Poissons d’eau douce du Canada/Petite morue

C. O. Beauchemin & Fils (p. 161-172).

LA PETITE-MORUE


Le Petit-Poisson de Trois-Rivières (province de Québec). — Tom-Cod, Frost-Fish (États-Unis). — Microgradus morrhua (Lat.). — Capelan (en France). — La Loche (Québec).


Le petit-poisson appartient à la famille des gades ou des morues, quoique jamais il ne dépasse la longueur d’un pied et le poids d’une livre. Cela se voit au premier aspect par ses trois nageoires dorsales et ses deux anales, communes à cette grande famille des poissons. Cela se voit aussi à la forme de sa tête, de son corps, à sa couleur, à sa ressemblance avec la morue commune, si parfaite que dans le jeune âge de cette dernière il est très difficile de les distinguer les uns des autres.


Fig. 33. — La PETITE-MORUE ou le PETIT POISSON (province de Québec). — CAPELAN (en France).


Ce petit poisson passe presque toute sa vie en eau salée ou saumâtre, côtoyant les rives de l’Atlantique, depuis la Virginie jusqu’au Labrador, d’où il pousse une pointe dans le golfe Saint-Laurent jusqu’au-dessus de la Malbaie. En été, il vit de mollusques, de crabes, d’annélides ; il mord volontiers au ver rouge qu’il dispute aux éperlans, aux plies et aux donzelles. Il sert d’esche pour la capture de la grosse morue, et quelquefois du bars, quand la sardine fait défaut. Vers la mi-décembre, la colonie s’ébranle, prend le large, quitte les eaux saumâtres et remonte processionnellement le fleuve Saint-Laurent. C’est l’heure de la ponte ; l’instinct de la reproduction les attire en eau douce, au lieu de leur naissance, pour y déposer leurs œufs. Deçà et delà, ils s’arrêteront quelques jours à l’entrée des cours d’eau, mais le but de leur pèlerinage, leur La Mecque, c’est Trois-Rivières. L’esprit de Benjamin Sulte, toujours en éveil, montant perpétuellement la garde autour de sa ville natale, ne devait pas laisser le petit-poisson dans l’oubli. Dans le Canada du 23 décembre 1890, je trouve l’entrefilet suivant de sa façon, d’une poésie à la fois douce, spirituelle et profonde, avec une apparence captieuse de sans-gêne, de bonhomie, de naturel acquis par la méditation, l’observation qui s’appelle la science.

« Il va venir, il vient, il arrive, ponctuel comme toujours, juste cinquante heures avant la messe de minuit. Écoutez la Paix des Trois-Rivières, numéro du 11 de ce mois :

« Le petit-poisson vient de passer à Deschambault, en route pour Trois-Rivières. Nous attendons son apparition dans le Saint-Maurice d’un moment à l’autre. »

« Signalé à Deschambault, le 19, notre poisson avait encore soixante milles à parcourir en l’état intéressant où il se trouve au milieu de décembre ; à ce compte, il n’entrera dans le Saint-Maurice que vers lundi, 22 courant, comme de coutume.

« Si l’on ne connaissait aux Trois-Rivières tout ce qui concerne ce petit être tant désiré chaque hiver, j’enverrais le présent article à la Paix pour la remercier de nous avoir mis l’eau à la bouche.

« À Ottawa, la renommée du petit-poisson est assez bien établie, mais son histoire y est à peu près inconnue. Nous choisirons donc le Canada comme voie de publicité.

« Cela vous paraît peut-être superflu que j’entre dans des détails, puisque les Canadiens de vieille roche ont depuis longtemps fait l’éloge du petit-poisson. On dit de lui :

« Apprécié de tout le monde.

« Venant nous voir au temps des fêtes.

« D’une digestion facile.

« Inoubliable aux estomacs reconnaissants.

« Préfère être cuit à l’étouffée.

« Fréquente de préférence les Trois-Rivières, parce que c’est un pays de gourmets.

« Tout cela c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez.

« Que de fois l’on m’a prié d’en parler ! Ne me sentant pas à la hauteur du sujet, j’ai reculé. Faire une tragédie, des chansons, à la bonne heure ! c’est facile — mais, décrire le petit-poisson des Trois-Rivières, rude tâche !

« J’invoque ici, ô muse ! vos antiques complaisances pour les auteurs audacieux. La fortune, dit-on, favorise les braves — regardez-moi d’un œil encourageant, et je tenterai de décrire cette pêche quasi-miraculeuse dont les Trifluviens se donnent le spectacle, entre Noël et les Rois. Faites, ô déesse ! que mon imagination se soumette à la stricte loi de la vérité, afin que personne ne puisse infirmer le témoignage que je vais rendre en faveur des tendres individus que nous accommodons à tant de si bonnes sauces.

« Il arrive, ce poisson, avec les réjouissances du jour de l’an. Il a sa place dans l’histoire de nos mœurs et coutumes. Déjà, en 1757, le célèbre Bougainville le mentionnait. S’il ne se fait pas valoir dans la littérature, c’est qu’il est muet comme doit l’être un poisson. À nous de parler de lui ! Que de gens il a régalés qui n’ont jamais songé à faire son éloge, ou même à se demander s’il descendait de noble ou de vulgaire lignée ! Je vous le présente. Tout me porte à croire qu’un aimable commerce s’établira entre vous et lui.

« Suppléons un peu à l’absence de renseignements sur son compte puisque les savants ne l’étudient pas et que les journaux se contentent d’en annoncer la venue, comme celle de tout nomade intéressant. Une marchandise, disent-ils, et voilà tout… Les malheureux !

« L’automne de chaque année, sur les rivages de Rimouski, le petit-poisson arrive de la mer par véritables bancs. Il passe à la Rivière-Ouelle et à la Rivière-du-Loup, comme à la Malbaie et à la Baie-Saint-Paul. Dans ces endroits, on le pêche à la ligne. Il s’en égare quelques-uns à travers les barrages construits près de terre pour prendre de plus forts individus. Le groupe principal, l’armée, si vous voulez, continue sa marche en amont du fleuve.

« Au mois de décembre, Québec le voit arriver dans ses eaux. Là aussi on le prend à la ligne. Les amateurs ouvrent la couche de glace qui borde le fleuve en cette saison, et y plongent leurs engins. Un par un, le poisson est amené jusqu’à la poêle à frire.

« La côte nord du fleuve commence alors à fourmiller de petites bandes, lesquelles se tiennent immédiatement dessous la glace, comme si la fatigue du voyage obligeait ces habiles nageurs à laisser de plus en plus les couches d’en bas, et à flotter sur une eau plus dormante, car il est remarquable que si vous pratiquez un trou dans la glace vous n’y sentez presque pas le courant.

« Les riverains du fleuve font une guerre d’extermination à ces visiteurs affriolants, sans se demander quelle contrée les a vus naître, où ils vont, ce qu’ils cherchent.

« À partir de Deschambault, le petit-poisson serre ses rangs, prend le fil de l’eau le plus doux, pousse de l’avant à petites journées, et ne s’écarte pas des « bordages » du nord. Les pêcheurs de Batiscan et de Champlain l’attaquent avec des moyens proportionnés à l’abondance de cette récolte. Cependant, il faut aller aux Trois-Rivières pour voir porter les grands coups.

« Une minute de digression, s’il vous plaît. Je vous demanderai d’où viennent les morues, les harengs, les sardines.

« Chacun sait qu’ils sortent des profondeurs de l’Océan et s’approchent de nos rivages une fois par année. Leurs divers habitats peuvent avoir varié avec les âges géologiques ; depuis plusieurs siècles, toutefois, ils n’ont pas changé, et leurs migrations non plus.

« Ce qui est certain, c’est le mouvement à longue portée de ces peuplades lointaines, qui, en abordant nos parages, détachent des essaims vers l’embouchure de nos fleuves et de nos rivières lorsqu’arrive le temps du frai. Le développement des œufs dans le corps de l’animal lui fouette le sang. Il se met en devoir de combattre l’apoplexie par l’activité de tout son être. En conséquence, ses œufs seront confiés aux sables d’une plage très éloignée du point de départ.

« Le petit-poisson passe à Terre-Neuve et entre dans le Saint-Laurent, comme je l’ai dit. Il longe les bords de ce chemin royal. Tant que le flot descend, lui le remonte. Quand la marée repousse le courant, il la suit et se repose, montant toujours. Ira-t-il loin ? Aussi loin qu’il éprouvera la résistance de la marée contre le courant naturel du fleuve. Ce jeu des forces de l’eau s’arrête au lac Saint-Pierre. Le petit-poisson, gonflé d’œufs, harassé de sa longue traite, entre dans les Trois-Rivières.

« Avant que de se nommer le Saint-Maurice, cette rivière portait le nom de « rivière des Trois-Rivières, » à cause des îles qui divisent son embouchure en trois branches.

« Le petit-poisson ne connaît que les deux chenaux les plus proches du Cap de la Madeleine. Il s’y engage avec ardeur. La fin de son ascension approche ; les œufs sont larges et deviennent inquiétants.

« Ici l’homme guette la bête.

« Le pêcheur établit un cabanage sur la glace ; il y couche ; il y mange. Il tranche une ouverture qui a la forme d’un carré allongé, mesurant dix pieds dans sa longueur. Par cette bouche, il enfonce en plein courant ce qu’il appelle un « coffre, » sorte de grande boîte formée de rets tendus sur une mince carcasse de bois. L’appareil est ouvert par le bout qui doit recevoir le poisson. Celui-ci, rebroussant le fil de l’eau, en masses très pressées, s’engouffre sans hésitation dans le sac et s’y entasse, faute de trouver passage plus loin.

« Lorsque le pêcheur juge que la nasse ou le verveux (car c’est tout cela ensemble) est déchargée, il la lève par le bout ouvert et verse sur la glace un ou deux minots de ces petits vagabonds, qui frétillent, se tortillent, bondissent, font le saut de carpe, tournoient, s’entre-croisent et luttent contre la mort en se jetant de tous côtés. L’air atmosphérique finit par en avoir raison. Le froid les raidit dans la pose qu’ils ont en expirant. Rien de plus pittoresque. Les uns, tordus ou repliés sur eux-mêmes, les autres enlacés et formant des chaînes ou des grappes fantaisistes, ils décrivent sur la glace des arabesques imprévues.

« On les ramasse à la pelle, et on en charge des voitures, qui sont entourées de planches ; c’est ainsi qu’ils arrivent chez les commerçants.

« Ce que l’on en retire du Saint-Maurice, durant sa courte visite, est incroyable. Au mois de janvier 1853, j’ai vu Théophile Pratte en prendre quatre cents minots en quatre-vingts heures. On estime à quinze mille minots ce qui s’en prend chaque année aux Trois-Rivières. Cette manne dure quinze jours, commençant la veille de Noël et se terminant le 10 janvier, parfois plus tard, jusqu’au 20, même le 25.

« Cependant, il en échappe un grand nombre.

« Ceux-là atteignent le rapide des Forges Saint-Maurice, où ils déposent leurs œufs, espoir de la génération future. C’est à trois milles dans le Saint-Maurice. Il paraîtrait que les pêcheurs de loches, devant la ville et un peu plus haut, en prennent quelquefois à la ligne dormante.

« En redescendant — je ne sais à quelle date — le petit-poisson n’est pas visible. C’est donc qu’il descend dans les eaux profondes, après s’être soulagé de son poids, comme j’ai dit. On m’assure qu’il reparaît à la Rivière-Ouelle, en février et mars, et à Rimouski, vers le mois de juin, gagnant de nouveau l’Atlantique, et retournant à ces vastes empires sous-marins qui lui servent de patrie. Depuis la Rivière-du-Loup, en suivant la côte sud, on le retrouve durant tout l’été, par petites bandes, jusqu’à l’entrée de la baie des Chaleurs, où les pêcheurs l’appellent poulamon.

« Les œufs étant éclos au rapide des Forges, que sont les petits ? Je n’en sais rien ; néanmoins, je vous le dirai : ils filent vers la mer, à leur tour, et la preuve en est qu’ils reviennent par la suite frayer comme les anciens aux lieux qui les ont vus naître.

« La destruction qui s’en fait durant le mois le plus important pour leur multiplication n’en diminue pas le nombre. Chaque poisson pris aux Trois-Rivières renferme des milliers d’œufs, mais à l’instar des morues, il suffit qu’il en réchappe quelques-uns, et la nation se repeuple en peu de mois.

« Depuis deux cents ans et plus qu’on les pêche par tonneaux, ils se maintiennent au chiffre des vieilles migrations.

« Tels citoyens de Sherbrooke, Sorel, Montréal, Beauharnois et Ottawa, qui savourent le petit-poisson des Trois-Rivières, n’ont aucune idée des choses que je viens de raconter — et par conséquent, leur jouissance n’est pas complète !

« J’ai souvent entendu le nom de loche appliqué au petit-poisson, mais ceci est incorrect. La loche abonde autour des Trois-Rivières. C’est un poisson tout autre que celui qui m’occupe en ce moment. Ni la chair ni la forme des deux ne se ressemblent. Sous le rapport de la taille, l’un est triple de l’autre quand il a atteint toute sa croissance. Il ne se pêche pas de la même manière. Pour prendre la loche, on coupe la glace par trous, à une verge de distance les uns des autres, dans le sens du cours d’eau. Une corde, à laquelle sont suspendues de courtes lignes garnies d’hameçons, est enfilée sous l’eau, de la première ouverture à la dernière, et ses deux bouts, réunis par-dessus la glace, forment une chaîne sans fin. Le poisson approche de la lumière du jour qui brille par les trous, voit les appâts, mord et se trouve pris. De deux heures en deux heures, un homme ou un enfant relève la corde en la faisant glisser comme une courroie sur des poulies ; au fur et à mesure que le poisson se présente au bout des lignes, on le décroche, et l’on pose un appât nouveau pour une nouvelle victime. La loche est excellente à manger, surtout si elle est frappée par la gelée en sortant de l’eau. Celle que l’on prend l’été ne vaut guère.

« Avez-vous remarqué, lecteur, que je me sers dans cet article du terme petit-poisson, au lieu d’employer un nom reconnu, comme cela se fait pour toutes les espèces de poissons ?

« À vrai dire, c’est de la morue naine.

« Les Trifluviens disent petit-poisson, parce qu’il n’y a encore que ce mot d’adopté en français pour le désigner. Il n’a pas été étudié. Les hommes de science ne l’ont pas baptisé. Notre public français en général le nomme petite-morue ; les Anglais disent tom ou tommy-cod, soit, morue naine.

« Il faudrait d’abord constater que c’est de la morue ordinaire, et je défie les savants de prouver cela ! La chair des deux n’a pas tout à fait la même consistance ; le goût en est différent.

« Si le petit-poisson était enfant de la morue, il ne viendrait pas frayer chez nous, en eau douce. Puis il ne resterait pas toujours petit : il finirait par se confondre avec ses grands parents, et ne sortirait plus des royaumes de l’Océan, comme on disait autrefois.

« Les petits chevaux des Shetland ne sont pas des grands chevaux.

« Petit poisson deviendra grand, si Dieu lui prête vie », d’après le proverbe. Le petit-poisson des Trois-Rivières n’entend pas de cette oreille : quand Dieu lui prête vie, il continue sa promenade, de Terre-Neuve au rapide des Forges Saint-Maurice et vice versa ; il se moque des géants des eaux comme de l’an quarante, et ne demande qu’à rester petit.

« C’est une espèce à part. Il faudrait lui composer un nom grec ou latin qui signifierait poisson de Noël, puisqu’il nous visite seulement à cette époque de l’année.

« Mais ne venez plus le traiter comme de la morue, car l’une des deux espèces n’est pas pareille à l’autre ! »


À la lecture de cet article gracieux et instructif à la fois, l’honorable sénateur Pascal Poirier revendique les droits de ses compatriotes, les Acadiens, de sa plume ardente qui brûle la page que voici :

Shédiac, N.-B., 26 déc. 1890.


Mon cher Sulte,


Vous cherchez un nom grec ou latin pour en baptiser le Petit-poisson de Trois-Rivières, et vous proposez Poisson de Noël. Cela m’étonne de la part d’un homme qui connaît toutes les sources de notre histoire. Avez-vous donc oublié que les Acadiens sont de toute éternité les ancêtres des Trifluviens, et que ceux-ci, dans toutes les graves questions qui les agitent, devraient d’abord, quand ils cherchent la lumière, tourner les yeux du côté de l’Orient, c’est-à-dire de l’Acadie.

Eh bien, le nom de poisson que vous cherchez est poulamon, vous n’en trouverez pas d’autre.

À vous,
PASCAL POIRIER.


Il ne faudrait pas entretenir plus qu’il ne faut la vanité nationale, de l’idée que la province de Québec est favorisée entre tous les pays du monde, de la présence de la petite-morue. Elle abonde sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, où elle fourmille à l’embouchure des rivières durant toute l’année. Seulement, elle n’est vraiment bonne à manger qu’à l’automne et en hiver, et nulle part elle n’est aussi affriolante que lorsqu’elle est capturée sous les glaces du fleuve Saint-Laurent.

Le Dr Sauvage donne à la petite-morue les noms de capelangadus minutus, et Brehm celui de zwergdorfeh, et voici ce qu’ils en disent : « Cette espèce de gade de petite taille, car elle n’arrive qu’à 0m,20 à 0m,25, a le corps oblong, comprimé ; la peau est couverte d’écailles peu adhérentes. La première dorsale, plus courte que les suivantes, est composée de 12 à 14 rayons ; on compte 19 à 21 et 17 à 20 rayons aux deux autres dorsales. La première anale, composée de 27 à 30 rayons, est complètement séparée de la seconde ; celle-ci comprend 17 à 20 rayons. Les ventrales ont les deux rayons externes allongés et très grêles ; le deuxième rayon, qui est le plus développé, arrivé à l’origine de la première anale.

« Le corps est brun rougeâtre, piqueté de noir sur le dos et sur les flancs, gris argenté sous le ventre ; assez souvent une tache noire se montre à l’aisselle de la pectorale : les nageoires impaires sont brunâtres, les ventrales sont d’un gris rosé.


MŒURS — DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE


On n’est pas encore complètement éclairé sur la distribution et sur l’habitat du capelan. On le trouve assez généralement sur les côtes d’Angleterre, de Hollande, de Suède, de Norvège, dans la mer Baltique comme dans la mer du Nord ; il est très rare dans la Manche, et Moreau avoue qu’il ne l’a jamais vu sur les côtes de l’ouest de la France ; il se montre tantôt ici, tantôt là, avec abondance, et fait défaut sur de vastes étendues.

« Le capelan est très commun dans la Méditerranée, où on le prend pendant toute l’année ; il séjourne de préférence dans des profondeurs d’au moins 300 mètres. Parfois, à l’époque du frai, il se rapproche des côtes en nombre immense. « L’an 1543, écrit Rondelet, en nostre mer a eut si grande quantité de ce poisson, que par l’espace de deux mois les pêcheurs ne prindrent autre poisson, non sans grande perte ; car ce poisson ne pouvant se garder salé ne desséché, ils étaient contrains le fouir dans terre, craignant la puanteur d’icelui corrompu. »

D’après Bloch, les pêcheurs de la Baltique saluent avec joie l’arrivée du capelan, car on le considère comme le précurseur de la morue.

Outre les noms qui ont déjà été cités, Walbaum donne à ce poisson le nom de frost-fish ; Storer l’appelle morrhua pruinosa ; Günther, gadus tomcodus ; et Gill, microgadus tomcodus.

La description que Jordan fait de la petite-morue se rapproche beaucoup de celle de Sauvage ; elle n’en diffère vraiment que par la couleur des ventrales auxquelles le naturaliste français prête une teinte gris rosé, pendant que le savant américain n’y a vu que du gris.

À Trois-Rivières, la pêche a la petite morue se fait en grand, à ciel ouvert, à travers la glace déchirée en tous sens pour y plonger des filets ou des engins ravisseurs. Le produit de cette pêche est surtout absorbé par Trois-Rivières d’abord, Montréal et Québec ensuite. Quand arrive le petit-poisson, les commerçants sont radicalement dévorés par les gourmets de ces trois villes. De fait, sa chair rôtie ou bouillie est d’une délicatesse incomparable. Ottawa, Saint-Jean, Saint-Hyacinthe, Valleyfield et nos autres villes sont bien sous l’impression que leurs commerçants les servent à souhait, de petite-morue, et ils n’ont pas tort, mais leurs petites morues sont loin de valoir le petit-poisson de Trois-Rivières qu’on nous apportait aux portes, il y a trente ans, dans toutes nos campagnes, depuis Québec jusqu’à Saint-Zotique, et que nous avons appris à trop bien connaître pour le confondre avec son congénère des provinces maritimes qui envahit la plupart des marchés. La petite-morue des eaux de l’Atlantique est bien le même poisson que le petit-poisson de Québec, de la rivière Saint-Charles et du Saint-Maurice, mais ce dernier a sur l’autre l’avantage d’être passé de l’eau saumâtre en eau douce où il s’est dégorgé, où sa chair s’est débarrassée des impuretés d’un milieu constamment brassé par les marées, pour devenir d’une blancheur laiteuse, pendant que le tom-cod d’en bas montre une chair jaunâtre d’un gout un peu rance. Le petit-poisson a le ventre blanc pendant que l’autre a le ventre jaune. Sachez les distinguer.

À Québec, la pêche à la petite-morue commence aux Rois, comme à Trois-Rivières, mais elle ne se fait qu’à la ligne, dans la petite rivière Saint-Charles, depuis son embouchure jusqu’à l’hôpital de la Marine. Le poisson arrive à heure fixe, avec une exactitude quasi officielle. Vous l’attendez à coup sûr, dans une maisonnette chaudement installée sur la glace, au milieu d’un groupe d’amis, ou en famille, distribués dans deux ou trois pièces meublées, qui jouant aux cartes, qui devisant de politique, qui vidant un verre, à côté des pêcheurs de vocation occupant en vis-à-vis deux bancs de dix à douze pieds de longueur, donnant sur une coupe de même longueur et d’une largeur d’un peu plus d’un pied, pratiquée dans la glace. Le pêcheur tient de chaque main une ligne munie de deux hameçons petits plutôt que grands et lestée d’une forte cale. On esche avec des morceaux de foie de porc frais, le plus frais possible.

Nous sommes à une heure de montant ; attention ! les amis, visitez les esches, soignez vos lignes, le poisson monte. Nos lignes vibrent sur leur plomb, la cabane craque sous l’épaule du courant, les yeux plongent dans l’eau bouillonnante, fouillant les ténèbres… lorsqu’un poisson — j’allais dire un éclair — en jaillit, un poisson de huit pouces de longueur qui suffit pourtant à exalter les esprits jusqu’au délire.

En voici un, j’en ai un autre, tiens Paul en a deux, une ramée… et cela dure jusqu’à l’étal. Il est minuit, une heure, je suppose ; on prend un médianoche, puis, lorsque le baissant s’accuse, on reprend la ligne avec un peu moins de zèle et un peu moins de succès aussi. Le baissant, du reste, ne vaut pas le montant, à cette pêche.

Résultat, si la pêche a été bonne, une cinquantaine de poissons chacun, beaucoup de fatigue et assez souvent un mal de cheveux plein de grimaces. On est jeune ou on ne l’est pas !…

En pêchant la petite-morue ou la loche — on l’appelle ainsi à Québec — il arrivera que vous prendrez une vraie loche ou queue d’anguille, et par exception un esturgeon.

Plus d’une fois, j’ai rapporté à la maison des centaines de ces petites-morues gelées roides, en barre, couvertes de neige, et jetées dans un baquet rempli d’eau froide, en quelques minutes elles revenaient à la vie.

La pêche dure jusqu’aux Rois, comme à Trois-Rivières. Si on n’y fait pas usage de filets, c’est que le mouvement de la marée et les courants qu’elle détermine ne permettraient pas de les fixer. Il y a quelque vingt ans, par une forte marée et un grand vent, la glace de l’embouchure de la rivière Saint-Charles, portant plusieurs cabanes, se dégagea du rivage et descendit en banquise jusqu’à l’église de Beauport, avant qu’on s’en aperçût. Il n’y eut ni perte de vie ni perte de choses. Un peu d’émotion et ce fut tout.

J’ai dit que le tom-cod ressemblait d’une manière frappante à la morue franche, et plus particulièrement au merlan noir avec lequel il vit intimement — lorsque ce dernier est en bas âge — mais je veux ajouter que le dos est nuancé de taches plus sombres, les nageoires piquetées d’un nombre infini de points noirs.

Je suis bien d’avis que les petites-morues se rendent au Saint-Maurice pour y déposer leurs œufs — qu’elles en repartent dans la quinzaine, pour retourner à la mer — mais je me demande si ces œufs flottent comme ceux des morues des bancs de Terre-Neuve, ou s’ils sont précipités au fond de l’eau et retenus là par leur poids spécifique, comme les œufs de la truite ? Il y a plus, je demande qui a vu le frai de ce poisson, soit en eau douce soit en eau salée ?

J’emprunte ici à la Presse de Montréal, un entrefilet accompagné d’une gravure publié par ce journal, à l’époque de la pêche du petit-poisson, l’hiver dernier (1895-96) :


« La pêche de la petite-morue était très lucrative, il y a une quinzaine d’années, en face de Portneuf. Un seul pêcheur a pu en prendre de 1,000 à 1,200 dans l’espace de cinq heures. Cette pêche ne se faisait qu’à la ligne, dans deux ou trois brasses d’eau, et était une source de revenus considérables pour les habitants du comté. On comptait alors jusqu’à cent cinquante cabanes de pêcheurs, en face du village de Portneuf, et les


Fig. 34. — Cabane du capitaine Labranche, en face de Portneuf (1890).

produits de la pêche pendant quatre semaines donnent pour la paroisse un revenu de $2,500 à $3,000. La pêche à la petite-morue se faisait également en face des paroisses suivantes : Pointe-aux-Trembles, les Écureuils, Cap-Santé, Grondines et Sainte-Anne-de-la-Pérade. Aujourd’hui, le poisson ayant été dépeuplé par la seine, la pêche ne rapporte plus

qu’une centaine de dollars par an à chacune de ces paroisses. Les produits de la pêche à la petite-morue ont diminué graduellement, depuis 1882, alors qu’on commença à prendre ce poisson à la seine avant le frayage, dans le bas du golfe. Aux Grondines et à Champlain, on le prend au moyen d’un coffre, instrument de pêche aussi destructif que la seine. La pêche au coffre et à la seine devrait être prohibée, partout, pendant au moins cinq ans, afin de permettre à cet excellent petit poisson de se repeupler.

La gravure que nous reproduisons (fig. 34) représente la cabane de pêche du capitaine Labranche telle qu’elle existait en 1890, sur la glace, en face de Porneuf. Elle avait 12 pieds de longueur sur 8 de largeur.

Le dernier rapport officiel des pêcheries du Canada (1894) accuse, pour la province de Québec, une production de petite-morue ou poisson gelé, de 106,500 livres, évaluée d’ensemble, à $5,325, pendant que le Nouveau-Brunswick montrait orgueilleusement le chiffre de 1,649,500 livres de ce même poisson, d’une valeur approximative de $82,475.

En 1888, nous occupions pourtant le bon côté de la balance contre le Nouveau-Brunswick ; nous récoltions, cette année-là, pas moins de 30,000 minots de petite-morue, céréale des champs de la mer, estimés à $18,000 ; le Nouveau-Brunswick n’ayant à son avoir que 214,500 livres de ce poisson, évaluées à $8,580. Les rôles sont intervertis, et rien ne donne lieu d’espérer le retour aux temps passés, hors la défense absolue de pêcher autrement qu’à la ligne, pendant quatre ou cinq ans, cette précieuse denrée de nos eaux, cette manne de Noël qu’apporte l’Enfant-Dieu aux populations de la rive nord du fleuve, entre Québec et Montréal ; mais quel gouvernement oserait jamais exposer ses oreilles aux protestations qui s’élèveraient, non seulement de la rive immédiatement intéressée, mais encore des campagnes et plus encore de toutes les villes de la province ? Ne touchons pas au petit-poisson de Trois-Rivières, du bout des doigts de la loi, dut-il périr jusqu’au dernier, sur le gril, à l’instar de son patron saint Laurent.