Portraits contemporains/Tome 1/La Mennais/Affaires de Rome, 1836

Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 248-274).

M. DE LA MENNAIS.

1836.
— Affaires de Rome. —

«… Je regarde donc et je désire qu’on regarde ce court écrit comme destiné à clore la série de ceux que j’ai publiés depuis vingt-cinq ans. J’ai désormais des devoirs plus simples et plus clairs ; le reste de ma vie sera, je l’espère, consacré à les remplir, selon la mesure de mes forces… Qu’on ne s’y trompe pas, le monde a changé : il est las des querelles dogmatiques. » Telle est la déclaration formelle que M. de La Mennais exprime aux dernières pages de ce livre ; les termes seuls dans lesquels elle est conçue montrent assez que, si le nouvel écrit est destiné à clore la série de ceux que l’auteur a publiés à partir des Réflexions sur l’État de l’Église, datant de 1808, il ne leur ressemble ni par les principes ni par le ton, et que, sinon pour le sujet et la matière, du moins dans les pensées et les conclusions, il se rattache déjà à cette série d’écrits futurs que nous promet l’illustre auteur. Singulière énergie, révolution individuelle à jamais étonnante, que celle qui raye d’un trait de plume et renvoie comme à néant tout le passé d’une telle vie, et qui fait qu’à plus de cinquante-trois ans on en recommence une nouvelle, — à beaucoup d’égards une contraire, — avec toute la ferveur de la jeunesse, avec tout le dégagé et tout l’absolu d’une première entreprise !

En examinant ce livre, nous sommes dans une position particulière, c’est-à-dire que nous avons lu autrefois tous les livres de M. de La Mennais et que nous nous en souvenons. Cette remarque est nécessaire pour expliquer et motiver, au premier coup d’œil, certaines parties de notre jugement auprès des personnes nombreuses qui ne connaissent M. de La Mennais que par ses plus récents écrits et qui même commenceront à le connaître par celui-ci tout d’abord. L’illustre auteur, dans sa marche infatigable, peut se comparer à une comète ardente qui a successivement apparu à l’horizon de plusieurs mondes d’esprits, salué d’eux avec transport à cause de son éclat, à mesure qu’il se découvrait pour la première fois dans leur ciel. L’ayant suivi dans ses phases précédentes, avec étonnement de bonne heure, avec admiration bien longtemps, et en y joignant sympathie plus tard, selon qu’il nous semblait se plus rapprocher, pour les illuminer, de certaines idées de notre sphère, nous avons été en ces moments jusqu’à dire qu’il y avait dans son entier développement une courbe aussi vaste que réelle et régulière. Mais l’astre voyageur continuant d’aller, et notre zénith à nous-même étant brusquement dépassé, nous avons cessé de croire à une évolution continue, réglée par un secret compas. Nous ne le perdons pourtant point de vue encore ; mais, à travers cette vue, il est simple que le souvenir du passé tienne une grande place.

Jusqu’en juillet 1830 l’abbé de La Mennais avait eu un rôle qui offrait cela d’unique, de se tenir, entre tant de rôles mobiles, par une inflexibilité entière, et de se dessiner sans aucune variation. En y regardant de près pourtant, on y verrait bien quelque différence d’opinion aux diverses époques. Ainsi, dans les Réflexions sur l’État de l’Église, de 1808, la puissance spirituelle n’est pas présentée encore comme la supérieure et la régente du pouvoir temporel : ce sont plutôt aux yeux de l’auteur deux alliés qui s’entr’aident. Il fait remarquer le rapport constant qui s’est établi entre le déclin et le retour des vrais principes politiques et des principes religieux pendant le cours de la Révolution française ; le Concordat n’est pas maudit. Dans ce livre et dans celui de l’Institution des Évêques que M. de La Mennais composa de concert avec son frère, on verrait l’épiscopat aussi considéré et invoqué que plus tard il fut rabaissé et rudoyé par le défenseur de l’omnipotence romaine. Mais, à part ces modifications assez secondaires et d’ailleurs antérieures en date, la principale ligne de doctrine de l’abbé de La Mennais, surtout depuis son Essai sur l’Indifférence, n’avait pas fléchi. Son but était grand : c’était de ramener la société indifférente ou matérialiste au vrai spiritualisme, au vrai christianisme comme il l’entendait, c’est-à-dire au catholicisme romain. Il y a dans sa conduite d’alors et dans sa tendance d’aujourd’hui cette véritable, cette seule ressemblance, à savoir qu’il ne s’est jamais borné et même qu’il n’a guère jamais aimé à envisager le christianisme, comme tant de grands saints l’ont fait, par le côté purement intérieur et individuel, par le point de vue du salut de l’âme et des âmes prises une à une, mais qui l’a embrassé toujours de préférence (et en exceptant, si l’on veut, son Commentaire sur l’Imitation et sa traduction de Louis de Blois) par le côté social, par son influence sur la masse et sur l’organisation de la société ; et c’est ainsi qu’il se portait avant tout pour la défense des grands papes et des institutions catholiques. « Jésus-Christ, disait-il en 1826[1], ne changea ni la religion, ni les droits, ni les devoirs ; mais, en développant la loi primitive, en l’accomplissant, il éleva la société religieuse à l’état public, il la constitua extérieurement par l’institution d’une merveilleuse police, etc. » Toutefois les moyens que M. de La Mennais proposait et exaltait jusqu’à la veille de juillet 1830 étaient, il faut le dire, séparés du temps actuel et de sa manière de penser présente par un abîme. Si l’on relit ses mélanges extraits du Conservateur et du Mémorial catholique, ses beaux pamphlets, de la Religion considérée dans ses rapports avec l’Ordre politique et civil (1826), des Progrès de la Révolution (1829), ses deux Lettres à l’Archevêque de Paris (mars et avril 1829), on l’y voit ne jamais séparer dans son anathème les doctrines libérales ou démocratiques d’avec les doctrines hérétiques et impies, subordonner le prince au Pape, l’épiscopat à Rome, soutenir en tout et partout l’intervention et la prédominance légitime du pur catholicisme. Si M. Odilon Barrot défend un citoyen qui n’a pas voulu tapisser sa maison un jour de Fête-Dieu, l’abbé de La Mennais accuse l’avocat de prêcher une loi athée. Si un écrivain, dans un livre intitulé Manifestation de l’Esprit de Vérité, s’arme de l’Évangile et du nom de Jésus-Christ contre les riches et les puissants, l’abbé de La Mennais le renvoie à Diderot et à Babeuf, et termine ainsi : « Les passions les plus exaltées se joignant à tant de causes de désordre, personne ne peut dire quels destins Dieu réserve à la société. Les doctrines religieuses, morales et politiques, les lois et les institutions qu’elles avaient consacrées, formaient comme un vaste édifice, demeure commune de la grande famille européenne. On a mis le feu à cet édifice. Les peuples s’entre-regardent à la lueur de l’incendie, et, agités d’un sentiment inconnu, attendent avec anxiété un avenir plus inconnu encore. » Il combat tour à tour et en toute occasion le Globe, les éclectiques, les doctrinaires ; il réfute et malnène les gallicans, M. Frayssinous, l’archevêque de Paris lui-même à qui il cite De Maistre ; il met en groupe tous ceux qu’il appelle les hommes d’entre-deux et qu’il a depuis enjambés. S’il déclare en 1829 une révolution imminente, usant de termes presque prophétiques, ce n’est pas du tout qu’il accuse la tendance jésuitique de la Cour et cette faveur impopulaire accordée au Clergé, c’est au contraire parce que le ministère Martignac est venu et que M. Feutrier a fait contre les Jésuites les Ordonnances du 21 avril et du 16 juin ; c’est parce que M. de Vatimesnil poursuit ses persécutions contre l’Église. La Ligue, cette époque trop peu connue, est au long célébrée. Si l’on poussait aux conclusions rigoureuses de ce beau pamphlet de 1829, on irait droit à des Ordonnances un peu différentes de celles de M. de Polignac, mais à des Ordonnances. Voilà ce qui, avec une admirable force de logique, une grande chaleur d’imagination et une pratique continuelle et courageuse de liberté que s’arrogeait l’écrivain à titre de prêtre, voilà ce qui, pour toute mémoire qui n’est pas oblitérée, marque le rôle de M. de La Mennais jusqu’en juillet 1830.

Juillet éclate, et l’abîme est franchi. Le grand cœur de M. de La Mennais redouble de flammes, mais il semble que son esprit s’est éclairé dans l’orage. Prêtre austère, âme de génie, il a gardé sous ses cheveux gris tous ses trésors de foi et de jeunesse ; il a dépouillé d’un coup ses préjugés politiques, non inhérents à la vraie foi. Sincèrement il conçoit l’idée d’une régénération spirituelle et religieuse moyennant la liberté, et, las de crier aux puissants, il lui paraît que c’est avec une autre prédication qu’il faut désormais réveiller, spiritualiser et christianiser le monde. Il y avait donc en un sens, et malgré l’extrême contrariété des moyens, lien étroit et, en quelque sorte, unité de but, entre la fondation de l’Avenir et la brochure des Progrès de la Révolution. Seulement l’auteur de l’Avenir répudiait dès l’abord un certain nombre d’erreurs violentes contre le régime de liberté, et, en tenant toujours au Clergé un langage d’exhortation, en le provoquant encore à une sainte ligue, il abjurait net toute espérance d’ordre temporel théocratique, dont cette soudaine révolution l’avait désabusé. Ce rôle, ainsi transformé, devait rester quelque temps suspect aux anciens libéraux et démocrates qui disaient : « Est-il sincère ? » Mais à ceux qui connaissaient la personne de M. de La Mennais, et son ingénuité franche, et son ressort d’intelligence et de zèle, cette transformation paraissait simple et digne de lui. Il n’y avait pas là encore de solution de continuité à proprement parler ; la rupture n’était que dans l’ordre humain et secondaire : la foi faisait pont sur l’abîme. La ruine était aux pieds, le labarum au ciel brillait toujours. Que cette nuance, chez l’abbé de La Mennais, nous parut belle ! C’est alors que nous l’avons connu et aimé.

Pourtant ce rôle impliquait de nombreuses inconséquences qui tendaient à sortir, et qui rendaient la tenue prolongée de la position, scabreuse et à peu près impossible. Le Pape, invoqué sans cesse, pouvait parler, et force était alors d’obéir ou de n’être plus du tout le même. Et puis, seulement en se taisant, Rome imposait à ces démocrates catholiques plus d’une discordance évidente : ainsi, pour prendre un point de détail, en fait d’insurrection, dans l’Avenir, on défendait les Polonais, on inculpait les Bolonais. Ce rôle donc, surtout eu égard à la tournure générale des affaires en Europe et au rétablissement de l’ordre, ne pouvait durer. Il fallait ou en sortir et tomber à la démocratie pure et à un christianisme librement interprété, ou bientôt être réduit à se taire en vertu de défense supérieure. Ce dernier résultat ne me paraissait pas, je l’avoue, aussi déplorable et aussi nécessairement infertile que l’a jugé l’illustre auteur. Il était beau après tout, et de grand exemple, tant qu’il l’avait pu, lui prêtre, d’avoir tenté un réveil, d’avoir jeté à poignées des semences. Que si Rome intervenait et lui commandait de cesser, il me semble (autant qu’on a droit de raisonner sur les desseins providentiels) qu’il n’était pas si déraisonnable à un catholique resté croyant à la liberté et en même temps soumis au Saint-Siège, de juger ainsi : « Il a été bon que M. de La Mennais et ses amis, durant deux années, jetassent ces germes dans le monde : il peut être bon que pour le moment ces germes en restent là, et, puisque Rome le décide, agissant en ce point aveuglément si l’on veut, et par des ressorts intermédiaires humains, mais d’après une direction divine cachée, il faut bien qu’il y ait utilité dans ce retard. Malgré la première apparence qui semble contraire, plusieurs raisons en effet, même humaines, peuvent faire entrevoir cette utilité. Il importe que ces germes, en se hâtant trop, ne se mêlent pas avec d’autres moins purs et qui font partout ivraie ; et d’ailleurs le bon blé ne reste-t-il pas assoupi tout un hiver dans son sillon ? » Je ne propose pas ce raisonnement comme modèle aux philosophes et politiques, aux gens du monde, aux littérateurs et artistes ; mais je le trouvais tout naturel et facile dans l’esprit d’un catholique croyant comme l’était l’abbé de La Mennais. En attendant, il y avait émotion, et pour moi complicité irrésistible, je l’avoue, à suivre jusque dans ses infractions partielles ce Savonarole de nos jours, ainsi que l’a appelé M. d’Eckstein, à écouter ses menaces pleines de prières et ses invectives mêlées d’un zèle tendre. Les Paroles d’un Croyant, non plus que le chapitre des Maux de l’Église, inséré à la fin du présent volume et assez anciennement composé, ne me semblent point, dans leur violence, sortir de ce rôle de foi, de cette inspiration d’un prêtre, non pas absolument sage, mais généreux et presque héroïque, et toujours le crucifix en main. M. Du Fossé, voulant peindre dans le grand Arnauld cette colère de lion pour la vérité qui s’unissait en son cœur avec la douceur de l’agneau, nous dit naïvement : « L’exemple seul de Moïse, que Dieu appelle le plus doux de tous les hommes, quoiqu’il eût tué un Égyptien pour défendre un de ses frères, brisé par une juste colère les Tables de la Loi, et fait passer au fil de l’épée vingt-trois mille hommes pour punir l’idolâtrie de son peuple, fait bien voir qu’on peut allier ensemble la douceur d’une charité sincère envers le prochain avec un zèle plein d’ardeur pour les intérêts de Dieu. » En ne prenant les vingt-trois mille hommes et l’Égyptien tués qu’en manière de figure, comme il convient dans ce qui est de l’ancienne Loi, et en rapportant à l’abbé de La Mennais cette phrase de Du Fossé sur le grand Arnauld, je me rappelais bien que lui-même avait condamné ce dernier, et qu’il avait écrit de lui en le comparant à Tertullien : « Et Tertullien aussi avait des vertus ; il se perdit néanmoins parce qu’il manqua de la plus nécessaire de toutes, d’humilité. Je cite de préférence Tertullien parce qu’il y a de singuliers rapports entre lui et l’oracle du Jansénisme, M. Arnauld : tous deux d’un caractère ardent, présomptueux, opiniâtre, tous deux pleins de génie, tous deux ayant rendu à la religion d’éminents services, ils se laissèrent entraîner (qui le croirait dans de si grands hommes ?) à la fougue d’une imagination qui outrait tout[2]… » Mais au pis, et malgré l’inconséquence reprochable, et malgré le danger de la pente rapide, ce rôle d’un Arnauld, d’un Savonarole, offrait encore de grandes parties continues et en harmonie avec cette nature invincible de prêtre : il y avait la foi.

Chose singulière et à jamais digne de méditation pour ceux qui en ont été témoins ! tandis que M. de La Mennais luttait ainsi et se croyait sûr et ne doutait pas, il dériva sans s’en apercevoir d’abord, et ne se tint plus. Y eut-il pour lui un moment où le vase sacré se brisa dans ses mains, et où la divinité de ce qu’il avait cru s’évanouit avec fracas comme dans un orage ? Y eut-il déclin et descente insensible jusqu’au bout, comme pour ces villages au penchant des montagnes, qui glissent peu à peu du rocher sans secousse, avec leur fonds de terrain tout entier, et se réveillent un matin dans la plaine ? Lui seul pourrait nous le dire, si sa mémoire parlait. Ce qu’il faut reconnaître, c’est l’influence comme atmosphérique du siècle, qui, en deux ou trois années, a rongé et pénétré cette trempe si forte, et l’a oxydée si profondément. Dans cette volonté de fer, dans cette chaîne logique d’airain, dans cette vie constamment austère et intègre, il y a eu un moment où tout s’est brisé… oui, tout !… il y a eu une paille qui a fait défaut, et les mille anneaux du métal ont jonché la terre ; et cela, pour que l’esprit du siècle à la longue eût raison, pour que sa provocation incessante et flatteuse ne restât pas vaine, pour que cette parole de M. Lerminier fût accomplie : « Il a le goût du schisme ! qu’il en ait le courage ! »

Il faut convenir qu’il y a des hommes par le monde qui ont le droit d’être fiers de ce qu’on appelle intelligence humaine et raison. Ce sont les écrivains qui, sous la Restauration, formaient le monde philosophique, dit éclectique. Attaqués, apostrophés violemment alors par le prêtre éloquent qui, d’une logique inflexible et sans leur laisser d’autre issue, les refoulait, les réduisait à Satan, à l’athéisme, à l’idiotisme, que sais-je encore ? et les traitait en un mot comme des alliés peu conséquents de la démocratie extrême et de l’incrédulité, les voilà outre-passés tout d’un bond, enjambés en quelque sorte, sans avoir été traversés par lui ; les voilà apostrophés peut-être des mêmes termes énergiques, mais en sens contraire, s’ils hésitent ou se replient. La trompette éclatante et digne de Jéricho, qui sonnait contre eux au couchant, la voilà qui résonne de plus belle à l’Orient sur le même ton et dans un camp tout différent du premier. Il y a là, convenons-en, de quoi fortifier des hommes, assez disposés déjà à bien augurer de leur raison, dans cette persuasion qu’elle ne les a pas trop égarés, et de quoi les faire sourire entre eux d’un sourire de satisfaction, ce semble, assez légitime.

Dans l’avertissement de la quatrième édition des Réflexions sur l’État de l’Église, l’abbé de La Mennais disait : « Qu’on remonte en arrière seulement de quatre à cinq ans, on sera, nous le pensons, très-frappé d’un développement rapide. Les maximes qu’on rejetait avec horreur ou avec dégoût s’établissent sans contradiction, et comme les vérités les plus simples ; elles sont défendues par ceux même qui se montraient les plus ardents à les attaquer. Ce qu’on appelait bien, on l’appelle mal, et réciproquement. Ce qu’on représentait comme la mort des peuples, on assure à présent que c’est leur santé, leur vie. » Les hommes dont nous parlons pourront donc sourire en relisant ce passage de M. de La Mennais ; mais lui-même aussi ne peut-il pas le leur redire en face à la plupart, le leur rétorquer à bout portant ? C’est le cas de répéter avec M. de Maistre : Il n’y a rien de si difficile que de n’être qu’un.

Hâtons-nous de le dire : la supériorité que garde M. de La Mennais sur la plupart de ces hommes est grande encore : elle réside, non plus dans la foi, non plus dans l’ascendant de la position ; il est désormais en plaine comme nous tous ; mais (talent à part) il a l’ardeur du cœur, les trésors du dévouement, l’orgueil peut-être, mais un orgueil qui s’ignore lui-même et qui ne s’embarrasse jamais dans les ombrages de la vanité ni dans les réticences de l’égoïsme : il n’a jamais sacrifié une idée ni un sentiment à un intérêt. Il y a, en un mot, dans les débris du La Mennais chrétien, de quoi faire encore le plus vertueux, le plus fervent, le plus désintéressé des glorieux modernes, de même qu’il y a, dans les ruines de son autorité vraie, de quoi faire une popularité immense.

Le talent, ce don, cet instrument un peu particulier et qui ne suit pas nécessairement la loi de la vérité intérieure, a gagné chez M. de La Mennais en souplesse, en variété, en grâce et en coloris, sans perdre en force, à mesure que sa rigueur de foi a été davantage ébranlée. Nous en signalerons bientôt plus d’une trace, véritablement charmante, dans l’écrit dont nous avons à parler. Le météore est souvent plus riche et plus plaisant aux regards que l’astre.

Dès les premières lignes du livre, M. de La Mennais remarque que « le temps fuit de nos jours avec une telle rapidité, qu’en quelques années l’on voit s’accomplir ce qui jadis eût été l’œuvre d’un siècle ou même de plusieurs. » Cette idée sur la rapidité du temps et la multiplicité de ce qui s’y passe, qui est juste et même banale à un certain degré, devient propre à M. de La Mennais par la singulière préoccupation qu’elle a toujours formée dans son esprit. Dès ses premiers ouvrages, on le voit toujours en hâte au début et comme craignant d’arriver trop tard. J’ouvre les Mélanges de 1825 : « On ne lit plus,… on n’en a plus le temps… Cette accélération de mouvement qui ne permet de rien enchaîner, de rien méditer, suffirait seule pour affaiblir et, à la longue, pour détruire entièrement la raison humaine. » Et en tête du livre de la Religion considérée dans ses rapports, etc. (1826) : « On ne lit plus aujourd’hui les longs ouvrages ; ils fatiguent, ils ennuient ; l’esprit humain est las de lui-même, et le loisir manque aussi… Dans le mouvement rapide qui emporte le monde, on n’écoute qu’en marchant… » On peut observer en règle générale que, de même que les livres de M. de La Mennais commencent tous par une parole empressée sur la vitesse des choses et la hâte qu’il faut y mettre, ils finissent tous également par une espèce de prophétie absolue. Cette pensée ardente ne mesure pas le temps à la manière des autres hommes ; elle a son rhythme presque fébrile : l’horloge intérieure, qui dans cette tête n’obéit qu’à la mécanique rationnelle, n’est pas d’accord avec l’horloge extérieure du monde, qui, bien qu’il aille vite, a pourtant ses frottements et ses retards. De là nombre de mécomptes et beaucoup de rendez-vous solennels assignés en vain à la société et au genre humain dans chaque conclusion : la société, qui n’avait pas la même heure à son cadran, a fait défaut et n’est pas venue.

Le récit que M. de La Mennais donne de son voyage à Rome se rapporte à l’année 1832 ; mais la rédaction en est bien postérieure et toute récente. Dès les premières pages, le désaccord du but d’alors avec le ton d’aujourd’hui nous a frappé. La vive et séduisante relation que fait l’auteur à partir de la descente du Rhône sent plutôt le poëte amoureux de la nature et des monuments, je dirai presque le touriste de génie qui, après tant d’autres illustres voyageurs, sait rajeunir l’immortelle peinture, et non point le pèlerin véritablement inquiet, le persécuté soucieux, qui va consulter l’oracle des fidèles. Sur son passage à Avignon, par exemple, croirait-on qu’un pèlerin croyant eût dit : « Ce passé triste, mais non sans grandeur, remplit d’une émotion profonde l’âme de celui qui traverse ces silencieux débris, pour aller au loin chercher d’autres débris, encore palpitants, de la même puissance ? » Il y a là anachronisme, si l’on peut dire, entre le moment du voyage et le ton récent de la rédaction. J’ose affirmer que, si l’un des deux compagnons de voyage de l’illustre auteur[3] abordait le même récit, il le ferait dans une impression toute différente. Au reste, ces pages de M. de La Mennais sont merveilleuses de jeunesse d’imagination, de transparence de couleur et, par moments, de philosophique tristesse : « D’Antibes à Gênes, la route côtoie presque toujours la mer, au sein de laquelle ses bords charmants découpent leurs formes sinueuses et variées, comme nos vies d’un instant dessinent leurs fragiles contours dans la durée immense, éternelle. » Et plus loin, en Toscane, il nous montre çà et là, « à demi caché sous des ronces et des herbes sèches, le squelette de quelque village, semblable à un mort que ses compagnons, dans leur fuite, n’auraient pu achever d’ensevelir. » Mais à peine avons-nous le pied dans les États romains, quelques prisonniers conduits par les sbires du pape, comme il dit, font contraste avec cette simplicité naïve de foi que l’auteur s’attribue encore par oubli, ou qui du moins ne devait pas tarder à s’évanouir. Cette contradiction, dans le courant du livre, est continuelle et frappante, je ne dis pas seulement pour un croyant, mais pour un lecteur exercé. À tout moment l’auteur se suppose le même, et il ne l’est pas. Il s’étonne que le cardinal Lambruschini, autrefois approbateur de ses actes et de ses doctrines, ne le soit plus, comme si l’Avenir et le Conservateur étaient la même chose. Il explique l’animosité des Jésuites contre lui par un passage du livre des Progrès de la Révolution (1829), et il ajoute après avoir cité ce passage : « On conçoit donc pourquoi leur institut ne nous paraissait pas suffisamment approprié aux besoins d’une époque de lutte entre le pouvoir absolu des princes et la liberté des peuples, dont le triomphe à nos yeux est assuré, » et il oublie que, pour l’accord logique, il faudrait était assuré, ce qui serait inexact en fait, et même entièrement faux, puisqu’en 1829 ce n’était point par ce côté, mais par l’autre bout, qu’il remuait les questions sociales. Au milieu de ces oublis, de ces absences, où pourtant ne manquent jamais la bonne foi et la candeur, notez comme très-présent un portrait de feu le cardinal-duc de Rohan, qui est le plus joli, le plus vrai et le plus malin du monde.

On sent bien que je n’ai pas ici à défendre Rome contre M. de La Mennais, ni à chicaner M. de La Mennais sur sa rupture avec Rome. Ce que je ne puis m’empêcher de relever, c’est ce qui tient à la logique même, à la série d’idées et de doctrines du grand écrivain. Or, je trouve que, dans ses griefs contre Rome, il n’y a rien dont l’abbé de La Mennais l’ancien, celui d’autrefois, celui même de l’Avenir, pour nous en tenir là, n’eût eu de quoi se jouer si on lui en avait fait matière à objection. Car, que le Pape lui témoignât plus ou moins de bon vouloir, plus ou moins de gratitude pour ses services passés ou bien seulement sévérité silencieuse et sèche indifférence, c’était affaire de politesse et de manières, ce n’est pas de cela qu’il s’agissait avec lui fidèle et croyant. « Il n’existe, dit M. de La Mennais, pour chaque chose qu’un moment dans les affaires humaines, » et, selon lui, 1831 était ce moment. Or, la Papauté, en manquant l’à-propos, et en proclamant alors certains principes politiques serviles, s’engageait dans une voie d’où elle ne pourrait plus revenir en aucun temps. Forcé donc d’opter entre la Papauté, qui s’enchaînait à tout jamais à des principes faux, et l’indépendance absolue, il dut réfléchir beaucoup, dit-il, et aujourd’hui il se déclare émancipé. M. de La Mennais, en raisonnant ici comme le public, comme les philosophes et comme le sens commun, en se faisant lui-même juge du moment décisif pour l’humanité, est devenu semblable à presque tous, à part la supériorité du génie. Aussi, de tous côtés, les Volsques joyeux ont-ils reçu et choyé et poussé à leur tête Coriolan. Puisque l’auteur de l’Indifférence et le comte Joseph de Maistre sont morts, nous ne voyons pas qui le foudroiera.

Tout ce récit, au reste, du catholique détrompé, est fait avec modération[4], et, comme il le dit plusieurs fois, avec candeur. « Chacun, ajoute-t-il, en tirera les conséquences qu’il croira devoir en tirer ; je n’ai ni la prétention ni le désir d’exercer aucune influence sur l’opinion d’autrui. » Mais quoi ? de l’oubli encore ? quoi ? vous, apôtre par excellence, vous, l’homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous exhorter, vous n’avez nul désir d’exercer influence sur autrui ! Est-ce bien possible d’abdiquer brusquement de la sorte, et cela vous était-il permis ? Rien n’est pire, sachez-le bien, que de provoquer à la foi les âmes et de les laisser là à l’improviste en délogeant. Rien ne les jette autant dans ce scepticisme qui vous est encore si en horreur, quoique vous n’ayez plus que du vague à y opposer. Combien j’ai su d’âmes espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre besace de pèlerin, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées gisantes le long des fossés ! L’opinion et le bruit flatteur, et de nouvelles âmes plus fraîches comme il s’en prend toujours au génie, font beaucoup oublier sans doute et consolent : mais je vous dénonce cet oubli, dût mon cri paraître une plainte !

À défaut de la foi, et après un désabusement aussi avoué sur des points importants crus vrais durant de longues années et prêchés avec certitude, ce qu’on a droit d’exiger du nouveau croyant pour son rôle futur de charité et d’éloquence, c’est, ce me semble, un léger doute parfois dans l’attaque ou dans la promesse : en un mot quelque chose de ce qu’on appelle expérience humaine, tempérant et guidant la fougue du génie. « Il y a, — lui-même le confesse excellemment, — une certaine simplicité d’âme qui empêche de comprendre beaucoup de choses, et principalement celles dont se compose le monde réel. Sans s’attendre à le trouver parfait, ce qui ne serait pas seulement de la simplicité, mais de la folie, on se figure qu’entre lui et le type idéal qu’on s’en est formé d’après les maximes spéculativement admises, il existe au moins quelque analogie. Rien de plus trompeur que cette pensée… » Esprit élevé et candide, mais ainsi prévenu par ce qu’il appelle une longue erreur, il se doit, il doit à tous, en ses assertions d’aujourd’hui, de ne pas recommencer la même simplicité de cœur, la même crédulité aux hommes, la même enfance. Dans les conclusions du présent livre sur le vrai christianisme qui doit désormais régir le monde, je remarque avec peine la même intrépidité de prédiction que quand l’auteur des Réflexions sur l’État de l’Église (1808) s’écriait en terminant : « Non, ce n’est pas à l’Église à craindre… Les siècles s’évanouiront, le temps lui-même passera, mais l’Église ne passera jamais. Immuablement fixées par le Très-Haut, ses destinées s’accompliront malgré les hommes, malgré les haines, les fureurs, les persécutions, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle ; » — ou bien quand il écrivait, en 1826, à la fin de la Religion considérée, etc. : « S’il est dans les desseins de Dieu que ce monde renaisse, alors voici ce qui arrivera. Après d’affreux désordres, des bouleversements prodigieux, des maux tels que la terre n’en a point connu encore, les peuples, épuisés de souffrances, regarderont le Ciel. Ils lui demanderont de les sauver, etc., etc. Si, au contraire, ceci est la fin, et que le monde soit condamné, au lieu de rassembler ces débris, ces ossements des peuples, et de les ranimer, l’Église passera dessus et s’élèvera au séjour qui lui est promis, en chantant l’hymne de l’Éternité ; » — ou bien quand, à la fin des Progrès de la Révolution, en 1829, il écrivait : « Vient le temps où il sera dit à ceux qui sont dans les ténèbres : Voyez la lumière ! et ils se lèveront, et, le regard fixé sur cette divine splendeur, dans le repentir et dans l’étonnement, ils adoreront, pleins de joie, Celui qui répare tout désordre, révèle toute vérité, éclaire toute intelligence : « oriens ex alto. » Il peut paraître piquant, il est surtout triste d’embrasser dans un même tableau la suite de ces prophéties diverses et toujours aussi certaines.

Je trouve aux dernières pages du présent volume deux phrases sévères, l’une contre le Protestantisme appelé système bâtard, etc., l’autre contre ces tentatives non moins vaines qu’ardentes, etc. ; c’est du Saint-Simonisme qu’il s’agit. Il me semble qu’il y a injustice à venir accuser le Protestantisme, au moment où soi-même on ne fait autre chose que protester contre Rome et rentrer dans l’interprétation individuelle. Il y a de plus, envers le Saint-Simonisme, qui, à un certain moment, s’est appelé le nouveau christianisme, une sorte d’ingratitude à lui reprocher sa tentative qu’on imite : car c’est bien à lui qu’appartient cette pensée, mise en œuvre depuis, que le salaire n’est que l’esclavage prolongé. Au reste, M. de La Mennais est tenu de nous donner, sur ce point du vrai christianisme qu’il professe aujourd’hui, des explications plus précises. Croit-il au mal ? Croit-il à la réhabilitation de la matière, comme on dit ? Son principe de liberté, qui est tout protestant, l’empêche d’être du christianisme organique, comme l’entend M. Buchez. Sa manière de philosophiser le christianisme est-elle tout simplement, avec plus de ferveur et d’impulsion, un pur déisme avec morale évangélique, comme par exemple la religion de MM. Jouffroy et Damiron, et, si l’on veut aller au plus loin dans ce sens, est-elle un socinianisme humanitaire ? En vérité, jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à ce que M. de La Mennais ait articulé expressément l’ingrédient caractéristique de son véritable christianisme, je penche pour cette dernière supposition. En tout cas, on a droit de réclamer là-dessus d’autre parole que celle-ci (page 179) : « Des sentiments nouveaux, de nouvelles pensées annoncent une ère nouvelle. » Ces derniers temps ont un peu trop usé le vague du symbole.

On prendrait, d’après notre sèche discussion, une idée bien inexacte du dernier livre de M. de La Mennais, si l’on ne s’attendait pas cependant à y trouver un vrai charme de récit, et, sauf le deuil de la foi perdue, auquel peu de lecteurs seront sensibles, bien des richesses d’une grande âme restée naïve, La gaieté elle-même n’en est pas absente : je n’en veux pour preuve que cette page légère où se jouent toutes les grâces d’ironie d’une plume laïque et mondaine. Les voyageurs, las d’attendre l’Encyclique qui ne devait les joindre qu’en route, quittèrent Rome en frétant un voiturin : « Cette manière de voyager, lorsque rien ne vous presse, dit l’auteur, est la plus agréable que puissent choisir ceux qui doivent rechercher une stricte économie. On séjourne, on voit mieux le pays que dans les voitures publiques. Notre bon Pasquale, toujours d’humeur égale, abrégeait nos longues heures de marche par sa conversation spirituellement naïve. Représentez-vous une large figure pleine et ronde, empreinte d’un singulier mélange de simplicité et de finesse malicieuse, voilà Pasquale. Il fallait l’entendre raconter comment, retenu au lit pendant quarante jours par une jambe cassée, il revint à Rome juste à temps pour ne pas trouver sa femme remariée : ce n’est pas que sa douleur eût été inconsolable, si le second mariage avait rompu le premier ; car, libre alors, peut-être serait-il devenu cardinal, peut-être pape, qui sait ? on avait vu des choses plus extraordinaires. Pourquoi pas lui autant qu’un autre ? Ne valait-il pas bien celui-ci, celui-là ? Un peu de bonheur, un peu de faveur, on arrive à tout avec cela. Et quelle douce vie pour Pasquale ! que de loisir, que de repos ! que de far niente ! Je supprime le reste : j’ai voulu seulement donner une idée du genre d’esprit qui caractérise le peuple romain, et de sa mordante verve. » — Le président de Brosses eût-il mieux conté ? Jean-Jacques en belle humeur eût-il mieux dit ?

Quoi qu’il en soit du charme et de la souplesse de l’expression dans ce remarquable écrit, c’est autrement qu’il me frappe, et plus profondément. Si je voulais donner à un jeune homme de vingt ans, enthousiaste, enorgueilli de doctrines absolues, la plus haute leçon de philosophie pratique (soit philosophie chrétienne, soit philosophie humaine), je le lui ferais lire, et aussitôt le volume achevé, je lui mettrais entre les mains le livre de la Religion considérée dans ses Rapports, etc., par le même auteur. Ces Russes qui, dit-on, au sortir d’un bal, courent se plonger nus dans la neige, n’éprouvent certes pas une impression plus violemment contradictoire que n’en ressentirait ce jeune homme tout ému de sa première lecture, et venant se heurter contre des assertions si opposées, également logiques, également éloquentes, également sincères ! Et alors, si tant est que les leçons servent et qu’on devance l’âge, je croirais avoir beaucoup fait pour ce jeune homme, soit que la foi et la soumission chrétienne dussent résulter pour lui de son étonnement, soit qu’un scepticisme sagement méfiant dût désormais se mêler à ses impressions les plus vives, et hâter la maturité de sa raison d’homme aux dépens des faux enthousiasmes du disciple. — Il est un chapitre bien essentiel à ajouter au livre connu de Huet ; on pourrait l’intituler : De la faiblesse de l’esprit humain, au moment du plus grand talent, dans les grands hommes[5].

15 novembre 1836.




Cette suite d’articles sur La Mennais exprime et accuse plus nettement qu’aucune autre l’espèce de difficulté où je me suis trouvé plus d’une fois engagé vis-à-vis de mes modèles contemporains. Je m’étais mis à leur appliquer tout d’abord une forme de critique singulièrement délicate et chatouilleuse ; je me faisais l’introducteur, l’interprète et jusqu’à un certain point le panégyriste de grands écrivains qui allaient se modifiant eux-mêmes pendant que je les peignais, et qui, souvent, par leur prompte métamorphose, déjouaient mes louanges les plus sincères et les plus méritées. — Je dirai tout de suite que pour avoir sous les yeux tout ce que j’ai écrit ex professo sur La Mennais, il faudrait y joindre l’article sur la Correspondance publiée par M. Forgues au tome I des Nouveaux Lundis, et les articles sur la Correspondance publiée par M. Blaize insérés dans le Moniteur des 7, 14 et 15 septembre 1868, et qui feront partie du tome XI de ces mêmes Nouveaux Lundis : on aurait ainsi tout l’ensemble de mon jugement. — En ce qui est des précédents articles, ils s’expliquent assez d’eux-mêmes. Je m’étais prêté volontiers à La Mennais, je ne m’étais point donné, et quand il outre-passa la ligne, d’ailleurs assez élastique et mobile, jusqu’où je croyais pouvoir l’accompagner et le suivre, je m’arrêtai et je ne craignis pas de le marquer nettement. Il m’est arrivé d’exprimer d’un mot cette situation en disant : « M. de La Mennais est, à lui seul, toute une révolution dont je suis resté le girondin. » Après tout, et le premier enthousiasme exhalé, les concessions ensuite et même les complaisances épuisées à leur tour, je redevenais ce que je suis au fond, un critique. Quel effet produisirent sur M. de La Mennais ces articles d’abord tout favorables, puis terminés par un temps d’arrêt et une sorte de holà ? Je le sais trop bien, et, si je l’avais ignoré, M. le pasteur Napoléon Peyrat, dans un livre de Souvenirs intitulé Béranger et La Mennais (1861), aurait pris soin de me l’apprendre. Voici le passage :


« Depuis que M. de La Mennais donnait dans la démagogie, M. Sainte-Beuve, par une évolution contraire, se retournait vers le pouvoir. Le tribun breton fut très-sensible à l’abandon du critique normand, dont les premières hostilités éclatèrent, je crois, contre les Affaires de Rome. « Je l’ai rencontré depuis, disait-il, dans le quartier de l’Odéon, il a d’abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a baissé la tête. Sa critique n’est que du marivaudage. »


Je pourrais répondre à M. Peyrat que d’abord je ne suis pas normand et que la demi-épigramme porte à faux. Il n’est pas exact non plus de dire que je fis en ce temps-là une évolution vers le pouvoir. Quoique ma retraite du National date à peu près de ce moment, je me gardai bien de me rapprocher de la politique dominante ni d’y tremper en rien ; je me tenais en dehors : c’est à tel point que lorsque M. de Salvandy, à quelques années de là, jugea à propos, à l’époque du mariage du duc d’Orléans, de me faire nommer, sans me consulter, pour la Légion d’honneur et de mettre mon nom au Moniteur dans la même promotion qu’Ampère et Tocqueville, je lui écrivis, en le remerciant de sa bonne grâce, que j’avais le regret de ne pouvoir accepter. L’explication de M. Peyrat n’est donc pas la véritable ; mais un critique ne peut, sans s’abdiquer tout à fait lui-même, se prêter du jour au lendemain à des renversements de rôles tels que ceux dont La Mennais nous rendait témoins, et dont il ne lui aurait pas déplu de nous rendre complices. Je crois me rappeler qu’en effet, après l’article sur les Affaires de Rome, je rencontrai un jour sur la place de l’Odéon, au bras de je ne sais plus qui, M. de La Mennais que depuis quelque temps j’avais cessé de voir ; je ne me souviens pas de la mine que je pus faire, car on ne se voit point soi-même. Si réellement je parus embarrassé, comme cela est très-possible, ce dut être pour lui et non pour moi. De quoi pouvais-je avoir à rougir en sa présence ? Je n’avais pas été le premier à le rechercher au début de notre liaison ; lui-même m’avait fait, par Victor Hugo, des avances dès le temps des Consolations ; je l’avais connu prêtre et disant encore la messe, ultramontain et pur romain de doctrine : je l’avais pris avec vivacité et sympathie par tous les points desquels je pouvais me rapprocher et qui m’offraient un moyen de correspondre ; je m’étais efforcé de multiplier ces « points d’attouchement, » comme les appelle Lavater dans son manuel de l’amitié ; je n’avais eu, dès son premier pas dans le libéralisme, que d’excellents et chauds procédés envers lui et lui avais hautement rendu, je puis dire, de bons offices littéraires. De son côté, il n’avait cessé de m’exhorter directement ou indirectement à me fixer, à croire… Mais, je le demande, que pouvais-je faire lorsque, tout d’un coup, je le vis passer du blanc au noir ou au rouge, et dans sa pétulance sauter par-dessus ma tête, m’enjamber comme au jeu du cheval fondu pour aller tomber tout d’un bond du catholicisme dans l’extrême démagogie ? Il y avait de quoi être embarrassé vraiment et de quoi baisser la tête. La vérité aussi, c’est que M. de La Mennais, avec ses jugements absolus, devait assez peu goûter ma forme de critique d’alors et même celle où, de tout temps, ma curiosité n’a cessé de se complaire. Tant qu’il me put croire à lui ou avec lui, il m’appelait dans ses lettres « le bon Sainte-Beuve, » et trouvait ma plume à son gré. Quand je me séparai et que je me hasardai à le contredire (sans y mettre jamais de l’hostilité), il ne vit plus dans ma critique que du « marivaudage. » C’était encore, de sa part, de l’indulgence[6]. J’ai eu depuis occasion de le revoir. Je le rencontrai chez l’excellent d’Ortigue qui était resté, bien que catholique, son disciple fidèle ; on me fit diner avec lui ; il m’engagea à le visiter, et je le retrouvai rue Tronchet à son quatrième, tout à fait le même que je l’avais connu autrefois, naturel et affectueux. Je le dis à son éloge, il m’avait tout à fait pardonné mes libertés de plume. Mais les événements de 1848 l’assombrirent de nouveau ; les colères le ressaisirent ; je ne cherchai plus à le rencontrer, le hasard n’y aida pas, et je ne l’ai pas revu jusqu’à sa mort. Il est resté pour moi un grand écrivain, un grand et surtout un vigoureux esprit dominé par une imagination forte, et plus que tout encore une âme de douleur, d’angoisse et de tourment.



  1. De la Religion considérée dans ses rapports avec l’Ordre politique et civil.
  2. Réflexions sur l’État de l’Église.
  3. Ces deux compagnons de voyage étaient l’abbé Lacordaire et le comte de Montalembert.
  4. Les croyants catholiques, je dois le dire, en ont jugé autrement ; cette modération inaccoutumée dans les termes ne leur a paru qu’une arme de plus et qu’une rancune ironique mieux couverte, qui pourtant éclate dans l’implacable dilemme de la fin : « Il est au fond si implacable contre l’Église, » me disait Mme  Swetchine, « qu’il lui ôte même la chance du repentir ! »
  5. Grand homme, en cette prose un peu flottante encore du xviie siècle, c’est-à-dire grand esprit, grand écrivain. — M. de Cazalès, qui faisait en cette année 1836 un cours à l’Université de Louvain, m’écrivait, à l’occasion de cet article sur les Affaires de Rome, qu’il en avait été fort content : « Vous avez dit tout ce qu’il y a de bon à dire aux lecteurs auxquels vous vous adressez et du point de vue où vous vous êtes placé pour vos diverses études littéraires. Vous avez jeté çà et là des traits excellents et d’utiles moralités. Laissez-moi vous répéter la phrase de je ne sais quel satrape persan à je ne sais quel héros grec : Cum talis sus, utinam noster esses ! »
  6. J’aime à rapprocher et à opposer ces témoignages, ces dits et contredits de contemporains se contre-jugeant les uns les autres. Dans une lettre inédite de La Mennais à Mlle  Clément, je trouve encore ce passage, au sujet d’un mien article sur Mme  de Krudener (1837) : « Je ne comprends rien à ce que Sainte-Beuve dit d’elle, non plus qu’au bizarre rapprochement des noms qu’il fait arriver à ce propos. En général, il recherche plus la singularité que la justesse. » Je n’ai jamais recherché la singularité, mais je conviens qu’à force de chercher la ressemblance et de poursuivre les moindres nuances de chaque physionomie, il a bien pu m’arriver quelquefois de tirer les choses d’un peu loin et de subtiliser. La Mennais, lui, y mettait moins de façons et était plus expéditif.