtant, objectera-t-on, vous ne pouvez nier qu’on ait créé des chefs-d’œuvre en mettant le drame dans l’orchestre, en réduisant la part vocale à sa plus simple expression, encore que cela vous semble absurde. — Eh ! oui, sans doute, parce qu’au fond il est tout à fait indifférent que cela soit ou non absurde ; parce que tout art repose sur une convention, absurde en elle-même, qui cesse de l’être du moment qu’elle est acceptée ; parce que ce n’est pas l’emploi de tel ou tel système qui établit la supériorité d’une œuvre, mais la valeur de son inspiration ; et tous les rhéteurs du monde auront beau nous faire passer et repasser sous le nez, à satiété, les fleurs en papier de leur rhétorique, il suffira toujours d’une belle voix, chantant une phrase de Gluck ou de Mozart, pour réduire à néant leurs vaines et prétentieuses billevesées. Trois notes de Mlle Delna, et les plus belles théories s’en vont en fumée. Dura lex, sed lex.