Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 33-52).



I


Plan et méthode. — Le Port-Royal distinct du Jansénisme. — Fondation du monastère. — Étymologies, légende. — Mathilde de Garlande et Eudes de Sully, fondateurs. — Croisade des Albigeois ; clémence de Mathilde à la prise de Ménerbe. — Le monastère sous la juridiction de Cîteaux. — Logement de saint Thibauld. — Décadence du premier Port-Royal — Les abbesses La Fin ; seizième siècle ; les abbesses La Vallée et Boulehart. — Jacqueline-Marie Arnauld, coadjutrice, âgée de sept ans.



Le plan de ce travail est simple, ou du moins aisé à concevoir. On tracera d’abord, après les origines suffisamment indiquées du monastère de Port-Royal, un historique de la réforme qui s’y introduisit au commencement du dix-septième siècle ; on y suivra pas à pas les événements d’intérieur, très-infimes encore d’apparence, mais non petits par l’esprit, par le caractère et par les suites ; on se mettra du cloître, on se fera de la famille Arnauld ; et rien n’y paraîtra minutieux à l’historien. La marche commencera ainsi étroite et lente, dans le sens restreint du sujet, sous la grille, et comme dans la longueur de la nef encore obscure ; mais bientôt, à droite, à gauche, les chapelles et les jours s’ouvriront : de leurs tombeaux, de leurs châsses, ou de leurs confessionnaux, divers personnages saints inviteront de venir ; on les rencontrera, on les entendra nommer plus d’une fois, avant de s’y arrêter ; et on attendra pour aller à eux de près, dans leurs enceintes particulières, d’être arrivé à l’endroit principal par où ils tiennent à l’ensemble. Il y aura seulement une ou deux exceptions pour des noms plus profanes, et qu’on courrait risque de ne pas rencontrer de nouveau, si on ne les saisissait au passage. Plus on avancera dans le sujet, dans cette longueur moyenne bien établie et bien connue, et plus on se permettra les allées et venues fréquentes dans les bas-côtés et les dépendances : il viendra un moment où nous posséderons assez notre plan d’église et de cloître, et tout le domaine de notre abbaye, pour pouvoir ne négliger sur nos terres aucun des embranchements, alors aussi plus nombreux, vers le siècle, pour avoir même l’air de nous y oublier ; mais nous en reviendrons toujours. En un mot, on se conduira avec Port-Royal comme avec un personnage unique dont on écrirait la biographie : tant qu’il n’est pas formé encore, et que chaque jour lui apporte quelque chose d’essentiel, on ne le quitte guère, on le suit pas à pas dans la succession décisive des événements ; dès qu’il est homme, on agit plus librement envers lui, et, dans ce jeu où il est avec les choses, on se permet parfois de les aller considérer en elles-mêmes, pour le retrouver ensuite et le revenir mesurer. Littérature, morale, théologie environnante, ce sera un vaste champ où, passé un certain moment de notre récit, nous aurons sans cesse à entrer ; le Port-Royal, devenu homme fait, nous y induira fréquemment. Pour ce qui est de la théologie, il y aurait écueil soit à l’éluder, soit à s’y trop enfoncer : il nous faut être solide, sans devenir controversiste. En tâchant de saisir le fond et l’idée des questions, nous ne nous laisserons cependant pas trop entraîner au dédale des discussions et des disputes. Port-Royal et Jansénisme ne sont pas tout à fait ni toujours la même chose. Les historiens du Jansénisme sont autres que les historiens de Port-Royal. Lorsqu’on lit, par exemple, L’Histoire du Jansénisme de dom Gerberon, on ne croirait pas qu’il s’agit des mêmes événements, de la même histoire que celle qui nous intéresse si fort chez Lancelot, Fontaine et leurs amis. C’est qu’en effet ce n’est pas la même. Le Jansénisme, qui part de Jansénius et de son gros livre de l’Augustinus, est une affaire avant tout théologique ; il y eut là l’école sur le premier plan, la Sorbonne, le collège, les thèses de Louvain, les réquisitoires devant le Conseil du Brabant, les congrégations tenues à Rome, enfin une complication de diplomatie canonique et de vocifération scolastique, qui eussent toujours été peu attrayantes pour nous, et qui ne pourraient se relever que par une discussion approfondie du dogme. Or, sur le dogme même, nous n’aurons à exprimer qu’un avis sérieux et respectueux, ce qui est bien peu en matière de croyance. Port-Royal, par bonheur, est autre chose que cette controverse, quoiqu’il se rencontre bien souvent, trop souvent, avec elle, et qu’il n’apparaisse à certains moments qu’enveloppé de toutes parts, au plus fort du feu et de la fumée. Mais même alors, même aux plus chauds instants de la dispute sorbonnique et jésuitique, durant les débats opiniâtres du Formulaire, et quand au dehors, de Rome à Louvain et du Collège de Clermont aux bancs de l’Université, les intrigues, les clameurs et une sorte d’invective poudreuse ou de belle humeur de réfectoire faisaient le plus rage, — alors même, malgré tout, il y eut, presque sans interruption, le cloître, le sanctuaire, la cellule et le guichet des aumônes, la pratique chrétienne des mœurs et l’intérieur inviolable de certaines âmes, le cabinet d’étude pauvre et silencieux, le désert et la Grotte des Conférences près de la Source de la mère Angélique et non loin des arbres plantés de la main de d’Andilly. C’est de là que nous partirons, c’est là que nous nous tiendrons, ou du moins que nous nous replierons toujours volontiers, en redisant avec le poète :

 O rives du Jourdain ! ô champs aimés des Cieux !
Sacrés monts, fertiles vallées ! …

La fondation du monastère de Port-Royal, situé à six lieues environ de Paris au couchant, proche Chevreuse, remonte à l’année 1204. Matthieu Ier de Montmorenci-Marli étant parti en 1202 pour la quatrième croisade prêchée deux ans auparavant par Foulques de Neuilly, Mathilde de Garlande son épouse, de concert avec Eudes de Sully, évêque de Paris, eut l’idée de cette fondation, à l’intention du salut et de l’heureux retour de son époux ; celui-ci avait désigné, en partant, une somme de quinze livres de rente à prendre sur ses revenus pour être appliquée à des œuvres pieuses. Le lieu, le pays où l’on bâtit le monastère et l’église, se trouve, dans les plus anciennes chartes, appelé en général du nom de Porrois.

On disait que cette église, ce monastère nouveau, étaient sis en Porrois. La première charte où l’on trouve d’abord et où l’on voit poindre le nom du Port-Royal (de Portu Regio) est de 1216, c’est-à-dire de douze ans après la fondation, et quand on cherchait déjà peut-être un sens illustre à un nom qui probablement venait de source plus vulgaire.

L’abbé Lebeuf (Histoire du Diocèse de Paris) rapporte ce mot de Porrois à celui de Porra ou Borra, lequel en basse latinité signifie un trou plein de broussailles où l’eau dort (Borra, cavus dumetis plenus ubi stagnat aqua) ; définition qui, si peu flatteuse qu’elle soit, répond assez à ce que devait offrir l’état primitif de Port-Royal. En effet, un étang, plus élevé que le creux du vallon, y débordait souvent, et exhalait des miasmes putrides qui ont longtemps et même toujours assiégé et décimé ce monastère. Une fois, lorsque nos religieuses furent retournées de Paris aux Champs, vers le milieu du dix-septième siècle, on avait mis en délibération si l’on ne dessécherait pas l’étang : le mauvais parti prévalut. Le propriétaire actuel, M. Silvy, l’a enfin desséché, et le lieu en a été assaini, autant qu’il nous paraît aujourd’hui embelli et même riant, en dépit de toutes les anciennes descriptions qui le font un désert affreux et sauvage.

Il devait bien être tel cependant, lorsque vallon et hauteurs étaient hérissés de bois et que le fond croupissait marécageux. Et puis, ne l’oublions pas, on appelait autrefois sauvage et horrible, en fait de nature, ce qui, depuis qu’on a acquis le goût du pittoresque, est devenu simplement beau désert et site romantique.[1]

Un digne et laborieux janséniste, mais critique moins sûr que l'abbé Lebeuf, Guilbert, à qui nous devons beaucoup en tout ceci,[2] propose sérieusement une étymologie qui a l’air d’une mauvaise plaisanterie de jésuite sur une fondation si illustre : il conjecture que ce nom de Porrois pourrait bien venir de porreaux, poireaux (porrum, porrus), comme si ce mauvais terrain n’avait été propre qu’à produire au plus cette sorte de racine. D’après cela, on aurait dit Porrois comme on dit Ormesson, Épinay, L'Ormois, La Chesnaye, d’après les ormes, les chênes, les épines que ces divers lieux produisent.

La tradition fabuleuse qui se mêle à toutes les fondations célèbres, ce nuage fatidique qui couvre tous les berceaux des grandes destinées, la légende enfin, une fois ce beau nom de Port-Royal adopté (car c’est à celui-là qu’on réduisit bientôt tous les autres de Porrais, Porréal, en latin Porretum, Porrasium, Porregium), se mit à le vouloir expliquer avec une sorte de gloire. On supposa donc que Philippe-Auguste, s’étant un jour égaré à la chasse dans ce pays tout couvert, avait été retrouvé par ses officiers à l’endroit resserré du vallon où s’élevait déjà une humble chapelle à saint Laurent, et qu’en ce lieu, qui avait été pour lui comme un port de salut, il avait fait voeu de bâtir un monastère. Voilà donc Philippe-Auguste fondateur du couvent, ce qui s’accorde assez difficilement avec l’autre tradition qui donne Mathilde pour fondatrice. Les historiens de Port-Royal, Du Fossé dans ses Mémoires, dom Clémencet dans son Histoire générale du monastère[3]MM. de Sainte-Marthe dans le Gallia christiana, bien qu’habitués tous à la critique historique, ne se sont pas trop donné la peine d’accorder les deux versions, craignant sans doute de perdre à l’examen la dernière, plus royale et plus flatteuse. Tite-Live n’aurait pas renoncé volontiers aux histoires du mystérieux berceau et de la louve romaine. La mère Angélique avait trouvé, dit-on, dans les archives de la maison un petit papier sur lequel était rapportée cette histoire de Philippe-Auguste. Quelque cellérière qui avait de l’imagination aura fait comme, dans le Capitole, quelque prêtre-archiviste des livres de Numa avait pu faire. Ces petits papiers sibyllins ne manquent jamais dans les grandes origines, et l’on y croit toujours. Port-Royal, si sobre qu’il ait voulu être d’imagination, a donc eu sa page prophétique, son baptême mythologique aussi ; il l’a eu comme Rome[4].

Remarquez d’ailleurs qu’on n’a fait que transporter à Port-Royal ce qui est raconté du vœu de Philippe-Auguste lors de la bataille de Bouvines en 1214 ; vœu authentique et retentissant qui donna lieu à la fondation de Notre-Dame-de-la-Victoire près Senlis. On transplanta, en le rejetant à quelques années en arrière, on s’appropria insensiblement ce récit dans le vallon de Port-Royal, par une confusion qui est la méthode de formation ordinaire pour ces légendes :

Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge,

comme Voltaire a dit ; ce qui se doit dire surtout des légendes, qui sont des mensonges sincères.

On est même allé plus tard, et quand on fut devenu érudit, jusqu’à tirer de ce nom de Port-Royal de singuliers rapprochements avec une ville célèbre, non pas avec Rome, non pas avec Carthage, mais avec Hippone ; oui, avec Hippone où saint Augustin fut évêque ; et saint Augustin, on le sait, était la tour de salut, la porte de retour de Port-Royal dans la Grâce. Or, cette Hippone, disait-on, se nommait Hippone la Royale (Hippo Regius) pour se distinguer d’une autre ville du même nom, et Hippo en langue punique, à ce qu’on prétend ; voulait dire port. On voit quel rapprochement soudain et presque merveilleux ! ces deux lieux essentiels et si distants : l’un, le siège de saint Augustin, du docteur par excellence, du premier grand interprète et, en quelque sorte, de l’évangéliste de la Grâce ; l'autre, après des siècles, le siège et l’asile des restaurateurs et des modernes apôtres de cette doctrine augustinienne de la Grâce ; ce double Port-Royal de salut, en nom comme en fait, cette double tour d’entrée dans le saint royaume, l’une dressée pour l’antiquité, l’autre relevée pour le temps présent, et hors desquelles ils étaient assez portés à croire (les rigides Augustiniens) qu’il n’y avait que perte, exil, égarement sans fin dans les bois épais et les marécages !

Un pronostic moins étymologique et moins littéral, que j’aime à tirer sur Port-Royal, vient de la personne même de ses fondateurs, de ses parents spirituels, Eudes de Sully et Mathilde de Garlande. Il appartient aux pères spirituels, comme aux pères selon la chair, de léguer par leurs vertus une longue bénédiction à leurs enfants : or, l’évêque Eudes et Mathilde étaient dignes en tout de bénir l’avenir de Port-Royal et cette dernière postérité pieuse qui relèverait d’eux. Eudes, saint évêque dont la charité inépuisable et l’aumône forment les traits principaux, avait ce qu’on appelle le don des larmes : étant encore enfant, il arrosait de ses larmes, dit-on, les aumônes qu'il distribuait aux pauvres. Le pape Innocent III se servit de lui pour donner une règle aux religieux de la Rédemption des Captifs, dits Mathurins, qui s’établissaient alors ; le même pape s’adressait à lui pour presser Philippe-Auguste de reprendre Ingeburge, l’épouse légitime répudiée. Saint-Cyran, le vrai père spirituel du second Port-Royal, s’attirera l’animadversion de Richelieu par son oppoopposition présumée au divorce de Monsieur, à qui le cardinal voudrait faire épouser sa nièce : voilà une réelle, bien que lointaine ressemblance.

Quant à Mathilde, Pierre, religieux des Vaux de Sernai,[5] historien de la guerre des Albigeois, raconte d’elle, comme témoin oculaire, un trait touchant. J’en reproduirai toute la scène environnante. Le comte Simon de Montfort assiégeait la ville, le château de Ménerbe (ou Minerve), et l’avait presque réduit (1210). Sur la fin du siège, et pendant que le comte Guillaume de Ménerbe était en pourparler avec le comte de Montfort, l’abbé de Citeaux (Arnaud) survint ; Montfort aussitôt en référa à lui, disant qu’il ne déciderait sur le sort du château que selon la sentence de l’abbé lui-même : « l’entendant, l’abbé eut grande peine, car il désirait voir mourir les ennemis du Christ, et cependant il n’osait les juger à mort, comme moine et prêtre. » Mais il s’arrangea si bien, que l’accord, presque conclu entre Guillaume et le comte, manqua, et que l’assiégé dut se rendre à discrétion. L’abbé alors, toujours pris pour arbitre par le comte, décida que le chef du château et tous ceux même des hérétiques nouveaux ou invétérés, qui voudraient se réconcilier à l’Église, auraient la vie sauve. « Ce qu’entendant, Robert de Mauvoisin, fervent catholique, qui craignait que les hérétiques ne se convertissent par effroi et ne se sauvassent ainsi de mort, résista en face à l’abbé, et dit que plusieurs des guerriers ne supporteraient pas cela. » L’abbé lui répondu en ce sens : « Ne craignez rien ; je sais ce que je fais ; car je crois bien que très peu se convertiront. » Cela dit, la croix en tête et la bannière du comte venant ensuite, on entra dans la ville en chantant le Te Deum. On alla droit à l’église, et on la réconcilia, en y plantant la croix au plus haut de la tour ; on plaça ailleurs l’étendard du comte ; et il était juste que la croix précédât et dominât l’étendard, car c’était le Christ qui avait pris la ville. Cela fait, l’abbé des Vaux de Sernai (Guy) qui avait assisté au siège, et qui brûlait de zèle pour la cause du Christ, apprenant qu’une multitude d’hérétiques étaient enfermés dans une maison, alla vers eux avec des paroles de paix, et il les exhortait au salut ; mais on l’interrompait du dedans par des cris : « Pourquoi nous prêches-tu ? Nous ne voulons pas de ta foi ! …» Ce qu’entendant, l’abbé sortit et alla vers les femmes qui étaient assemblées dans une autre maison, leur portant les mêmes paroles. Mais s’il avait trouvé les hommes hérétiques durs et obstinés, il trouva, est-il dit, les femmes hérétiques encore plus obstinées et plus endurcies. Et le comte, qui n’était pas encore entré dans la ville, entra alors, et, après avoir essayé à son tour quelques paroles près des récalcitrants, n’y gagnant rien, il les fit tirer du château. Il y avait d’hérétiques fieffés cent quarante et plus. On fit un grand feu et on les y jeta, ou plutôt il n’était pas besoin qu’on les y jetât, car les diaboliques s’y précipitaient d’eux-mêmes. Trois femmes pourtant échappèrent, que la noble dame, mère de Bouchard de Marli, arracha du feu et parvint à réconcilier à l’Église catholique. Les hérétiques fieffés étant ainsi passés au feu, ceux qui restaient abjurèrent l’hérésie et furent réconciliés à l’Église[6]

La circonstance particulière que Bouchard de Marli, fils de Mathilde, avait été fait prisonnier quelque temps auparavant et était gardé alors par ceux de Cabaret, ne saurait diminuer le prix de cette action compatissante de sa mère. J’ai insisté sur la scène de fanatisme et de destruction, parce que Port-Royal, à sa manière, périra un jour presque ainsi, et que, juste cinq cents ans plus tard, nous aurons affaire aux mêmes passions forcenées et triomphantes. Cette clémence chrétienne de la fondatrice semble de loin crier grâce pour les saintes filles persécutées.

Simon de Montfort, moins clément, fut aussi, il faut le dire, un des premiers et des plus généreux bienfaiteurs du naissant monastère.

Il y avait déjà dans le vallon, à l’époque de la fondation de Port-Royal, une chapelle consacrée à saint Laurent. Cette chapelle fut détruite lorsqu’on bâtit l’église nouvelle, ou bien elle y fut adaptée et en devint une partie. Ce qui est certain, c’est que l’église à laquelle travailla d’abord l’architecte Robert de Luzarches, achevée seulement en 1229, et consacrée à Notre-Dame, la grande patronne de ces âges, avait gardé dans le côté gauche de la croisée un autel dédié à saint Laurent, en mémoire de la dévotion première. Cette église, qui subsista jusqu’à la ruine de 1712, n’offrait rien de remarquable pour l’architecture. Elle reçut, des réparations accessoires en divers temps, plus particulièrement au seizième siècle, où une abbesse, Jeanne de La Fin, en fit reconstruire le clocher ; cette abbesse y ajouta aussi un ornement considérable, consistant en des chaises de chœur d’une grande beauté de sculpture ; on les voyait encore, avant la Révolution, au couvent des Bernardins de Paris. Par l’effet ordinaire du temps, le pavé de l’église se trouvait, au dix-septième siècle, inférieur au niveau du terrain d’alentour, au point qu’il fallait descendre neuf ou dix marches en entrant ; le grand vaisseau allait ainsi se submergeant insensiblement. Pour obvier aux inconvénients de l’humidité, on dut relever le pavé de huit pieds en 1652. Ces neuf ou dix marches d’ensevelissement donnent à penser. Le Temps, ce grand et infatigable fossoyeur, enterre le plus qu’il peut même les choses qui restent debout ; et dans les églises plus visiblement qu’ailleurs, comme si, devant l’Éternité pour témoin, c’était le lieu principal de son effort, dès qu’on le laisse continuer sa tâche, il les fait profondes et creuses et humides, comme un tombeau.

Le monastère fondé par Mathilde de Garlande, de concert avec l'évêque de Paris comme coopérateur (je mets Philippe-Auguste de côté), ne tarda pas à passer sous la juridiction de l’Ordre de Cîteaux. On a remarqué que l'emplacement de l’abbaye même, sa situation au creux le plus étroit de ce vallon encaissé et dominé par les hauteurs, était conforme au site favori de la plupart des abbayes selon saint Bernard : «Car ce saint, dit un historien de Port-Royal, établissait toujours ses monastères dans des lieux profonds qui dérobassent la vue du monde et ne laissassent que celle du Ciel ;» et il semblerait qu’il y eût déjà une désignation et un choix de l’Ordre dans le choix du lieu.[7] Mais il est plus probable que la juridiction de Cîteaux ne vint qu’ensuite. Elle est douteuse dans les premières années et d’après les chartes mêmes : les droits des Bernardins et ceux de l'évêque restent flottants. Cependant l’évêque ne maintenant guère les siens, l’abbaye des Vaux de Sernai, qui n’était située qu’à une lieue et demie de là, se porta naturellement comme supérieure immédiate d’un couvent dont les premières religieuses avaient été prises dans l’Ordre réformé de saint Benoît. La suprématie des moines sur Port-Royal parait constante et entière à partir de 1225 ; ils y fournissaient seuls des confesseurs. Thibauld, petit-fils de Mathilde, la fondatrice, étant devenu abbé des Vaux de Sernai en 1235 et par conséquent supérieur de Port-Royal, redoubla de soins et d’adoption pour les filles dotées par son aïeule. Il les visitait souvent, et l’on a jusqu’à la fin conservé par respect, dans la première cour extérieure, et proche la loge du portier, un petit corps de logis isolé, appelé le Logement de saint Thibauld. C’était, après l’église, le plus ancien bâtiment de la maison ; c’était le plus pauvre. Les religieux, confesseurs du couvent, et plus tard quelques-uns de nos Messieurs, en occupaient le haut, tandis que la salle du rez-de-chaussée, appelée la Chambre rouge, servait d’infirmerie aux domestiques. N’admirez-vous pas cette manière d’honorer, selon l’esprit de Port-Royal et selon le véritable esprit du Christianisme, l’humble et illustre saint de la race des Montmorencis ?

Je ne ferai pas l’histoire du monastère de Port-Royal depuis sa première abbesse, qui s’appelait, à ce qu’il paraît, Eremberge, jusqu’à la mère Angélique, à laquelle commence véritablement notre sujet. On serait fort embarrassé de vouloir établir cette histoire, dont le fil, sans cesse rompu, finit par manquer tout à fait aux quatorzième et quinzième siècles. Notons seulement avec Racine, en son élégant Abrégé, que l’ancien Port-Royal eut pour bienfaiteur tout spécial saint Louis, qui donna aux religieuses, sur son domaine, une rente en forme d’aumône dont elles jouirent jusque dans le dix-septième siècle. Le même roi, s’embarquant pour la croisade à Aigues-Mortes (1248), ratifia la donation que Jean comte de Montfort avait faite aux religieuses de Port-Royal de la terre du petit Port-Royal, au lieu des droits qu’elles avaient auparavant sur la forêt de Montfort : c’est Tillemont qui nous l’apprend. Saint Louis, du plus loin qu’on se peut rattacher à lui, est un de ces anneaux précieux qui reluisent trop pour qu’on les omette : on garde ce nom comme un saphir dans son trésor, et on le montre.[8] Le pape Honoré III, par une Bulle de 1223, avait accordé à l’abbaye de grands privilèges, entre autres celui d’y célébrer l’office divin, quand même tout le pays serait en interdit : ce fut l’inverse plus tard, Port-Royal étant seul en interdit au sein d’un pays et d’un temps tout chrétien dont il demeurait la gloire. La même Bulle accordait aussi à ce couvent de pouvoir servir de retraite à des séculières qui, dégoûtées du monde, voudraient faire pénitence sans se lier par des voeux. C’était un commencement et comme une promesse de ce qu’on vit plus tard refleurir et s’accomplir par les pénitences libres et les retraites à Port-Royal de mesdames de Luynes, de Vertus, de Longueville, de Liancourt.

Les guerres avec les Anglais au quatorzième et au quinzième siècle, les guerres de religion au seizième, hâtèrent sans doute la dissolution de la discipline à Port-Royal, comme partout ailleurs dans les monastères dispersés aux champs. Ce qu’on y voit dans le courant du seizième siècle devient intéressant à relever, parce que c’est de là que la mère Angélique est partie pour sa réforme, et parce que, dans le cadre d’un seul couvent, on a l’image de ce qui se passait dans tous ; et de la ruine de l’institution religieuse en France à cette époque.

La dernière moitié du quinzième et la première du seizième siècle nous offrent à Port-Royal deux abbesses, tante et nièce, appelées toutes deux Jehanne de La Fin, qui apportèrent quelque réforme, non pas spirituelle, mais d’économie et de bonne gestion dans les biens du monastère, qui recouvrèrent et accrurent la terre des Granges sur la hauteur, et d’autres prés ou bois avoisinants. La seconde, la nièce, rétablit de plus les lieux réguliers, répara l’église, fit faire le clocher à neuf, donna les stalles de chœur. Elle était représentée sur son tombeau, non plus avec le manteau mondain comme sa tante, mais avec la coulle, manteau particulier à l’Ordre. Il y eut donc sous cette abbesse un commencement d’ordre extérieur, et elle mérita une flatteuse Épitaphe, à laquelle la pointe finale et un peu macaronique ne manque pas :

Finis coronat opus.
La Fin couronne l’œuvre.

Deux Cartes de Visite, c’est-à-dire deux pièces officielles, représentant les comptes rendus et les conseils donnés, lors de deux visites faites par le supérieur du monastère de Port-Royal, abbé de Cîteaux, l’une en 1504, du temps encore de la tante La Fin, l’autre en 1572, après la nièce La Fin, et du temps de la dame Catherine de La Vallée qui lui avait succédé ; ces deux pièces qu’on a, marquent de reste le degré de lumière des visiteurs, le degré d’urgence d’une réforme à introduire dans le monastère visité, et l’insuffisance de celle que la seconde dame de La Fin avait bornée à quelques détails d’extérieur.

La Carte de visite de 1504 recommande avant tout aux religieuses de mieux dire les Heures de Notre-Dame leur patronne, qu’elles dépêchaient apparemment au pas de course pour en finir ; elle leur prescrit de faire bonne pause d’un verset à l’autre, et au demi-verset ; de bien prononcer tous les mots et syllabes sans croquer ou sans traîner démesurément quelque note, comme elles ont fait en notre présence (en présence de frère Jacques, abbé de Cîteaux) ; d’avoir une horloge pour régler les heures du service divin, lesquelles, en effet, sans horloge, devaient aller un peu au hasard et dérangées. — On voit par cette Carte qu’il n’y avait pas de dortoir où pussent régulièrement coucher les religieuses, pas de clôture, et on devine, à la rigueur des ordres sur ce point, les inconvénients qui naissaient de l’abandon. On est frappé d'une recommandation expresse, relative au lieu de la confession et au plan qu’en trace l’abbé, tellement que le confesseur soit en l’église hors de la cloison, et la pénitente en l’oratoire (de l’autre côté), et que la fenêtre soit garnie d’un treillis bien épais, devant lequel il y aura quelque toile cirée. De semblables Cartes de visite sont les pièces justificatives les plus naturelles de tel dialogue d’Érasme, de telle page de Rabelais, ou de l’Apologie pour Hérodote. Il s’y trouve beaucoup d’autres précautions indiquées au sujet des portes qui donnent sur les champs et prés ; d’autres prescriptions (plus spirituelles) contre le vice de propriété, opposé à l’esprit de communauté, et qui s’était naturellement développé chez ces religieuses, chacune ayant à part ses petits meubles, son pécule, sa petite argenterie. Mais, comme prescription non moins importante, adressée spécialement à l’abbesse, il lui est commandé de faire étrécir les manches de toutes les robes de ses religieuses, et aussi les siennes mêmes, depuis le coude jusqu’en bas, tellement qu’elles ne soient point plus larges en bas qu’en haut (ce qui était une mode élégante à cette date de 1504), et que désormais lesdites manches n’aient plus de trois doigts de repli. Le bon janséniste (Guilbert) qui nous a transmis ces Cartes de visite, et qui les commente à fond, craint fort que la coulle, qui fut reprise peu après par l’abbesse et substituée au manteau, ne l’ait été que parce qu’étant large elle-même, on sauvait par là ces larges manches que l’abbé de Citeaux prohibait, et auxquelles les religieuses du seizième siècle tenaient tant.

On reconnaît précisément, aux défenses de l’abbé de Cîteaux, ces mêmes manches larges et bragardes, ces manches larges comme la bouche d'une bombarde, contre lesquelles tonnait alors en chaire le burlesque prédicateur Menot : la mode furieuse de 1504 nous est de tout point prouvée et constatée.[9]

L’autre Carte de visite que nous possédons fut dressée en 1572 par Nicolas Boucherat, abbé de Cîteaux, du temps de l’abbesse Catherine de La Vallée, laquelle, sous prétexte des guerres de la Ligue, finit par se sauver de la maison et par chercher retraite à Colinance, Ordre de Fontevrault. Cette Carte atteste un désordre aggravé et plus de mécontentement dans le supérieur, qui se montre lui-même plus judaïque et moins spirituel encore que le frère Jacques de 1504. Toujours les mêmes formules pour que le service soit dit avec dues et accoutumées inclinations et autres cérémonies. Mais on y remarque avec surprise des injonctions absolues telles que celle-ci : « Toutes iront à la communion de quinze en quinze jours pour le plus tard, après avoir fait leur confession à leur Père confesseur et non à un autre. » En envisageant une si grossière routine appliquée au sacrement réputé le plus saint, on conçoit la future révolte de Saint-Cyran et d’Arnauld, les rigides barrières qu’ils eurent à redresser devant la table de l’hostie, et le livre de la Fréquente Communion, fulminé contre le trop commun sacrilège. — J’omets quelques réprimandes au sujet des sœurs malades, que l’abbesse, à ce qu’il paraît, nourrissait mal, et sur l’estomac desquelles elle retranchait.

Tout en ne voulant pas surcharger mon récit de trop minutieux détails, il me faut accepter pourtant l’une des premières conditions de ce sujet, qui est d’être l’histoire d’un monastère. Et puis il n’y a plus guère de monastères, et il ne s’en refera guère, j’imagine. Quand donc on en étudierait et on en saurait un assez en détail dans le passé, il n’y aurait pas si grand inconvénient. L’histoire de l’un représente celle de beaucoup d’autres, et en dispense. On aura ainsi dans Port-Royal un échantillon complet, et l’un des derniers, de ce qu’était un couvent dans son relâchement d’abord, puis dans sa réforme, dans sa sainteté studieuse et pénitente ; un vrai couvent modèle.[10]

L’abbé de Citeaux, soupçonnant que ses ordres n’étaient pas exécutés et se méfiant à bon droit de l’abbesse, revint à Port-Royal et dressa, à la date du 1" février 1574, une nouvelle Carte de visite, qui semble plus directement porter sur les désordres de cette dame, sur les inconvénients de l’entrée qu’elle ménage dans la maison à un prétendu receveur des rentes, nommé Blouin. Elle y est menacée d’excommunication si elle n’obéit aux défenses désormais positives. C’est peu de temps après qu’elle quitta l’abbaye et se retira à Colinance. La dame Jeanne de Boulehart lui succéda à dater de cette fuite, en 1575, et maintint les choses telles quelles, débonnairement, sans scandale ni réforme. Il est dit à sa louange, dans son Épitaphe, qu’elle na point délaissé sa maison, a bien gardé ses re- ligieuses et les a bien nourries (tout ce que la précédente ne faisait pas). La dame Boulehart, cédant à des instances de ses supérieurs, prit pour coadjutrice, en 1599, Jacqueline-Marie Arnauld, âgée de sept ans et quelques mois. Nous semblons être à cent lieues d’une réforme, et cependant nous y touchons. Mais il y a auparavant à bien voir les circonstances de l’introduction à Port-Royal de cette coadjutrice enfant, et quelle était la famille, dès lors et depuis si considérable, la race des Arnauld d’où elle sortait.

  1. La passion de la nature romantique régnait en plein déjà, lorsque Thomas, voyageant en Provence, écrivait à Ducis (1782) : « J’ai envié, mon cher ami, le diner que vous avez fait avec vos amis dans cette horrible solitude et parmi les ruines et les tombeaux de Port-Royal. Vous avez donc pensé à moi dans ce désert ; vous avez bu à ma santé dans ce lieu mélancolique et sauvage, et vos amis en ce moment ont daigné devenir les miens. » Mais Thomas parlant ainsi s’exagérait un peu l’horreur du site qu’il n’avait pas vu : il n’était pas du dîner.
  2. Mémoires historiques et chronologiques sur l’Abbaye de Port-Royal des Champs, 9 vol. in-12, 1755-1759.
  3. Histoire générale de Port-Royal, 10 vol. in-12, 1755-1757.
  4. L’abbé Grégoire, qui aime Port-Royal, mais qui n’aime point les rois voudrait le bénéfice du nom sans les charges, et il se contente de faire remarquer (dans ses Ruines de Port-Royal) que ce monastère se nommait jadis Port-Roi, quoique jamais les rois n’y aient fait leur séjour.
  5. On écrit aussi, et même plus communément Vaulx-Cerney ou Cernai.
  6. L’auteur de la Chronique en vers provençaux, publiée par M. Fauriel, parle de la prise du château de Minerve, mais avec moins de détails et sans mentionner Mathilde.
  7. «Ce monastère est situé dans un vallon étroit entre deux bois, selon l’esprit de saint Bernard leur père.» (Relation d’une visite du Père Comblât, franciscain, à Port-Royal, en juin 1678.) — Les divers Ordres avaient ainsi, dit-on, pour leurs nids monastiques, certains sites en harmonie, Bernard la vallée, Bruno les bois, Benoît les collines. On cite ces deux vers :

    Bernardus valles, colles Benedictus amabat,
    Oppida Franciscus, magnas Ignatius urbes.

    N’est-ce pas Méléagre qui a dit dans son idylle du Printemps, et avec plus de grâce, selon que le traduit André Chénier :

    L’alcyon sur les mers, près des toits l’hirondelle,
    Le cygne au bord du lac, sous les bois Philomèle ?

    Henri Estienne et les railleurs du seizième siècle ont parodié ces lieux d’élection des différents Ordres, et leur ont assigné à chacun des coins moins innocents. Les deux vers latins cités paraissent bien avoir aussi leur pointe d’épigramme, du moins contre les Jésuites.

  8. Les railleurs du temps de saint Louis (car il y a eu des railleurs de tout temps) relevaient moins magnifiquement ces faveurs qu’il accordait aux Ordres religieux et l’honneur qui lui en revenait :

    Ordres le truevent Alixandre ;

    les Ordres le trouvent un Alexandre, dit malignement le trouvère Rutebeuf dans une pièce de poésie intitulée li Diz des Ordres ; et dans une autre petite pièce fort agréable, intitulée li Diz des Béguines, le poète qui vient d’énumérer au long toutes les variations et tous les faibles de la gent béguine, ajoute que cette folle gent tantôt pleure et tantôt prie :

     
    Or est Marthe, or est Marie,
    Or se garde, or se marie ;
    Mais rien dites se bien non,
    Li rois ne l’sofferoit mie ;

    mais n’en dites que du bien ; le roi là-dessus n’entend pas raillerie ! — Voilà la double veine marquée. Celle de la raillerie est courante de Rutebeuf à Henri Estienne, de Montaigne à Bayle, elle traverse Port-Royal au milieu dans Pascal.

  9. Un prédicateur moins burlesque du même temps, Guillaume Pépin, l’atteste à son tour en des termes dont il faut affaiblir l’énergie ; ce sont les Juvénal d’alors que ces prédicateurs : « Les dames nobles ont de longues manches et de longues queues dont le prix servirait à nourrir toute une famille ; et quand la mode change, elles croient faire beaucoup pour Dieu en destinant au service de l’autel et du lieu saint ces vêtements tout souillés encore… Le goût effréné du luxe a gagné les religieuses elles-mêmes, et elles se parent comme les dames nobles, oubliant ainsi qu’elles sont mortes, que le cloître est un tombeau, et que les bijoux ne vont pas aux cadavres. » (Traduit de Guillaume Pépin, Sermones de Imitatione Sanctorum. Paris, 1536 ; in-8, goth.) Ces sermons, pas plus que ceux de Menot, n’avaient été prononcés en latin ; mais on les mettait en latin pour les imprimer.
  10. Je remarque, à propos de ce mot de couvent, que jamais nos historiens et nos gens de Port-Royal ne l’emploient pour désigner leur maison : les seuls termes dont ils usent sont abbaye ou monastère, jamais couvent, soit qu’ils y vissent une impropriété, soit qu’ils y crussent voir une légère défaveur déjà, comme cela a été sensible depuis, une gravité moindre. Aussi tâcherai-je de ne l’employer que rarement.