Poissons d’eau douce du Canada/Lépidosté

C. O. Beauchemin & Fils (p. 223-228).

LE LÉPIDOSTÉ OSSEUX ou POISSON ARMÉ


Gar-Pikes. — Poissons armés (canadien-français).


Sous-classe
Holostei
ganoïdes holostés
Ordre
Ginglymodi
dents en charnière.
Famille
Lépidostidés
écailles en os.
Espèces
Le museau long et le museau court


Corps cylindrique montrant ses écailles osseuses rangées par de nombreux verticelles obliques ; dorsale reculée sur l’anale, et sa caudale bordée par un rayon écailleux qui le fait ressembler au brochet ; tête petite, déprimée, yeux très grands, mâchoires étroites, très allongées, en forme de bec d’échassier, la supérieure un peu avancée. Tel est, d’un coup de plume, le portrait du lépidosté osseux, vulgairement appelé poisson armé.

Sans être très répandu, le poisson armé se trouve encore assez fréquemment, dans le bassin du fleuve Saint-Laurent, au pied des rapides, dans des remous, guettant tous les autres poissons, dont il est la terreur et qu’il pourchasse impitoyablement.

Sa chair, quoique de bon goût, lorsqu’il a atteint une certaine taille, est généralement dédaignée.

Longueur moyenne, de 3 à 4 pieds. Le poisson armé est fort redouté des pêcheurs, car sa présence met tous les autres poissons en fuite. Aussi, est-ce une fête pour eux, une excellente aubaine, lorsqu’ils réussissent à le capturer.

Défiant à l’extrême, il ne mord qu’au vif, et encore faut-il que vous le pêchiez dans une eau agitée qui l’empêche d’apercevoir la corde de votre ligne.

Il me revient, qu’un jour, étant enfant, j’essayai de mille moyens pour m’emparer d’un de ces poissons que je prenais pour un brochet. Il était à quelques pieds de moi seulement. Je lui offris de tous les mets les plus succulents : des perches, des aprons, des gardons, etc., il n’en fit aucun cas. Irrité de ses dédains, et le voyant toujours immobile entre deux eaux, j’enroulai ma ligne autour de son corps, et donnant un coup sec, je le soulevai de plusieurs pieds hors de l’eau.

Croyez-vous qu’il fut effrayé de cette tentative d’enlèvement ? Pas le moins du monde. Retombé dans son élément, il reprit sa place et son immobilité. Je renouvelai mon assaut, mais sans plus de succès.

Je racontai cette aventure à un vieux pêcheur de nos voisins.

— Comment était-il fait ton brochet ? me demanda-t-il.

— Il était fait comme un autre brochet, seulement, il avait une hart d’au moins dix pouces de longueur dans la bouche.


Fig. 38. — Le Lépisdosté osseux ou Poisson armé.


Le brave homme se mit à rire, en me disant : « Tu aurais fait un bon coup, si tu avais pu le prendre, car c’est un poisson armé. »

Plus tard, j’ai retrouvé le poisson armé dans des musées, je l’ai vu figurer dans l’antre des sorcières, des magiciens, des alchimistes, suspendu au plafond, à côté de crapauds, de chauves-souris et de sauriens, et l’année dernière, j’en ai vu capturer à la seine, dans l’anse de Papineauville, plus d’une douzaine d’un seul coup. Je me hâte d’ajouter qu’ils mesuraient quatre pouces de longueur au plus. Pas n’est besoin de dire qu’ils n’ont jamais revu l’élément natal. Volontiers, je les eusse conservés dans un bocal, mais qui s’intéresse à ces curiosités ichtyologiques au Canada ? Le musée d’Ottawa, après avoir visité l’Europe et l’Amérique, gît aujourd’hui dans une solitude profonde, sous une couche très respectée de poussière. Si par hasard un visiteur s’y égare, il se hâte d’en déguerpir, sur le bout du pied, se croyant dans un asile de mort, et craignant d’en réveiller les habitants.

Il y a trois ans, je préparai un catalogue élaboré des poissons de ce musée, avec leurs noms scientifiques, usuels et vulgaires, en diverses langues mortes ou vivantes ; je le soumis au ministre des pêcheries d’alors, en lui proposant de le faire imprimer avec addition de gravures représentant les spécimens empaillés. Le ministre me fit l’honneur de me féliciter de mon travail et s’empressa de me le renvoyer. Il est là, dans mes cartons, dormant dans la poussière, comme le musée lui-même. Quelle est la main généreuse qui leur appliquera une poussée pour les réveiller ?

« Les lépidostidés, dit le Dr Sauvage, qui sont des ganoïdes holostés ou à squelette osseux, comprennent des poissons au corps allongé, subcylindrique, ressemblant à celui du brochet, recouvert d’écailles osseuses, à surface émaillée, disposées en séries régulières ; la dorsale, très reculée, est opposée à l’anale, et composée, ainsi que celle-ci, seulement de rayons articulés ; la queue est hétérocerque ou asymétrique ; toutes les nageoires sont garnies de fulcres, ces petites écailles de forme particulière que nous avons dit être spéciales aux ganoïdes. Les rayons branchiostèges ne sont pas accompagnés de plaques osseuses. Les vertèbres s’articulent entre elles comme chez la plupart des reptiles ; ces os présentent, en effet, en avant, une tête articulaire, et en arrière, une concavité correspondante. Le crâne a la forme d’une massue à base carrée et à manche allongé. La face offre cette particularité que les maxillaires supérieurs sont décomposés en une série de pièces allongées, articulées bout à bout.

« La vessie natatoire, divisée en deux parties latérales, présente des brides charnues entre les alvéoles de sa paroi, et s’ouvre par une fente longitudinale dans la partie supérieure du pharynx. Cette vessie a été regardée par plusieurs anatomistes comme un appareil respiratoire, car l’ouverture œsophagienne pourrait livrer passage à l’air extérieur. « Un lépidosté, dit Poey, placé dans un bassin rempli d’eau, y restait en repos tout le jour ; la respiration branchiale s’effectuait par un mouvement continuel et à peine visible de la mâchoire inférieure, et par un déplacement un peu plus apparent des opercules ; quarante mouvements respiratoires pouvaient être comptés par minute : huit fois environ ou douze fois par minute il venait à la surface respirer de l’air, et retournait aussitôt au fond du bassin. Une seconde après, une demi-douzaine de bulles d’air, dont quelques-unes assez grandes, s’échappaient par les ouïes. L’air séjourne une seconde et quelquefois une seconde et demie dans la vessie, et ce temps est probablement suffisant pour l’absorption de l’air, en vue du rôle qu’il est destiné à jouer et pour son rejet. »

La disposition de l’appareil respiratoire est, d’une manière générale, celle des poissons ordinaires ; il y a quatre arcs branchiaux portant chacun deux rangées de lamelles vasculaires ; il n’existe point d’interopercule.

Les lépidostés sont cantonnés dans l’Amérique du Nord. D’après Agassiz, et c’est une autorité fort respectable en la matière, « on le rencontre dans toutes les eaux du sud, à partir de la Floride, jusqu’au Texas, dans le Mississipi et dans tous les grands affluents de ce fleuve jusqu’à la latitude du lac Supérieur, qui cependant n’en possède point, dans tous les grands lacs moins septentrionaux du Canada et dans le Saint-Laurent. »

Il y en a aussi dans les rivières et dans les lacs situés à l’ouest de l’État de New-York, et dont les eaux sont reçues par ce fleuve. Ils habitent également celles de la Pensylvanie occidentale, tributaires de l’Ohio, et celles qui se rendent à l’Atlantique, entre la baie de Chesapeake et la Floride.

Dans les États de la Nouvelle-Angleterre, à l’est du lac Champlain, les lépidostés manquent, ce qui est d’autant plus étonnant que, en remontant vers le nord, on les retrouve dans le Saint-Laurent, déjà signalé comme étant une de leurs stations : en descendant vers le sud, on constate leur présence dans le Delaware. Agassiz croyait, en 1850, qu’ils faisaient défaut à l’ouest des montagnes Rocheuses et dans l’Amérique centrale : mais depuis cette époque on en a trouvé une espèce près des côtes du Pacifique. Enfin, pour achever l’énumération des régions du nouveau monde où ils vivent, j’ajoute qu’il y en a à Cuba.

« Fait étrange, reprend Agassiz, les lépidostés, aujourd’hui cantonnés dans le nouveau monde, ont existé en Europe pendant l’époque tertiaire : on en trouve d’assez abondants débris dans le terrain éocène, c’est-à-dire tertiaire inférieur du bassin de Paris, et ces débris indiquent un animal appartenant au genre lépidosté. À la même époque, ce genre et des genres voisins vivaient dans les eaux douces de l’Amérique du Nord ; il est curieux de noter que les lépidostés ont continué de vivre dans le nouveau continent, tandis qu’ils ont disparu de l’ancien monde. »

« Le lépidosté osseux ou lépidosté gavial, dit de Brehm, l’espèce la plus anciennement connue, présente au plus haut degré les caractères que nous avons indiqués ci-dessus. C’est un animal de forme allongée, à la tête longue, au museau très étroit et effilé, ayant une rangée de grandes dents aux mâchoires. La couleur tire sur le verdâtre dans les régions du dos, sur le jaunâtre le long des flancs, sur le rougeâtre sous le ventre ; les nageoires ont une coloration rougeâtre. La longueur de l’animal peut atteindre quatre pieds et demi.

« Les zoologistes sont loin de s’entendre sur le nombre des espèces de lépidostés ; tandis que les uns n’admettent que quatre espèces, d’autres cataloguent jusqu’à trente espèces réparties dans trois genres. On comprend, dès lors, qu’il soit difficile de donner la répartition géographique exacte de ces espèces comprises d’une manière aussi différente.

« De tous les poissons osseux, écrit Lacépède, les lépidostés sont ceux qui ont reçu les armes défensives les plus sûres. Les écailles épaisses, dures et osseuses, dont toute leur surface est revêtue forment une cuirasse impénétrable à la dent de presque tous les habitants des eaux, comme l’enveloppe des ostraciens, les boucliers des acipensères, la carapace des tortues et la couverture des caïmans. À l’abri sous leur tégument privilégié, plus conflants dans leurs forces, plus hardis dans leurs attaques que les écoses, les synodes et les sphyrènes, avec lesquels ils ont de très grands rapports, ravageant avec plus de sécurité le séjour qu’ils préfèrent, exerçant sur leurs victimes une tyrannie moins contestée, satisfaisant avec plus de facilité leurs appétits violents, ils sont bientôt devenus plus voraces et porteraient dans les eaux qu’ils habitent une dévastation à laquelle très peu de poissons pourraient se dérober, si ces mêmes écailles défensives qui, par leur épaisseur et leur sûreté ajoutent à leur audace, ne diminuaient pas par leur grandeur et leur inflexibilité, la rapidité de leurs mouvements, la facilité de leurs évolutions, l’impétuosité de leurs élans et ne laissaient pas ainsi à leur proie quelque ressource dans l’adresse, l’agilité et la fuite précipitée.

« Mais cette même voracité les livre souvent entre les mains des ennemis qui les poursuivent ; elle les force à mordre sans précaution à l’hameçon préparé pour leur perte ; et cet effet de leur tendance naturelle à soutenir leur existence leur est d’autant plus funeste par son excès qu’ils sont très recherchés à cause de la bonté de leur chair. »

Cette description est certainement brillante, mais elle est loin d’être exacte, Lacépède n’ayant jamais observé les animaux dont il parle. Il n’en est pas de même d’Agassiz, qui nous a laissé de précieux renseignements sur les lépidostés.

« Ces animaux, dit Agassiz, sont des poissons qui nagent avec une extrême rapidité ; ils se lancent comme une flèche à travers les eaux et franchissent les courants les plus rapides, même ceux du Niagara, si violents cependant. »

En observant des jeunes lépidostés, Agassiz a vu que, par leurs mouvements, ces animaux offrent des analogies avec les reptiles, ce que pouvait faire prévoir le mode d’articulation de leurs vertèbres. « Leur épine, dit-il, se montre plus flexible qu’elle ne l’est chez les poissons ordinaires ; fréquemment, pendant le repos, ils sont plus ou moins infléchis, principalement vers la queue. L’éminent naturaliste a vu, au Niagara, un lépidosté mouvoir la tête librement sur le cou ; comme celle d’un saurien, elle se penchait à droite, à gauche, en haut, et exécutait ainsi des mouvements qui ne peuvent avoir lieu chez aucun autre poisson.

Agassiz a également observé que les lépidostés prennent leur nourriture à la manière des reptiles et non comme les autres poissons qui, d’ordinaire, tiennent, pour la recevoir, la bouche largement ouverte et l’avalent aussitôt. Les lépidostés, au contraire, s’approchent de la proie qu’ils convoitent et arrivent près d’elle de côté, la saisissant par une attaque soudaine, puis la retiennent dans leurs mâchoires, la blessent à coups de dents répétés, à la manière des crocodiles, et lui donnent ainsi la position la plus convenable pour qu’ils puissent la déglutir ; on voit la proie avancer dans les organes digestifs par suite des mouvements de déglutition.