Poissons d’eau douce du Canada/Malachigan

C. O. Beauchemin & Fils (p. 153-160).

LE MALACHIGAN


The Manashiganny (Jordan). — Pogonias fasciatus (Lacépède).


J’ai vu souvent des malachigans morts, sur le marché d’Ottawa, au fond d’embarcations de pêcheurs, j’en ai vu de vingt-cinq à trente livres ; mais une seule fois il m’est arrivé d’assister à la capture de l’un de ces poissons, et j’en ai trouvé l’exercice assez mouvementé pour qu’il vaille la peine d’en faire la description. C’était en 1894, à Papineauville, joli village bâti sur une des nombreuses indentures qui frangent le bas de l’Ottawa, le pied dans des sables mouvants, le corps allongé sur une colline, la tête reposant sur un oreiller de rochers ombragés de pins séculaires.


Fig. 32. — LE MALACHIGAN ou Maleshegan.


Passant l’été en famille à cet endroit, j’y avais donné rendez-vous de pêche à deux amateurs renforcés, deux vieux amis, le cœur sur la main et plein la main, Joseph Marmette, romancier, et Alphonse Benoît, du ministère de la milice, et pour cela peut-être, le plus pacifique, le plus aimable des hommes. Ils arrivèrent tous deux le 24 mai, le jour de la fête de la reine, sous un soleil fondant du plomb, ce qui ne nous empêcha pas de nous atteler aux rames pour gagner le fond de la baie, un trajet de plus de trois milles en eau morte, un travail de forçat, vrai, vous dis-je !

Qui connaît le nombre des anses, baies, raccrocs, bouches de ruisseaux, noues, boires, décharges, rigoles aboutissant à l’Ottawa, de chenaux cerclant des îlots, compris entre Thurso et Papineauville ? Il est aussi incalculable qu’indescriptible, dans les grandes eaux du printemps. Presque tous ces rivages, ces indentures sont bordés d’arbres touffus, à basses branches chargées d’insectes aériens, pendant qu’au fond des eaux fourmillent les insectes aquatiques, dans les algues, les ajoncs, les fucus, tapis soyeux des ondines aux yeux de perle, aux épaules de cristal, à chevelure d’émeraude. C’est dans ces retraites sereines, remplies d’ombre et de mystère, que le menu fretin, le prolétaire des poissons, va cacher ses amours, reproduire ses espèces, le plus loin possible des grands ravageurs, le brochet, le doré, l’achigan, l’anguille et tant d’autres non moins dévorants.

Les plus soigneux de leurs cachettes sont les poissons blancs, comprenant les cyprins, les ablettes que nous appelons, comme masse, les minnuces (minnoes des Anglais), ou la blanchaille, les poissons tendres, le pain quotidien du poisson franc, l’honneur de nos plats les plus recherchés.

À bien y penser, le seul vrai dévorant, dans la création, c’est l’homme.

Avec les inondations du printemps, les rives envahies se dessinent en îlots, en presqu’îles, en anses, se découpent en ruisselets improvisés, et le sol voisin désagrégé par capillarité, effrité par un soleil surplombant, laisse choir les nids de lombrics engourdis, des fourmilières endormies, les œufs des sauterelles confiés aux crevasses, en même temps que les torrents, les ruisseaux, les rigoles naturelles ou artificielles charrient les graines des champs, les derniers fruits d’automne, les débris de charognes, grouillants d’asticots soudainement nés ou réveillés.

C’est le convoi de l’an dernier qui passe, sur lequel la grenouille entonne le libera, de la même voix qu’elle chantera, ce soir, le retour du printemps.



J’allais oublier que nous sommes partis pour la pêche au fond de la « Petite-Baie, » dans une chaloupe de seize pieds de quille, à bau large, d’assiette sûre, Benoît en avant avec charge de l’ancre dont il est le cabestan naturel — ayant une enfiloire à lui, sous la main — moi, au milieu, préposé aux rames, Marmette, au gouvernail, représenté par un aviron, et entre lui et moi, une enfiloire enroulée au tôlet, sous ma surveillance spéciale. Et nous pêchons consciencieusement, dans l’espoir, chacun de nous, d’arriver bon premier, d’emporter le record, d’enlever la timbale.

J’avais des lignes de soie très fortes, toutes neuves, avec des empiles de Florence à double brin, longues au plus de dix pieds, fixées à des bambous de sept ou huit pieds, solides mais manquant d’élasticité. Nos trois lignes étaient, à peu de chose près, exactement les mêmes. Nous pêchions dans sept ou huit pieds d’eau, à cinquante pieds de la rive, au milieu de volets, de nénuphars, et sur le bord d’une prairie sous-marine de queues-de-renards, toujours agitées, même au sein des eaux les plus calmes, attirées qu’elles sont par la lumière et la chaleur des rayons du soleil. L’atmosphère se faisait de plus en plus lourde, et, pour nous rafraîchir, nous n’avions que le plaisir d’enlever, à qui plus vite, barbottes, perchaudes, crapets et brochetons que nous enfilions imprudemment dans des cordes communes, tissées sans fil de laiton. À deux ou trois reprises, j’avais dit : « Ces petits jacks-là, avec leur bec de canneton, nous joueront de mauvais tours : d’un coup de dent, ils couperont la corde, et le chapelet s’égrènera au petit bonheur, dans le fouillis des herbes. » On ne m’entendait pas, pas plus qu’on n’entendait les sourds grondements du tonnerre roulant son char sur la crête des Laurentides. L’ambition nous gagnait, nous absorbait tout entiers. Si vous avez jamais joué une partie de cartes intéressée, une partie de loup, de vingt-et-un, de nain-jaune, de bluff, une partie vive, d’entrain, vous devez savoir que l’ambition nous pique autant pour un enjeu d’un à cinq sous que pour un enjeu d’une à cinq piastres, une fois que la partie allumée est en pleine incandescence. Il en est ainsi de la pêche. On se prend d’intérêt pour des perchaudes et des barbottes, autant que pour des dorés et des achigans. Viennent des moments où l’on jette les victimes au fond de la chaloupe, pour ne pas perdre de temps à les enfiler : le pauvre poisson a beau se débattre, sauter à sec, taper de la queue, bayer à outrance, implorer pitié de l’œil, rien ne touche le tyran : Ça mord ! Il n’y a que ça.

Vers les deux heures de l’après-midi Benoît nous propose de mouiller notre pêche, de prendre une larme et de croquer un sandwich.

— C’est une bonne idée, dit Marmette.

— J’opine de mon chapeau de paille du pays.

— Combien en as-tu dans ton enfiloire ? me demande Benoît.

— Je n’en sais rien, mais c’est facile à voir.

Sur ce, je tire la corde attachée au tôlet… Plus rien… l’enfiloire est coupée, le poisson est en dérive.

— Courons après, dit Marmette, en saisissant l’aviron et me jetant sa ligne encore tendue. Lève l’ancre, Benoît !

— Oui, oui, reprend ce dernier, mais attendez que je rentre ma brochetée ; si nous allions perdre toute notre pêche ce serait moins qu’amusant… et presque sans respirer, il ajoute tristement, sur un ton navré, qui me résonne dans le dos… « La mienne aussi !… »

— Quoi ? qu’y a-t-il ?

— Il y a que mon enfiloire est coupée comme la tienne, par ces maudits brochetons, et que nous n’avons qu’à courir après.

En un tour de bras, l’ancre est levée, jetée au fond de l’embarcation, et Benoît, debout, inspecte la surface de l’eau, avec âpreté (une si belle pêche !). après m’avoir commandé : « Rame, Montpetit. » Il n’eût pas été plus solennel, s’il m’eût dit : « Le pays a les yeux sur toi. »

J’allais obéir à cet ordre, lorsqu’une violente secousse fit vibrer ma main droite qui tenait la ligne de Marmette. « Attendez, » dis-je, « je sens ici un animal avec lequel il n’y a pas lieu de badiner ; à lui seul il vaut dix fois ceux qui sont en naufrage. »

— Passe-moi ma ligne, me dit Marmette.

Je la lui passe, et, au premier choc, il sent que la prise mérite tous les soins d’un pêcheur habile. Le poisson prend le large, entraînant la chaloupe et son équipage, sur un fil de soie de dix pieds de longueur dont Marmette, à genoux sur son siège, soulage la tension, à bout de bras, en se penchant jusqu’à plonger le roseau à deux ou trois pieds dans l’eau, pendant que Benoît et moi manœuvrons au meilleur de notre connaissance, pour arriver au coup.

Quel était ce poisson ? À en juger par sa force, qui lui permettait de remorquer une chaloupe chargée de trois hommes, il fallait que ce fût un poisson monstre, pour les eaux douces, bien entendu.

Toujours généreux, Marmette propose : « Nous nous éloignons, tout de même, de nos enfiloires. Que diriez-vous de lâcher cet animal inconnu pour aller repêcher nos captures connues ? »

— Eh ! va donc, lui répondons-nous, notre honneur est entre tes mains et au fond de l’eau ; il s’agit de le tirer de là : tiens ferme, serre de près, en avant !

Là-dessus, nous filons sur notre fil de soie, tenu par la main de Marmette, dans une eau calme, sous un ciel de plomb fondu.

Quelle espèce de bête peut bien nous mener ainsi ? me disais-je à part moi. Étant enfant, j’avais vu des maskinongés promener des canots de pêcheur sur le lac Saint-Louis, mais ces poissons vaillants couraient sur l’eau, tournoyaient, bondissaient pour se dégager ; tout différent est notre remorqueur mystérieux, qui semble ramper sur le fond, sans vouloir s’en dégager d’une ligne. C’est peut-être un esturgeon de forte taille ? Mais non, un esturgeon aurait donné un ou deux coups de collier, puis impatienté, il eût rompu la ligne d’un coup de queue, et dare ! dare ! du côté de chez nous. Je ne vois vraiment qu’une tortue énorme, colossale, qui puisse nous traîner ainsi sur le fond vaseux de la baie.

J’en étais là de mes hypothèses, lorsque Marmette nous dit à demi-voix : « Ça cède, ça monte… ça vient… attrape ma ligne, Montpetit… bon ! » J’avance le bras, je saisis la ligne, et je m’assieds, en tenant toujours la corde raide, et l’attirant à moi ; du reste, pas la moindre saccade, pas de secousse, rien que la résistance d’un poids inerte, mais assez lourd pour inspirer des craintes sur la force de la ligne. Je frémis, je tremble, j’ai peur ; l’anxiété de mes deux amis, debout au-dessus de moi, plongeant des yeux avides dans l’eau trouble où l’on n’aperçoit rien, même sous une couche de deux pouces seulement d’épaisseur, me tourmente plus que la mienne propre. Si l’animal allait s’échapper lorsqu’il est pour ainsi dire dans nos mains, après une lutte héroïque, où Marmette a fait preuve de tant de prudence, de patience, de connaissance stratégique, de souplesse, de sang-froid, d’énergie, il ne me resterait plus qu’à me pendre à la place du poisson avec cette ligne de soie, à la façon des étrangleurs indous. Par bonheur, Dieu ne voulut pas pousser l’épreuve jusque-là : je tire la ligne, main sur main, pouce sur pouce ; une tête brune, suivie d’un corps argenté, émerge de l’eau grise ; ma main droite est aussi vite rendue dans l’entre-bâillement des ouïes, et, de haute volée, le poisson est enlevé et jeté lourdement au fond de la chaloupe, entre Marmette et moi.

Trois soupirs de soulagement s’échappent de nos poitrines angoissées.

— Le nom de l’animal ? interroge Marmette.

— Son sexe ? poursuit Benoît.

— C’est un mâle…

— Je le crois sans peine, ricane Benoît, après tout le mal qu’il nous a donné.

— C’est un malachigan, vous dis-je, un des plus gros poissons de cette rivière, et le plus vigoureux peut-être, comme nous en avons la preuve, Il a lutté jusqu’à la mort pour sa liberté ; il n’a cédé qu’avec son dernier souffle, il est tombé dans la chaloupe comme une masse de plomb, sans un bayement, sans le moindre tressaillement des nageoires.

— C’est un vaillant, un brave entre les braves ! s’écrie Marmette, son vainqueur généreux. Je l’ai combattu vivant, je l’admire, mort, sous son armure squammeuse or et argent ; je propose que nous versions une larme sur sa tombe.

À l’unanimité !

Revenus de l’éblouissement de cette joûte chevaleresque, nous nous mettons en quête de nos enfiloires, que nous repêchons à cinq ou six arpents de distance, allégées de presque tous les brochetons, de quinze à vingt crapets, d’autant de barbottes, mais en somme, fournissant encore deux grappes d’un aspect aussi respectable qu’appétissant.

Nous essayons de nous remettre à la pêche, nous n’y prenons que de l’ennui. À l’ombre de notre grand mort, nous ne voyons plus que du menu fretin. Nous ramenons du fond de la Petite-Baie le corps du Napoléon des poissons des eaux environnantes. Nous avons hâte de jouir de l’ovation qui nous attend de la part des pensionnaires de l’hôtel Chabot.

— Allons-nous-en ! dit l’un de nous. Le mot est à peine lâché que nous sommes en route :


Filez, filez, mon beau navire,
Car le bonheur m’attend là-bas.


DESCRIPTION DU MALACHIGAN


Gris argenté, d’un brun sombre, quelquefois très noir sur le dos, avec des raies obliques sombres biaisant sur les rangées d’écailles latérales. Excessivement adhérentes, les écailles sont plus petites sur le dos que sur les flancs. La seconde épine anale est plus longue que la moitié de la longueur de la tête ; le museau un peu bombé se projette en avant de la bouche ; œil très grand. Ce poisson est grouillant de parasites et de trichines qui en rendent la chair malsaine et dangereuse. Entre les grands lacs et le Texas, il arrive au poids de cinquante et soixante livres, sous les dénominations variées de sheepshead, thunder pumper, drum, white perch, croaker, gaspergon, jewell’s head, à la Louisiane et au Texas : plus généralement, au nord, sous celles de malashegan ou lake drum, que nous traduisons en canadien-français par malachigan et grondin des lacs, et quelquefois par achigan blanc.

Ce poisson est l’unique représentant, en eau douce, de la famille des sciénidées fort répandue et diversifiée en mer, sous les noms de maigres, tambours, lafayettes, roncadores, roncadors, reliés entre eux par des points de ressemblance plus ou moins saillants.

Ce serait faire une erreur grossière que de confondre le malachigan avec l’achigan mâle ( micropterus). Il existe des achigans mâles et des achigans femelles comme il existe des malachigans mâles et des malachigans femelles, et ce sont des poissons fort distincts les uns des autres, par la taille d’abord, par la couleur, la forme, et plus encore par la qualité de la chair, excellente chez les uns, répugnante chez les autres.

Chez le malachigan la ligne latérale est parallèle à la ligne supérieure du dos ; toutes les nageoires sont rouges. Par son armure il se rapproche beaucoup du moxostôme doré, et par sa forme, un peu de la brême. Sa bouche horizontale est dépourvue de dents ; mais, en revanche, son pharynx est armé d’un mécanisme redoutable, composé de trois meules garnies de dents mises en opération par des muscles si puissants que leur contraction fait éclater, comme des coquilles d’œuf, les moules les plus fortement retranchées dans leur donjon nacré. Ces os pharyngiens ou meules triangulaires sont disposés, le plus grand en bas ; les deux autres petits, mobiles, s’exhaussent en voûte au-dessus pour livrer passage aux mollusques et se rabattre impitoyablement sur eux en les broyant dès qu’ils y sont engagés. Cet appareil en trois pièces est garni de dents molaires irrégulièrement disposées sur la surface des disques osseux formant corps avec eux, mais s’en dégageant par leur transparence, le châtoiement de l’émail pur, plus encore que par leur saillie.

Le malachigan fait mentir le vieux proverbe muet comme un poisson, car il est doué d’une voix qui se fait entendre depuis de grandes profondeurs d’eau ; de là, ses noms de thunder pumper ou de lake drum, grondin, tambour des lacs et autres. D’aucuns prétendent qu’il célèbre alors ses amours, d’autres disent qu’il accompagne de ses chants les festins pantagruéliques aux moules auxquels il se livre au fond des eaux. Il se nourrit de mollusques et de crustacés. La meilleure esche pour le pêcher est l’écrevisse ; il mord, toutefois, aux vers rouges et au poisson blanc.

Ce qui caractérise particulièrement le malachigan, ce sont les os des oreilles ou otholites, d’une grosseur remarquable, se rapprochant beaucoup de l’ivoire par leur texture. Souvent les nègres du Sud les portent en amulettes et ils sont également recherchés par les jeunes amoureux du Wisconsin et autres contrées de l’Ouest, qui les appellent des porte-bonheur, parce qu’ils portent, gravée à leur face, la lettre L (Luck). Le nom de Jewel Head ou Tête-écrin est assurément empruntée à ces os, et, lorsque Jordan proposait de nommer génériquement Eutychelitus une espèce de malachigan habitant le lac Huron, il visait à traduire les mots pierres de chance.

Il ne manque pas de Canadiens qui attribuent à ces os précieux des vertus curatives dont le nom commence par la lettre gravée sur iceux. Avec un peu de bonne volonté on peut y trouver un S ou un T, ou telle autre lettre désirée aussi bien qu’une L. De sorte qu’une collection considérable de ces pierres fournirait un arsenal complet contre toutes les maladies connues.

De retour de la pêche, le temps de se rafraîchir un peu, de prendre une bouchée sur le pouce, de fumer une pipe en épiloguant sur les aventures du jour, et l’heure du train pour Ottawa est arrivée. J’accompagne mes deux amis à la gare de Papineauville, à la lueur d’éclairs éblouissants, sous les fouets du tonnerre dont le char précipite sa course à travers les nuages en lambeaux. L’orage qui marchande depuis le matin vient enfin braquer ses batteries au-dessus du village : derrière un nuage sombre dressé comme un mur crénelé, le bruit sourd du canon se fait entendre sans interruption. Plus loin, tout un pan du ciel est en feu : c’est l’incendie d’une ville bombardée.

Nous arrivons à la gare juste à temps pour nous y abriter contre la pluie. Ce n’est plus un orage, c’est un vrai déluge.

Dans une éclaircie, j’allais dire un armistice, arrive le train qui emporte mes amis.

Bonsoir ! Au revoir ! À bientôt !