Portraits contemporains/Tome 1/La Mennais/Paroles d’un Croyant, 1834

Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 231-247).

L’ABBÉ DE LA MENNAIS.

1834.
— Paroles d’un Croyant[1]. —

Un jour Nicole, fatigué des tracasseries et des luttes, invitait avec sa douceur ordinaire le grand Arnauld à déposer la plume ; et celui-ci lui répondait vivement : « N’avons-nous pas l’éternité pour nous reposer ? » C’est ce que répondrait aussi à un semblable conseil l’ardent et vertueux prêtre qui lance en ce moment un nouveau manifeste de ralliement et de foi, qui pousse, après un silence pénible, un nouveau cri de guerre et d’espérance. Il y a un an environ, abreuvé de tous les dégoûts, renonçant par convenance et soumission au journal dont il avait cru l’action salutaire, voyant se disperser et se détacher même entièrement de lui des disciples si regrettables, il se mit, un matin d’été à la campagne, à vouloir déposer quelque part, pour lui seul, sa secrète pensée, son jugement amer sur le présent, son vœu et son coup d’œil d’apôtre touchant l’avenir. Il choisit pour cela une manière d’hymne et de poésie, comme étant la plus harmonieuse et la plus consolante ; il écrivit dans une prose rhythmique, dans des versets semblables à ceux de la Bible, et sous des formes tantôt directes et tantôt de paraboles, les inspirations de sa prophétie. Ce fut l’affaire d’une semaine à travers les bois et le long des haies de La Chênaie. Un de ces chapitres ou plutôt une de ces proses composée, il rentrait l’écrire, et puis il sortait de nouveau, murmurant déjà la suivante. Il appela ce volume de prédilection : Paroles d’un Croyant, et, ayant ainsi achevé sa pensée devant Dieu, il se sentit un peu calmé[2] ; son grand travail de philosophie le retrouva plus dispos et plus persévérant. Mais d’assez récentes tracasseries ecclésiastiques l’ayant ramené à Paris, il y vit de près cette tiédeur et ce relâchement publics qui enhardissent un pouvoir sans morale à tous les envahissements rusés ou grossiers ; il y vit, sous cette couche corrompue d’une société en décadence, une masse jeune et populaire, impétueuse, frémissante, au sang chaud et vierge, mais mal éclairée, mal dirigée, obéissant à des intérêts aussi et à des passions qui, certes, courraient risque de bientôt corrompre la victoire, si un souffle religieux et un esprit fraternel n’y pénétraient d’avance à quelque degré. Il a jugé bon dès lors d’adresser à tous ce qu’il n’avait d’abord écrit que pour lui seul. Il se serait cru coupable de se contenir dans un plus long silence, de laisser passer ces jours mauvais et insolents sans leur jeter à la face son accent de conscience, son mot de vérité. Cette persécution du silence est la plus dure de toutes à porter, dit Pascal ; notre brûlant apôtre ne l’a pu jusqu’au bout subir. Nous n’avons pas à nous inquiéter ici du retentissement que doit avoir cet éclat de M. de La Mennais dans l’ordre purement ecclésiastique. Nous regretterions que les Paroles d’un Croyant n’y fussent pas acceptées ou tolérées, comme une de ces paroles libres de prêtre, qui ont toujours eu le droit de s’élever en sens contradictoire dans les crises sociales et politiques aux diverses époques. Sans rien espérer actuellement de Rome et de ce qui y règne, nous sommes trop chrétien et catholique, sinon de foi, du moins d’affinité et de désir, pour ne pas déplorer tout ce qui augmenterait l’anarchie apparente dans ce grand corps, déjà si compromis humainement. Mais en songeant à quelles intentions patriotiques et évangéliques a cédé M. de La Mennais, en considérant l’influence rapide que son livre va obtenir, influence à coup sûr moralisante en somme plutôt qu’irritante auprès des violents, nous ne pouvons que nous réjouir de son imprudence généreuse, si imprudence il y a, et l’en féliciter. Il est des entraînements dévoués, des témérités oublieuses d’elles-mêmes, qui enlèvent les cœurs. Quelque chose de martial et de chevaleresque sied aussi au prêtre chrétien. La belle âme, l’âme virginale de Pellico a pu tout pardonner, tout excuser, et bénir encore ; il s’en est revenu, après dix années de captivité féroce, comme un agneau tondu qui ne redemande pas sa laine. Je l’en admire et l’en révère ; mais il y a manière pourtant d’être chrétien, en l’étant un peu différemment et en gardant dans sa veine un reste du sang des Machabées.

La vie polémique et doctrinale de M. de La Mennais se peut diviser déjà en deux parties tranchées durant lesquelles il a poursuivi le même but, mais par deux procédés contraires. Il a été frappé, avant tout, de l’état d’indifférence en matière de religion, de la tiédeur égoïste et de la corruption matérielle de la société ; tout son effort a tendu à rendre la vie et le souffle à ce qu’il voyait comme un cadavre. Il s’est mis, dès le premier jour, à vouloir ressusciter moralement et spiritualiser de nouveau ce grand corps. Telle est la vraie unité de la vie et de l’œuvre de M. de La Mennais ; seulement il a employé à cet effet deux méthodes bien opposées. Frappé d’abord de l’indifférence religieuse et de l’inertie froide où croupissaient les premières couches de la société, il a désespéré de toute cette masse, si on n’y faisait descendre l’esprit et la purification par en haut, c’est-à-dire par les gouvernements, et, au delà des gouvernements, par le Saint-Siège. Il n’a jamais eu pour les gouvernements une estime bien décidée ; il ne les a considérés à son premier point de vue que comme un canal possible de transmission, et, dans le cas où ils se refuseraient à transmettre la doctrine supérieure, il les a dénoncés comme un obstacle : on se rappelle les belles invectives du premier tome de l’Indifférence. Mais, avec le temps, M. de La Mennais est venu à comprendre que non-seulement les gouvernements se refusaient à transmettre la doctrine antique à la fois et régénératrice, mais que le Saint-Siège se refusait à la verser présentement, et qu’il demeurait plus sourd que le rocher, quoique le peuple eût soif dans le désert. En observant plus attentivement, d’ailleurs, la masse confuse de cette société où il n’avait d’abord vu que froideur et mort, il a découvert sous les premières couches croupissantes un grand travail de fermentation et de courants, et il s’est dit que c’était de ce côté plutôt qu’il fallait agir pour renouveler. On voit que le but est resté le même : spiritualiser, guérir, moraliser chrétiennement une société passée du matérialisme à l’indifférence ; mais dans le second procédé, auquel M. de La Mennais a recours depuis cinq ans environ, c’est à la société elle-même, c’est à ses éléments vierges et profonds, c’est au peuple en un mot qu’il s’adresse pour le régénérer par la parole et l’épurer. La méthode de liberté a remplacé chez lui ou du moins tempéré la méthode d’autorité. Cela sera sensible dans son développement philosophique, comme cela l’est déjà dans sa prédication politique. Vis-à-vis du Saint-Siège, M. de La Mennais peut rester soumis, docile et pleinement adhérent en matière de foi ; mais il a cessé de l’invoquer directement pour l’œuvre temporelle ; on sent qu’il n’en espère plus une effusion prochaine de doctrine qui descende sur le siècle. En face des gouvernements, il est resté moins pénétré d’estime que jamais ; il a mesuré plus à nu leur égoïsme borné et leur absolue résistance à l’esprit. À cet aspect repoussant, les paroles de Samuel ont redoublé sur ses lèvres, mais les paroles d’un Samuel qui se sent pour le reste des hommes les entrailles de Jean le bien-aimé.

Nous parcourrons rapidement l’ouvrage où le nouvel essor de cette âme ardente et violemment aimante se trahit tout entier :

« Prêtez l’oreille et dites-moi d’où vient ce bruit confus, vague, étrange, que l’on entend de tous côtés.

« Posez la main sur la terre, et dites-moi pourquoi elle a tressailli.

« Quelque chose que nous ne savons pas se remue dans le monde : il y a là un travail de Dieu.

« Est-ce que chacun n’est pas dans l’attente ? est-ce qu’il y a un cœur qui ne batte pas ?

« Fils de l’homme, monte sur les hauteurs et annonce ce que tu vois ! »

Et viennent alors les signes évidents, les bouleversements d’hier et ceux de demain qui se devinent, les peuples héroïques qui succombent, mais qui renaîtront ; l’agitation sourde, universelle, du vieux monde et les apprêts sombres et irrécusables d’un dernier grand combat. Mais écoutons encore le poëte-apôtre.

« Tout ce qui arrive dans le monde a son signe qui le précède.

« Lorsque le soleil est près de se lever, l’horizon se colore de mille nuances, et l’Orient paraît tout en feu.

« Lorsque la tempête vient, on entend sur le rivage un sourd bruissement, et les flots s’agitent comme d’eux-mêmes.

« Les innombrables pensées diverses, qui se croisent et se mêlent à l’horizon du monde spirituel, sont le signe qui annonce le lever du soleil des intelligences.

« Le murmure confus et le mouvement intérieur des peuples en émoi sont le signe précurseur de la tempête qui passera bientôt sur les nations tremblantes.

« Tenez-vous prêts, car les temps approchent.

« En ce jour-là, il y aura de grandes terreurs et des cris tels qu’on n’en a point entendu depuis les jours du déluge.

« Les rois hurleront sur leurs trônes ; ils chercheront à retenir avec les deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles.

« Les riches et les puissants sortiront nus de leurs palais, de peur d’être ensevelis sous les ruines.

« On les verra, errant sur les chemins, demander aux passants quelques haillons pour couvrir leur nudité, un peu de pain noir pour apaiser leur faim, et je ne sais s’ils l’obtiendront.

« Et il y aura des hommes qui seront saisis de la soif du sang et qui adoreront la mort, et qui voudront la faire adorer.

« Et la mort étendra sa main de squelette comme pour les bénir, et cette bénédiction descendra sur leur cœur, et il cessera de battre.

« Et les savants se troubleront dans leur science, elle leur apparaîtra comme un petit point noir quand se lèvera le soleil des intelligences.

« Et à mesure qu’il montera, sa chaleur fondra les nuages amoncelés par la tempête ; et ils ne seront plus qu’une légère vapeur qu’un vent doux chassera vers le couchant.

« Jamais le ciel n’aura été aussi serein, ni la terre aussi verte et aussi féconde.

« Et au lieu du faible crépuscule que nous appelons jour, une lumière vive et pure rayonnera d’en haut, comme un reflet de la face de Dieu.

« Et les hommes se regarderont à cette lumière, et ils diront : « Nous ne connaissions ni nous ni les autres, nous ne savions pas ce que c’est que l’homme : à présent nous le savons. »

« Et chacun s’aimera dans son frère, et se tiendra heureux de le servir ; et il n’y aura ni petits ni grands, à cause de l’amour qui égale tout, et toutes les familles ne seront qu’une famille, et toutes les nations qu’une nation.

« Ceci est le sens des lettres mystérieuses que les Juifs aveugles attachèrent à la croix du Christ. »

Le sentiment populaire respire dans chacune de ces pages. La liberté n’y revient pas comme un mot sonore et creux ; il y a une intelligence précise des misères du pauvre et des iniquités qu’il subit. Quelques droites paroles mettent au défi tous les sophismes des législateurs :

« Les oiseaux du ciel et les insectes mêmes s’assemblent pour faire en commun ce qu’aucun d’eux ne pourrait faire seul. Pouvez-vous vous assembler pour traiter ensemble de vos intérêts, pour défendre vos droits, pour obtenir quelque soulagement à vos maux ? et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ?

« Pouvez-vous aller d’un lieu à un autre si on ne vous le permet, user des fruits de la terre et des productions de votre travail, tremper votre doigt dans l’eau de la mer et en laisser tomber une goutte dans le pauvre vase de terre où cuisent vos aliments, sans vous exposer à payer l’amende et à être traînés en prison ? et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ? »

Ce sont en tout endroit des conseils d’union et d’association qui offrent le sens juste du Bonhomme Richard dans un ton élevé de pathétique et de poésie. Le dernier verset cité rappelle le Pauvre Jacques, de Béranger. Mais l’esprit chrétien, qui court dans ces pages comme un vent fécond et violent, enlève la pensée jusqu’à des extrémités sublimes et ne connaît pas d’horizon :

« Au printemps, lorsque tout se ranime, il sort de l’herbe un bruit qui s’élève comme un long murmure.

« Ce bruit, formé de tant de bruits qu’on ne les pourrait compter, est la voix d’un nombre innombrable de pauvres petites créatures imperceptibles.

« Seule, aucune d’elles ne serait entendue : toutes ensemble elles se font entendre.

« Vous êtes aussi cachés sous l’herbe, pourquoi n’en sort-il aucune voix ?

« Quand on veut passer une rivière rapide, on se forme en une longue file sur deux rangs, et, rapprochés de la sorte, ceux qui n’auraient pu, isolés des autres, résister à la force des eaux, la surmontent sans peine.

« Faites ainsi, et vous romprez le cours de l’iniquité qui vous emporte lorsque vous êtes seuls, et vous jette brisés sur la rive.

« Que vos résolutions soient lentes, mais fermes. Ne vous laissez aller ni à un premier, ni à un second mouvement.

« Mais si l’on a commis contre vous quelque injustice, commencez par bannir tout sentiment de haine de votre cœur, et puis, levant les mains et les yeux en haut, dites à votre Père qui est dans les cieux :

« Ô Père ! vous êtes le protecteur de l’innocent et de l’opprimé, car c’est votre amour qui a créé le monde, et c’est votre justice qui le gouverne.

« Vous voulez qu’elle règne sur la terre, et le méchant y oppose sa volonté mauvaise.

« C’est pourquoi nous avons résolu de combattre le méchant.

« Ô Père, donnez le conseil à notre esprit et la force à nos bras. »

« Quand vous aurez ainsi prié du fond de votre âme, combattez et ne craignez rien.

« Si d’abord la victoire paraît s’éloigner de vous, ce n’est qu’une épreuve, elle reviendra ; car votre sang sera comme le sang d’Abel égorgé par Caïn, et votre mort comme celle des martyrs. »

Au chapitre vii, je recommande la parabole de l’homme qui trouve moyen d’augmenter successivement le travail du peuple tout en diminuant progressivement les salaires. Quand le Saint-Simonisme, dans sa brusque apparition, n’aurait eu d’autre effet que d’inspirer à des intelligences chrétiennes cette émulation d’inquiétude et de recherche à l’article des souffrances profondes, nées de l’excès industriel, il n’aurait point passé sans fruit pour le monde.

Les chapitres xii et xiii contiennent la parabole des sept hommes couronnés. J’y trouverais à reprendre une teinte un peu trop apocalyptique, un abus d’enfer, de Satan, et un excès d’horreur que les sept hommes couronnés ne méritent pas seuls, et qui s’affaiblirait nécessairement si on la répartissait, comme ce serait justice de le faire, sur toute cette classe supérieure ou moyenne qui les approuve et les soutient. Je sais que les propositions que l’auteur prête aux sept hommes, et qui peuvent paraître le plus exagérées : Abolissons la science ; tuons la concorde ; le bourreau est le premier ministre d’un bon prince, etc., sont textuellement extraites d’un livre italien assez récemment imprimé à Modène. Mais le Machiavel de Modène ne devait pas être pris si à la lettre, la vérité ici passe la vraisemblance ; et comme goût d’abord, et un peu comme justice, j’aurais voulu qu’il fût tenu compte des autres coupables dans la société, des coupables par assentiment et par égoïsme inerte, des coupables aussi par passions haineuses et brutalité, comme en offrent sans doute les rangs populaires[3].

À la suite de ces chapitres sombres, il en vient un qui les corrige, tout enchanteur de mansuétude et d’amour des hommes ; on croirait lire des pages retrouvées de l’Imitation. C’est cette alternative d’ardeur et de douceur, de violence et de tendresse, qui fait le fond du caractère de l’abbé de La Mennais, et qui compose une des variétés les plus attachantes du caractère chrétien lui-même. Il croit au bien, et il croit au mal ; il s’indigne ingénument, et il aime avec transport ; il maudissait tout à l’heure les ennemis des hommes, et voilà qu’il tombe en pleurs entre vos bras[4].

À propos des suggestions inspirées par l’enfer aux oppresseurs du monde, le poëte-prophète signale surtout la grande déception de l’obéissance passive. Dans ces pages, écrites il y a plus d’un an, on retrouve à chaque ligne l’événement sanglant d’hier[5]. Satan dit aux princes :

« Voici ce qu’il faut faire. Prenez dans chaque famille les jeunes gens les plus robustes et donnez-leur des armes, et exercez-les à les manier, et ils combattront pour vous contre leurs pères et leurs frères ; car je leur persuaderai que c’est une action glorieuse.

« Je leur ferai deux idoles, qui s’appelleront Honneur et Fidélité, et une loi qui s’appellera Obéissance passive.

Et ils adoreront ces idoles, et ils se soumettront à cette loi aveuglément, parce que je séduirai leur esprit, et vous n’aurez plus rien à craindre.

« Et les oppresseurs des nations firent ce que Satan leur avait dit, et Satan aussi accomplit ce qu’il avait promis aux oppresseurs des nations.

« Et l’on vit les enfants du peuple lever le bras contre le peuple, égorger leurs frères, enchaîner leurs pères, et oublier jusqu’aux entrailles qui les avaient portés.

« Quand on leur disait : « Au nom de tout ce qui est sacré, pensez à l’injustice, à l’atrocité de ce qu’on vous ordonne, » ils répondaient : « Nous ne pensons point, nous obéissons. »

« Et quand on leur disait : « N’y a-t-il plus en vous aucun amour pour vos pères, vos mères, vos frères et vos sœurs ? » ils répondaient : « Nous n’aimons point, nous obéissons. »

« Et quand on leur montrait les autels du Dieu qui a créé l’homme et du Christ qui l’a sauvé, ils s’écriaient : « Ce sont là les dieux de la patrie ; nos dieux à nous sont les dieux de ses maîtres, la Fidélité et l’Honneur. »

« Je vous le dis en vérité, depuis la séduction de la première femme par le serpent, il n’y a point eu de séduction plus effrayante que celle-là.

« Mais elle touche à sa fin. Lorsque l’esprit mauvais fascine des âmes droites, ce n’est que pour un temps. Elles passent comme à travers un rêve affreux, et au réveil elles bénissent Dieu qui les a délivrées de ce tourment. »

Et suit alors l’hymne de départ du jeune soldat de l’avenir, du soldat qui s’en ira combattre une dernière fois pour la justice, pour la cause du genre humain, pour l’affranchissement de ses frères : « Que tes armes soient bénies, jeune soldat ! » Il y a dans ce chant, et dans celui de l’Exilé qui vient après, un retentissement profond des Pèlerins polonais, par le poëte Mickiewicz[6] ; mais ce qui, chez Mickiewicz, était demeuré restreint à une acception trop nationale et trop exclusive, se trouve généralisé selon un esprit plus évangélique par M. de La Mennais, et rapporté à la vraie patrie, à la patrie universelle.

Littérairement, par cette œuvre, M. de La Mennais conquiert, à bon droit, le titre de poëte. Le ton général, le mouvement est rhythmique à la fois et inspiré. L’imprévu se rencontre plutôt dans l’allure de la pensée que dans le détail de l’expression. Celle-ci est toujours correcte, propre, énergique, quelquefois un peu crue ; il y manque un certain éclat nouveau, et, si j’ose ainsi parler, une sorte de flagrance. Ardet plus quam lucet ; cela brûle plutôt que cela ne luit. En comparant le style des Paroles d’un Croyant avec celui de la Vision d’Hébal, on comprendra mieux la double nuance que je distingue. À la rigueur, et à ne s’en tenir qu’au détail de l’expression et à l’ensemble du vocabulaire employé, quelqu’un de Port-Royal aurait pu écrire en cette manière et peindre avec ces images. Il y a même, si l’on peut dire, quelque lieu commun, presque de la déclamation dans le dehors. Mais la jeunesse, la nouveauté vive triomphe à tout moment par la pensée même ; la franchise du sentiment crée la beauté : ainsi, dans le chapitre de l’Exilé : « J’ai vu des jeunes hommes, poitrine contre poitrine, s’étreindre comme s’ils avaient voulu de deux vies ne faire qu’une vie, mais pas un ne m’a serré la main : l’Exilé partout est seul. » Le chapitre de la mère et de la fille n’offre pas une seule couleur nouvelle ; mais Celui qui donne aux fleurs leur aimable peinture, et qui inspira la simplicité de Ruth et de Noémi, a envoyé son sourire sur ces pages.

Socialement, la signification de semblables œuvres est grande, et tant pis pour qui la méconnaît ! Nous donnions, il y a quinze jours[7], un mémorable fragment de M. de Chateaubriand sur l’Avenir du monde, où tous les mêmes importants problèmes sont soulevés, et où la solution s’entrevoit assez clairement dans un sens très-analogue. M. de Lamartine a publié, il y a deux ans à peu près, une brochure sur la Politique rationnelle, dans laquelle des perspectives approchantes sont assignées à l’âge futur de l’humanité, et, bien qu’il semble y apporter, pour le détail, une moins impatiente ardeur, ce n’est que dans le plus ou moins de hâte, et non dans le but, que ce noble esprit diffère d’avec M. de La Mennais. Béranger est, dès longtemps, l’homme de cette cause et des populaires promesses. Ainsi, symptôme remarquable ! tous les vrais cœurs de poëtes, tous les esprits rapides et de haut vol, de quelque côté de l’horizon qu’ils arrivent, se rencontrent dans une prophétique pensée, et signalent aux yeux l’approche inévitable des rivages. Ne sont-ce pas là aussi des augures ? — Mais nos grands hommes d’État régnants vivent en esprits forts ; ils tiennent et dévorent le présent : à d’autres, à d’autres qu’eux les augures et l’avenir !

Mai 1834.
  1. Dans la réimpression de 1836 on lisait cette note que nous reproduisons : « Depuis que nous avons tracé le précédent portrait de M. de La Mennais, de sensibles changements se sont manifestés dans le caractère et la position de l’illustre écrivain. Nous avons tâché de le suivre, en l’admirant hautement, aussi loin qu’il nous a été possible. Le fait même de la publication des Paroles d’un Croyant ne nous semblait pas détruire le rôle de prêtre à la fois catholique et populaire qu’avait revêtu l’abbé de La Mennais. On peut voir, mêlée à l’éloge du livre, l’interprétation que nous en donnions et qui, sous cette forme même d’éloge, pouvait être en partie une humble insinuation adressée à l’auteur. C’est depuis cette publication, en acceptant purement et simplement les conséquences démocratiques de la popularité conquise, que l’illustre écrivain nous paraît plutôt avoir compromis à quelque degré l’unité et l’autorité de sa vie. Mais le nouveau silence dans lequel il est entré, et que nous respectons, peut devenir fécond en éclaircissements, en réparations lentes, et nous attendrons. En abordant avec jeunesse et avec culte les caractères les plus dignes d’être admirés, on se fait d’eux un idéal un peu prompt, on leur trace en lettres d’or dans son esprit un programme qu’ils ne consultent pas toujours et qu’ils oublient de suivre. Puis vient le mécompte, et on leur en veut alors un peu de ne pas vérifier notre prédiction, de ne pas couronner notre désir. La faute en est-elle entièrement à eux ? Et d’ailleurs, si les modèles ont quelquefois varié pendant que nous les suivions, nous-même, pendant cette poursuite, n’avons-nous pas sensiblement varié aussi ? » (Note de 1836.)
  2. Ce calme n’était pourtant pas exempt de grandes tristesses et de découragements sinistres. Voici quelques phrases d’une lettre écrite à un ami vers cette époque, 15 mai 1833. Citer les lettres de M. de La Mennais, c’est quelquefois montrer à nu les contradictions rapides de son âme, mais c’est toujours les faire comprendre, et surtout les faire pardonner et aimer : « J’ai bien de la peine à me résigner à la pensée de ne vous revoir que dans un an, dans deux peut-être ; que sait-on ? Je suis comme la société, je chemine dans l’ombre, incertain de l’avenir, et ne pouvant rien m’en promettre… Notre pauvre France, elle, croupit dans un marais, et, au sein de ce marais, je vois se remuer, comme ces énormes reptiles primitifs retrouvés par Cuvier, une race menaçante qui foisonne et grandit chaque jour. Personne presque ne comprend, personne ne veut réellement la liberté : tous aspirent à la tyrannie, et le disent hautement, et en sont fiers. Ce spectacle jette parfois dans l’âme un profond dégoût et une amère tristesse… »
  3. Luther, en son temps, pris pour arbitre par les paysans révoltés contre leurs seigneurs, a tâché de faire la part plus égale dans ses doubles reproches ; mais il est tombé dans l’autre excès et a été dur pour le peuple.
  4. Le passage le plus significatif peut-être en ce sens est au chapitre précédemment cité, où on lisait : « Si l’on a commis contre vous une injustice, commencez par bannir tout sentiment de haine de votre cœur, et puis, levant les mains et les yeux en haut, dites à votre Père qui est dans les cieux : Ô Père, etc., etc… — Quand vous aurez ainsi prié du fond de votre âme, combattez, et ne craignez rien. » — Ainsi, combattre en pardonnant, combattre à toute outrance et sans haine, c’est bien là, prise sur le fait, la contradiction heureuse et, en quelque sorte, chrétienne, de M. de La Mennais. Saint Ambroise ne marque-t-il pas, dans son traité des Devoirs, qu’il ne haïssait point une certaine colère ? Saint Paul n’a-t-il pas dit aux Éphésiens : « Si vous vous mettez en colère, gardez-vous de pécher : irascimini et nolite peccare, » admettant la possibilité d’une certaine colère sans péché ? Il est vrai qu’il ajoute à l’instant : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. » Mais on peut dire des colères de M. de La Mennais, et de ses haines qui s’adressent à des idées surtout, que, s’il voyait en personne la plupart de ceux qu’il croit abhorrer, le soleil ne se coucherait jamais sur sa colère : de même aussi que leur grande irritation à eux, en le voyant dans sa fièvre naïve de cœur, s’évanouirait en étonnement, tournerait en estime presque tendre. — « Ce que j’aime surtout de lui, » me disait un grand et affectueux poëte, son ami (Lamartine), « c’est qu’il est né martyr. » Oui, malgré toute sa vigueur d’intelligence, martyr bien plus que docteur : oui, malgré toutes ses lumières de chaque moment, dévoué encore plus qu’éclairé ! Cette vocation de martyr le rend même continuellement empressé à apostropher du plus loin les persécuteurs, et à se chercher, comme Polyeucte, des bourreaux.
  5. Les insurrections d’avril 1834, à Lyon et à Paris. — Les années n’ont pas modifié mon sentiment. Le régime de Louis-Philippe, dès l’origine, tendit à faire avorter un élément puissant et généreux qui avait fait explosion en juillet 1830, et qui, ne trouvant pas satisfaction le lendemain dans une grande politique nationale extérieure, mais refoulé au contraire, brusquement répercuté et rentré, eut forcément son éruption par des émeutes.
  6. C’est de ce livre des Pèlerins, si remarquablement traduit par M. de Montalembert, qu’est empruntée la forme rhythmique des Paroles d’un Croyant.
  7. Dans la Revue des Deux Mondes.