Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 98-115).
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V


Second coup de la Grâce à la Toussaint de cette année 1608. — Réforme commencée dans le monastère. — Dame Morel et le petit jardin. — Quelques caractères fondamentaux de l’invasion de la Grâce, communs chez tous les élus. — 25 septembre 1609, Journée du Guichet. — Évanouissement de la mère Angélique ; Esther.M. de Vauclair paie les frais ; tragi-comédie. — Serment téméraire de madame Arnauld. — Rapprochement avec les personnages de Corneille et avec le Polyeucte.


Le second coup de la Grâce, qui détermina entièrement la volonté de la jeune Angélique, eut pour occasion une prédication nouvelle qu’elle entendit le jour de la Toussaint, bien peu après son retour d’Andilly au monastère. Ce fut le second signal d’appel pour elle, le second cri de Tolle, lege. Le troisième moment décisif, non plus pour la volonté, mais pour la réussite au dehors, sera à la Journée du Guichet, qui changea cette longue agonie en pleine victoire. Pour les réconciliations, comme pour les renonciations et les reniements, le chant du coq retentit d’ordinaire jusqu’à deux et trois fois à l’âme, avant d’achever d’avertir. — À ce jour donc de la Toussaint de 1608, un écolier des Bernardins, à défaut des Capucins, que, dans son premier feu, M, Arnauld avait fait exclure, s’en vint prêcher à Port-Royal ; il le fit assez bien, et s’étendit fort sur la huitième béatitude : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. Et après l’Office, une bonne fille, depuis religieuse, et qui servait alors la mère Angélique, lui dit avec émotion : «Si vous vouliez, Madame, vous seriez de ces bienheureux qui souffrent persécution pour la justice.» L’abbesse rebuta du premier mouvement cette fille, comme bien hardie de lui parler ainsi ; mais le trait avait pénétré. À l’Avent prochain, il y eut un jubilé ; la mère Angélique songea à le gagner, et, pour cela, à faire une revue et une confession générale de ses fautes. Elle se promettait bien, devant Dieu, de ne pas les confesser pour les recommencer ensuite, mais de vivre dorénavant en véritable religieuse. Le moine qui avait prêché à la Toussaint[1] fut celui à qui elle s’adressa, n’ayant guère le choix d’un autre plus sûr, et il la confirma dans son voeu, aussi bien que celles des religieuses fidèles. C’est alors que sa réflexion, sa tristesse, se concentrant de plus en plus à saisir les moyens d’exécution, et sa fièvre quarte, qui la tenait depuis huit mois, la consumant plus fort, un jour du Carême de 1609, la prieure, la mère Du Pont, qui l’aimait beaucoup et qui souffrait de sa peine, la pria, avec une autre bonne fille, d’entrer dans une cellule, et là lui dit combien elle s’affligeait de la voir ainsi se miner en mélancolie, lui en demandant instamment le sujet. Et dès que l'abbesse l’eut avoué, la prieure répondit que, toutes, elles aimeraient mieux faire ce qu’il lui plairait, que de la voir s’attrister plus longtemps. On prit donc jour, celui de la fête de saint Benoît, et, à l’assemblée du Chapitre, l’abbesse proposa de tout mettre en commun (vœu de pauvreté, premier point de la vie religieuse) ; ce qui fut accepté et exécuté sur l’heure avec assez d’élan. Chaque religieuse apporta ce qu’elle possédait, hardes et cassette : on cite l’exemple touchant d’une bonne religieuse, sourde et muette depuis des années, laquelle, ayant compris au mouvement des autres soeurs ce qu’on voulait faire, se hâta de les imiter, et, quoique plus soigneuse qu’aucune jusqu’alors, courut en hâte chercher son paquet pour le jeter en commun. — Depuis ce jour-là même, est-il dit, la Mère perdit sa fièvre quarte.

On cite encore une autre vieille religieuse, la sœur Morel, la plus ancienne de la maison et qui avait une grande répugnance à mettre sa petite part en commun. Elle s’y résigna pourtant, hors sur un point auquel elle tenait trop : elle rendit tout, excepté un petit jardin qui lui était particulier, et qui faisait, dit-on, son idole : c’était l’idole favorite[2] Nous avons tous un petit jardin et l’on y tient souvent plus qu’au grand. Si l’on pouvait toucher à un mot de l’Écriture, je dirais, en rappelant le saint verset : «… Et le jeune homme s’en alla triste, car il avait un petit bien.» Dame Morel entrait dans de grandes colères, si quelque religieuse ou quelque bon Père capucin lui parlait avec affliction de cette réserve illégitime. Enfin, un jour, sans qu’on lui en eût parlé, et par pur miracle intérieur, elle se rendit ; elle envoya, dans une lettre, la clef du jardin, comme d’une dernière citadelle ; en effet, c’était la clef de son coeur.

Vers ce temps, la mère Angélique retirait de Saint-Cyr, et fixait près d’elle, à Port-Royal, sa soeur Agnès, dont j’ai marqué déjà la forme d’esprit si différente. Elle essayait d’agir sur ce naturel à la fois dévot et glorieux, qui avait besoin d’être modéré, d’être éclairé, sur cette jeune fille à fantaisie espagnole ou portugaise, qui aimait l’austérité par goût et jeûnait trop ; qu’il fallait emmener du chœur toute pleurante {car elle n’aimait que l’Office), et qu’il ne fallait pas moins mortifier, tout à côté de cela, dans ses recherches de délicatesse et dans ses imaginations pompeuses. La mère Angélique y réussissait chaque jour.

Mais le grand point à gagner dans la réforme du monastère (la communauté obtenue), c’était la clôture ; une clôture exacte, absolue, à l’égard du monde et à l’égard de la famille, sans excepter M. Arnauld. La mère Angélique se munissait de longue main pour, cette résolution capitale. Les murailles étaient suffisamment relevées et sans brèche. À la vêture d’une sœur qui prit l’habit après Pâques, l’assemblée nombreuse qui y assista fut traitée en dehors. Plusieurs en murmurèrent, et l’on disait assez haut que quand ce serait M. Arnauld qui viendrait, sa fille, à coup sûr, n’oserait faire de même, et lui interdire l’entrée.[3]

L’attente, à Port-Royal, ne fut pas longue, et les vacances du Parlement amenèrent la crise. — Mais, tandis que notre jeune abbesse attend cette heure d’épreuve en prière et non sans effroi, j’ai loisir encore de relever dans ce qui précède certaines notions sur l’état nouveau de son âme, et j’en ai besoin pour donner à la scène qui suivra tout son sens et toute sa lumière.

Il s’agit des caractères propres à cet état dit de Grâce, des signes du moins qui en sont comme l’accompagnement distinctif et la condition la plus constante : simples traits, après tout, qui se peuvent saisir du dehors, et qui servent à figurer une idée, assez grossière sans doute, mais non pas fausse, de ce qui devrait être uniquement senti.

Cet état de Grâce, en effet, change l’âme, la régénère et la renouvelle. Pour employer une image heureuse qu’un homme d’esprit a appliquée à un autre amour, qui n’est que la forme inférieure de cet amour divin, la Grâce, pour ainsi dire, cristallise l’âme, qui, auparavant, était vague, diverse et coulante. Oui, cette âme qui, un moment encore auparavant, coulait et tombait comme un fleuve de Babylone, réfléchissant au hasard ses bords, s’arrête, se fixe d’un coup, prend. Elle se redresse en cristal pur, en diamant, et devient une citadelle de Sion brillante et inexpugnable. Tous les contraires s’y associent en même temps dans une excellence mystérieuse : ce qui était coulant jusqu’alors et fugitif, y devient fixe et solide ; ce qui était dur et opaque, y devient jaillissant et lumineux. L’eau devient cristal, le rocher devient source, tout devient lumière. C’est, en un mot, la cristallisation, non pas seulement fixe, mais vive, non pas de glace, mais de feu ; une cristallisation active, lumineuse et enflammée.

Et toutes ces images, si subtiles que je tâche de les faire, sont encore de la bien grossière et païenne métamorphose, pour donner idée d’un acte ineffable qui est la suprême vie.

N’étant pas saint Jean à Patmos, c’est Dante qu’il faudrait être en son Paradis pour la figurer et la peindre : comme à l’entrée des neuf sphères, il y faudrait manier avec lui ces magnificences assemblées d’escarboucles vivantes, de parvis enflammés, de joyaux qui chantent, et faire toucher déjà cette céleste atmosphère en laquelle le reçut, comme au plus fluide des nuages, l’indivisible diamant éternel :

Per entro se l’eterna margherita
Ne ricevette, com’acqua ricepe
Raggio di luce permanendo unita.

L’âme, ici-bas et au sein de son ombre, jouit de cette vraie vie, tant qu’elle demeure prise selon le mode mystérieux. On ne défait pas cet état à demi, il rompt ou il dure. Dans les commencements, il peut s’essayer, puis se disjoindre ou se fondre, pour se reformer bientôt à un second ou à un troisième coup décisif.

Dans le cas particulier que nous avons sous les yeux, je relève les points suivants, qu’on retrouvera à peu près les mêmes dans tous les autres exemples : et je n’apporte à ce relevé aucune vue de classement supérieur ; je me borne à la simple observation empirique.

1° Cette influence de l’amour divin, du plus élevé des amours, et véritablement de l’unique, vient sans dire comment, sans qu’on sache pourquoi, sans qu’il y ait, ce semble, cause suffisante pour l’invasion. On peut dire de la Grâce, comme de la mort, qu’elle vient comme un voleur. — Ce Père Basile, qui ne prêcha pas mal, n’était pas une cause suffisante et proportionnée à l’émotion qu’éprouva, tandis qu’il parlait, la jeune Angélique.

2° Tout ce qui devrait nuire à la production de la Grâce selon les règles de la prudence, de la probabilité humaine, y tourne et y concourt : l’obstacle y devient instrument. Ce Père Basile, mauvais moine, en est le canal et l’organe. Ce Père Bernard, si violent, si indiscret, peut faire manquer l’effet, et, au contraire, il le hâte.

3° L’excès même et la violence du parti pris, au jugement des sensés et des honnêtes gens du monde, un certain scandale, une certaine folie enfin, y sont nécessaires, et y mettent la marque même et le sceau ; de sorte qu’on peut dire que ce qui paraîtrait d’abord raisonnable aux yeux des personnes judicieuses et honnêtes d’un temps, ne serait pas la Grâce. — Dans le cas de la mère Angélique, les religieuses les plus modestes précédemment et les plus régulières s’opposaient à plus de réforme et semblaient avoir raison ; M. Arnauld, madame Arnauld, semblaient n’avoir pas tort. Et pourtant !

4° Trait bien essentiel à remarquer : on ne scinde pas la Grâce, c’est-à-dire on n’en prend pas à volonté certains effets et actes qu’on juge bons et salutaires au pied de la raison, en répudiant tout à côté, en retranchant les moyens ascétiques minutieux ou durs, qu’on jugerait déraisonnables et excessifs. Tout s’y tient ; la charité sort de l’austérité et y ramène. Cet état, on peut l’affirmer en principe, ne se marchande pas ; la Grâce se présente, elle heurte un jour avec tout son cortège, cortège plus ou moins dispendieux dont elle seule sait les raisons. — Si la mère Angélique n’avait pas fait dès l’abord ce qui peut sembler raisonnablement excessif, dur pour elle-même et sans profit immédiat pour personne, elle et les siennes n’auraient pas été de force ensuite à accomplir les miracles de charité, d’aumône, de distribution entière de soi-même aux autres, comme nous en montrera jusqu’au bout Port-Royal.[4] — Il faut donc l’inscrire ici, le redire bien haut dans tous les autres cas analogues : avec la Grâce, pas de milieu ni de réserve ; tout ou rien ! c’est le premier mot.

5° À travers les formes diverses de communion et la particularité des moyens, des appareils qui aident à produire cet état, qu’on y arrive par un jubilé, par une confession générale, par une prière et une effusion soli- taire, quels que soient le lieu et l’occasion du Tolle, lege, on peut reconnaître que, chez tous ceux qui en ont offert de grands et vrais exemples, l’état de Grâce est un au fond, un par l’esprit et par les fruits. Percez un peu la diversité des circonstances dans les descriptions, il ressort que, chez les Chrétiens des différents âges, c’est d’un seul et même état qu’il s’agit : il y a là un véritable esprit, fondamental et identique, de piété et de charité, entre ceux qui ont la Grâce, même quand ils se sont crus séparés. Dans cet état, on peut se croire séparés, sans l’être ; mais on ne pourrait penser trop opiniâtrement et fréquemment à cette séparation, sous forme de contention et de dispute, sans rompre l’état intérieur, qui est, avant tout, d’amour et d’humilité, de confiance infinie en Dieu, et de sévérité pour soi accompagnée de tendresse pour autrui. En s’en tenant donc à l’oeuvre directe et positive, aux fruits propres à cette condition de l’âme, on les retrouve de même saveur chez tous, sous des soleils distants et en des clôtures diverses, chez sainte Thérèse d’Avila, comme chez tel frère morave de Herrnhout. Nous aurons, sur les confins de notre sujet, les fruits de M. Guillebert dans la cure de Rouville en Normandie, ceux de M. Pavillon dans son diocèse d’Aleth, de M. Collard dans le village de Sompuis, et nous les sentirons n’être pas d’une autre qualité ni d’une autre saveur que ceux de Félix Neff à Dormillouse, d’Oberlin au Ban-de-la-Roche, de Jean Newton à Olney. Cette saveur des fruits sur les branches diverses, c’est celle du même tronc commun évangélique.

Mais les mois se passent, les vacances du Parlement approchent, et la crise au monastère devient imminente. La mère Angélique sut ou prévit que M. Arnauld allait arriver. Elle écrivit, les uns disent à sa mère, les autres à sa sœur, madame Le Maître, pour que madame Arnauld prévenue avertît doucement le père et le détournât du voyage. Mais, soit que madame Arnauld n’osât en parler à son mari et ne crût pas la chose possible de la part de sa fille, soit que lui-même, averti, n’en crût rien, il ne fut pas tenu compte de cette lettre, et le 25 septembre (1609), le vendredi avant la Saint-Michel, M. Arnauld et sa famille durent arriver dans la matinée ; on l’avait mandé à l’abbesse. Ce qu’elle éprouvait, à cette approche, d’anxiété, de bouleversement et de terreur, tout cœur chrétien et bien né peut se le représenter. Elle avait veillé ; elle s’était préparée par la prière ; quelques religieuses, dépositaires de son secret, avaient fait de même : c’était comme une petite armée sous les armes qui attendait l’ennemi, un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était plus tendre. Ces saints évêques qui, désarmés à la porte des villes, attendaient Alaric ou Attila, dont les chevaux déjà et les armes au loin se faisaient entendre, ne devaient pas ressentir quelque chose de plus serré au cœur que la jeune Angélique prêtant l’oreille à la venue de son père. Il arriva. Ce jour indiqué, sur l’heure du dîner, de dix à onze heures, les religieuses étant au réfectoire, le bruit du carrosse, qui entrait dans la cour extérieure, s’entendit. Dans ce carrosse il y avait cinq personnes, M. et madame Arnauld, M. d’Andilly le fils aîné, alors dans sa vingt-et-unième année, madame Le Maître la fille aînée mariée, enfin une plus jeune sœur de quatorze à quinze ans, mademoiselle Anne Arnauld. — Au premier bruit, chacune au dedans (de celles qui étaient dans le secret) courut à son poste. Dès le matin, les clefs avaient été retirées des mains des tourières par précaution et de peur de surprise, tout comme dans un assaut. La mère Angélique, qui s’était mise depuis quelque temps à prier dans l’église, en sortit, et s’avança seule vers la porte de clôture, à laquelle M. Arnauld heurtait déjà. Elle ouvrit le guichet. Ce qui se passa exactement entre eux dans ce premier moment et leurs paroles mêmes, on ne le sait qu’à peu près, car tout le monde du dedans s’était retiré, laissant le colloque s’accomplir décisif et solennel. M. Arnauld commandait d’ouvrir : la mère Angélique dut tout d’abord prier son père d’entrer dans le petit parloir d’à côté, afin qu’à travers la grille elle lui pût parler commodément et se donner l’honneur de lui justifier ses résolutions. Mais M. Arnauld n’entendit pas deux fois cette prière. Il tombe des nues à une telle audace dans la bouche de sa fille, il s’emporte et frappe plus violemment, redoublant son ordre avec menace. Madame Arnauld, qui était à deux pas, se mêle aux reproches, et appelle sa fille une ingrate. M. d'Andilly, dans tout son feu d’alors, le prend encore plus haut que les autres ; il s’écrie au monstre et au parricide comme aurait fait son père dans un plaidoyer ; il interpelle les religieuses absentes, les exhorte à ne pas souffrir qu’un homme comme son père, une famille comme la leur, à qui elles ont tant d’obligations de toutes sortes, essuie chez elles un tel affront. Les apostrophes et le bruit croissant commençaient à retentir au réfectoire. Celles des religieuses qui étaient selon l’esprit de la Mère s’entre-regardaient avec anxiété, et priaient Dieu en leur coeur qu’il la fortifiât ; d’autres, moins régénérées, n’y pouvaient tenir, et éclataient ouvertement pour M. Arnauld. La bonne vieille sœur Morel, celle même à qui nous avons vu tant d’attache pour son petit jardin, dont elle ne rendit la clef qu’à toute extrémité, et qui probablement ne l’avait pas encore rendue alors, s’écriait : C’est une honte de ne pas ouvrir à M. Arnauld ! Les femmes de journée, qui se trouvaient dans la cour, prenaient également parti, et se laissaient aller à des murmures contre l’ingratitude de madame l’abbesse.

Dans tout ce bruit pourtant, M. Arnauld, voyant qu’il n’arrivait pas à ses fins, s’avisa de demander qu’on lui rendît au moins sur l’heure ses filles, ses deux autres filles, qui étaient au monastère, la jeune Agnès, âgée de quinze à seize ans, et celle qui fut la sœur Marie-Claire, alors âgée de neuf ans. Il espérait sans doute, au moment où on les ferait sortir, mettre lui-même le pied dedans et pénétrer par force. La mère Angélique comprit le dessein, et, avec une grande présence d’esprit, confiant en hâte la clef d’une petite porte qui donnait dans l’église à une religieuse sûre, elle lui dit de faire sortir ses deux sœurs : ce qui fut si tôt, exécuté, que M. Arnauld eut la surprise de les voir arriver à lui, sans savoir par où elles avaient passé. C’est alors, dit-on, que M. d’Andilly s’étant mis à débiter de grandes plaintes contre sa sœur à la jeune Agnès, celle-ci, la future coadjutrice, grave et haute comme une Infante, l’interrompit, et répondit que sa sœur, après tout, ne faisait que ce qu’elle devait et ce qui lui était prescrit par le Concile de Trente. Sur quoi M. d’Andilly, se tournant vers la compagnie, s’écria : «Oh ! pour le coup, nous en tenons vraiment ! en voilà une encore qui se mêle de nous alléguer les Conciles et les Canons !»

Dans toute cette scène, madame Le Maître et mademoiselle Anne restaient les seules immobiles et silencieuses, comprenant tout ce que devait souffrir la mère Angélique et en étant déchirées.

M. Arnauld, outré, ordonna qu’on remît les chevaux au carrosse pour s’en retourner. Toutefois, à la fin, sur les supplications réitérées de sa fille, qui ne se départait pas de cette unique prière, il consentit à entrer un moment dans le parloir d’à côté. Mais ici une nouvelle scène commence. Dès qu’elle eut ouvert la grille, c’est-à-dire le rideau ou les planches qui étaient devant, elle vit (car il parait qu’au guichet on ne se voyait pas), — elle vit ce bon père dans un état de douleur, de pâleur et de saisissement qui lui décomposait le visage. Il se mit alors aussi à lui parler avec tendresse du passé, de ce qu’il avait fait pour elle, de l'intérêt avec lequel il l’avait toujours portée dans son cœur ; que dorénavant c’en était fait à jamais, qu’il ne la reverrait plus ; mais qu’en cette dernière fois, et pour dernière parole, il n’avait plus qu’à la conjurer du moins de se conserver elle-même et de ne pas se ruiner par d’indiscrètes austérités.

Ces paroles furent la grande épreuve, et leur tendre accent fut le plus rude de l’assaut. Tant que M. Arnauld avait été violent et en colère, elle avait pu rester ferme et maîtresse d’elle-même ; mais, dès ce moment où elle le vit dans toute l’affection et les larmes d’un père, elle se trouva plus faible, insuffisante à résister ; et, sentant qu’il ne fallait pas céder pourtant, dans cette lutte trop longuement accablante elle perdit tout d’un coup connaissance, et tomba par terre évanouie.

Cet évanouissement de la mère Angélique en présence de son père a été rapproché de celui d’Esther devant Assuérus :

ASSUÉRUS.

… …Sans mon ordre on porte ici ses pas !
Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

ESTHER.

Mes filles, soutenez votre reine éperdue :
Je me meurs.

(Elle tombe évanouie.)

ASSUÉRUS.

Dieux puissants ! quelle étrange pâleur
De son teint tout à coup efface la couleur !
Esther, que craignez-vous ? Suis-je pas votre frère ?
Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?
Vivez : le sceptre d’or que vous tend cette main,
Pour vous de ma clémence est un gage certain.

ESTHER.

Quelle voix salutaire ordonne que je vive,
Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

ASSUÉRUS.

Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ?
Encore un coup, vivez, et revenez à vous.

On n’est pas en droit toutefois de conjecturer que dans cette pièce d’Esther, où, en général, sous prétexte de Saint-Cyr, il se ressouvenait certainement tout bas de Port-Royal, Racine ait songé, pour la précédente scène en particulier, à l’évanouissement de la mère Angélique. Il est douteux même qu'il ail fait le rapprochement après coup ; car toute cette scène du Guichet, si émouvante et si dramatique, cette Journée que M. Royer-Collard aime à citer comme une des grandes pages de la nature humaine, comme une de celles que, même pour des philosophes, aucune de Plutarque n’efface en triomphe moral et en beauté de caractère. Racine, dans son élégant Abrégé, n’en dit pas un seul mot, et il se contente de noter que, vers ce temps, la mère Angélique fit fermer de bonnes murailles son abbaye. Tant les Abrégés, même les mieux écrits et les plus faits en connaissance de cause, sont insuffisants et infidèles ! — Et puis, l’oserai-je dire ? dans cet oubli, dans cette omission de Racine, j’entrevois de la timidité littéraire et du goût : il jugea peut-être la scène trop forte, — trop forte de naturel et de naïveté. Il craignit les railleurs.

Je reviens à la jeune Angélique évanouie. À cet instant, tout change de face. Un père est toujours père, dit Pauline, dans le Polyeucte de Corneille : M. Arnauld, à la vue de sa fille sans mouvement, oubliant tout et qu’il est offensé, s’écrie, lui tend les bras à travers cette grille qui s’oppose ; c’est pour le coup qu’il veut entrer. — Il appelle les religieuses pour qu’elles viennent du dedans secourir leur abbesse. Madame Arnauld, M. d’Andilly et le reste de la famille, avertis aux cris de M. Arnauld, se précipitent, de leur côté, à la porte du monastère, et heurtent derechef pour faire venir ; mais les religieuses, croyant toujours que c’est la continuation du premier effort et de la menace, n’osent paraître et s’enfuient plutôt. Pourtant, à la fin, la voix de M. d’Andilly se fait comprendre : elles accourent toutes alors au parloir, et trouvent la pauvre Mère encore à terre et sans connaissance. Elles la font revenir à grand’peine, et, dès que ses yeux se rouvrent, apercevant son père collé toujours à la grille, qui épiait ce retour à la vie, et qui, les bras tendus, semblait lui crier :

Encore un coup, vivez, et revenez à vous !

elle ne peut que lui adresser un mot et un vœu : C’est qu’il veuille bien, pour toute grâce, ne s’en aller pas ce jour-là.

Le passé était passé ; M. Arnauld promit tout. On emmena l’abbesse dans sa chambre pour l’y laisser quelque temps reprendre des forces, et on prépara un lit au parloir, proche la grille, pour qu’elle revînt s’y poser et qu’elle pût entretenir de là sa famille. Une conversation s’établit, paisible, affectueuse, et tirant même des émotions récentes plus de douceur. Mais voilà, pour varier le ton, que M. de Vauclair, le bernardin dont la prédication à la Toussaint et les conseils depuis avaient contribué au grand résultat, voilà que le bon directeur, qui s’était tenu prudemment clos et couvert jusqu’alors dans le gros de l’orage, jugeant l’occasion nouvelle favorable pour faire sa paix aussi, s’avisa de paraître et de vouloir justifier son conseil : il s’attendait même peut-être à des compliments. Mais, pour le coup, il tomba mal. Toute la colère apaisée ou réprimée, dont on ne savait plus que faire, se réveilla et se déchargea sur lui : ce fut un haro sur le pauvre moine ; M. Arnauld d’abord, M. d’Andilly surtout, très-pétulant en tout ceci, le tancèrent : il paya les frais de la réconciliation. De sorte, comme la Relation le remarque naïvement et un peu malignement, que si le pauvre homme ne se repentait pas du conseil qu’il avait donné à la Mère, au moins il se repentait de bon cœur de s’être venu ainsi produire. Il sortit tout confondu et se pouvant dire brouillé avec la république, c’est-à-dire avec la famille des Arnauld.

M. Arnauld avait eu assez de sang-froid pour remarquer dans le moment que ce moine était un peu jeune pour un directeur, ce qui lui déplut ; et il s’en ressouvint pour obtenir, peu après, que l’abbé de Cîteaux le retirât.

La mère Angélique souffrit bien de ce renouvellement d’orage dont un religieux qu’elle respectait venait d’être l’occasion et la victime. Elle continua pourtant, ce jour-là et le lendemain, de faire agréer à son père ses raisons ; et il fut convenu que dorénavant, lorsque M. Arnauld viendrait, il n’entrerait plus dans ce qu’on appelait les lieux réguliers. Mais, après cela, on accommoda les choses, et l'on eut permission de l’abbé de Cîteaux de le faire entrer pour qu’il donnât ordre aux bâtiments et aux jardins lorsque ce serait nécessaire, le cloître seul excepté. Pour madame Arnauld et ses filles, on obtint des supérieurs la permission de les faire entrer lorsqu’elles le voudraient ; ce qui ne fut pas de sitôt. En effet, madame Arnauld, dans le premier moment de sa colère, lorsque sa fille leur refusait la porte, avait juré de ne jamais remettre les pieds à Port-Royal ; de sorte que, tout apaisée et toute bonne mère qu’elle était, elle se croyait liée devant Dieu, et que, bien contre son cœur, elle n’osait revenir. Mais, environ un an après, le jour de saint Dominique, 4 août, elle alla le matin entendre un sermon aux Jacobins ; l’on y disait qu’il n’y avait pas obligation de conscience aux jurements imprudents et proférés dans la colère. Sa joie fut si grande de se savoir ainsi déliée, que, rentrant chez elle et s’empressant de diner, elle fit mettre les chevaux au carrosse, et s’en vint droit à Port-Royal embrasser sa fille, et lui conter l’allégement de conscience qui la ramenait. N’admirons-nous point, à chaque pas du récit, les caractères soutenus, et imprévus en même temps, de ces natures naïves et fortes ? On en sourit, ce me semble, et l’on en pleure, comme à une tragi-comédie de Corneille. J’ajouterai (car nul trait n’est à perdre en ce détail excellent) que la mère Angélique fut si comblée de joie au retour inopiné, que, de son aveu, il ne se passa point d’année qu’elle ne se souvînt de ce jour du 4 août, qui lui avait rendu l’embrassement de sa mère.

Quant à la journée du 25 septembre 1609, on la baptisa solennellement dans les fastes de Port-Royal la Journée du Guichet, comme on dit dans l’histoire de France la Journée des Barricades, la Journée des Dupes. La mère Angélique, à partir de là, ne trouva pas plus d’opposition à ses desseins de réforme que Louis XIV à dater du jour où il entra tout botté au Parlement. Ç’avait été le coup d’État de la Grâce.

Saluons donc, avec la seconde mère Angélique qui nous en a laissé le plus complet récit[5], cette vraiment mémorable Journée du Guichet, si pleine effectivement de conséquences. Sans ce qu’on appelle la Journée des Dupes, Richelieu ne triomphait pas, et c’en était fait du futur équilibre de l’Europe : sans notre Journée du Guichet, cette réforme, depuis si fameuse et si fertile, avortait en naissant, et il n’y avait pas de Port-Royal, c’est-à-dire, il n’y avait pas quelque chose, dans le monde et dans le dix-septième siècle, de tout aussi important que Richelieu. Littérairement, pour nous en tenir là, il n’y avait pas de Provinciales, et Pascal n’avait plus lieu de fixer par ce chef-d’œuvre l’équilibre de la prose française.

Que si l’on envisage le côté pathétique et profond, la valeur morale de cette scène, la grandeur et la sincérité des sentiments en présence, ce combat de la nature et de la Grâce, et le triomphe de celle-ci, il me semble qu’il y a sujet de sortir du privé et du domestique, de ce qui n’est que du cloître et de la famille Arnauld, d’en sortir, ou plutôt de s’en emparer librement, pour embrasser le fond même et la source, pour se porter à toute la hauteur des plus dignes comparaisons. J’ai déjà prononcé le nom de Polyeucte. Le Polyeucte de Corneille n’est pas plus beau à tous égards que cette circonstance réelle produite durant le bas âge du poète, et il n’émane pas d’une inspiration différente. C’est le même combat, c’est le même triomphe ; si Polyeucte émeut et transporte, c’est que quelque chose de tel était et demeure possible encore à la nature humaine secourue. Je dis plus : si Polyeucte a été possible en son temps au génie de Corneille, c’est que quelque chose existait encore à l’entour (que Corneille le sût ou non) qui égalait et reproduisait les mêmes miracles.

Il faut oser ici approfondir, démontrer ; et, sans bravade, je ne crains pas, pour mon cloître à peine renaissant, ce moment de vis-à-vis avec Corneille.

  1. On l’appelait de son premier nom maître de Quersaillou ou Bégard, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais les Relations varient ; on l’appela depuis, du nom d’une abbaye, M. de Vauclair.
  2. On peut voir, dans les Discours de M. Vinet, celui qui a pour titre : Des Idoles favorites.
  3. M. Arnauld, dans le temps précisément où il faisait ainsi obstacle et terreur à la réforme, vers Pâques 1609, postulait de Rome des Bulles nouvelles qui couvrissent le défaut de régularité des premières, et, dans la supplique qu’il adressait à est effet, il s’appuyait de la réforme même que sa fille établissait dans le monastère, comme d’un titre à la faveur du Saint-Siège. Nous suivons jusqu’au bout cette singulière duplicité de conduite chez un si honnête homme. — On peut noter qu’en cette même année 1609, son ancien Discours contre les Jésuites (soit le plaidoyer de 1594, soit plutôt le franc Discours) était condamné à Rome, et compris dans l’édit de censure qui atteignait également l’Histoire de l’illustre de Thou. Relation mixte avec Rome, et ambiguë avec Port-Royal !
  4. Cette clôture même du monastère devint tout à l’instant une occasion de charité et de sanctification commençante au dehors. On mit au travail quantité de pauvres du voisinage ; outre leur salaire, on les nourrissait à l’abbaye ; la jeune abbesse assistait elle-même à la distribution, et leur faisait lire par un petit garçon, pendant le repas, un livre spirituel proportionné à leur intelligence. Un jour qu’un libertin là présent, se permit une plaisanterie sur ce qu’on lisait, elle ne put, dit-on, retenir ses larmes, tant elle faisait toutes ces choses avec zèle et sentiment. Et, pour se représenter d’avance comment les aumônes, les bienfaisances de tout genre, spirituelles et autres, les écoles même de Port-Royal, ne devinrent effectivement possibles qu’au prix de cette austérité et de ces pratiques premières, il suffit de réfléchir sur cette page de l’Abregé de Racine : « Il n’est pas croyable combien de pauvres familles, à Paris et à la campagne, subsistaient des charités que l’une et l’autre maison leur faisaient : celle des Champs a eu longtemps un médecin et un chirurgien qui n’avaient presque d’autre occupation que de traiter les pauvres malades des environs, et d’aller dans tous les villages leur porter les remèdes et les autres soulagements nécessaires ; et depuis que ce monastère s’est vu hors d’état d’entretenir ni médecin ni chirurgien, les religieuses ne laissent pas de fournir les mêmes remèdes… Au lieu de tous ces ouvrages frivoles, où l’industrie de la plupart des autres religieuses s’occupe pour amuser la curiosité des personnes du siècle, on serait surpris de voir avec quelle industrie les religieuses de Port-Royal savent rassembler jusqu’aux plus petites rognures d’étoffes, pour en revêtir des enfants et des femmes qui n’ont pas de quoi se couvrir, et en combien de manières leur charité les rend ingénieuses pour assister les pauvres, toutes pauvres qu’elles sont elles-mêmes. Dieu, qui les voit agir dans le secret, sait combien de fois elles ont donné, pour ainsi dire, de leur propre substance, et se sont ôté le pain des mains (Pourquoi pas de la bouche ? un plus hardi que Racine l’aurait mis) pour en fournir à ceux qui en manquaient… » Et ce ne sont pas là des façons de dire ; le fond est plus strict que ne l’indiquerait académiquement la phrase, on la doit prendre à la lettre. On entrevoit maintenant la fin charitable du jeûne et des austérités.
  5. Au tome 1er des Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal, 3 vol. in-12 ; Utrecht, 1742.