Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 64-76).
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III


Genre d’éloquence de M. Arnauld l’avocat ; emphase. — Ce qu’en racontent Tallemant et d’Andilly, — et Pierre Mathieu. — Le duc de Savoie au Parlement ; plaidoirie de M. Arnauld. — Son discours pour l’Université contre les Jésuites ; son désintéressement. — M. Arnauld et M. Marion honnêtes gens et chrétiens, mais selon le monde ; diplomatie pour les Bulles. — Petite supercherie jésuitique des Arnauld. — La jeune Angélique, coadjutrice de Port-Royal, élevée à Maubuisson par la sœur de la belle Gabrielle.


M. Arnauld l’avocat devint donc le gendre de M. Marion en 1585. Son éloquence, ai-je dit, était célèbre ; elle était réelle, puisque tous les contemporains l’ont attestée, et que l’éloquence a une part vivante, actuelle, qui est dans son effet même et ne saurait mentir. Il paraissait éloquent de son temps, donc il l’était à beaucoup d’égards. Il avait pour le moins le souffle, le flumen, c’est quelque chose. Mais si l’éloquence a une autre partie solide et durable qui mérite d’intéresser tous les âges, il ne l’avait pas. On a dit, dans l’âge suivant (un satirique, il est vrai, Tallemant), que c’était un homme à lieux communs, qu’il avait je ne sais combien de volumes de papier blanc où il faisait coller par le libraire les passages des auteurs tout imprimés, qu’il coupait lui-même et réduisait sous certains titres, Satire à part, c’est possible, et même probable. Son fils d’Andilly nous expose comment les présentations d’officiers de la Couronne, connétables, amiraux, ducs et pairs (les présentations qu’on faisait d’eux au Parlement) sont le plus difficile endroit de l’éloquence, parce qu’elles tiennent, dit-il, de ce genre démonstratif et sublime qui ne doit rien avoir que d’élevé, comme le Panégyrique de Trajan, par Pline, qui en est le chef-d’œuvre : «Or, feu mon père a fait seul quatorze de ces actions extraordinaires, dont tout le reste du Palais ensemble n’en a fait qu’onze ou douze.»[1] Et un jour, à l’une de ces présentations où il s’agissait de M. de La Trimouille, l’orateur, remontant aux ancêtres, se jeta sur la bataille de Fornoue : M. le duc de Montpensier, prince du sang, présent à la harangue, tira à demi son épée du fourreau, se croyant à l’action même ; voilà un triomphe. Mais M. d’Andilly ne dit pas qu’un jour, plaidant contre un Génois huguenot sur qui l’on avait exercé une confiscation, M. Arnauld énuméra si au long les mauvais offices des Génois contre la France, et s’étendit si à plaisir sur le chapitre d’André Doria, que le Génois impatienté s’écria en baragouinant : «Messiours, c’ha da far la repoublique de Gènes et André Doria avec mon argent ?» ce qui coupa court à la harangue.

Dans une cause pour M. de Guise contre M. le Prince, M. Arnauld, sur sept audiences tout entières qu’elle dura en tint lui seul plus de quatre. En 1600 quand le duc de Savoie vint en France, le roi Henri IV voulant lui donner un magnifique échantillon de son Parlement, le premier président Achille de Harlay commanda à M. Robert et à M. Arnauld de se préparer dans quelque belle cause ; et ce fut M. Arnauld qui la gagna devant tous ces illustres témoins. Pierre Matthieu (dans son Histoire de France sous Henri IV) a donne au long le récit de cette séance d’apparat, et même les plaidoyers en entier. Le roi, pour introduire son hôte avec moins de presse et de suite, aborda par la rivière, du côté du jardin du premier président. Les deux princes se mirent en la loge de la Chambre dorée, d’où ils pouvaient tout voir et ouïr sans être vus. La cause pathétique, exprès choisie, ne tarda pas à retentir. Il s’agissait d’un nommé Jean Prost, assassiné. Sa mère, ayant pris soupçon du maître du logis où il demeurait, qui était un boulanger et qui s’appelait Bellanger, l’avait dénoncé, et il s’en était suivi pour l’accusé la question ordinaire et extraordinaire ; mais, quelque temps après, deux voleurs, arrêtés pour d’autres crimes, s’étaient avoués les assassins de Prost. De là, le torturé demandait réparation, dommages et intérêts, taxant la mère de calomnie. M. Arnauld défendait la mère ; M. Robert plaidait pour le boulanger demandeur, et il commençait ainsi : «Messieurs, les poètes anciens ayans à plaisir discouru de plusieurs combats advenus au mémorable siège de Troye, récitent que Telephus, fils d’Hercules, ayant en une rencontre esté griefvement blessé d’un coup de lance par Achilles…, alla prendre advis de l’oracle d’Apollon…» Le tout pour dire que la lance d’Achille pouvait seule guérir les blessures faites par Achille, et que les arrêts du Parlement, présidé et guidé par un Achille (de Harlay), pouvaient seuls réparer les condamnations de cette même Cour. Sur un ton approchant, mais avec la différence du pathétique à l’indignation, M. Arnauld répondait en faisant éclater les sanglots de la mère éplorée. Il tirait grand parti d’un vol d’argent que le boulanger avait commis sur la personne de l’assassiné : «Caius Antonius fut accusé de la conjuration de Catilina ; il en fut trouvé innocent. Mais parmi son procès se meslèrent des larrecins qu’il avoit autrefois commis en Macédoine ; cela fut cause de le faire condamner. Et néanmoins l’une des accusations n’avoit rien de commun avec l’autre. En ceste cause l’homicide et le larrecin ont beaucoup de connexité.» M. Arnauld raisonnait moins spécieusement quand, un peu après, il s’écriait sans rire : « Le philosophe Crantor «disoit que celui qui souffre du mal sans en estre cause, est fort soulagé en cet accident de fortune.» Belle consolation que la maxime de Crantor pour ce boulanger torturé ! Pierre Matthieu, qui ne laisse pas d’être sous le charme de ces Démosthènes de France, nous représente, après les deux plaidoyers adverses, les âmes flottantes et les opinions des juges suspendues : «Le discours de l’advocat du Roy, ajoute-t-il, fut la poudre de départ qui sépara le vray du vray-semblable et l’apparence de l’essence.» Et il termine par l’ample et pompeux résumé du procureur-général Servin, qui conclut avec M. Arnauld.

Ce voyage du duc de Savoie à Paris, qui, selon l’heureuse expression de Matthieu,[2] de lys qui restaient encore au cœur du maréchal de Biron, faisait une impression bien contraire sur les autres coeurs fidèles. Avant la fin de l’année, M. Arnauld, dans une espèce de Philippique intitulée Première Savoisienne, s’enflammait à servir la cause royale contre ce même duc de Savoie, qui chicanait sur la restitution du marquisat de Saluces et autres conditions des traités. Déjà, au plus fort de la Ligue, il avait répligué à un manifeste du duc de Mayenne par un écrit intitulé l’Anti-Espagnol, et lancé encore d’autres pamphlets loyaux, dans le même sens, mais non avec le même sel, je le crains, que la Satyre Ménippée. Dans un Avis au Roi pour bien régner, il donna plus tard (en 1614) des conseils utiles, dont les Etats-généraux, alors assemblés, profitèrent. Mais le fait qui resta le plus capital de sa vie (après ses illustres enfants), ce fut d’avoir plaidé en 1594, au nom de l’Université, contre les Jésuites, qui n’en aiment pas mieux ces Messieurs de Port-Royal, comme ajoute un malin chroniqueur.[3]

Le plaidoyer au nom de l’Université de Paris contre les Jésuites, cette pièce qu’on a appelée le péché originel des Arnauld, avait pour occasion l’attentat de Pierre Barrière sur la personne de Henri IV, en 1593. L’Université, par la bouche de M. Arnauld, demandait l’expulsion de la Société auprès du Parlement. Presque au début de cette Catilinaire, après une première excursion vers Pharsale et ces guerres plus que civiles; après s’être comparé lui et les gens d’entendement et de bien, de tout temps dénonciateurs des Jésuites, à d’inutiles Cassandres :

Ora, Dei jussu, non unquam credita Teucris ;

l’orateur s’écriait : «Henri III, mon grand prince, qui as ce contentement dans le Ciel de voir ton légitime et généreux successeur, ayant passé sur le ventre de tous tes ennemis, régner tantôt paisible en ta maison du Louvre, et maintenant sur la frontière rompre, dissiper et tourner en fuite…… (j’abrège la phrase incidente, qui n’en finit pas)…, assiste-moi en cette cause, et, me représentant continuellement devant les yeux ta chemise toute sanglante, donne-moi la force et la vigueur de faire sentir à tous tes sujets la douleur, la haine et l’indignation qu’ils doivent porter à ces Jésuites…» Et plus loin : «Quelle langue, quelle voix pourroit suffire pour exprimer les conseils secrets, les conjurations plus horribles que celle des Bacchanales, plus dangereuses que celle de Catilina, qui ont été tenues dans leur collège rue Saint-Jacques, et dans leur église rue Saint-Antoine ?…» Il faut s’arrêter, on en sourit, et cela a été une fois de l’éloquence ! — Et ceci encore en était : «Boutique de Satan où se sont forgés tous les assassinats qui ont été exécutés ou attentés en Europe depuis quarante ans ; ô vrais successeurs des Arsacides ou Assassins !…» Tout est de ce ton ; l’apostrophe et le poing tendu ne cessent pas. Les juges cependant étaient soulevés sur leur siège ; ils s’entre-regardaient et se faisaient des signes d’impatiente admiration.[4] Le peuple, dehors, se pressait à flots dans la grand’salle, attendant, écoutant aux portes fermées ; car les Jésuites avaient obtenu que les débats ne fussent pas publics. L’orateur même en tirait parti en quelques meilleurs endroits : il les montrait toujours aimant le petit bruit, non pas venus d’abord en France à enseignes déployées, mais se logeant dans l’Université en petites chambrettes, longtemps renardant et épiant. Il étouffait pourtant dans ce huis-clos.

Jamais enfin, dans nul autre discours, M. Arnauld n’a autant déployé que dans celui-ci ce que son fils d’Andilly appelle les maîtresses-voiles de l’éloquence. Nous retrouverons de reste ces mêmes maîtresses-voiles, non moins pleinement gonflées, dans les plaidoyers de M. Le Maître, son petit-fils, l’un de nos solitaires.[5].

Les Jésuites ne furent expulsés que quelques mois après, lors de la nouvelle tentative d’assassinat par Jean Châtel (décembre 1594) ; mais ils gardèrent un souvenir profond de cette fulminante plaidoirie, qui avait d’avance tranché le procès :

.........Manet alta mente repostum
Judicium Paridis! .........

L’Université aussi en garda et en voua à M. Arnauld et aux siens une longue reconnaissance. Elle voulait lui faire accepter un présent, qu’il refusa avec un désintéressement obstiné ; à son refus, elle s’assembla par extraordinaire le 18 mars 1595, et d’un consentement unanime rendit un décret, un acte solennel en latin, par lequel elle se reconnaissait à jamais sa cliente obligée et fidèle, tant envers lui qu’envers sa postérité : ……Se ea officia quae a bonis clientibus fido patrono solent deferri, omnia in illum ejusque liberos ac posteros studiose collaturos ……

Convictions énergiques ! résolutions persévérantes ! teneur et grandeur un peu romaine des caractères, qui remplace, ce me semble, avec assez d'avantage ce qu’on appelle goût, et n’y permet qu’un moindre regret ! Le goût sans doute manquait à ce style, à ces plaidoyers ; les paroles en étaient le plus souvent enflées et vaines, mais les actions restaient fortes et plus vraies que les discours. Les caractères et la conduite tenaient, pour ainsi dire, un grand fonds, que plus de culture a morcelé depuis, a embelli, je le crois, mais n’a pas consolidé.

Tel était Antoine Arnauld, l’homme qui peut passer pour un des avocats les plus parfaits, je ne dis pas dans ses plaidoyers, qui eurent leur manière d’éloquence viagère, mais dans l’ensemble et dans l'esprit même de sa profession. Il était chef du Conseil d’une quantité de princes, de princesses et de grands qui ne consultaient jamais que chez lui, dans son cabinet.[6] Il tenait sa profession à honneur au moins autant que fera, un siècle plus tard, Matthieu Marais ; on ne put le décider jamais à être autre chose. À la mort de M. Marion son beau-père, il ne voulut pas devenir avocat-général. Le maréchal d’Ancre, qui lui faisait, en quittant Paris, de petites visites amicales d’adieu à quatre heures du matin, en était pour ses offres obligeantes. On disait assez haut dans la famille qu’il possédait toutes les qualités pour avoir les sceaux, pour être un grand chancelier de France ; on ajoutait même tout bas et un peu glorieusement qu’il en avait été question en cour, au Louvre ; qu’à certaine occasion on y avait songé à Saint-Germain. — Au dix-huitième siècle, un autre grand avocat, Gerbier, défendant les héritiers d’une ancienne fondation de Nicole, plaidera pour Port-Royal et pour les sectateurs de cette maison dans une cause célèbre. Entre la plaidoirie d’Arnauld contre les Jésuites à la fin du seizième siècle et celle de Gerbier pour Port-Royal au dix-huitième, notre sujet monastique s’encadre tout d’un coup assez oratoirement. Ces deux grandes voix, dont l’une passa pour éloquente en son temps et dont l’autre le fut certainement dans le sien, me semblent faire écho et se répondre par-dessus le cloître immobile, à l’ombre duquel M. Le Maître contrit, qui les entend et qui s’en dévore, garde un silence obstiné.

M. Marion et M. Arnauld étaient des chrétiens,[7] mais des chrétiens selon le monde ; et le monde, sauf les modes et les apparences, se retrouve toujours et partout un peu le même. C’étaient d’honnêtes gens, mais qui, tout du seizième siècle et de robe qu’on se les figure (c’est-à-dire ce qui nous semble le plus austère), songeaient à l’avancement des leurs, à l’établissement de leur maison ; et les moyens de le procurer tombaient plus d’accord avec l’usage et l’honneur mondain qu’avec l’entière vertu. M. Arnauld avait beaucoup d’enfants, et de ce nombre plusieurs filles. On destina l’aînée au monde, au mariage ; et pour les deux suivantes, on décida qu’on les placerait de bonne heure en religion, c’est-à-dire qu’on les constituerait en dignité dans le cloître. Le grand-père, M. Marion, tenait surtout à conclure l’affaire avant de mourir ; en aïeul tendre et prévoyant qui s’en va, il voulait user de son grand crédit en tout lieu et de la faveur particulière dont l’honorait Henri IV, pour obtenir ce qui s’accordait alors par une exception assez fréquente, mais ce qui n’était pas moins contre toute règle et contre le scrupuleux esprit de vérité. Il s’agissait de pourvoir ses deux petites-filles, Jacqueline (depuis, la mère Angélique) et Jeanne (depuis, la mère Agnès), âgées l’une de sept ans et demi, l’autre de cinq ans et demi environ, d’une coadjutorerie ou d’une abbaye. En France, l’affaire était assez simple ; le crédit de M. Marion, s’employant d’une part sur l’abbé de Cîteaux, M. de La Croix, qui était, nous dit-on, de bas lieu et de sentiments très-peu élevés, et d’autre part agissant auprès de Henri IV, qui aimait fort son avocat-général et qui était assez coulant sur le chapitre des messes ou des abbayes, devait promptement réussir. Mais à Rome, pour avoir les Bulles, c’était négociation plus délicate, et il y eut besoin de dissimuler, disons mieux, d’altérer le chiffre des âges.

L’abbé de Cîteaux, pour faire sa cour à M. Marion, amena la dame Jeanne de Boulehart, abbesse de Port-Royal, âgée et infirme, à prendre en 1599, pour coadjutrice, la jeune Jacqueline, l’aînée des deux soeurs. Et, sur ce même temps, l’abbaye de Saint-Cyr, de l’Ordre de Saint-Benoît, étant devenue vacante, on l’obtint pour la petite Jeanne, la cadette. Henri IV donna parole, ou même brevet d-e l’une et de l’autre faveur. Seulement il fut convenu qu’une dame Des Portes, religieuse de Saint-Cyr, y aurait le titre et y remplirait les fonctions d’abbesse par procuration, jusqu’à ce que Jeanne eût atteint ses vingt ans. L’autre cas, celui de la coadjutorerie de Port-Royal, était plus simple; car on comptait que la dame Boulehart vivrait encore un peu longtemps.

Les cérémonies de vêture ne tardèrent pas. On conduisit Jacqueline à l’abbaye de Saint-Antoine des Champs (au faubourg Saint-Antoine), le 1er septembre 1599, et le lendemain l’abbé de Cîteaux lui donna sa bénédiction solennelle; en même temps elle prit l’habit de novice. Le jour de Saint-Jean de l’année suivante (1600), Jeanne prenait également l’habit de novice à Saint-Cyr, en présence de la même nombreuse compagnie qui avait assisté à la cérémonie de sa soeur.

Une fois pourvues comme coadjutrice et comme abbesse, il ne s’agissait plus que d’élever les deux petites filles, de les accoutumer à la religion, et de les former aux charges qu’elles allaient tenir. Les deux sœurs avaient été d’abord huit mois ensemble à Saint-Cyr, dans l’intervalle de la bénédiction de Jacqueline à la prise d’habit de Jeanne. Ensuite on les sépara, et Jacqueline fut placée à Maubuisson, maison de l’Ordre de Cîteaux. L’abbesse de Maubuisson était madame Angélique d’Estrées, soeur de la belle Gabrielle, et vraiment peu digne de l’être : on saura en quel sens. Elle avait également l’abbaye de Bertaucourt, près d’Amiens, et y conduisit une fois la jeune Jacqueline, qui, par occasion, y reçut le sacrement de confirmation. L’enfant changea alors ce nom de Jacqueline en celui d’Angélique qui est devenu si célèbre, et qu’on prit plutôt qu’un autre en considération de madame d’Estrées. Cette substitution se fit dans l’intention, à ce qu’il paraît, de donner le change à Rome, et afin qu’on y pût réclamer plus tard, sous un nom nouveau et comme pour une autre personne, les Bulles qui avaient déjà été refusées. On voit que les Jésuites auraient eu beau jeu sur ces commencements de Port-Royal, et qu’ils auraient pu rétorquer avec de légitimes représailles sur les ruses et accommodements de conscience dont MM. Arnauld et Marion ne se firent pas faute dans toute cette affaire, qui n’est pas au bout.

L’abbaye de Maubuisson où l’on plaçait la jeune Angélique, sous la tutelle d’une soeur de la belle Gabrielle, pour être élevée chrétiennement, semble d’abord assez étrangement choisie, et le semblera encore plus si l’on s’informe de plus près.

  1. Ce Panégyrique de Trajan a été funeste d’influence : venu à l’extrémité des siècles brillants et le dernier en vue, comme bouquet oratoire, il a servi de modèle direct à toute la suite des rhéteurs gallo-romains, à ces prédécesseurs ou contemporains d’Ausone, dont le goût a souvent tant de ressemblance, d’identité comme l’a remarqué M. Ampère, avec le genre Louis XIII. Rien ne devait plus ressembler aux panégyriques officiels des Eumène, des Pacatus et de leurs successeurs, qu’une de ces harangues de présentation par M. Arnauld.
  2. Matthieu est un écrivain d’imagination ; on essaie depuis quelque temps de le remettre en honneur. M. Hugo ayant eu occasion de consulter, pour sa Notre-Dame de Paris, L’Histoire de Louis XI, par Matthieu, fut frappé de certains traits d’éclat, et en parla beaucoup autour de lui. Plusieurs critiques de la connaissance du grand poète (et qui sont des poètes eux-mêmes, plutôt que des critiques) partirent de là pour s’occuper de l’historien à titre d’écrivain, et pour faire valoir ses beautés avec une spirituelle hardiesse. Je crois pourtant qu’on se méprendrait étrangement en faisant aujourd’hui de Matthieu ce qu’il n’a jamais été à aucune époque, même pour ses contemporains. Car la première loi des réhabilitations littéraires est de se bien rendre compte de ce que jugeaient les contemporains ; il s’agit de retrouver le mérite sans trop l’inventer. Au milieu de tous ces noms de Du Perron, Du Vair, Coeffeteau, etc., qui sont cités pour avoir fait avancer la langue, nous ne trouvons qu’à peine celui de Pierre Matthieu. C’est qu’en son temps on ne le nommait guère à ce titre ; il n’a eu que secondairement ce genre d’influence. Il n’est pas le moins du monde, à mon sens, un vis-à-vis de Régnier en prose, un émule de Montaigne ou même de d’Aubigné. Le naturel et le franc lui manquent ; ce mauvais goût ampoulé de M. Arnauld et des autres Démosthènes qu’il cite ne le choquait pas, et pour de très-bonnes raisons. Pour un trait heureux, il en a dix d’incroyables. Il compare, on l’a vu, le discours du procureur-général Servin, qui décida les esprits suspendus, à la poudre de départ qui sépare le vrai du vraisemblable. Il ajoute : «Ce fut vrayement l’aiguille de la balance qui tresbucha justement du costé où le poids de la raison emportoit le jugement. Cette comparaison plaira à ceux qui sçavent que la sainte langue (l’hébreu) n’a qu’un mot pour signifier l’aureille et la balance, et qu’il faut que l’entendement soit entre les deux aureilles comme l'aiguille entre les deux bassinets de la balance.» Parlant des conseillers du duc de Savoie qui avaient la vue troublée, et ne voyaient qu’à travers leur passion, «comme les yeux, dit-il, offencés par ces maladies que les médecins nomment hypostragma et ictère», il ajoute : «Je souhaiterois que les princes se servissent de leurs ministres, c’est-à-dire de leurs conseils, comme les thons se servent de leurs yeux… » Et vient alors une note érudite, fort nécessaire, pour nous dire que ces poissons (d’après Plutarque), ayant un des yeux mauvais, ont le bon esprit de se fier au meilleur. De son temps même, les gens de goût, il est bon de le savoir, ne s’y laissaient pas prendre : on voit que Du Perron, espèce de Fontanes d’alors, se permettait de rire de Matthieu, comme il aurait fait du Père Cotton : il le feuilletait en s’arrêtant particulièrement au style, et disait que l’auteur était toujours sur les cimes des arbres, que toute son Histoire était sur des pointilles. Je ne prétends pas vider ici la question aussi couramment que Du Perron ; seulement, j’ose élever mon doute en présence de cette soudaine et illimitée faveur dont Pierre Matthieu est devenu l’objet dans l’école des images à tout prix.
  3. Dans une Apologie pour Jean Châtel, un fanatique du temps, en accusant M. Arnauld d’être calviniste, se plaisait à rapprocher son nom du mot grec ἀρνέομαι qui signifie nier, renier. Mais M. Arnauld, l’avocat, n’avait jamais été calviniste ; cela n’était vrai que de M. de La Mothe, son père, et de quelques-uns de ses frères. — M. Roget de Genève, dans l’article du Semeur intitulé les Arnauld huguenots, que j’ai précédemment indiqué, croit que je me suis trop avancé en disant ce mot jamais pour M. Arnauld l’avocat : il conjecture qu’enfant celui-ci avait été élevé dans le Calvinisme, et qu’il y demeura jusqu’à la Saint-Barthélemy, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans.
  4. Il faut tout dire : M. Arnauld parut beaucoup trop violent, même à des contemporains qui ne demandaient pas mieux que de voir triompher ses conclusions contre les Jésuites, On lit dans le Journal de L’Estoile, à la date du mardi 12 juillet 1594 : «… Lors maître Antoine Arnauld commença son plaidoyer contre eux, qui fut violent en toutes ses parties depuis le commencement jusques à la fin : car il appela lesdits Jésuites voleurs, corrupteurs de la jeunesse, assassins des rois, ennemis conjurés de cet État, pestes des républiques, et perturbateurs du repos public ; brief, les traita comme gens qui ne méritoient pas seulement d’être chassés d’un Paris, d’une cour et d’un royaume, mais d’être entièrement râclés et exterminés de dessus la face de la terre ; entra aux preuves de tout cela sur les mémoires qu’on lui avoit baillés, qui sont mémoires d’avocats, qui ne sont pas toujours bien certains. Que si à son plaidoyer il eût apporté plus de modération et moins de passion, laquelle ordinairement est sujette au contrôle et à l’envie, il eût été trouvé meilleur de ceux mêmes qui n’aiment pas les Jésuites et qui les souhaitent tous aux Indes, à convertir les infidèles. »
  5. On lit le nom de M. Arnauld au nombre des auteurs les plus célèbres recommandés par l’Académie française lors du premier projet de Dictionnaire (voir l'Histoire de l’Académie, par Pellisson) : il figure dans l’honorable catalogue non loin de M. Marion, mais un peu près de saint François de Sales et de Montaigne, quand on songe que son principal titre dut être le fameux discours. — Un autre morceau de lui également fameux, et qu’il ne faut pas confondre avec le plaidoyer, parut en 1603 sous ce titre : Le franc et véritable Discours au Roy sur le rétablissement qui lui est demandé pour les Jésuites Mais on voit dans Bayle que la peur prit à M. Arnauld de déplaire au roi, et qu’il retira le plus qu’il put les exemplaires. Soit différence de genre (le franc Discours n’ayant été destiné qu’à l’impression), soit progrès naturel des dix années écoulées, cette seconde Provinciale de M. Arnauld est de beaucoup meilleure pour le ton que la plaidoirie de 1594.
  6. La maison à Paris de cette branche des Arnauld était l’hôtel de Pomponne, rue de la Verrerie, paroisse Saint-Merry.
  7. M. Marion, je dois pourtant le dire, ne passait pas pour très -croyant. On lit dans le Journal de L’Estoile, à la date de février 1605 : «Le mardi 15 de ce mois, fut mis en terre à Paris l’avocat du roi Marion, homme accort, fin, subtil, déguisé, et qui est mort en réputation d’un des premiers hommes du Palais, des plus habiles et des mieux disans : plus éloquent que pieux, dit quelqu’un : dont le jugement appartient à Dieu, et non aux hommes.»