Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 147-174).
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VII


Continuation de l’épisode dramatique — Deux familles de génies : de laquelle Rotrou ? — Son degré de parenté avec Corneille — Analyse du Saint Genest. — Différence avec la tragédie sacrée de Racine — Jugements de Port-Royal sur Polyeucte.


Rotrou est de beaucoup inférieur à Corneille ; mais quand il monte, c’est dans le même sens et sur les mêmes tons : il aide à mesurer l’échelle. Plus jeune d’âge que Corneille, mais son aîné au théâtre et dans le métier, il se fit son suivant, et comme son écuyer dans l’arène depuis le Cid. Corneille avait beau tirer en avant et lui dire mon père, Rotrou s’obstinait à rester à sa place, et se contentait, fils ou frère, de l’honneur de la lignée.

Il me semble que les génies dramatiques, à les prendre dans leur ensemble et parmi les plus grands peuvent assez bien se séparer en deux classes, en deux familles principales, qui offrent des traits et un procédé essentiellement différents. Au dix-huitième siècle une querelle s'agita, comme on en vit un si grand nombre en ce temps d’activité disponible et d’heureux loisirs ; ce n’était pas cette fois la grosse querelle des Encyclopédistes et de la Sorbonne, ni même celle des Gluckistes et des Piccinistes : c’était de savoir si l’acteur, le bon et grand acteur, quand il joue, doit s’éprendre de son rôle au point d’en être sérieusement, entièrement ému et entraîné, ou s’il doit, tout en s’y livrant, le dominer par un sang-froid intérieur et le juger. La querelle, soulevée là sous une forme particulière et sur un point spécial de l’art, était applicable à d’autres arts, et le double procédé à débattre se retrouvait tout directement pour le poète dramatique autant que pour le comédien. L’acteur Riccoboni, qui avait levé la question, prit parti d’un côté : Diderot prit feu de l’autre. Pour moi il me semble qu’il y a lieu aux deux procédés, et que c’est le caractère même de deux ordres de talents.

Incontestablement il s’est rencontré des poètes dramatiques qui, en créant les personnages, les êtres divers dont ils ont animé la scène, ont eu cela de propre de rester plus calmes, plus désintéressés, plus détachés, de se moins jeter, si l’on peut dire, à toute verve et à corps perdu dans tel ou tel de leurs personnages, si bien qu’en les lisant et en embrassant leur œuvre dans sa riche diversité, on ne sait lequel choisir et lequel eux-mêmes auraient de préférence choisi : tous vivent chez eux, et d’une vie infuse, variée et facile, comme dans la nature. Les poètes en qui se déclare le plus évidemment cette souveraine manière de créer, on les nomme déjà : Shakespeare, Molière, Walter Scott, si dramatique en ses romans, Goethe en partie. Tous plus ou moins, autant qu’on le peut induire de la nature de leurs œuvres ou des détails de leur vie, étaient calmes d’apparence, rassis au milieu de leurs créations ardentes ; ils y portaient, jusqu’au centre, un certain sang-froid, une clairvoyance qui ne se perdait guère dans le feu et la fumée des moments extrêmes, ou qui se retrouvait tout après. On peut dire de tous en général ce qu’un poète moderne a dit de l’un d’eux :

 Artiste au front paisible avec les mains en feu !

À ce front de marbre et à ces mains en feu des divins Prométhées, il faut ajouter sans doute un cœur humain complet et chaud (pectus)[1]; mais ce cœur, si chaud qu’on le fasse, chez ces grands créateurs reste dominé par la pensée ; en se précipitant dans les sentiments de certains personnages, il en pourrait toujours être détourné à propos, à temps, pour passer à d’autres à côté. Il n’y a pas chez eux de cette préoccupation exclusive, ardente, belle peut-être et qu’on aime, mais un peu aveugle aussi. Le nuage, en remontant, s’arrête à leur sourcil de Jupiter et en est commandé.

L’autre famille des génies dramatiques n’est pas telle en ce point selon moi, et de là le trait fondamental de différence. Cette seconde famille bien grande encore, moindre pourtant, si l’on ose trancher avec de tels hommes, me semble comprendre Corneille, Schiller, Marlowe, Rotrou, Crébillon, Werner, — tout au bas, mais encore dans son sein, Ducis. Le poète de cette vocation domine moins ses sujets, les choisit, les épouse plus conformes à lui-même, et se porte sur certains points en entier ; il s’y porte comme un lion. Mais, en somme, il ne dirige pas son talent, il le suit ; il marche, pour ainsi dire, dans son talent, au moment de l’effusion, comme un homme ivre ; il ne sait pas au juste où il en est ; il trébuche par places, et il se noie. Il est comme l’acteur qui, dans son rôle pathétique, verserait de vraies larmes, pousserait de vrais soupirs et qui, par cet abandon de lui à son rôle, atteindrait mainte fois à des accents extraordinaires, mais bientôt retomberait, et ne saurait trop où se reprendre dans les intervalles. Parmi les grands acteurs, Talma, à mon sens, n’appartenait pas du tout à ce procédé ; il était, dans son rôle, de la famille des Shakespeare, des Molière ; puissant, fécond, entraînant, mais non entraîné, calme et dominant. Pour nous en tenir aux poètes, nul en cet ordre second, nul, pas même le noble Schiller, n’est plus grand que Corneille ; ils occupent en vis-à-vis l’un et l’autre le haut bout de la famille ; ils en ont les qualités fières, l’éclair au front, parfois le trouble au regard, surtout le chaleureux montant et le cordial, la bonhomie aussi ; mais à ces qualités l’équilibre manque, et de là tous les hasards.[2]

Qu’on ne me demande pas pour le moment dans laquelle des deux familles je range Racine : ce ne serait ni dans l’une ni dans l’autre. D’emblée il n’est pas de cette première, bien autrement libre et vaste et naturellement féconde, des Shakespeare, des Molière. Il n’est pas de l’entrain rapide et de l’abandon souvent hasardeux de la seconde. Il forme un mélange à part, un art sin- gulier et accompli que nous ne perdrons aucune occasion de démêler et de faire sentir comme nous l’entendons. Il est, selon l’expression de Boileau et dans le sens le plus flatteur et le plus sérieux, un bel-esprit, — oui, mais un bel-esprit du cœur le plus tendre, entouré de tout le goût, de tout le sens et des plus justes lumières. Nous suivrons peu à peu cette vue-là.

Donc, en ce second ordre de poètes dramatiques où le grand Corneille est au premier rang, le bon Rotrou ne vient lui-même qu’au second ; mais il vient tout derrière et par moments presque coude à coude avec Corneille. Il n’en parut jamais plus près que le soir de cette tragédie : Saint Genest comédien païen représentant le mystère d’Adrien.

Un des plus doctes et des plus doux solitaires de Port-Royal, M. de Tillemont, a parlé du martyre de saint Genest. Au tome IV de ses Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, il raconte cette histoire comme aussi édifiante qu’agréable, dit-il, et très-propre à nous faire admirer la bonté de Dieu et la force toute puissante qu’il a sur nos cœurs. Il tire son récit, ajoute-t-il, d’une pièce que sa simplicité rend aimable et fait juger tout à fait fidèle. Quoiqu’en effet la courte relation du manuscrit où il puise soit incomparable, aux endroits décisifs l’inspiration de Rotrou n’est pas indigne de se rapprocher d’une source si pure.

On n’y atteint pas sans des abords coûteux et un attirail de ressorts par lesquels il nous faut passer. La première scène est entre Valérie, fille de l’empereur Dioclétien, et sa confidente ; il s’agit d’un songe comme au début de Polyeucte ; Valérie a rêvé, comme Pauline, quelque chose de funeste : elle a rêvé qu’un berger prétendrait à l’honneur de son lit et serait son époux. De quel berger s’agit-il ? Elle l’ignore. Mais elle se rappelle les volontés capricieuses de Dioclétien, son père ; qu’il a bien déjà épousé sa mère, à elle Valérie, sa mère qui n’était qu’une femme du peuple et qui avait donné un jour quelques pains au futur empereur encore soldat ; elle le voit de plus se choisissant, non pas seulement un collègue utile, Maximien-Hercule, pour soutenir le faix de l’empire, mais deux autres plus récents, Maximin[3] et Constance, qui semblent de peu d’appui :

Et pourquoi quatre chefs au corps de l’univers ?

Et elle semble prête à conclure de toutes ces fantaisies paternelles qu’il est fort possible qu’aujourd’hui Dioclétien la veuille marier à quelque gardien de troupeaux. Un page annonce Maximin arrivé de la guerre et Dioclétien en personne. Celui-ci entre en baisant les mains de sa fille :

Déployez, Valérie, et vos traits et vos charmes ;
Au vainqueur d’Orient faites tomber les armes.

Le berger, en effet, n’est autre que Maximin lui-même, naguère élevé par Dioclétien du rang le plus infime à l’empire, et qui par ses triomphes a justifié ce choix. En apprenant (pour la première fois à ce qu’il semble) ces antécédents de Maximin qui aujourd’hui incline devant elle ses lauriers.

 Et de victorieux des bords que l’Inde lave
Accepte plus content la qualité d’esclave,

Valérie ne voit plus rien de funeste dans le songe du matin, et s’écrie :

Mon songe est expliqué ; j’épouse en ce grand homme
Un berger, il est vrai, mais qui commande à Rome…

Tout cela, convenons-en, est fort mauvais ; nulle part mieux qu’en ce commencement on ne touche du doigt les défauts du temps et du talent de Rotrou, l’emphase, la vaine pompe. Toutes ces premières conversations ne sont que des tirades ampoulées, où la seule idée qui se développe incessamment, dans une indigeste recrudescence d’images, est le contraste de l’ancienne condition de herger avec la pourpre et la gloire actuelle de Maximin. Ce souvenir pastoral revient dans toutes les bouches, dans celle de Valérie, de Maximin lui-même, de Dioclétien qui cherche des autorités et des précédents :

À combien de bergers les Grecs et les Romains
Ont-ils, pour leur vertu, vu des sceptres aux mains ?

et il énumère. — Rotrou ne savait pas assez le monde pour comprendre que plus ces défauts de naissance sont réels et sensibles, moins on les étale. Ses deux empereurs, Dioclétien et Maximin, se posent tout d’abord dans le mauvais moule des bronzes solennels, dans toute la roideur d’un empereur équestre. On retrouve ici chez Rotrou, mais grossis, tous les défauts de Corneille : c’est comme un frère cadet qui ressemble à son aîné, mais en laid. Les Romains de Corneille en sont et en restent à Lucain ; ceux de Rotrou vont au Stace et au Claudien.

Genest entre (non sans avoir été annoncé au préalable par le page ) ; il entre avec une sorte de familiarité respectueuse, et, s’adressant aux empereurs, aux monarques (comme il les appelle tous deux, et oubliant qu’il y en a deux autres encore), il leur offre ses services et ceux de sa troupe dans l’allégresse commune. Dioclétien consent et se met à louer le théâtre, l’art du comédien, à discourir de cette matière dramatique avec l’intérêt qu’aurait mis Richelieu entretenant ses cinq auteurs. Il s’informe du mérite des rivaux en vogue :

Quelle plume est en règne, et quel fameux esprit
S’est acquis dans le Cirque un plus juste crédit ?

Genest, après avoir confessé sa préférence pour les anciens Grecs et Latins, Sophocle, Plante, Térence, déclare que, parmi les plus récents, la palme est à l'un d’eux sans contredit, à l’auteur de Pompée et d’Auguste,

Ces poèmes sans prix, où son illustre main
D’un pinceau sans pareil a peint l’esprit romain !

Les applaudissements nommaient Corneille. Le louer de la sorte au moment même où il l’imitait, c’était ingénieux de la part de Rotrou, c’était délicat.

Dioclétien, qui préfère pourtant un sujet moins connu et plus nouveau qu’ Auguste et Pompée, commande à Genest de jouer ce martyre d’Adrien qu’il joue, dit-on, si bien. Cet Adrien, persécuteur d’abord des Chrétiens comme saint Paul et soudainement converti comme lui, avait été condamné au supplice dans Nicomédie par Maximin lui-même, qui est là présent, et qui, selon qu’il le remarque, va être ainsi représenté par un acteur, lui spectateur. Ceci est déjà piquant. Le premier acte finit là-dessus.

Le second commence par une scène de répétition de la comédie que Genest doit représenter. Dans Hamlet, la scène des acteurs, si dramatique, n’est qu’un accident : ici, à partir de cet acte, c’est tout un drame intérieur qui s’emboîte dans l’autre, qui s’y enlace comme par jeu, et qui, de plus en plus gagnant, finit par tout prendre d’un revers et tout couronner. Genest tient en main son rôle et cause avec le décorateur. Il y a là de très bons vers dans sa bouche, des conseils sur la peinture de décoration et les effets qu’elle produit, des vers très peu classiques toutefois, et dans lesquels Fénelon, La Bruyère ou Boileau, ces écrivains du pur Louis XIV, n’auraient pas manqué de voir du jargon comme ils disaient ; le passage rappelle tout à fait des vers descriptifs de Molière sur le Val-de-Grâce, et, s’accordant aussi à la touche du vieux Régnier, répond singulièrement d’avance aux prédilections scéniques de M. Hugo. Il est beau, dit Genest en parlant du théâtre,

Il est beau : mais encore, avec peu de dépense,
Vous pouviez ajouter à sa magnificence,
N’y laisser rien d’aveugle, y mettre plus de jour,
Donner plus de hauteur aux travaux d’alentour,
En marbrer les dehors, en jasper les colonnes,
Enrichir leurs tympans, leurs cimes, leurs couronnes,
...........
Et surtout en la toile où vous peignez vos Cieux
Faire un jour naturel au jugement des yeux ;
Au lieu que la couleur m’en semble un peu meurtrie.

Survient la comédienne Marcelle, tout impatientée, dit-elle, des galants qui l’assiègent et l'étourdissent : sa loge en est remplie. Genest lui répond assez railleusement et paraît croire très peu à cette impatience, à ce dégoût de sa camarade pour les galants. Nous sommes dans les coulisses du temps de Corneille et de tous les temps ; nous retrouvons un coin de scène du Roman comique. Tout ce détail d’à-propos devait rendre fort agréable à son moment la pièce de Rotrou.

Genest resté seul repasse et récite haut son rôle, le rôle d’Adrien devenu chrétien :

Il serait, Adrien, honteux d’être vaincu ;
Si ton Dieu veut ta mort, c’est déjà trop vécu ;
J’ai vu. Ciel, tu le sais par le nombre des âmes
Que j’osai t’envoyer par des chemins de flammes,
Dessus les grils ardents et dedans les taureaux
Chanter les condamnés et trembler les bourreaux.

Pendant qu’il récite, il sent déjà un effet avant-coureur, une influence par laquelle il lui semble qu’il feint moins Adrien qu’il ne le devient : il veut pourtant rentrer dans son rôle :

Il s’agit d’imiter et non de devenir ;

mais, au même moment, s’entend d’en haut une voix mystique qui prélude :

Poursuis, Genest, ton personnage,
Tu n’imiteras point en vain…

Genest s’étonne, s’écrie ; mais le décorateur rentre et l’interrompt. Genest lui dit magnifiquement :

Allons, tu m'as distrait d’un rôle glorieux
Que je représentais devant la Cour des Cieux.

Les empereurs arrivent et la pièce commence.

Dans cette première atteinte et cette illumination ds Genest, dans cette voix du Ciel qui parle distinctement et qu’entend le spectateur, l’œuvre de Grâce est un peu crûment traduite et comme passée à l’état d’appareil dramatique : la machine se voit trop. Pourtant l’effet est produit ; et il était essentiel que cette voix ou quelque chose de tel donnât signal et avertît le spectateur, pour que son intérêt fût bien éveillé dès l’abord dans ce sens de la conversion : car tout le mobile de ce qui va se représenter est là.

Chemin faisant et pendant que Genest sous le personnage d’Adrien débute par une tirade en fort beaux vers pour s’exhorter au martyre, je tirerai une remarque sur la qualité poétique du style de Rotrou. On y a pu trouver dès l’abord une verve toute cornélienne :

Chanter les condamnés et trembler les bourreaux…

On y trouve même l’image à un degré de plus que chez Corneille, qui est volontiers plus abstrait. Rotrou est plein de ces vers qui peignent :

J’ai vu tendre aux enfants une gorge assurée
À la sanglante mort qu’ils voyaient préparée.
Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux
Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les Cieux.

Ailleurs :

Il brûle d’arroser cet arbre précieux (la Croix)
Où pend pour nous le fruit le plus chéri des Cieux.

Et encore :

............................... Sur un bois glorieux
Qui fut moins une croix qu’une échelle des Cieux.

[4] Une autre qualité poétique dans le style de Rotrou, et qui lui est commune avec Corneille, qu’il a peut-être même à un degré plus évident encore, c’est le vers plein, tout d’une venue, de ces vers qui emportent la pièce. Fréquents chez Régnier, fréquents chez Molière, assez fréquents chez Corneille, plus rares chez Racine, Boileau, et dans cette école de poètes à tant d’égards excellents, ces grands vers qui se font dire ore rotundo, à pleine lèvre, ces vers tout eschyliens qui auraient mérité de résonner sous le masque antique, ne font faute dans Rotrou :

Après les avoir vus, d’un visage serein,

Pousser des chants aux deux dans des taureaux d’airain…
La mort pour la trop voir, ne leur est plus sauvage ;
Pour trop agir contre eux, le feu perd son usage ;
En ces horreurs enfin le cœur manque aux bourreaux,
Aux juges la constance, aux mourants les travaux.

Le plus riche et le plus copieux échantillon du genre me semble être ce vers de Racan :

La javelle à plein poing tomber sous la faucille.

Grâce au goût extrême pour le coulant qui a prévalu et à la petite bouche mondaine, de tels vers se comptent dans notre poésie[5]

Mais Adrien a terminé le monologue par lequel il s’exhorte au martyre. Flavie, un homme du palais, son ami, survient tout effaré, lui demande s’il est vrai qu’il soit chrétien, lui raconte que l'on a donné cette nouvelle devant César, devant Maximin, qui est soudain devenu furieux : burlesque description de cette fureur. Flavie veut détourner Adrien, qui lui répond en s’exaltant comme Polyeucte ; et plus Genest arrive à ne faire qu’un avec son rôle[6], plus il se surpasse comme comédien :

Allez, ni Maximin courtois ou furieux,
Ni ce foudre qu’on peint en la main de vos Dieux,

Ni la Cour ni le trône avecque tous leurs charmes,
Ni Natalie enfin avec toutes ses larmes,
Ni l’univers rentrant dans son premier chaos,
Ne divertiraient pas un si ferme propos.

L’acte de la pièce d’Adrien finit, et en même temps celui de la pièce principale : Dioclétien se lève en disant :

En cet acte Genest, à mon gré, se surpasse,

et chacun va le féliciter.

Le troisième acte de la tragédie et le second de la pièce d’Adrien commencent : Maximin, le véritable Maximin, en s’asseyant, remarque l'acteur qui entre et qui le représente :

 Mais l’acteur qui parait est celui qui me joue
.........
Voyons de quelle grâce il saura m’imiter.

L’acteur n’a pas besoin d’y mettre beaucoup de grâce, car ce Maximin n’en a guère. S’il a été berger, comme on le répète sans cesse, ç’a été un berger un peu loup, un pâtre un peu brigand : il y paraît bien à sa férocité d’empereur. Mais il n’était pas moins piquant et d’une confrontation réjouissante de voir l'acteur regardé par l'original, et les deux Sosies en présence. Adrien, qu’on amène tout chargé de fers devant le Maximin de la pièce, reproduit sur le Dieu des Chrétiens ces belles définitions de Polyeucte :

 Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du Ciel est l’absolu monarque…
Je n’adore qu’un Dieu, maître de l’univers…

Rotrou, en reprenant toute cette belle et simple théologie, la traite avec plus d’intention pittoresque ou descriptive, pourtant encore avec une digne grandeur. Comme Maximin lui reproche d’adorer un maître nouveau, Adrien répond :

 La nouveauté, Seigneur, de ce Maître des maîtres
Est devant tous les temps et devant tous les êtres :
C’est lui qui du néant a tiré l’univers,
Lui qui dessus la terre a répandu les mers,
Qui de l’air étendit les humides contrées,
Qui sema de brillants les voûtes azurées,
Qui fit naître la guerre entre les éléments
Et qui régla des cieux les divers mouvements ;
La terre à son pouvoir rend un muet hommage,
Les rois sont ses sujets, le monde est son partage ;
Si l’onde est agitée, il la peut affermir ;
S’il querelle les vents, ils n’osent plus frémir ;
S’il commande au soleil, il arrête sa course :
Il est maître de tout comme il en est la source ;
Tout subsiste par lui, sans lui rien n’eût été :
De ce Maître, Seigneur, voilà la nouveauté !

Maximin, à ces mots, entre en fureur ; grossier et cruel il passe de l’amitié pour Adrien à la plus féroce menace. S’il jouissait de se voir ainsi représenté au naturel, à bout portant, il n’était pas chatouilleux. On ramène Adrien dans sa prison. Sa femme Natalie (représentée par Marcelle, cette comédienne un peu coquette de tout à l’heure) le vient trouver ; mais, au premier mot qu’elle essaie, Adrien, moins galant que Polyeucte, et qui n’a pas les délicatesses et politesses de ce cavalier d’Arménie, lequel, même à travers son enthousiasme, accueillait Pauline en disant :

  Madame, quel dessein vous fait me demander ?

Adrien coupe court au dessein qu’il suppose à Natalie :

 ……Tais-toi, femme, et m’écoute un moment !

À part cette incivilité du début, la tirade est belle, grande et finalement touchante. Les délicatesses pourtant de la scène entre Polyeucte et Pauline s’y font à un autre endroit regretter. Au lieu de ce noble et généreux don que Polyeucte veut faire de Pauline à Sévère, Adrien, qui voit déjà Natalie veuve, se montre trop empressé de la donner à n’importe qui :

Veuve dès à présent, par ma mort prononcée,
Sur un plus digne objet adresse ta pensée ;
Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté,
Te feront mieux trouver que ce qui t’est ôté.

Loin d’être héroïque et magnanime comme chez Polyeucte, le don ainsi exprimé, jeté comme au hasard, n’est plus même élevé ni décent. Cette noble nature de Rotrou avait du vulgaire, du bas. Corneille d’ordinaire est noble, ou enflé, ou subtil, ou au pis un peu comique de naïveté : il n’est pas vulgaire. Rotrou l’est ; il avait de mauvaises habitudes dans sa vie, du désordre, le jeu ; il n’avait pas toujours gardé les mœurs de famille, il fréquentait la taverne et certainement très-peu l’hôtel de Rambouillet. Mais Adrien est redevenu touchant à la fin de cette tirade à Natalie :

Que fais-tu ? tu me suis ! quoi ! tu m’aimes encore ?
Oh ! si de mon désir l’effet pouvait éclore !
Ma sœur (c’est le seul nom dont je te puis nommer),
Que sous de douces lois nous nous pourrions aimer !
Tu saurais que la mort par qui l’âme est ravie
Est la fin de la mort plutôt que de la vie.

Cela est pathétique et tendre de forme comme de fond, presque racinien de langage comme de sentiment. Natalie se jette alors au cou d’Adrien, car il se trouve qu’elle est chrétienne ; elle l’est presque de naissance, par sa mère. Ce n’est pas comme dans Polyeucte le sang même d’un époux qui convertit l'amante et la baptise. Ici toute une histoire secrète, romanesque, comme celles qui sont si ordinaires dans l’ancienne comédie : au lieu d’être une princesse déguisée, Natalie se trouve une fidèle cachée. Sa mère chrétienne ne l’avait donnée à un païen que par contrainte et pour obéir à César :

Ses larmes seulement marquèrent ses douleurs :
Car qu’est-ce qu’une esclave a de plus que des pleurs ?

On est d’ailleurs satisfait de cette union des deux cœurs en la même croyance. Dans Polyeucte on n’y arrive qu’après de pathétiques déchirements qui sont l’action même : ici la pièce à double fond est bien assez compliquée sans ce ressort ; car n’oublions pas que c’est de Genest qu’il s’agit : l’union d’Adrien et de Natalie peut avoir lieu tout d’abord, et elle est complète dans sa douceur :

Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus,
Puisque nous voici joints, ne nous séparons plus ;
Qu’aucun temps, qu’aucun lieu jamais ne nous divisent !
Un supplice, un cachot, un juge nous suffisent !

C’est Natalie qui s’écrie ainsi. Adrien toutefois l’engage à ne pas devancer les temps et à vivre encore. Flavie survient et les interrompt. Le discours à double sens de Natalie devant Flavie a de l’intérêt ; dès qu’elle est seule, en sortant, son monologue éclate en liberté devant les étoiles, et avec une certaine élévation pleine de brillants qui marquent l’époque ;

Donnons air au beau feu dont notre âme est pressée.

Mais tout d’un coup, quand on en est là de la pièce intercalée, Genest quittant son rôle d’Adrien et redevenant Genest en personne, s’adresse de sa voix naturelle à Dioclétien, et se plaint des courtisans qui obstruent le théâtre et gênent les acteurs : c’était une petite raillerie à brûle-pourpoint contre les jeunes marquis du temps, les chevaiiers de Grammont et leurs pareils, qui pris sur le fait et désignés du doigt, devaient être les premiers à en rire. Sur quoi Dioclétien, qui est en gaieté répond par une épigramme que ce sont moins les courtisans de l’empereur qui font le désordre que les courtisans de ces dames les comédiennes :

De vos dames la jeune et courtoise beauté
Vous attire toujours cette importunité.

L’acte de Rotrou se coupe à cette plaisanterie : tout reste en suspens, et plus l’intérêt du fond est sérieux, plus cela devient spirituel de bordure.

Jamais le mélange, l’opposition du tragique et du comique n’a paru plus en vue et mieux contrasté. Saint Genest en plein dix-septième siècle est la pièce la plus romantique qu’on puisse imaginer. Rotrou rencontrait tout naturellement le genre en France vers le même temps que Calderon, bien avant Pinto, bien avant Clara Gazul.

Le quatrième acte commence après que le désordre est censé apaisé. La pièce intercalée continue. La scène entre Flavie et Adrien fait souvenir de celle du débat entre Polyeucte prêt à marcher aux autels, et Néarque qui lui objecte les dangers et les tourments. Flavie païen déroule à son ami les mêmes représentations plus fortes et tout à fait poignantes,

Souvent en ces ardeurs la mort qu’on se propose
Ne semble qu’un ébat, qu’un souffle, qu’une rose ;
Mais quand ce spectre affreux, sous un front inhumain,
Les tenailles, les feux, les haches à la main,
Commence à nous paraître et faire ses approches
Pour ne s’effrayer pas il faut être des roches…

Adrien répond admirablement :

J’ai contre les Chrétiens servi longtemps vos haines,
Et j’appris leur constance en ordonnant leurs peines… ;

et, resté seul, repensant à Natalie qu'il va voir :

Marchons assurément sur les pas d’une femme :
Ce sexe qui ferma, rouvrit depuis les Cieux.

Vers d’unique et merveilleuse précision, et qui enferme toute l’histoire du monde depuis la Chute jusqu’à la Venue ! Natalie pourtant, qui accourt, fait une bien fausse entrée : voyant Adrien sans ses fers, elle s’imagine qu'il renonce, qu’il renie, et là-dessus elle s’emporte en un flux d’invectives tout à fait intarissables. Il a beau vouloir l’interrompre :

 … … … Je n’entends plus un lâche
Qui dès le premier pas chancelle et se relâche,

s’écrie-t-elle ; — suit une triple cascade de tirades théâtrales, déclamatoires , et du pire. N’est-il pas frappant comme avec Rotrou nous passons à tout instant du bon au mauvais, du sublime au détestable ? Le lecteur est avec lui dans la situation peu commode qu’exprime burlesquement Gros-René :

… … Le vaisseau, malgré le nautonier,
Va tantôt à la cave et tantôt au grenier.

On serait tenté de lui dire avec un autre poète : Ni si haut, ni si bas ! Cette impression prépare à bien sentir la supériorité, l’originalité de Racine, du beau continu, soutenu, harmonieux.

Adrien, pendant que Natalie s’emporte et déclame, lui explique enfin à grande peine, lui glisse entre deux tirades que ce n’est que par complaisance que ses fers lui sont ôtés pour un moment ; il veut toujours mourir. Natalie, soudainement retournée en sentiments contraires, l’embrasse alors et lui crie avec effusion : Cours, généreux athlète, et tout ce qui suit. Anthisme (ou Anthyme) confesseur chrétien, qu’elle fait entrer, l’exhorte en non moins beaux élans :

Va donc, heureux ami, va présenter ta tête,
Moins au coup qui t’attend qu’au laurier qu’on t’apprête :
Va de tes saints propos éclore les effets,
De tous les chœurs des Cieux va remplir les souhaits.
Et vous, Hôtes du Ciel, saintes légions d’Anges,
Qui du nom trois fois saint célébrez les louanges,
Sans interruption de vos sacrés concerts,
À son aveuglement tenez les Cieux ouverts !

Les Cieux se sont ouverts en effet ; l'Ange s’est montré : Genest ravi[7] passe outre à son rôle, et nommant le camarade qui représente Anthisme par son nom de Lentule :

 Adrien a parlé, Genest parle à son tour ;

Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui respire
La grâce du baptême et l’honneur du martyre…

et là-dessus il sort brusquement de la scène. La comédienne qui représente Natalie reste court et s’écrie :

Ma réplique a manqué, ces vers sont ajoutés.

On croit pourtant encore, comédiens et assistants, que cette sortie n’est due qu’à un défaut de mémoire, que même les vers ajoutés ne sont qu’un tour de génie pour couvrir l’accident. Mais il rentre, et cette fois ne parle plus qu’en son nom, comme un régénéré ; il le déclare : un Ange mystérieux, au moment où Anthisme lui parlait, l'a baptisé d’une rosée céleste. En vain ses camarades le veulent rappeler à son rôle, il s’agit de bien autre chose pour lui :

Ce monde périssable et sa gloire frivole
Est une comédie où j’ignorais mon rôle.…

Il pousse même un peu loin le jeu de mots sur ce rôle et sur la réplique que l'esprit angélique lui suggère aujourd’hui. Malgré tout, le pauvre acteur Lentule n’est pas encore convaincu, et s’écrie d’un air comiquement émerveillé :

Quoiqu’il manque au sujet, jamais il ne hésite.

Enfin Dioclétien perd patience et se fâche tout de bon, Genest s’adresse directement à lui, s’impute la faute, excuse ses compagnons et finit son apostrophe aux Empereurs par ces vers éloquents :

Je vous ai divertis, j’ai chanté vos louanges ;
Il est temps maintenant de réjouir les Anges,
Il est temps de prétendre à des prix immortels,
Il est temps de passer du théâtre aux autels.
Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre :
Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire.

Dioclétien furieux le livre au préfet et l’envoie aux tourments. Ce quatrième acte a pourtant son retour encore assez comique. Le préfet Plancien interroge un à un les membres de la troupe pour voir s’il n’y a pas d’autre chrétien parmi eux, et chacun s’excuse en tremblant :

— Que représentiez-vous ? — Vous l’avez vu, les femmes…
.........
— Et vous ? — Parfois les rois, et parfois les esclaves.
— Vous ? — Les extravagants, les furieux, les braves.
...........
— Et toi ? — Les assistants.

Il les engage à visiter leur camarade dans sa prison pour le ramener au bon sens, s’il se peut, et à la comédie.

Le cinquième acte s’ouvre. Genest, seul et enchaîné, chante comme Polyeucte :

Oh ! fausse Volupté du monde, Vaine promesse d’un trompeur !…

La comédienne Marcelle est introduite : elle l’attaque d’abord par les sentiments de commisération, de charité pour ses camarades. Molière se disait à lui-même, quand Boileau l’engageait à quitter les planches : «Que fera cette pauvre troupe sans moi ? » — Que fera cette troupe sans Genest ? lui dit Marcelle :

Car, séparés de toi, quelle est notre espérance ?

Puis elle suppose ingénieusement à Genest quelque dessein secret et détourné : il est peut-être découragé du théâtre par le peu de cas que font de lui les Grands après s’en être amusés :

Si César en effet était plus généreux,
Tu l’as assez suivi pour être plus heureux.

À cette plainte des comédiens contre l'ingratitude des Grands (qui, dans la bouche de Rotrou, était un peu le cri des auteurs dramatiques eux-mêmes), Genest répond que ç’a été assez d’honneur pour lui d’avoir les Césars pour témoins, et il en revient à la cause vraie, sincère, à l'éclair de Grâce qui l’a frappé et qui semblait devoir luire à tous les yeux :

Mais, hélas ! tous l’ayant, tous n’en ont pas l’usage :
De tant de conviés bien peu suivent tes pas.
Et, pour être appelés, tous ne répondent pas.

Le geôlier met fin à l’entretien et emmène Genest au tribunal. On revoit Dioclétien et Maximin, le beau-père et le gendre, dans tout l’emphatique et l’officiel impérial du goût de Claudien, et débitant des sentences sur les Dieux dont ils gardent le tonnerre. Valérie, en introduisant la troupe de comédiens qui tombent à genoux pour implorer la grâce de Genest, fait changer le ton et le rabaisse quasi à celui de l’Intimé des Plaideurs:

 ......... Venez, famille désolée ;
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins.

On entrevoit ici un beau dénouement qui est manqué : on conçoit possible, vraisemblable, selon les lois de la Grâce et l’intérêt de la tragédie, la conversion de toute la troupe ; on se la figure aisément assistant au supplice de Genest, et, à un certain moment, se précipitant tout entière, se baptisant soudainement de son sang, et s’écriant qu’elle veut mourir avec lui. Mais rien de tel : la piteuse troupe muette est encore à genoux quand le préfet vient annoncer qu’il est trop tard pour supplier César, et que ce grand acteur,

Des plus fameux héros fameux imitateur,
Du théâtre romain la splendeur et la gloire.
Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire,
.....................
A, du courroux des Dieux contre sa perfidie,
Par un acte sanglant fermé la tragédie…

Et le tout finit par une pointe de ce grossier, féroce et en ce moment subtil Maximin, qui remarque que Genest a voulu, par son impiété,

D’une feinte en mourant faire une vérité.

C’est pousser trop loin, pour le coup, le mélange du comique avec le tragique : ce dernier acte, du moins, devait finir tout glorieusement et pathétiquement. Mais si Corneille allait quelquefois au hasard, Rotrou s’y lançait encore plus, Rotrou espèce de Ducis plus franc, plus primitif, marchant et trébuchant à côté de Corneille : Ducis pourtant, en sa place, n’aurait point manqué cette fin-là.

Nous ne suivrons pas Rotrou au delà du Saint Genest, qui, par Polyeucte, tenait à notre comparaison ; le reste serait d’une distraction trop grande. D’autres pièces de lui mériteraient d’être tirées de l’oubli littéraire où elles sommeillent ; du moins elles auraient mérité de n’y pas tomber. Une année après Saint Genest, en 1647, il donna la tragi-comédie de Don Bernard de Cabrère, imitée sans doute du théâtre espagnol[8], et dans laquelle il peint le don du contre-temps, de la mauvaise fortune ou du guignon comme on dirait, avec fantaisie et verve, en homme très plein de son sujet, c’est-à-dire assez peu favorisé des étoiles. C’est un pendant tout piquant et tout romantique au ressort tragique du fatum des Anciens. M. Guillaume de Schlegel a dû aimer beaucoup cette pièce, s’il l’a connue.

Une autre pièce de Rotrou, la plus célèbre, je n’ose dire la plus lue, celle qui, selon le mot, est restée au théâtre, c’est-à-dire qu’on n’y va voir jamais, Venceslas offre de franches et dramatiques beautés. Elle fut retouchée au dix-huitième siècle par Marmontel, qui en ôta quelques mauvais vers, quelques expressions trop vieilles, et en substitua de plus pâles : un peu de pavot sur ce qui était trop cru. Le Kain, à la première représentation de cette reprise du Venceslas corrigé, Le Kain (presque comme saint Genest), emporté par l’enthousiasme aussi, par la religion du bel art, reprit subitement le vieux texte et fit manquer la réplique : Marmontel ne le lui pardonna jamais.

Rotrou passe pour n’avoir pas été heureux. Il pratiquait, à ce qu’il paraît, dans sa vie, le train assez aveugle et hasardé de ses pièces ; on raconte qu’il allait être mis en prison pour dettes, quand Venceslas le tira d’affaire. Il réalise l’idée vulgaire qu’on se fait du poète, ardent, impétueux, endetté, inégal en conduite et en fortune. Les poètes anglais Dryden, Otway, étaient ainsi. La dignité des Lettres chez nous commença plus tôt, après le moment de Rotrou toutefois. À plusieurs traits énergiques, rudes et négligés, tant du talent que du caractère, il me fait encore l’effet d’un exact contemporain de Mézeray, — d’un Mézeray de la poésie. Cette vie de Rotrou, si en rapport avec son talent, reçut un dernier trait de ressemblance par l’acte héroïque qui la couronna. On sait qu’après s’être rangé probablement et s’être marié, tenant à Dreux, sa ville natale, une charge civile et de judicature, il se voua, durant une peste, au service de ses concitoyens privés de leurs autres magistrats, et qu’il mourut à la peine : trépas de sacrifice, digne des grands traits dont son œuvre dramatique est semée. On peut dire aussi de lui, au sens le plus sérieux, qu’il voulut

D’une feinte, en mourant, faire une vérité.

Il n’avait que quarante et un ans, l’âge même auquel était mort Régnier, son quasi-compatriote et son parent en plus d’un point. Mais pour Rotrou quelle fin plus noble, vraiment faite pour rendre jaloux au cœur les plus généreux dramatiques de cette famille et pour tenter un Schiller !

Saint Genest et Polyeucte sont les deux seules tragédies sacrées qui puissent passer, avec toutes les différences, pour des échantillons et des abrégés perfectionnés du genre des mystères. Esther et Athalie y en effet, qui sont encore des tragédies sacrées, et qui, comme telles, ont de certains rapports essentiels avec Polyeucte, n’ont plus rien gardé de l’ancien genre et ne le rappellent aucunement : c’est une forme toute neuve et moderne, accommodée au goût de la fin du dix-septième siècle, et comme prise sur la mesure de Fénelon et de madame de Maintenon. De même que Racine n’a peut-être pas osé raconter dans son Abrégé la Journée du Guichet et qu’il l’aura jugée trop forte, je l’ai dit, — trop forte de naturel et de familiarité, — pour le goût adouci de ses lecteurs, de même il a dû, dans ses tragédies sacrées, adoucir, assortir, revêtir de toutes parts, à force de gravité et d’onction, ce qui pouvait être trop nu, trop brusque de ressort, et qui éclate dans ces martyres de Saint Genest et de Polyeucte. Il n’y a plus rien du Moyen-Âge ni du seizième siècle, rien de gaulois chez lui. — On raconte qu’un jour Louis XIV, indisposé, voulut se faire lire quelque chose par Racine qu’il aimait à entendre, et dont le seul débit lui expliquait les beautés des auteurs. Racine proposa les Vies de Plutarque, par Amyot. — «C’est du gaulois,» répondit Louis XIV. — Mais Racine dit qu’il changerait à la rencontre les vieux mots, et que le roi ne s’en apercevrait pas : ce qui en effet eut lieu à ravir, et rien ne choqua l’oreille du roi. Eh bien ! ce que Racine faisait avec une dextérité si heureuse en lisant devant Louis XIV, on peut dire qu’il l’a fait au complet et profondément dans son œuvre. Il n’y a plus rien de gaulois dans tout ce qu’il fait lire : l’adresse est entière, l’art est accompli, le renouvellement facile et enchanteur. Ce rapport fini, proportionné, harmonieux de Racine avec le juste moment de son siècle, compose sa principale beauté.

Racine, dans ses deux tragédies sacrées, et même dans Phèdre, fut absous de Port-Royal, fut approuvé et applaudi du grand Arnauld : je regrette qu’il n’en ait pas été ainsi de Corneille pour Polyeucte. Dans les divers écrits des principaux de Port-Royal contre la Comédie, dans le traité de Nicole à ce sujet, Corneille est sans doute abordé toujours avec considération, même quand on lui emprunte des exemples qu’on blâme ; mais enfin il est blâmé, et Polyeucte n’obtient pas des censeurs une exception expresse ; il n’est pas reconnu d’eux à ce signe de Grâce qu’il porte au front et qui le devait faire adopter[9]Il paraîtrait même, d’après un passage de la préface de Théodore, que Corneille s’était dès lors trouvé atteint de quelques censures, parties du côté, dit-il, de ceux qui s’appuient en cette matière de l’autorité de saint Augustin, c’est-à-dire très probablement du côté janséniste. Il s’en montrait blessé, moins, au reste, par rapport à lui que dans la haute idée morale qu’il se faisait du théâtre, et il se proposait de répondre. Du côté des Jésuites, quoique Bourdaloue se soit montré ensuite bien sévère, plusieurs autres, et des amis de Corneille, l’étaient moins ; le Père de La Rue, qui, jeune, méritait son amitié, composa, dit-on, l’Andrienne, qui fut représentée sous le couvert de Baron. Corneille, à cet endroit du théâtre, devait donc être plutôt pour le parti non-augustinien[10]. Nous avons voulu, par cette dernière remarque, faire preuve d’entière et minutieuse impartialité dans toute cette conjecture qui nous a été assez féconde sur le rapport de Corneille avec Port-Royal.

Polyeucte et Saint Genest, c’est une aile de notre sujet qui attend d’avance, pour y correspondre, Esther et Athalie.

L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n’a rien à choisir,
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime
Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
C’est la faute des Dieux, et non pas des mortels.
De toute la vertu sur la terre épandue.
Tout le prix à ces Dieux, toute la gloire est due ;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

D’un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le Ciel juste à punir, juste à récompenser.
Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire.
Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.
N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien ;
Delphes a pu vous faire une fausse réponse…

(Acte III, scène V.)

Cette tirade où Thésée conclut par le O altitudo! est toute oliniste et anti-janséniste ; les Jésuites, amis du grand Corneille, durent fort y applaudir.

    et qu’au moment où il s’y abandonne trop sincèrement, il s’y perd, et qu’il en sort ; qu’il brise le cadre, que la pièce manque et qu’il y a catastrophe. Donc l’acteur doit, jusqu’à un certain point, et sans en avoir l’air, se dominer, rester double et ne paraître qu’un.

  1. Ce qui n’était pas assez vrai du poète pour qui M. Auguste Barbier faisait ce beau vers ; et c’est faute de ce pectus, de ce cœur sincèrement sympathique à tout que Goethe ne tient qu’incomplètement à la grande première famille : il domine son talent, mais il s’en pique ; cette supériorité de calme jusque dans la verve n’est pas un don seulement en lui, c’est une prétention. Cela se raffine et va à la malice, nuisible à toute grandeur : entre deux portes toujours Méphistophélès s’entrevoit. — (On a depuis et nous avons nous-même rendu une plus ample justice à Goethe vieillissant.)
  2. Notez bien que lorsque je dis de cette seconde manière qu’elle a moins d’équilibre, qu’elle est plus aveugle ou plus fumeuse, plus instinctive que l’autre, je ne prétends pas qu’il n’y ait beaucoup de raisonnement, de calcul et de combinaison compatible avec cet entraînement. Corneille est très métaphysique, très subtil de dialectique, souvent aussi subtil à la normande que Schiller à l’allemande. Mais c’est à côté du drame et de la vie toute vraie, c’est dans le sens de leurs propres idées qu’ils abondent alors, ce qui n’a jamais lieu sensiblement dans la première famille des Shakespeare et des Molière, lesquels s’effacent continuellement en leurs personnages et les laissent parler selon la façon non métaphysique, mais extérieure et naturelle.
  3. Plus exactement ce serait Maximien Galère, mais Rotrou l’appelle d’un bout à l’autre Maximin pour le distinguer sans doute du premier Maximien.
  4. On voit en même temps combien Rotrou se gênait peu pour reproduire à satiété les mêmes rimes. Flavie ou Flavius dit à Adrien :

    Il vous peut même ôter vos biens si précieux.

    ADRIEN.

    J’en serai plus léger pour monter dans les Cieux.

    De plus, cet avantage qu’il a quelquefois sur Corneille par le côté d’image et d’éclat, il le paie, il faut en convenir, par de plus mauvais vers et plus fréquents que n’en fit jamais Corneille : ainsi, au moment où va paraître Adrien représenté par Genest, Maximin dit qu’il verra avec plaisir

    … … remourir ce traître après sa sépulture,
    Sinon en sa personne, au moins en sa figure.

    Pour exprimer à un endroit la colère de Maximin, il est dit qu’il

    Pâlit, frappe du pied, frémit, déteste, tonne.

    La correction, le choix, le goût manquent à ce style bouillant et brillant.
  5. En voici un de Malherbe :

    Et couchés sur les fleurs comme étoiles semées.

    Maynard n’en a fait qu’un, je crois, dans ce goût, mais très beau :

    Et l’univers qui, dans son large tour,
    Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres,
    Sans savoir où tomber tombera quelque jour !

  6. Si l’on osait à ce propos revenir à la question du commencement de ce chapitre : Vaut-il mieux pour l’acteur être entraîné par son rôle que le dominer ? je répondrais, par l’exemple de Genest même, qu’il est plus sublime sans doute à mesure qu’il entre plus avant dans son personnage, mais ce jusqu’à un certain degré,
  7. Rotrou n’a pas osé faire conférer sur le théâtre, par les mains d’Anthisme, le baptême que réclame Genest. On lit dans Tillemont (Mémoires pour servir, etc., tome IV, p. 419) : «Ce saint martyr (Genest) était d’abord un chef de comédiens, si grand ennemi des Chrétiens qu’il n’en pouvait pas même entendre le nom sans frémir d’horreur. Il insultait à ceux qu’il voyait demeurer fidèles à Jésus-Christ parmi les tourments… Il s’informa avec grand soin de nos Sacrements, qu’il pouvait aisément apprendre de quelque apostat ; mais ce fut dans le dessein de profaner par ses bouffonneries sacrilèges ce que notre religion a de plus sacré. Il voulut en divertir Dioclétien même, et jouer devant lui en plein théâtre les mystères des Chrétiens. Après donc qu’il eut instruit les autres acteurs de ce qu’ils avaient à faire, il parut sur le théâtre couché comme un malade, et demanda le baptême, mais en des termes dignes du lieu où cela se passait : les autres lui répondirent de même, et on fit venir d’autres bouffons pour contrefaire un prêtre et un exorciste. Mais dans ce moment-là même il fut touché, et Dieu agissant dans son cœur, il se trouva converti… Le prétendu prêtre s’étant donc assis auprès de son lit et lui demandant : «Mon fils, pourquoi nous avez-vous demandé ?» il lui répondit, mais très sérieusement et avec une entière pureté de cœur : «Je souhaite de recevoir la grâce de Jésus-Christ pour renaître en lui et être délivré des iniquités qui m’accablent.» On célébra ensuite les mystères des Sacre- ments ; on lui fit les interrogations ordinaires, et il répondit (sincèrement) qu’il croyait tout ce qu’on lui proposait. Enfin on le dépouilla, et on le plongea dans l’eau ; et en même temps il vit au-dessus de lui une main qui venait du Ciel, et des Anges tout éclatants de lumière, qui, ayant lu dans un livre tous les péchés qu’il avait faits depuis son enfance, les lavèrent dans l’eau où on le plongeait, et lui firent voir ensuite qu’il était plus blanc que la neige. Quand les mystères eurent été achevés, on lui donna des habits blancs, et, comme tout cela ne passait encore que pour une bouffonnerie, on continua la farce, et il vint des soldats qui le prirent et l’emmenèrent à l’Empereur comme on avait accoutumé de lui présenter les Chrétiens. Mais quand il fut devant Dioclétien, il déclara la vision qu’il avait eue en recevant le baptême…» — Chez Rotrou il est nécessaire, pour l’intelligence et le mouvement de la scène, que Genest éclate un peu plus tôt.
  8. Elle est empruntée à Lope de Véga.
  9. Le prince de Conti (Traité de la Comédie) a écrit en rigoriste qui se châtiait d'avoir trop aimé Molière : «La seconde chose qu’ils objectent est qu’il y a des comédies saintes qui ne laissent pas d’être belles, et sur cela ou ne manque pas de citer Polyeucte, car il serait difficile d’en citer beaucoup d’autres. Mais, en vérité, y a-t-il rien de plus sec et de moins agréable que ce qui est de saint dans cet ouvrage ? Y a-t-il personne qui ne soit mille fois plus touché de l’affliction de Sévère lorsqu’il trouve Pauline mariée que du martyre de Polyeucte ?» Voltaire a dit la même chose en vers badins ; mais, pour le prince de Conti, c’était faire bon marché de ce qui n’est pas si sec ni si rebutant, quoiqu’il lui plaise de le croire.
  10. On a mieux qu’un simple soupçon : on trouve dans un passage de sa tragédie Oedipe (1659) une allusion non douteuse aux querelles de la Grâce. C’est lorsque Thésée, répondant à Jocaste qui proclame la nécessité et l’infaillibilité des oracles, proteste et s’écrie :

    Quoi ? la nécessité des vertus et des vices
    D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
    Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
    Au plus bizarre effet de ses prédictions ?