Poissons d’eau douce du Canada/Achigan

C. O. Beauchemin & Fils (p. ill-124).


L’ACHIGAN petite bouche.

L’ACHIGAN

(Poisson vaillant, en langue des Cris)


Black-bass. — Micropterus Dolomieu. — Micropterus salmoides.


L’achigan est sans contredit l’un des poissons d’eau douce les plus beaux, les plus vaillants de l’Amérique du nord. Sa vigueur égale celle de la truite, soit pour remonter les rapides ou les chutes, soit pour défendre sa liberté contre le pêcheur qui l’a enferré et le tient ferme au bout de sa ligne tendue comme une corde d’arc. Quoique hardi, vigoureux et entreprenant, il est resté pendant des âges dans son domaine primitif qui lui a été assigné dans l’assiette des eaux du déluge. Partie du plateau central où reposent nos grands lacs, pressée par des courants torrentueux, la troupe se partagea en deux bandes, dont l’une suivit le cours du déversoir est, qui devait se réduire au bassin du fleuve Saint-Laurent ; et l’autre, plus considérable, se dirigea vers le sud, en semant, de-ci de-là, dans de nombreux lacs et cours d’eau enchâssés dans les montagnes, ou serpentant sur leurs flancs, maintes colonies fécondes, destinées à fournir de précieuses ressources alimentaires à la race humaine. Car, durant de longs siècles, l’achigan a dû figurer dans le menu de milliers de tribus et de peuples, avant de paraître sur les marchés de nos villes ou de s’accrocher aux hameçons d’or de nos joyeux sportsmen.

Lorsque ce beau poisson abondait dans le double bassin du Mississipi, du Saint-Laurent, depuis la rivière Rouge, au Manitoba, jusqu’à la Louisiane, et depuis le lac Supérieur jusqu’à Québec, les eaux du versant est des Alleghanys, tributaires de l’Atlantique, et celles du versant ouest des montagnes Rocheuses, en étaient absolument privées. Serait-ce à dire que l’achigan a horreur du voisinage de la mer ? On le pourrait croire en ce qui concerne son habitat aux États-Unis et ici. Au Canada, vous n’en trouvez plus, passé le lac Saint-Joseph, au nord-ouest de la ville de Québec, sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent ; et passé Saint-Thomas de Montmagny, vous n’en pêcherez plus, quoiqu’il n’y manque pas de lacs et de rivières qui lui seraient hospitaliers et favorables. Il n’est pas rare de capturer des dorés, des brochets, voire même des poissons-castors, dans les eaux saumâtres baignant la côte, depuis le cap Tourmente jusqu’à la Malbaie, mais de l’achigan, jamais : non seulement dans les eaux saumâtres, mais encore dans les cours d’eau et les lacs qui s’y déversent.

À l’appui de cette observation, que l’achigan a horreur de la mer et de son voisinage, je puis dire que j’ai pêché durant dix années et plus, à divers intervalles, dans la rivière Saint-Charles qui lave tous les jours les pieds du promontoire de Stadacona (Québec), qui salue en passant la statue de Jacques Cartier, berçant le Canada dans les débris de la Petite Hermine — berceau héroïque ! que j’y ai pris force maskinongés, brochets, dorés, chevesnes, carpons, anguilles, aprons, chabots même — mais un seul achigan, un seul ! — au cours de ces dix ans et plus. J’ajouterai sans reprendre haleine, que j’ai pêché tant et plus dans le bassin de la rivière du Sud, à Montmagny, où les eaux douces tombant d’une chute de vingt-deux pieds repoussent comme avec une pelle les eaux saumâtres du fleuve ; j’ai capturé des milliers de poissons au bas de cette chute, dans le coup de la pelle, sans y pêcher un seul achigan, quoiqu’il fourmille par centaines et par mille à quelques arpents seulement au-dessus de la chute.

Cependant, soit par curiosité, soit que l’ambition lui vint au contact du peuple américain — le peuple "go ahead" par excellence — on le voit, en 1825, se glisser par le canal Érié jusqu’à l’Hudson, une longue avenue donnant sur l’Atlantique, qu’il a su vite peupler abondamment. Subséquemment, l’industrie des hommes aidant, il se répand aussi rapidement dans les lacs et les rivières des États riverains de l’Atlantique. Il ne tarde pas à régner en maître par la force et par le nombre dans le Potomac et ses tributaires. Les premiers achigans déposés dans ces eaux y furent transportés, en 1853, dans le réservoir d’une locomotive circulant sur le chemin de fer récemment ouvert, le Baltimore et Ohio : et moins de dix ans après, ils y fourmillaient et menaçaient d’en chasser la truite, qui en était la reine reconnue de tout temps. Ayant pris le goût des aventures, on le voit bientôt passer la mer, pour s’établir en Angleterre et en Écosse, où il reçoit le plus aimable accueil. Il est d’abord repoussé du continent comme un forban. En France, on le redoute plus que le sandre et le brochet : on lui a même préféré l’achigan blanc (white-bass), un vrai renard, un mangeur d’œufs dont le lac Ontario est heureux de se trouver débarrassé. Je suis convaincu que du jour où l’achigan fera flotter son pavillon sur les eaux du Danube, et cela ne tardera guère, aucune force maritime ou autre ne pourra l’en évincer.

Je vois que l’achigan noir a été admis dans les eaux douces de l’Allemagne et des Pays-Bas, comme l’attestent les états suivants que je reproduis textuellement :

Of the seven large-mouthed, and forty-five small-mouthed Bass which M. Eckardt, Jr., brought from America in February, 1883, the greater number died, probably in consequence of the long journey, so that this spring there remained only three of the former and ten of the latter, which I placed in two ponds supplied with gravel beds for spawning. — (Max Von dern Borne, Circular No 4, 1884, German Fishery Association, Berlin, June, 1884.) Les étangs du comte Von dern Borne, dont il est fait mention ici, sont situés à Bernenchen, en Allemagne. Le 15 juin 1884, le comte parlait de cette culture dans les termes suivants :

To-day I had the satisfaction of finding that the three large fish had spawned, and the pond actually swarms with fry. I have caught, with a small net, more than two thousand, and have put them into another pond which is free from other fish. I have no doubt that next spring the small mouthed Bass will spawn, and that the experiment will be successful. (Bull, U. S. Fish Com., IV, 1884, 219.)

En juin 1885, le comte exulte, il écrit :

My thirteen Black Bass have spawned. I caught 11,800 of the fry, and placed them in ponds that have no other fish.

En août 1885, il est au comble du bonheur, lorsqu’il déclare :

I am pleased to say that the fish multiplied abundantly. I had 1,200 in the fall of 1884, and have caught more than 22,000 fry this season.

Présentement le comte Von dern Borne, devenu pisciculteur à Berlin, a de surplus dans ses viviers autant de jeunes achigans et d’alevins du même poisson, qu’il en faut pour répondre aux demandes des propriétaires d’étangs de toute l’Europe centrale.

En 1885, M. Eugène G. Blacford, de New-York, expédiait cinq jeunes achigans au jardin zoologique d’Amsterdam, en excellente condition. En décembre de la même année, le "Journal of the Society for the promotion of the Fresh-Water Fisheries in the Netherlands", disait :

The Amsterdam Aquarium at present possesses four fine specimens of Black Bass, comprising both species, which grow well, and will, in all probability, reach sexual maturity.


NOMS ET SURNOMS DE L’ACHIGAN


Au fur et à mesure que la civilisation européenne repoussait devant elle les forêts de l’Amérique du nord et leurs farouches habitants, pour remplacer le chêne par l’épi de blé, le wigwam voyageur par la maison fixe, la bourgade par la ville, le parc de chasse par l’État, qu’une étoile nouvelle surgissait dans l’azur du drapeau américain, on vit l’achigan affublé d’autant de noms, surnoms et sobriquets qu’il y eut d’États nouveaux inscrits sur la carte géographique du centre de l’Amérique du nord. Dans l’État de New-York, il s’appelle l’Oswego bass, ou le green bass ; au Kentucky, en Floride aussi, parfois, il devient le jumper ; dans l’Indiana, où il habite des châteaux d’algues entrelacées capricieusement en voûtes verdoyantes, formant de merveilleuses allées entrecroisées en labyrinthes, où les rayons du soleil, perçant le cristal et les guipures, viennent se réfléchir sur un parquet de mica, singe de l’or, on le nomme moss bass ; le plus souvent, dans la Caroline du sud, on lui donnera les noms de chub ou de welshman, ou encore, de mountain trout et de bronze-backer. Tour à tour, et de tous côtés à la fois, lui sont décochées les dénominations de marsh bass, river bass, roch bass, slough bass, green bass, spotted bass, green perch, black perch, speckled hen, etc., etc. C’est vraiment à croire que le malheureux poisson se trouve forcé de jouer à la « chaise honteuse, » malgré lui.

Jusque-là ce n’était qu’un ondoiement fait par la main du peuple, un baptême sous condition : seule la science avait le pouvoir de conférer le baptême officiel. On vit bientôt arriver de Suède, de France et d’Allemagne des princes et des docteurs de la science, entourant l’achigan dans son berceau, pour servir de parrains à ce poisson, vieux de vingt mille ans peut-être ! lorsque les plus vieux d’entre eux — ces savants — comptaient quatre-vingts ans à peine, et leur ancêtre Adam, un peu moins de cinq mille ans. Tout de même, il fallait bien être de la fête, et ils ont eu raison de s’y rendre. La cérémonie ayant lieu dans la grande église du continent d’Amérique, au seuil de la vallée comprise entre les montagnes Rocheuses et les Alleghanys, où l’achigan se trouvait en nourrice, sous les soins de Dame Nature, on dut naturellement choisir comme enfants de chœur, porte-cierges, thuriféraires, des garçons de l’endroit. Un sportsman américain du nom de Henshall nous a rendu compte des circonstances de la cérémonie, avec une exactitude si admirable, que je me fais un devoir autant qu’un plaisir, d’analyser en quelques lignes le livre à la fois scientifique et littéraire qui lui a été inspiré par l’embryologie, la morphologie et le baptême de l’achigan. Ce registre où se trouvent inscrits les noms du Micropterus Dolomieu et du Micropterus salmoïdes, faisant de l’achigan deux frères jumeaux — mais uniques d’une même espèce — est un monument de paix, élevé sur un champ de bataille jonché de prétentions de savants de dix nations en l’honneur du génie américain resté vainqueur. Ce monument, qui fait le même honneur au vainqueur et aux vaincus, se compose en somme avec des mérites rayonnant d’ailleurs, sans doute, d’un livre de quatre cent soixante pages, portant comme inscription :


Book of the Black Bass. — Henshall.


Je fais des éloges particuliers de ce livre que je trouve consciencieux à l’extrême. Ces éloges ne me coûtent pas cher, car ils proviennent de fleurs que j’ai cueillies au pied et dans l’ombre même du monument. Mais, pour ne pas coûter cher, elles ne m’en sont pas moins chères — les fleurs que j’offre ici au grand pacificateur de la guerre de l’achigan, James A. Henshall, un homme qui dessine avec le bout de sa perche de ligne, en guise de crayon, des paysages ou des portraits d’une précision rivale de la photographie instantanée ; un homme qui, sous son binocle, vous approfondit les germes et les secrets de la Nature, de façon à décourager et désespérer même le microscope de Pasteur. Où a-t-il pris cela ? On se le demande. Qu’importe ? Moi, je prends son livre, et j’y trouve une part éclectique d’inspiration des pages que voici :

Les premiers naturalistes qui se sont intéressés au poisson que j’appelle d’autorité l’achigan, sont trois Français, savoir : Lacépède, en 1800 ; Rafinesque, en 1817 ; Le Sueur, en 1822.

Avant ces trois Français, l’Allemand Bloch, tout savant qu’il était, avait ignoré l’achigan. Linnée lui-même, si soucieux pourtant des curiosités zoologiques, a laissé dans son musée, après sa mort, une moitié d’achigan qui lui avait été envoyée par M. Milbert, savant naturaliste et taxidermiste pharaonien, que l’on admire aujourd’hui comme une relique, sans qu’il l’ait honorée d’un mot de légende. Linnée a reçu la carte de l’achigan et ne lui a pas rendu sa visite !

Henshall, un peu disciple de Lacépède, et jusqu’à un certain point son interprète dans le monde vagissant de la science ichtyologique, en rapport avec l’achigan — alors — mais aussi affirmatif aujourd’hui qu’il est possible de l’être, me permettra sans doute de le remercier de sa galanterie à l’égard de la langue française, en reproduisant textuellement les pages suivantes de son livre sur l’achigan.


MICROPTÈRE DOLOMIEU. — MICROPTERUS DOLOMIEU


« Je désire que le nom de ce poisson, qu’aucun naturaliste n’a encore décrit, rappelle ma tendre amitié et ma profonde estime pour l’illustre Dolomieu, dont la victoire vient de briser les fers. En écrivant mon Discours sur la durée des espèces, j’ai exprimé la vive douleur que m’inspirait son affreuse captivité, et l’admiration pour sa constance héroïque, que l’Europe mêlait à ses vœux pour lui. Qu’il m’est doux de ne pas terminer l’immense tableau que je tâche d’esquisser, sans avoir senti le bonheur de le serrer de nouveau dans mes bras !

« Les microptères ressemblent beaucoup aux sciènes ; mais la petitesse très remarquable de leur seconde nageoire dorsale les en sépare ; et c’est cette petitesse que désigne le nom générique que je leur ai donné[1].

« La collection du Muséum national d’histoire naturelle renferme un bel individu de l’espèce que nous décrivons dans cet article. Cette espèce, qui est encore la seule inscrite dans le nouveau genre des microptères, que nous avons cru devoir établir, a les deux mâchoires, le palais et la langue garnis d’un très grand nombre de rangées de dents petites, crochues et serrées ; la langue est d’ailleurs très libre dans ses mouvements ; et la mâchoire inférieure disparaît entièrement sous l’opercule, qui présente deux pièces, dont la première est arrondie dans son contour, et la seconde anguleuse. Cet opercule est couvert de plusieurs écailles ; celles du dos sont assez grandes et arrondies. La hauteur du corps proprement dit excède de beaucoup celle de l’origine de la queue. La ligne latérale se plie d’abord vers le bas, et se relève ensuite pour suivre la courbure du dos. Les nageoires pectorales et celles de l’anus sont très arrondies ; la première du dos ne commence qu’à une assez grande distance de la queue. Elle cesse d’être attachée au dos de l’animal, à l’endroit où elle parvient au-dessus de l’anale ; mais elle se prolonge en bande pointue et flottante jusqu’au-dessus de la seconde nageoire dorsale, qui est très basse et très petite, ainsi que nous venons de le dire, et que l’on croirait au premier coup d’œil entièrement adipeuse[2]. » (Lacépède, Histoire naturelle des Poissons, vol. IV, 325, 1802).

Rafinesque arrive en second pour donner un nom à l’achigan : mais une fois en Amérique, il en découvre huit espèces là où Lacépède n’en a vu qu’une ; il feint du reste d’ignorer l’existence de son illustre compatriote. Après Rafinesque vient Le Sueur qui n’en compte plus que cinq espèces. Cuvier et Valenciennes entrent en scène, à leur tour, en 1828 et 1829. Un naturaliste américain des bords du lac Huron leur avait adressé à Paris divers spécimens d’achigans capturés dans le lac Huron même, et par une circonstance bizarre, deux de ces spécimens se trouvèrent manquer d’une partie de la dorsale à l’instar de l’exemplaire de Lacépède, ce qui avait déterminé son nom de microptère ou petite aile. Ils ne lui conservèrent pas pour cela le nom qu’il avait reçu de Lacépède. Ils nommèrent l’achigan grande bouche, huro nigricans, et l’achigan petite bouche, grystes salmoïdes. Suivent à la file les naturalistes américains, tous savants de mérite à des degrés divers, auxquels se mêlent, en 1874, MM. Vaillant et Bocourt, dont l’opinion fort respectable et respectée s’est modifiée en 1878, pour finir par s’éclipser et disparaître devant celle de M. Henshall, acceptée définitivement depuis dix ans passés. Mais pourquoi ne pas enregistrer ici le tableau préparé par Henshall lui-même pour donner une idée du concours homérique auquel le baptême de l’achigan a donné lieu dans le monde des ichtyologistes français et américains ?


CATALOGUE CHRONOLOGIQUE


Des noms des espèces de microptères tels que mentionnés par divers auteurs, avec leur identification.


NOMS DES ESPÈCES. DATE IDENTIFICATION
Micropterus dolomieu Lacépède 1802 Micropterus dolomieu.
Labras salmoides Lacépède 1802 Micropterus salmoides.
Bodianus achigan Rafinesque 1817 Micropterus dolomieu.
Calliurus punctulatus Rafinesque 1819 Micropterus dolomieu.
Lepomis pallida Rafinesque 1820 Micropterus salmoides.
Lepomis trifasciata Rafinesque 1820 Micropterus dolomieu.
Lepomis flexuolaris Rafinesque 1820 Micropterus dolomieu.
Lepomis salmonea Rafinesque 1820 Micropterus dolomieu.
Lepomis notata Rafinesque 1820 Micropterus dolomieu.
Etheostoma calliura Rafinesque 1820 Micropterus dolomieu.
Cichla variabilis Le Sueur, M. S. S. 1822 Micropterus dolomieu.
Cichla fasciata Le Sueur, M. S. S. 1822 Micropterus dolomieu.
Cichla ohiensis Le Sueur, M. S. S. 1822 Micropterus dolomieu.
Cichla minima Le Sueur, M. S. S. 1822 Micropterus dolomieu.
Cichla floridana Le Sueur, M. S. S. 1822 Micropterus salmoides.
Huro nigricans Cuvier et Valenciennes. 1828 Micropterus salmoides.
Grystes salmoides Cuvier et Valenciennes. 1829 Micropterus dolomieu.
Centrarchus obscurus De Kay 1842 Micropterus dolomieu.
Centrarchus fasciatus Kirtland 1842 Micropterus dolomieu.
Grystes nigricans Agassiz 1850 Micropterus salmoides.
Grystes fasciatus Agassiz 1850 Micropterus dolomieu.
Grystes nobilis Agassiz 1854 Micropterus salmoides.
Grystes nuecensis Baird et Girard 1854 Micropterus salmoides.
Grystes salmoides Holbrook 1855 Micropterus salmoides.
Grystes megastoma Garlick 1857 Micropterus salmoides.
Grystes nigricans Garlick 1857 Micropterus dolomieu.
Dioplites nuecensis Girard 1858 Micropterus dolomieu.
Grystes salmonoides Günther 1859 Micropterus dolomieu.
Grystes nigricans Herbert 1859 Micropterus salmoides.
Lepomis achigan Gill 1860 Micropterus dolomieu.
Micropterus nigricans Cope 1865 Micropterus salmoides.
Micropterus fasciatus Cope 1865 Micropterus dolomieu.
Micropterus achigan Gill 1866 Micropterus dolomieu.
Micropterus salmoides Gill 1873 Micropterus dolomieu.
Dioplites treculii Vaillant et Bocourt 1874 Micropterus salmoides.
Dioplites nuecensis Vaillant et Bocourt 1874 Micropterus salmoides.
Dioplites variabilis Vaillant et Bocourt 1874 M. dolo. var. achigan.
Dioplites salmoides Vaillant et Bocourt 1874 Micropterus salmoides.
Micropterus floridanus Goode 1876 Micropterus salmoides.
Micropterus pallidus Gill et Jordan 1877 Micropterus salmoides.
Micropterus salmo. var. salmoides Jordan 1878 M. dolomieu var. dolo.
Micropterus salmo. var. achigan Jordan 1878 M. dolo. var. achigan.
Micropterus salmoides Vaillant et Bocourt inéd. Micropterus salmoides.
Micropterus nuecensis Vaillant et Bocourt inéd. Micropterus salmoides.
Micropterus variabilis Vaillant et Bocourt inéd. M. dolo. var. achigan.
Micropterus dolomieu Vaillant et Bocourt inéd. M. dolomieu var. dolo.

Il y a suspension d’armes en 1880 ; on voit les Grecs et les Troyens fraterniser sous les murs d’Ilion, sous les regards de l’achigan (la belle Hélène du jour), le calme se fait dans les esprits et le micropterus salmoïdes de Lacépède dont Henshall s’est fait le champion, rallie à sa cause les chefs suivants :


McKay, Pro. U. S. Nat. Mus., IV, 93, 1881.

Goode and Bean, Pro. U. S. Nat. Mus., V, 238, 1882.

Jordan and Gilbert, Syn. Fishes N. A., 484, 1882.

Jordan, Geol. surv. Ohio, IV, 952, 1882.

Hay, Bull. U. S., Fish com., ii, 6 4, 1882.

Bean, Bull. U. S., Nat. Mus., XXVII, 446, 502, 1883.

Goode, Fish industries, U. S., sect. i, 401, 1884.

Gilbert, Pro. U. S., Nat. Mus., VII, 320, 1884.

Forbes, Rept. Ills. Fish Com., 67, 1884.

Gill, Standard Nat. Hist., iii, 231, 1885.

Jordan, Cat. Fishes, N. A. 17, 1885.

Jordan and Meek, Pro. U. S., Nat. Mus., VIII, 14, 16, 17, 1885.

Goode and Bean, Pro. U. S., Nat. Mus., VIII, 208, 1885.

Jordan and Gilbert, Pro. U. S. Nat. Mus., IX, 21, 1886.

Bollman, Pro. U. S. Nat. Mus., IX, 464, 1886.

Everman, Bull. Brook. Soc. Nat. Hist., ii, 7, 1886.

Jordan and Evermann, Ind. agric, Rept., 13, 1886.

Jenkins, Hosiere Naturalist, 95, 1886.

Von dem Borne Schwarzbarsch, &c. 3, 1886.

Goode, American Fishes, 54, 1888.

Jordan, Manual vertebrates, 120, 1888.


De son côté, le Micropterus Dolomieu de Lacépède figurant un estropié, le poisson que nous avons décrit plus haut, et rappelant le souvenir d’un ami malheureux réunit bientôt la majorité des suffrages, toujours grâce aux soins persévérants de M. Henshall. Voici venir à la file les princes de la science pour rendre hommage à ses nouvelles appellations depuis si longtemps contestées, désormais plus sacrées que les plus hauts titres nobiliaires :

1881. — Micropterus dolomieu McKay, Prov. U. S. Nat. Mus., IV. 93.
Micropterus dolomieu Jordan and Gilbert, Syn. Fishes N. A. 485, 1882.
Micropterus dolomieu Jordan, Geol. Surv. Ohio, IV, 948, 1882.
Micropterus dolomiei Bean, Bull. U. S. Nat. Mus., XXVII, 464, 502, 1883.
Micropterus dolomiei, Jordan and Swain, Pro. U. S. Nat. Mus, VI, 249, 1883.
Micropterus dolomiei, Bean, Pro. U. S. Nat. Mus., VI, 365,

1883.

Micropterus dolomiei Goode, Fish Industries, U. S., sec. i, 401, 1884.
Micropterus dolomiei Forbes, Rept. Ills. Fish Com., 67, 1884.
Micropterus dolomieu, Gill, Stand. Nat. Hist., III, 231, 1885.
Micropterus dolomiei, Jordan, Cat. Fishes N. A., 17, 1885.
Micropterus dolomiei, Von dem Borne, Die Fischzucht, 148. 1885.
Micropterus dolomiei, Eigenmann and Fordice, Pro. Ac. Nat. Sc. Phil., 411, 1885.
Micropterus dolomiei, Jordan and Gilbert, Pro. U. S. Nat. Mus., IX, 5, 12, 1886.
Micropterus dolomieu, Mather, Calvin Adirondack Survey, Fishes V, 1886.
Micropterus dolomiei, Evermann, Bull. Brook, Soc. Nat. Hist., ii, 7, 1886.
Micropterus dolomiei, Evermann and Bollman, An. N. Y. Lye Nat. Hist., 338, 1886.
Micropterus dolomieu, Jordan and Evermann, Ind. Agric. Rept., 13, 1886
Micropterus dolomieu, Von dem Borne, Schwarzbasch, &c., 3, 1886.
Micropterus dolomiei, Goode, American Fishes, 54, 1888.
Micropterus dolomieu, Jordan, Manual Vertebrates, 120, 1888


À quelles raisons ces savants se sont-ils rendus pour tomber aussi soudainement d’accord sur des noms depuis si longtemps en litige entre eux ? À des raisons très dignes, reposant sur l’âge ou la priorité d’abord, sur le sentiment ensuite. Au fait, ce n’est pas de Lacépède, mais bien René de Lanaudière qui est le parrain de l’achigan grande bouche, puisqu’il le nommait salmoïdes, dès l’année 1652, au cours d’un voyage qu’il fit en Floride, où les aborigènes lui offrirent une quantité énorme d’achigans qu’il ne sait désigner autrement que sous le nom de salmoïdes qui durera désormais, qui n’a nullement sa raison d’être au point de vue de la science, mais devant lequel celle-ci s’incline par respect pour l’âge. Le Micropterus dolomieu, achigan petite bouche, a été également respecté pour le sentiment profond d’amitié qu’il exprimait par sa petite bouche, de la part de Lacépède envers le doux et noble Dolomieu.

Causa finita est : le livre de Henshall l’a scellée d’un cachet de paix et de conciliation qui rappelle dans le monde des savants le monument de Montcalm et de Wolfe, élevé à Québec, en commémoration des vaincus et des vainqueurs de la bataille des plaines d’Abraham.

Désormais l’achigan figurera au tableau morphologique et de nomenclature de la science, sous les titres suivants :


Classe. — LES POISSONS.
Sous-classe. — Téléostes.
Ordre. — Acanthoptérygiens.
Sous-ordre. — Percomorphes.
Famille. — Centrarchidés.
Sous-famille. — Microptères.
Genre. — Microptère Lacépède.
Espèces. Microptère Dolomieu
Microptère salmoïdes.


Toutefois, dans la province de Québec, dans plus d’un État américain, le nom d’achigan persistera et finira peut-être par prévaloir même sur le continent d’Europe. Par la priorité, reconnue comme un principe par les naturalistes d’Europe et d’Amérique, il a des titres incontestables, puisque des siècles et des siècles sans doute avant que de Lanaudière eût appelé ce poisson salmoïdes, les aborigènes du Canada le désignaient sous le nom d’achigan. C’est un nom du terroir, le nom algonquin, recueilli par Charlevoix et conservé religieusement parmi nous. Un savant, versé dans la connaissance des langues sauvages, le Révérend Père Lacombe, O. M. I., a prétendu que ce mot veut dire : le poisson qui se débat, qui lutte, qui secoue, savète la ligne. Ceux qui l’ont vu à l’œuvre, admettront que c’est bien cela, que ce nom est autrement caractéristique que micropterus, qui rappelle une infirmité, ou black bass, qui ne représente rien de plus qu’un crapet noir.


PORTRAIT DE L’ACHIGAN


Maintenant, revenons un peu en arrière. Après avoir manqué de noms, l’achigan en eut bientôt autant qu’un grand d’Espagne. Malheureusement, avec les noms, les espèces se multipliaient jusqu’à vingt-deux, et menaçaient de s’accroitre encore tellement que le gouvernement dut recourir à une commission de savants pour retirer les esprits de la confusion. C’est un grand pays que celui où la main de l’autorité presse celle de la science, l’encourage, la pousse dans la voie du progrès, en lui ménageant avec dignité, avec reconnaissance même, les moyens d’indépendance et les faveurs de la fortune.

Le congrès des naturalistes commença par réunir des individus provenant de lacs ou de cours d’eau des divers États du centre pour les comparer avec les nombreux et admirables spécimens du Smithsonian Institute ; il lui en vint ensuite de tous côtés, pris à diverses altitudes, dans des eaux cristallisées et dans des eaux vaseuses, sous les glaces de la rivière Rouge et dans les bayous de la Louisiane ; et, après les avoir comparés, examinés, étudiés dans leurs mœurs pendant cinq ans, il en rangea treize espèces sous la rubrique de petites bouches, et laissa les neuf autres espèces dans la catégorie des grandes bouches.

Au cours du rapport qu’il fit à ce sujet, le Dr Gill détermine les différences entre les deux espèces, mais ce rapport étant d’accès assez difficile — vu qu’il fait partie des délibérations de l’Association américaine pour l’avancement des sciences — nous croyons opportun de l’analyser en quelques lignes :

« Dans l’achigan grande bouche, la mâchoire supérieure se prolonge un peu en arrière des yeux, pendant que chez l’autre espèce, elle s’arrête un peu en avant. Entre l’ouverture des ouïes et la base de la caudale, on compte de soixante-cinq à soixante-dix rangées d’écailles chez le premier, au lieu de soixante-douze ou plus que présente le second. Sur les opercules, l’achigan grande bouche a dix rangées obliques, lorsque l’achigan petite bouche en a dix-sept ; de plus, l’achigan grande bouche offre de 7½ à 8 rangées entre la ligne latérale et la nageoire dorsale contre onze rangées que développe l’achigan petite bouche. Il existe d’autres distinctions, telles que l’absence d’écailles à la base des nageoires dorsale et anale, un plus petit nombre de rayons épineux aux nageoires pectorales (treize ou quatorze au lieu de seize ou dix-sept), et une moindre élévation de la dorsale épineuse chez l’achigan grande bouche. Il n’y a pas lieu de tenir compte de la différence de couleurs qui n’est qu’accidentelle, car ce poisson possède la faculté commune à divers animaux de prendre la couleur du fond où il se trouve, de passer du noir au vert sombre, du vert sombre au vert jaunâtre, suivant l’épaisseur de la couche d’eau qui le couvre, suivant qu’il est à l’ombre ou au soleil ; après sa mort, il prend une teinte jaunâtre, marbrée quelquefois de taches noires. »

Ici le portrait de l’achigan par Cuvier et Valenciennes, quoique crayonné d’après un modèle estropié, doit trouver encore sa place :

HURO NIGRICANS, Cuvier et Valenciennes, 1828.


« Il a le corps un peu plus haut à proportion que la perche ; le museau un peu plus court ; le front moins concave ; sa mâchoire inférieure se porte un peu plus en avant. Sur son front se voient des stries fines et nombreuses, mais toutes dirigées vers le bord de l’orbite. Il a des dents en velours aux mêmes endroits que la perche ; son maxillaire a le bord supérieur dilaté ; son front, son museau, ses mâchoires n’ont point d’écailles : mais il y en a sur son crâne, sa tempe, toute sa joue et toutes ses pièces operculaires, leurs bords exceptés. Le limbe de l’opercule en est dépourvu, et son bord parfaitement entier et sans dentelures s’arrondit dans le bas, après avoir fait un très léger arc rentrant. L’opercule osseux se termine en deux pointes plates, séparées par une petite échancrure aiguë et oblique. Aucune des pièces de l’épaule n’a de dentelure. La première dorsale, beaucoup plus petite qu’à la perche, n’a que six rayons, et demeure assez éloignée de la seconde, qui est plus élevée, et peut avoir avec ses deux épines, douze ou treize rayons mous. (Elle est en partie mutilée dans notre individu.) L’anale a trois épines et onze rayons mous ; elle est aussi un peu plus grande à proportion qu’à la perche. Quant aux pectorales et aux ventrales, elles sont à peu près pareilles à celles de la perche, et la caudale aussi.

B. 7 ; D. 6.-2, 12 ? A. 3, 11 ; C. 17 ; P. 15 ; V. 1, 5.

« On compte soixante et quelques écailles entre l’ouïe et la caudale, et vingt-cinq ou vingt-six entre la première dorsale et le ventre. Elles paraissent toutes lisses et entières.

« La couleur de ce poisson, que nous n’avons vu que desséché, paraît avoir approché de celle de la carpe. Son dos est d’un brun verdâtre, qui s’affaiblit sur les côtés, et passe sous le ventre au blanc jaunâtre argenté ; une ligne grisâtre suit le milieu de chaque rangée longitudinale d’écailles.

« L’individu que nous avons eu sous les yeux, était long de seize pouces.

« Nous laisserons à l’espèce l’épithète qu’elle porte dans son pays natal, Huro nigricans. » — (Cuvier et Valenciennes, Hist. nat. des Poiss., II, 124, 1828.)

Mais voulez-vous savoir tout l’intérêt qui s’attache à ce poisson, en Europe comme en Amérique, quoique plusieurs pays du vieux monde hésitent à l’acclimater, lisez les pages suivantes, si nettes d’observation, si profondes de science, si attrayantes de style, si vivement éclairées qu’on y retrouve la lumière d’Athènes, dégageant l’ombre de deux hommes au lieu d’un seul que cherchait Diogène.


MICROPTERUS, Vaillant et Bocourt : inédit.


« Percoïdes à ventrales thoraciques ; six ou sept rayons branchiostèges, une seule dorsale, occupant la plus grande partie de la longueur du dos, avec la portion épineuse munie normalement de dix épines ; anales présentant trois épines croisant en longueur de la première à la troisième et à peu près d’égale force ; toutes les dents en velours ; préopercule à bord lisse, angle operculaire en pointe arrondie ne formant pas une véritable épine. Écailles médiocrement nombreuses, cténoïdes, polystiques.

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« Les écailles sont cténoïdes, mais en général les spinules sont ou rudimentaires ou incomplètement développées ; les variations que nous avons pu saisir sont les suivantes. Tantôt les spinules ne sont nettement classitiées que sur une zone plus ou moins étroite, bordant la portion libre de l’écaille, et le reste de l’aire spinigère n’est qu’indistinctement hispide. Cette zone peut se réduire sur ses parties latérales et n’occuper que l’extrémité de l’écaille. D’autres fois le bord libre est sans spinules et celles-ci ne se rencontrent que vers le foyer dans un espace triangulaire formant la partie centripède d’un secteur ; c’est sur le Micropterus variabilis Le Sueur que nous avons particulièrement observé cette disposition. Enfin, les spinules peuvent être à peine perceptibles et il faut y regarder de bien près pour ne pas croire que les écailles de la ligne latérale sont toujours dépourvues de spinules ; leur canal est à deux ouvertures comme chez les centropomes.

« Ces variations, auxquelles on serait tenté d’attribuer une certaine valeur dans la distinction des espèces, ne nous ont malheureusement pas présenté une assez grande constance pour pouvoir être mises en usage ; les observations devraient porter sur un plus grand nombre de sujets que ceux que nous avons eus à notre disposition. »

La dénomination de Micropterus paraît devoir être adoptée préférablement à celle de Grystes, établie par Cuvier dans son Règne animal ou à celle de Dioplites Ratinesque, reprise par M. Girard. C’est sans doute une application en quelque sorte exagérée du droit de priorité car les caractères du genre sont très imparfaitement donnés par Lacépède et la dénomination même est fondée sur une anomalie évidente. Cependant, l’individu type étant parfaitement connu, il peut y avoir avantage à reprendre ce nom, comme l’ont déjà fait plusieurs auteurs contemporains.

« S’il est ainsi possible de limiter le genre, il n’est pas aussi aisé d’en distinguer les différentes espèces, lesquelles, aujourd’hui comme à l’époque où l’écrivit L. Agassiz, sont excessivement difficiles à caractériser. Au premier abord, on reconnaît sans peine plusieurs types, en ayant égard aux proportions du corps, au nombre des écailles et à diverses autres particularités, mais si on examine un certain nombre d’individus, les différences s’atténuent par des transitions graduelles.

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« D’une manière générale, le Micropterus variabilis LeSueur a le corps le plus élevé et le Micropterus salmoïdes Lacép., le plus bas, le Micropterus nuecensis Grd., et le Micropterus dolomieu Lacép., étant intermédiaires sous ce rapport. L’épaisseur donne des différences peu sensibles ; on sait d’ailleurs que ces variations, pouvant dépendre de la saison et du sexe, leur importance est moindre dans des espèces aussi voisines. La longueur de la tête rapportée à la longueur totale donne les nombres extrêmes 29 et 25, peu différents l’un de l’autre et qui de plus se rencontrent tous deux sur une des espèces, la mieux caractérisée peut-être, le Micropterus nuecensis Grd. Le museau et la largeur de l’espèce interorbitaire varient dans une assez grande mesure, 35 et 20 pour l’un, 29 et 20 pour l’autre ; mais il y a mélange entre les différentes espèces que nous croyons pouvoir distinguer, en sorte qu’il est assez difficile d’en faire emploi.

« L’écart considérable que présente la formule de la ligne latérale est un des faits les plus importants, comme indiquant la distinction nécessaire de plusieurs types, puisque cette formule peut varier de 60 à 80. Il existe, il est vrai, un grand nombre d’intermédiaires, dont le tableau peut faire juger au premier coup d’œil. La formule de la ligne transversale suit une marche analogue, puisqu’au-dessus de la ligne latérale les chiffres varient de 7 à 11, et au-dessous, de 15 à 30. Il est aussi important de remarquer que la progression dans les deux formules est la même, c’est-à-dire que les écailles sont beaucoup plus petites pour les espèces citées les premières dans le tableau que pour les suivantes.

« Quant aux formules des nageoires, la seule exception constatée pour les épines de la dorsale sur le premier exemplaire doit être considérée


L’ACHIGAN grande bouche

comme une anomalie. Les rayons mous ne nous donnent que des différences peu significatives.

« Enfin, les dents linguales, par leur présence ou leur absence, fournissent un caractère spécifique de premier ordre, d’autant, comme le montre le tableau, qu’il a pu être observé sur des individus de tailles très variées et paraîtrait par conséquent ne pas subir de modification avec l’âge.

« En ayant égard à la combinaison de ces caractères, on peut, croyons-nous, d’après les exemplaires de collection de muséum, distinguer quatre espèces, qui ne sont toutefois proposées qu’à titre provisoire, vu l’insuffisance des matériaux dont nous avons pu disposer. Le tableau dichotomique donnera une idée de leur compréhension :


Ligne transversale ayant pour formule
7 à 8
15 à 20
Ligne latérale :
60 à 70 écailles.
Des dents linguales

Pas de dents linguales
M. nuecensis, Grd
M. salmoides, Lacép.
9 à 11
25 à 30
Ligne latérale :
60 à 75 écailles

80 à 85 écailles
M. variabilis, Le S.
M. dolomieu, Lacép.


(Vaillant et Bocourt, Mission scientifique au Mexique, IV, Zool. : inédit.)


Mais ce n’est pas tout de marquer la différence existant entre ces deux congénères maintenant mêlés les uns aux autres dans plusieurs vastes régions qu’ils ont occupées séparément pendant des siècles ; il importe encore de reproduire isolément leurs traits. J’emprunte à cette fin les crayons de deux des plus habiles ichtyologistes américains, MM. David S. Jordan et Charles H. Gilbert :


ACHIGAN GRANDE BOUCHE


Corps oblong, s’élargissant avec l’âge, légèrement comprimé ; tête forte ; bouche très large, oblique ; chez l’adulte, les maxillaires se prolongent au delà de l’orbite de l’œil ; ils sont plus courts chez les jeunes. Les écailles sont disposées en dix rangées sur les opercules ; sur le tronc, les écailles sont comparativement grandes. La mâchoire inférieure est plus avancée que la supérieure ; des dents aux mâchoires, au vomer, aux palacins et quelquefois sur la langue. La dorsale est profondement échancrée. Jeune, il est d’un vert foncé sur le dos, d’un vert argenté sur les flancs et le ventre ; une bande noirâtre s’étend depuis l’opercule jusqu’à la caudale ; les joues et les opercules sont traversés par trois bandes obliques noires : des points noirs sont distribués le long de la ligne latérale, au-dessus et au-dessous ; la caudale, incolore à sa base, se teint de noir ensuite et blanchit à l’extrémité ; ventre blanc. En vieillissant, la ligne latérale se brise et disparaît presque entièrement, et le poisson prend de plus en plus une couleur uniforme vert pâle, le dos étant plus foncé. Il habite les rivières des États-Unis depuis les grands lacs et la rivière Rouge du nord jusqu’à la Floride et au Texas ; partout abondant, donnant sa préférence aux lacs, aux bayous et aux eaux troubles. »

Il atteint une plus forte taille que l’achigan petite bouche, dont il diffère surtout par sa bouche plus large ; en Floride, par exemple, on en voit de douze et de quatorze livres. Les deux espèces varient beaucoup, suivant les eaux de leur habitat, la qualité et l’abondance de leur nourriture.

M. Henshall, dans son livre l’Achigan, dit que dans le district de Wisconsin on compte une vingtaine de petits lacs habités par l’achigan, dans un rayon de huit milles, et qu’en prenant un échantillon de chaque lac, il est possible de dire, avec une certaine expérience basée sur de longues observations, de quel lac chacun d’eux provient, d’après des signes extérieurs d’une différence marquée.


ACHIGAN PETITE BOUCHE


« Corps oblong, qui s’élargit avec l’âge ; tête forte ; bouche large, oblique, mais plus petite que celle de l’achigan grande bouche, le maxillaire se terminant en deçà de l’orbite de l’œil ; environ dix-sept rangées de petites écailles sur les joues ; les écailles sur le tronc comparativement petites. La nageoire dorsale profondément échancrée, moins toutefois que celle de l’achigan grande bouche, le neuvième rayon étant à peu près de moitié moins long que le plus long, et pas beaucoup plus court que le dixième. La couleur est fort variable, le jeune étant d’un vert sombre doré, avec un lustre bronzé, des taches plus sombres sur le flanc, qui se dessinent en barres verticales, mais sans ligne latérale noire ; trois bandes bronzées rayonnent des yeux sur les joues et les opercules ; une tache noirâtre marque la pointe de l’opercule ; ventre blanc ; la caudale, jaunâtre à sa base, passe au noir, puis s’achève en blanc ; caudale légèrement échancrée avec les pointes arrondies ; la dorsale, marquée de taches bronzées, est frangée de couleur sombre. Dans certaines eaux, les taches des nageoires sont défaut, mais elles sont très apparentes chez les jeunes. On distingue fréquemment, au bas des flancs de spécimens du sud, de légères bandes d’un brun sombre ; chez les spécimens adultes ces marques sont plus ou moins effacées et ils se revêtent d’un vert uniforme sombre, sans lustre argenté.

Ce poisson fréquente les rivières des États-Unis depuis la région des grands lacs jusqu’à la Caroline du Sud et l’Arkansas ; il abonde dans les courants rapides, surtout si les eaux sont claires et fraîches : vers le sud, les limites de son domaine sont déterminées par ces eaux. Comme poisson sportif, il est plus estimé que son congénère. »

M. Cheney, de Glens Falls, pisciculteur de haute lignée, nous cite comme extrême limite de taille ou de poids un achigan petite bouche de sept livres et quatorze onces, capturé à Long Pond, le 1er août 1877.


TEMPS DU FRAI


On dit le temps du frai pour les poissons comme on dit le temps du rut pour les mammifères, la saison des amours pour les oiseaux. L’achigan femelle est adulte à deux ans et prête à la parturition. Il est difficile d’expliquer à quelle sympathie obéissent ces animaux dans leur rapprochement sexuel ; leur corps est revêtu d’une véritable armure ; ils ont une langue taciturne, une bouche aphone faite uniquement pour mordre, pour déchirer et pour dévorer, l’antichambre d’un gouffre, leur estomac. Comment se recherchent-ils, à quelle influence obéissent-ils à l’époque du frai ? C’est un secret de la nature que l’homme ne pénétrera probablement jamais. C’est la femelle qui, d’ordinaire, fait les premiers frais en tournant autour du mâle et l’entourant de cercles magnétiques, peut-être ; d’une atmosphère chargée de subtils parfums, peut-être aussi. Des pêcheurs du Rhin qui pratiquent la pisciculture en petit, au baquet, mettent un saumon mâle à l’attache, quand vient l’époque du frai. Auprès de ce saumon sont tendus des pièges où la femelle vient souvent se faire prendre et servir à l’industrie de la reproduction artificielle. L’amour est-il magnétique ou olfactif chez les poissons, se fait-il par le toucher ou par le nez ? À d’autres de le dire : quant à moi, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que des jours, et quelquefois des semaines avant le frai, les poissons s’accouplent ou se réunissent en groupes de plusieurs femelles pour un mâle — des sérails improvisés en route — toujours ou à peu près de même âge et de même taille, vivant en paix, se prêtant des soins plus attentifs. Tout à coup, la troupe s’arrête, tantôt sur un lit de gravier qu’ombragent de longues herbes tendues en forme de dais, tantôt près de la tige d’un fucus pour y nouer un long ruban garni de petites perles, comme fait la perche, ou encore, sur des rochers, du sable fin, dans des alvéoles ou des fissures pour y déposer les œufs parvenus à maturité. À peine sont-ils déposés, qu’avec une précipitation rageuse, le mâle s’élance vers ces œufs, non pour les dévorer comme on le pourrait croire, mais pour les féconder dans un suprême accès d’amour. Après l’éjaculation, l’animal épuisé est emporté par le courant ou se laisse choir au fond, à peu près inerte et sans aucune énergie. Post animal brute (voir le saumon).

Cependant, l’achigan fait exception à cette règle générale. Je ne prétends pas dire qu’il fait l’amour à la façon du ramier et du colibri, mais il conduit sa belle dans un lieu herbeux voisin d’eaux profondes, ménagées comme retraite, au cas de surprise, sur un fond de sable ou de gravier, avec dix-huit pouces au moins, et trois pieds au plus d’eau au-dessus ; puis, s’aidant du museau, des dents et de la queue, ils creusent, de concert, jusqu’à deux ou trois pouces de profondeur, de forme circulaire, ayant en diamètre à peu près le double de la longueur des occupants, leur lit nuptial qui sera en même temps le berceau de leur progéniture. En certains endroits, l’achigan creusera son nid dans la glaise, mais alors il en tapissera le fond de ramilles entrecroisées. Là ne se borne pas leur sollicitude. Les œufs une fois fécondés, père et mère restent à rôder autour du nid, jusqu’à l’éclosion, et plusieurs jours encore après que les alevins grouillants de vie tapissent le fond du lit comme d’un voile agité par le vent ; dans le but de les protéger — disent les uns — contre les crapets, les dorés et les brochets ; dans le but — disent les autres — d’amener à point un repas succulent digne à la fois de Saturne et de Brillat-Savarin. Faut-il ajouter foi à ces mauvaises langues ? Je crois plutôt que les généreux parents, ayant entouré de soins les petits jusqu’à l’éveil de leurs appétits, les voyant désormais en état de se sutfire à eux-mêmes, les chassent du nid et les dispersent dans les forêts herbacées d’alentour, pendant que, de leur côté, ils vont se refaire de longues et dures privations sur les troupes d’ablettes et de gardons paissant dans les prairies d’algues voisines. Qu’une famille de jeunes et tendres achigans se rencontre sur leur passage, ils ne se feront sans doute pas scrupule d’en prendre une bouchée, mais va-t-on leur reprocher d’en absorber quelques douzaines lorsqu’ils viennent d’en mettre à vie des milliers et des mille ?

L’achigan fait sa ponte, en général, au commencement des grandes chaleurs, vers la fin de juin et le commencement de juillet. Les vieux ménages donnent l’exemple, suivis bientôt des jeunes. Les nids en forme d’assiettes se touchent presque, et cela par centaines, dans des endroits favorables, le long des rives des lacs et des cours d’eau bien exposés au soleil. De douze jours à trois semaines, suivant les degrés de chaleur, suivant la plus ou moins grande profondeur d’eau, s’écoulent avant l’éclosion. Les parents, toujours en éveil, montent la garde, de jour et de nuit, autour des nids. Un bateau passe-t-il au-dessus d’eux, menaçant de les broyer sur leurs œufs, ils se couchent à plat sans reculer d’une écaille, pour le laisser passer, au risque d’être écrasés.

Les œufs de l’achigan sont plus petits que ceux de la truite, comme on peut en juger par un rapport de M. E. Sturtevant, qui compte 17,000 œufs dans les ovaires d’un achigan de 2½ lbs, lorsqu’une truite du même poids n’en donne qu’un peu plus de mille. Au sortir de l’œuf, les alevins, mesurant cinq huitièmes de pouce, sont vifs et hardis, prêts déjà à entreprendre la vie de corsaire à laquelle ils sont destinés. En brisant l’œuf vers la fin de juin ils atteignent une longueur de deux ou trois pouces avant les froids ; avec leurs nageoires jaunâtres, leur caudale en deuil à la base, leurs mouvements rapides, leur vigueur, leur appétit, les jeunes achigans sont la gloire et l’ornement de nos rives et de nos viviers. À douze mois de là, ils prendront les couleurs et l’aplomb de l’âge mûr, mesurant de 8 à 9 pouces de longueur. Vers l’âge de deux ans, lorsque le poisson ne pèse qu’une livre, et mesure à peine une longueur de douze pouces, les organes de la reproduction commencent à se gonfler et sont bientôt prêts à fonctionner. Le poids moyen d’un achigan adulte est de 2½ lbs à 3 lbs : il s’en rencontre fréquemment de plus gros, qui vont jusqu’à six et sept livres, mais le pêcheur amateur qui, armé d’une perche flexible, d’une ligne crin et soie, avec une avancée graduée de crin de Florence, roulée sur moulinet, pique un achigan de fond, un vieux solitaire, et l’amène au jour, le fait bondir dans sa colère jusqu’à deux pieds hors de l’eau, le ramène à lui en tenant la ligne raide, puis lui donne du fil pour plonger ou courir entre deux eaux, le laisse saccader et avancer sans trop serrer, lui permet de rôder, aller et venir, sachant qu’il se repose pour porter un grand coup, le guette pour le parer, cède à un nouveau plongeon, repelotonne la ligne pour le tenir en arrêt, au second bond, le bond du désespoir, l’empêche de se decrocher ou de se déchirer les lèvres par secousses, le tient à trois pieds de fond, l’amène à surface, le promène, le couche sur le flanc, faisant le mort, mais visant le moment d’abattre la ligne d’un coup de queue, espérant, luttant jusqu’au bout, et souvent d’un dernier effort rompant l’empille en tombant dans l’embarcation ; ce pêcheur amateur, dis-je — si le poisson pèse cinq livres quand il est pris — peut se vanter d’avoir fait un « coup du nord ».

Au lac Bernard, que ce brave Alphonse Lusignan a mis au monde, a fait valoir, a célébré au profit de survenants plus heureux, on me disait que fréquents étaient les achigans de six et sept livres. Je m’y rendis un jour avec Lusignan lui-même, emportés par les hippogriffes de notre ami commun Charles Christin ; et sur cent achigans que nous capturâmes, il y en eut deux seulement de quatre livres ; tous les autres pesaient moins que cela. Un parti de jeunes sportsmen pêchait en même temps que nous. Ils se vantaient de nous avoir battus. Ils avaient, disaient-ils, un achigan de 4½ livres. Incrédule, Christin s’en fut voir la merveille. Il soupesa et tâta le poisson. Quelque chose de dur qu’il sentit sous ses doigts lui donnant des soupçons de fraude, il pressa davantage, et de la bouche du poisson tombèrent une série de petits cailloux qui, réunis, pesaient plus d’une demi-livre.

La conformation et la disposition des ovaires de l’achigan, la nature agglutineuse de ses œufs, empêchent la reproduction artiticielle de ce poisson, mais il est si facile de le transporter dans des barils ou des bidons, lorsqu’il est jeune, sa force vitale est si extraordinaire il grandit et se multiplie si vite, que l’absence de cette qualité ne se sait presque pas sentir. Avec une protection raisonnable et raisonnée, l’achigan occupera bientôt une première place dans les eaux douces de l’Amérique du nord. Huro : oui, c’est un sanglier pour protéger ses œufs et ses petits, au nid, dans le berceau ; huro : il a sa bauge dans les profondeurs du lac, et brochets, dorés et maskinongés s’en tiennent à distance ; la truite fuit au moindre de ses mouvements. Jumper : grâce à son agilité, il franchit d’un bond des chutes au pied desquelles perchaudes, carpes, crapets, dorés, brêmes, malachigans, brochets, font queue en attendant du ciel l’orage bienfaisant qui nivellera les eaux. L’avenir de l’achigan est assuré, car il repose sur les intérêts du commerce et sur les plaisirs des sportsmen enrichis. Si sa cote ne monte pas jusqu’au million, comme celle des poissons de commerce, le saumon, le poisson blanc, le namaycush, elle atteindra du moins un chiffre surprenant et des plus respectables.

La chair de l’achigan se distingue surtout par sa fermeté, qui s’exagère jusqu’à la dureté chez les vieux sujets ; elle est d’une rare délicatesse chez les jeunes de trois ou quatre ans, nourris dans les eaux vives ; le plus souvent ils se mangent rôtis jusqu’au gratin. Après les avoir préparés, le soir, vous les entaillez de trois ou quatre coups de couteau servis de travers dans les flancs, vous saupoudrez du sel sur les plaies, et puis vous les couchez sur le côté pour les laisser dormir. Le lendemain, vous faites rôtir à sec et servez chaud au déjeûner. Est-ce bien cela, mes amis ? Allons, ne parlez pas tous à la fois.

MŒURS DE L’ACHIGAN


J’ai souvent entendu rire de cette expression prêtée à M. Prud’homme : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. » Il ne faut pas tant en rire. Car, je ne suis pas loin de dire que ma première embarcation, qui était un canot,

Le plus creux des canots,
Qui n’avait qu’un défaut,
C’était d’aller au fond de l’eau, etc.

a été l’un des plus beaux jours de ma vie.

C’était en 1846 ; eh oui, je venais d’avoir sept ans, je portais des pantalons à la bavaroise, à grande et petite bavettes ; je portais des talons à mes souliers, ce qui me sortait du rang des filles. Ma grand’mère me laissait courir la grève, pêcher au fil et à l’hameçon d’épingle esché de vers, tout le menu fretin qui voulait donner, et souvent j’arrivais à la centaine, logés à l’étroit dans la petite chaudière de travail de Jean-Baptiste Gervais, un grand garçon de ferme qui s’embêtait à travailler et qui cependant travaillait tout le temps, sauf le dimanche, où « il allait voir les filles » — chose incompréhensible pour moi, alors, que je ne m’expliquai — mais fort bien, par exemple — que longtemps plus tard. Et je lui disais : « Si nous avions un canot, Baptiste ; avec ces petits poissons, nous pourrions aller au large en pêcher des gros, comme pepé Marois, M. Fanfan, et le père Courville. Je les surveille d’ici, du haut de la côte, quand ils jettent leur ancre, et je connais tous leurs endroits. Le meilleur est tout près de la grosse roche plate, mais tout près, comme sous la main. Oh ! si j’avais un canot !

L’hiver suivant fut rigoureux, les glaces épaisses s’emmagasinèrent, s’entassèrent, montèrent du fond en bravade contre le courant, se massèrent, se dressèrent, s’étendirent en chaussée, à la tête du lac Saint-Louis, cette chaussée soutenue par un chevron appuyé sur les îles de la Paix, où s’engloutirent les rapides des Cascades, du Buisson, où faillirent se noyer la chute aux Bouleaux, les rapides des Cèdres et du Coteau mêmes. Un peu plus, et les eaux du lac Saint-François n’étaient séparées de celles du lac Saint-Louis que par une marche de près de cent pieds de hauteur, substituée aux multiples degrés des rapides formant un doux escalier entre le lac Saint-Louis et le lac Saint-François.

Un chien partit des Cascades, sur la rive sud, et se rendit trottinant sur les glaces, jusqu’à l’île Perrot, ce qui ne s’était jamais vu.

La débâcle, au printemps, fit de grands ravages, déracina les arbres, dépouilla les rives. Ce que le fleuve charriait avec les glaces, de corps d’arbres, de billots, de longerines, de débris de ponts, de quais, de souches, de déchets de moulins, je ne saurais dire. Et mon grand’père Marois, qui avait un canot à lui qui s’appelait « N’y touchez pas », me plaçait à un bout du canot, lui tenant l’autre bout, pour faire équilibre — comme je le balançais, au cours de la vie, par mes sept années contre ses quatre-vingts ans.

— Un canot ! un canot ! m’écriai-je tout à coup, en face d’une épave bleuâtre qui s’en allait bonnement s’échouer au fond de l’anse vaseuse du père Charlette Dedo. Une corde amarra l’épave à une touffe d’aulnes du rivage, et le soir, je rêvai que j’avais un canot pour aller à la pêche à l’achigan comme faisaient les vieux.

Le lendemain, croyez bien que j’eus la tête levée avant les pieds, mais que ces derniers firent diligence pour précipiter ma curiosité au rivage. Les restes du canot étaient là, immobiles, rompus violemment vers la moitié, laissant bien dix pieds de longueur, par deux et demi de largeur, sains et à peu près sans fissure. Un fier arbre que celui dans lequel il a été possible de creuser un pareil canot ! Après moi, toute la famille descendit à la grève pour examiner la carcasse et décider comment on pourrait en disposer. Chacun se retira avec la gravité qu’imposent de pareilles circonstances. Le lendemain, un nommé Cyr qui faisait du bardeau « à la plane », chez nous, amputa le canot, lui fit un fond étanche, étoupé et goudronné, l’équilibra d’une couche de mortier, coupa, dessina, équarrit et dégagea deux avirons dans un madrier d’érable, qu’il remit aux mains de ma grand’mère, souriante.

— Sais-tu où il y a de l’achigan ? me demanda grand’mère, le soir, en me couchant.

— Oui, je le sais.

— C’est demain vendredi, pourrais-tu nous en pêcher assez pour dîner, nous, la famille et les engagés ?

— Oui, si j’ai un canot, et s’il fait beau temps.

— Le canot, tu l’auras, mais le beau temps est à Dieu. Fais ta prière, et le canot et le beau temps seront à toi. Bonsoir !

— Oh ! que j’ai bien dormi dans ce rêve-là, dessiné vaguement par ma grand’mère et vivifié par le soleil du lendemain.

J’étrennai mon canot, j’étrennai mes endroits. Ma grand’mère me regardait faire, en souriant et se promenant sur les galets.

— Tu en as assez, je crois, me dit-elle ; apporte-moi ta pêche ; il ne faut pas gaspiller les bienfaits du bon Dieu.

Une vingtaine de beaux poissons encore frétillants passèrent du fond de mon canot neuf dans une manne que grand’mère avait apportée. Depuis ce temps-là, pendant bien des années, tant que je fus sous le tablier de grand’mère, qui me laissait voir le ciel par plus d’un trou, je restai le grand fournisseur de marée de la maison. J’y retournerais encore, après cinquante ans d’absence, que je saurais où m’approvisionner, mais, hélas ! le toit hospitalier garni de fleurs est effondré, les parents, les amis sont morts ou dispersés : des ronces ont remplacé les arbres à fruits.

Une cheminée ébréchée dominant des ruines, voilà le seul indice qui reste d’une maison — cage d’oiseaux chanteurs — qui fut témoin pour moi de plus de joies sincères que jamais pareille enceinte ne pourra en réunir.

Depuis Trois-Rivières, en remontant le fleuve Saint-Laurent, dans les eaux des deux rives, mais plus particulièrement de la rive sud, l’achigan était assez nombreux, mais en prenant les rapides du Sault-Saint-Louis, en gravissant par lacs et rapides jusqu’aux grands lacs du plateau central, le berceau de l’achigan, ce poisson augmentait tellement en nombre qu’il régnait en maître dans les eaux qu’il habitait. Il abondait également dans le bas Ottawa jusqu’au pied des Chaudières, d’où le bran de scie l’a chassé. Quelques familles tenaces se maintiennent au Sault-des-Récollets, à Saint-Vincent de Paul, Sainte-Anne, l’île Perrot, l’île aux Chevaux, et, de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, à la Pointe-Saint-Louis, chez les Quig, aux Cascades, au Buisson, dans les îles du Coteau, à Valleyfield et à Cornwall ; presque tous des petites bouches. J’ai pêché dans tous ces endroits et je n’y ai capturé que rarement des grandes bouches.

Or, ce poisson de surface, la gloire de nos eaux, tant recherché des sportsmen, déjà décimé à outrance, chassé, pourchassé et relancé jusque dans ses plus profondes retraites, voit le nombre de ses ennemis augmenter de jour en jour, par le nombre toujours croissant de places de repos d’été, distribuées depuis Montréal jusqu’à Valleyfield, sur la rive sud, et jusqu’au Coteau, sur la rive nord. Pour dix pêcheurs amateurs, qu’il y avait dans ce tronçon du fleuve où fourmillait l’achigan, il y a trente ans passés, vous en compterez aujourd’hui plus de cinq cents. On ne pêche pas par plaisir ou par besoin, mais par passion, par ambition, pour la satisfaction de se vanter d’en avoir pris plus que d’autres. L’art de détruire le poisson est devenu un sujet d’étude, les engins de pêche se multiplient et se perfectionnent de jour en jour : la préparation des amorces, des esches et des appâts mêlés à des essences chimiques odoriférantes, augmente les tentations, attire les victimes, les réunit sur certains points, d’où elles sont traîtreusement enlevées par troupes.

On ne s’en douterait pas, mais les plus terribles destructeurs de poissons sont peut-être les enfants, surtout les enfants des villes en villégiature sur les rives de nos cours d’eau. Chaque famille équivaut à un nid de cormorans. Un besoin inné de ravager, de dépouiller, de tuer tourmente ces petits tyrans dont la cruauté se développe encore par la rivalité. Vous les verrez détruire des fleurs, monter aux arbres pour en arracher les fruits verts et en remplir leurs poches, enlever les petits oiseaux de leurs nids pour les faire mourir sur la route ou simplement leur tordre le cou, courir les grèves, faisant la chasse aux grenouilles, aux lézards, aux écrevisses, sans autre but que de les faire périr cruellement à petit feu. Grenouilles, lézards et écrevisses jouent un rôle respectable dans l’économie des poissons, spécialement de l’achigan, car ils constituent une partie importante de leur nourriture qui leur est ainsi enlevée sans raison.

L’autre jour, je voyais trois enfants de douze à quatorze ans occupés à seiner des minnuces pour pêcher le doré ou le brochet. Je m’approchai d’eux pour connaître le résultat de leur pêche. Leur seine minuscule, de douze pieds de longueur par dix-huit pouces de hauteur, ne couvrait pas une grande ère, mais ses mailles excessivement serrées comme celles de la passe d’un crible ne laissaient rien échapper du circuit qu’elle embrassait, en fait de poissons, si petits qu’ils fussent. En trois coups de seine, en eau trouble, sur un fond vaseux, ils capturèrent environ cent cinquante poissons, dont une vingtaine d’ablettes, propres à la pêche au vif, cinq ou six carpons, autant de barbotins, des dorés, des perchettes en quantité, une douzaine de brochetons, deux ou trois maskinongés, cinq écrevisses, et chose rare, quatre petits « poissons armés » (lepidosteus osseus) qui eussent été de grandes curiosités dans un vivier. Les vingt ablettes furent mises à part pour la pêche au vif, mais les autres — plus de cent poissons — moururent là sur le sable. Je dis aux enfants : « Rejetez donc ces petits poissons à l’eau pendant qu’ils sont vivants, petit poisson deviendra grand, dit le proverbe. » Ils me regardèrent étonnés pour juger si j’étais sérieux, et s’éloignèrent en éclatant de rire.

Le menu fretin qui figure sur nos marchés les déshonore. Que doivent penser les étrangers, accoutumés à entendre vanter nos pêcheries, l’excellence de nos poissons d’eau douce, lorsqu’ils voient les abords de nos quais et même le marbre de nos étaux souillés de la présence de paquets de perchaudes, de crapets, de barbottes de six à sept pouces de longueur, de dorés, d’achigans, de brochetons de moins d’une demi-livre ? Des mesures urgentes doivent être prises pour réprimer de pareils abus. Ne laissons pas périr nos poissons francs d’eau douce comme a péri le bars à Saint-Thomas, dans les îles d’en face, aux Battures-Plates et aux Battures-aux-loups-marins. Il y a vingt ans, il n’était pas rare de voir trois pêcheurs, munis chacun de deux lignes, capturer sur la batture de Saint-Thomas, à l’île Sainte-Marguerite ou à l’île à la Corneille, en une seule marée, de quatre-vingts à cent bars, les plus gros — « les sileux » — de dix à douze livres, les plus petits, de deux livres. Allez-y pêcher maintenant. Si vous capturez dix bars de deux livres — à six lignes — vous pourrez vous vanter d’avoir fait une belle pêche. D’où vient cela ? De ce que les maraudeurs ont commencé à seiner la nuit avec des seines à mailles serrées, jonchant les grèves des îles de menu fretin, l’espoir des années à venir ; et, en second lieu, de ce que l’on permit de vendre sur le marché de Québec, des bars de six à sept pouces de longueur. Que la leçon nous profite, et que chacun sache prêter main forte aux courageux réformateurs de Montréal, Richelieu, Laprairie, Châteauguay et Beauharnois. N’oublions pas l’aphorisme : « Qu’un arpent d’eau devrait rapporter autant qu’un arpent de terre. » Pascal disait que « celui qui fait pousser deux brins d’herbe où il n’en poussait qu’un, est un bienfaiteur de l’humanité. » Ne peut-on pas dire avec plus de raison, que celui qui fait produire aux eaux du pays deux poissons au lieu d’un, est un patriote ?

L’achigan mord à l’hameçon, dès les premières chaleurs de juin — à la fleur du prunier — soit au fond soit à la mouche artificielle. Mais que la loi soit sévère à l’égard de ceux qui le tentent avant le 15 juillet. Séparer un achigan de son nid lorsqu’il est rempli d’œufs, ou que les petits viennent d’éclore, ce n’est pas seulement une légèreté, c’est une faute, c’est faire le mal de propos délibéré. Car leurs protecteurs naturels étant disparus, les œufs ou les petits deviendront la proie de pillards avides que seule l’intrépidité de l’achigan tenait en échec.

L’achigan continue de mordre, durant tout l’été, jusqu’aux premiers froids d’octobre, alors qu’il rentre prudemment dans ses quartiers d’hiver. Je parle ici pour le Canada, car, dans les États du sud, il n’y a pas de carême pour lui, il chasse à la surface et mord toute l’année.

En voyant, tous les ans, en janvier et février, des monceaux d’achigans gelés sur nos marchés, j’ai questionné des marchands de poisson et des pêcheurs de profession, je leur ai demandé si l’achigan mord, en hiver, au fond de sa prison de glace ? Plusieurs m’ont affirmé qu’il mordait, d’autres se sont contentés de sourire en me montrant ces tas d’achigans roidis comme des barres de fer. « Vous voyez bien qu’il mord, puisqu’en voilà tant sur le marché, » me disaient-ils. Ceux-ci on les a pris dans des filets, traîtreusement ou par assèchement au fond des fosses, c’est évident. »

— Pour les prendre aux filets il faut qu’ils circulent, et s’ils ont la force de circuler, ils doivent avoir celle de mordre à l’hameçon. C’est du moins notre avis. Si la fosse où se réfugie ce poisson pour y passer l’hiver est peu profonde, il se blottira sous des pièces de bois, s’envasera ou s’enveloppera d’herbes mortes, sans bouger et sans manger, c’est là qu’on le surprend à la main après avoir vidé la fosse ; mais si la fosse est profonde, la température lui permettra de nager librement, d’aller, venir, chasser, vaquer à ses affaires, courir à ses plaisirs, comme au soleil de juillet, aux plus beaux jours d’été. Si vous êtes désireux d’une pêche à l’achigan, en hiver, procurez-vous une centaine de minuces bien vivants, et rendez-vous au lac des Vingt-et-un-Milles, dans le comté de Wright, et je vous garantis que vous ne reviendrez pas bredouille.

Le meilleur temps pour la pêche à l’achigan, durant la belle saison, c’est le matin, dès l’aube, et jusqu’à huit et neuf heures. Pêchez-vous à la mouche ou au fond, arrivez à quatre heures de l’après-midi, sur le terrain, et seule la nuit tombante mettra un terme à vos succès. Et encore, si la lune éclaire, vous en enlèverez plus d’un, à la mouche, pendant qu’ils retournent les pierres du rivage de leur museau, pour y chercher des écrevisses.

Autant l’achigan est gourmand et vorace à certaines heures, autant il est sobre et discret en d’autres temps. Une troupe est là, au fond de cette fosse profonde, ombragée d’herbes marines ; vous le savez, car c’est une de leurs stations préférées, où toutes les places sont retenues d’avance comme aux premières représentations d’une pièce de théâtre. Vous lancez la mouche du jour qui oscille avant de s’étaler sur l’eau — suivant les règles de l’art — rien ne bouge ; vous recommencez une seconde, une troisième fois, peine perdue ; vous changez de mouche, vous prenez une libellule au corselet bleu, une demoiselle pleine de charmes, la tentation perd son aiguillon ; vous changez de ligne et de méthode, vous pêchez au vif, à deux hameçons ; l’un esché d’une grenouille, l’autre d’un gardon, pas un coup de dent ; vous essayez des lombrics dégorgés, même abstention ; des écrevisses, la fleur d’un buisson, dédain absolu ; enfin, voici l’esche des esches, la friandise par excellence, vous avez nommé le scorpion ; il suffit de le montrer à l’achigan pour que son appétit s’éveille… et cependant votre hameçon fait le tour de la fosse en quêtant, sans succès. Découragé, vous levez l’ancre et un autre pêcheur vient vous remplacer. Sa ligne a touché le fond à peine qu’elle est violemment secouée ; il amène aussitôt un achigan de trois livres ; la ligne redescend pour remonter lestée d’un second achigan, suivi d’un troisième, et de tant d’autres à la suite qu’en moins d’une heure il en montre une vingtaine disposés en grappe sur la corde de son enfiloire.

— Avec quoi pêchez-vous donc ? lui demandez-vous, curieux.

— Tout simplement avec des vers, mon ami. Je ne sais combien de fois il m’est arrivé de quêter à la base de gros caillous sous lesquels gîtaient des achigans et des crapets verts — des cousins germains — pendant des heures, sans obtenir la moindre attaque de la part d’un achigan. Les crapets en profitaient pour faire ripaille, mais il leur en coûtait cher. Une autre fois, l’achigan s’attablait des deux coudes, chassant les pique-assiette et les écornifleurs, engloutissant tout ce qui tombait pour eux. Mais qui fait vraiment la noce ? C’est vous ou moi, oh ! quelle pêche ! dites, vous en souvenez-vous ?

L’achigan chasse le plus souvent à l’affût, rarement à courre. Il s’établit dans un fourré d’herbes, sous des galets creusés par la vague, sous des crônes, de gros cailloux disposés en voûte, et de là il guette tout ce qui vient à sa portée et qu’il trouve bon à manger. Pour peu que vous soyez observateur et que vous ayez fait la pêche pendant quelque temps dans certains endroits, vous pouvez dire, presque à coup sûr — si vous êtes le premier à faire la levée — que là, là et là vous allez faire coup.

Il m’est arrivé de pêcher, une fois, dans une fosse au fond de laquelle avaient culbuté une vingtaine de billots entassés pêle-mêle, entre lesquels jouent une troupe innombrable d’achigans. Ce jour-là, j’en capturai une centaine. J’y retournai plus tard, à diverses reprises, sans jamais en piquer un seul, quoique je les visse s’ébattre à travers les barreaux de leur cage improvisée.

Parlant de l’appétit capricieux de l’achigan, feu M. le Dr Marmette — le père de notre romancier national, qui l’a précédé prématurément dans la tombe — me racontait l’aventure suivante :

« Étant allé en ville au commencement de juillet, ie m’étais acheté une avancée en crin de Florence, tout exprès pour pêcher l’achigan. C’étaient les premières qui se fussent vendues à Québec. On nous les faisait bien payer soixante-quinze sous la pièce, s’il vous plaît. Je profitai d’un bel après-midi pour aller tenter la chance dans la fosse à Renaud, renommée pour l’abondance et la grosseur de ses achigans.

« J’y arrivai vers les quatre heures, et je me mis à l’œuvre sans tarder, pêchant au fond avec des vers bien vifs, bien appétissants. J’étais plein d’espérance. N’avais-je pas une ligne incolore, invisible, un anneau de Gygès chez la gent poissonnière ? J’attendis patiemment pendant un quart d’heure, vingt minutes. À la demie, je me surpris à grommeler, puis à pester, à jurer, Dieu me pardonne ! Pas un coup de dent, pas un agacement, pas même un frôlement. Passé une heure, n’y tenant plus, je me lève dans mon « flat » (bachot) et vais pour tirer ma ligne avant de déguerpir. La ligne tient, ma perche plie.

Tiens, tiens, me dis-je, ça mordrait-il enfin ? Je tire un peu plus fort, rien ne cède, rien ne vient, ma ligne est accrochée à une racine ou prise entre deux pierres, peut-être ? Vais-je forcer la ligne, risquer de perdre mon avancée avant de l’avoir étrennée ? Cela demande réflexion. Mais que faire ? Attendre ? oui, mais attendre quoi ? Que le courant dégage doucement ma ligne ? Mais il n’y a presque pas de courant. Qu’un achigan charitable vienne décrocher mon hameçon en s’y accrochant ? Voilà plus d’une heure que je les invite en vain : ils ont refusé de me faire plaisir, puis-je espérer qu’ils vont se sacrifier pour me tirer de peine ?

« Mais saperlotte ! je suis seul ici, caché à tous les regards par un épais rideau d’arbres ; je n’ai qu’à mettre habit bas, plonger pendant que le soleil éclaire jusqu’au fond de la fosse, décrocher ma ligne et… et embrasser ma belle-mère — c’est-à-dire faire bredouille.

« Ce qui fut dit fut fait ; en un tour de main je me déshabille, d’un saut je plonge à pic, je décroche ma ligne, et en cinq ou six brasses, je fais le tour de la fosse, puis revenu à mon embarcation, au moment où je repasse mes habits, ma perche de ligne s’agite, mon moulinet fait la crécelle : je saisis ma perche d’une main, pendant que de l’autre je retiens mon pantalon encore vide d’une jambe, je tire… cette fois, c’est bien un achigan, un vaillant… la lutte s’engage, je lache mon indispensable et j’enlève, au bout de dix minutes de savantes manœuvres, un poisson de trois livres et demie, qui gît pantelant à côté de mon pantalon. Quelle belle occasion perdue pour la photographie instantanée !

« Je pêchai environ une heure, après être rentré dans mon double étui, et je rapportai à la maison une douzaine de beaux achigans.

« Qui avait pu soudainement stimuler l’appétit de ces poissons ? Je n’ai jamais pu m’en rendre compte. Ceux qui croiront que la recette consiste à plonger, à brouiller le fond, à mettre les infusoires en suspension dans l’eau, n’auront qu’à l’essayer, je la leur donne pour rien et de bon cœur. »


ACHIGAN DES LACS


La pêche dans les lacs diffère peu de celles que nous venons de décrire. Un mot d’une de mes pêches au lac Bernard en donnera un exemple suffisant.

Autant que j’ai pu en juger, les habitants primitifs de ce lac sont l’achigan et la barbotte (amiurus vulgaris), l’ide et le chevesne, communément appelé mulet, au Canada, qui fournit la base de la nourriture de l’achigan, l’un des principaux locataires du lac. Quinze mille truites communes et quatre-vingt-cinq mille truites de mer (à l’état d’alevins, bien entendu), provenant de la piscifacture du gouvernement, y ont été déposée il y a cinq ou six ans. Le lac, dans sa longueur, est disposé du nord au sud ; au sud il baigne un terrain d’alluvion, pendant qu’au nord il repose sur un lit ferré entouré de rochers ; les truites se sont établies au sud, autour de la bouche d’un ruisseau nourricier et rafraîchissant ; l’extrémité nord est occupée, me dit-on, par des bancs de poissons blancs (coregonus albus), qui ne mordent à aucune esche, mais qui ne laissent pas de se faire mordre sans pitié par leurs féroces voisins. L’achigan vit entre les deux, donnant tour à tour un coup de dent d’un côté, un coup de dent de l’autre. La perchaude se glisse timidement dans les pâturages qui entourent les châteaux forts de l’achigan, pendant que la barbotte, agile, vigoureuse, énorme, dispute à l’achigan sa proie, jusqu’à la surface de l’eau. Elle va même jusqu’à mordre à la mouche artificielle. Cette intrusion dégoûte promptement le pêcheur, qui se rabat vers les roches de l’ouest, habitées par de jeunes achigans et force perchaudes, à tel point qu’il finit par aller jeter l’ancre près des îles du sud-est, à grande profondeur d’eau noire comme de l’encre, entourée d’algues de haute ramée, peuplées de gardons, d’ides et de chevesnes, troupeaux de réserve de l’achigan qui paissent inquiets, à la portée de sa dent, sous ces profonds ombrages. De temps à autre, une volute se dessine sur la serpentine sombre des eaux ; un achigan monstrueux seul a pu produire une pareille giration. Toutes les lignes se tournent dans cette direction, et il n’est pas rare que le poisson goulu, en chassant le chevesne, soit victirne de sa gourmandise, périsse pour avoir croqué une ablette — promenant un hameçon en selle — qui pouvait à peine remplir le creux d’une de ses dents.

Maintenant, défilez deux trolls de deux a trois cents pieds de longueur, munies de cuillers, de minuces, grenouilles, de mouches artificielles, de sept et huit hameçons bien garnis et fixés à deux perches, courtes mais solides, que tient un pêcheur de chaque main et de chaque côté, à l’arrière de l’embarcation, pendant qu’on rame ferme dans une course soutenue. Vous passez sur une troupe d’achigans en maraude qui se précipite sur ce chapelet d’esches chatoyantes à l’œil, et trois ou quatre y restent accrochés. Passez au même endroit en revenant et la même aubaine vous attend. Quelquefois les deux lignes sont attaquées en même temps, et de branche en branche, toute la troupe finit par être embrochée.

Nous venons de constater que l’achigan a un appétit capricieux plutôt que régulier : mais quels sont les mets qu’il préfère ? Je sais qu’il prend un léger goûter, au saut du lit, vers les cinq heures, à la cuiller, à la mouche artificielle, qui le dispense souvent, et pour cause, du déjeûner servi de six à neuf heures, par les temps un peu sombres, percés de quelques coups d’œil indiscrets du soleil, de six à sept heures seulement, par des jours moins favorables. Le menu varie suivant les saisons ; une entrée de lombrics — le macaroni de l’achigan — est toujours bien accueillie ; suivent un buisson d’écrevisses, un salmis de sauterelles, une friture d’ablettes, des grenouilles, du foie de porc — un plat de résistance — des sangsues, des intestins de volaille, du gésier donc ! des scorpions, une crête de coq, etc., ayez de tout cela en réserve dans des boîtes artistement disposées — et je vous promets que vous reviendrez bredouille, s’il vous manque la science et la patience du pêcheur de vocation. Au dîner, servez des mets solides, beaucoup de viande avec un filet léger de musc, d’huile d’aspic ou de lavande.

S’agit-il des lignes, je demande que la perche soit résistante, la ligne très forte montée sur moulinet. J’apprécie fort une avancée de Florence pour un poisson de deux à trois livres, mais je donne la préférence à une ampille de corde filée — or ou argent — si le poisson est de forte taille. Je ne me fie pas à ceux qui me conseillent un petit hameçon ; c’est un hameçon limerick plutôt grand que petit qu’il me faut.

Je ne me suis jamais servi de salbane, je ne prends un poisson qu’une fois. Avec la salbane, on se met deux pour le prendre et on le prend deux fois. C’est trop. J’ai, du reste, pour principe, qu’un bon pêcheur à l’achigan doit pêcher seul dans son embarcation, comme sur la grève.


L’AVENIR DE L’ACHIGAN AU CANADA


Il ne manque pas de pêcheurs expérimentés qui voyant surtout avec intérêt, comme savants ou comme spéculateurs, l’envahissement si rapide des eaux américaines du versant est des Alleghanys, par l’achigan, marquent à courte échéance le moment où la truite mouchetée et la truite des lacs, nonobstant de fréquents ravitaillements, disparaîtront devant lui sans retour. Il a déjà gagné les faveurs du sportsman, il marche d’un pas assuré vers la Bourse, où il ne tardera pas à figurer avec honneur, si le bon sens du peuple et nos lois savent le protéger.

Aujourd’hui, dans les provinces maritimes, dans le golfe Saint-Laurent, à Terre-Neuve, à Saint-Pierre et Miquelon, sur les Bancs, parmi les pêcheurs de toutes les nations, le type du poisson de commerce, en eau salée, c’est la morue. Vous vous adressez à un pêcheur :

— Vous avez du poisson ?

— Certes ! oui, j’en ai, et du beau, je vous assure.

— De quelle espèce est-il ?

— C’est du poisson.

— Est-ce du saumon, du maquereau, du hareng ?

— C’est du poisson, vous dis-je.

— Mais le saumon, le hareng, le maquereau sont des poissons, il me semble.

— D’où sortez-vous, mon ami, pour oser parler ainsi ? Ne savez-vous pas qu’il n’existe qu’un poisson au monde, et que ce poisson, c’est la morue ?

Pour peu que le progrès de l’achigan continue aux États-Unis, et que les diverses provinces du Canada sachent l’apprécier à sa juste valeur, dans moins de vingt ans, il sera le type des poissons d’eau douce de l’Amérique du nord, comme la morue est présentement le type de nos poissons d’eau salée.

Je comparais, tout à l’heure, l’achigan au saumon, pour ses vertus conjugales, pour l’affection qu’il porte à sa compagne ou à ses compagnes, suivant le cas, pour les soins dont il les entoure, pour l’aide qu’il leur prête pour creuser leur nid en sillon, du bout du museau — la seule charrue à sa disposition — et pour le recouvrir — ce berceau — à l’instar d’un fossoyeur recouvrant une fosse, avec sa nageoire caudale, la seule pelle qu’il sache manier. À l’amour conjugal il ajoute bientôt l’esprit de famille, en protégeant ses œufs — la famille en germe — en protégeant ses petits, la famille au soleil, sous l’immense regard de Dieu.

S’agit-il de se sauver lui-même de la convoitise des nègres de l’Arkansas, de la Floride et de la Louisiane, qui l’enserrent dans le développement de seines d’une longueur immense, il se fait acrobate et bondit au-dessus des flotteurs, échappant, du même coup, aux filets et aux museaux lippus des enfants de Cham.

Cela ne vaut-il pas un peu plus que l’amour conjugal ? cela ne dépasse-t-il pas l’esprit de famille ? cela ne raffine-t-il pas l’instinct, au point de l’amener dans le domaine de l’éducation ? Prenez garde que demain je ne dise : « L’achigan est un maître-poisson, il a du caractère. »

Ce qui me donne foi dans l’avenir de l’achigan, c’est surtout la popularité qu’il acquiert chez les hommes d’étude et les sportsmen, l’attention spéciale qu’il reçoit de la presse du Canada et des États-Unis, la sollicitude touchant à l’admiration dont il est entouré de tous côtés. C’est en bonne partie pour lui, pour calmer les inquiétudes de ses admirateurs et de ses zélateurs qui ne le croyaient pas protégé d’une façon convenable, que le gouvernement d’Ontario nomma une commission de chasse et de pêche, le 31 octobre 1890, qui lit rapport le 1er février 1892.

Cette même année vit le gouvernement fédéral nommer MM. Samuel Wilmot et Edward Harris, commissaires, pour s’enquérir de certains détails en rapport avec le fonctionnement des pêcheries de la province d’Ontario. Ces messieurs firent un premier rapport, le 1er mars 1893, qui contient des choses très intéressantes, mais aussi des choses très amusantes, en ce qui concerne l’achigan. Voyez-en un échantillon !


William Grubb, de Leamington, ancien pêcheur, appelé comme témoin devant les deux commissaires, dit : « J’ai vu des pêcheurs pêcher l’achigan dans le lac Érié, en temps prohibé. Ils enfilent les poissons capturés et les promènent tout le jour pour voir qui en a pris le plus ; le soir, ils les jettent n’importe où. La plupart sont morts, c’est de la pourriture. C’est ainsi qu’agissent les amateurs de l’île Pelée, appartenant presque tous à des clubs américains. »


Philippe de Laurier — pêche depuis trente ans à l’île Pelée — témoin :

Q. — Pêchez-vous l’achigan ?

R. — Oui, généralement sur les battures.

Q. — À quelle époque l’achigan fraie-t-il ?

R. — Du 20 juin jusqu’en juillet.


Alexander B. McPhee, de Barrie, commis dans le bureau du régistrateur (témoin) :

Q. — Y a-t-il de l’achigan ici, dans le lac Simcoe ?

R. — Oui, il y en a.

Q. — À quelle époque de l’année est-il bon à manger ?

R. — Au mois d’août.

Q. — La chair de l’achigan est-elle délicate ?

R. — À mon goût, c’est le meilleur poisson, lorsqu’il est pris après le mois d’août, jusqu’à la saison de prohibition.


Samuel Wesley, Barrie, éditeur : « L’achigan est bon à manger en septembre. Il fraie avant juillet ; le temps de la prohibition devrait s’étendre jusqu’au premier juillet. »


John Hines, Barrie, dit : « Le club Buckskin », de Buffalo, se rend à la rivière Severn, en été, et y prend de grandes quantités d’achigans. Les colons prétendent qu’ils en capturent des monceaux, et qu’ils les laissent pourrir sur les grèves. Ils ne pêchent que pour s’amuser. »


Samuel Fraser, Midland (baie Georgienne), dit : « Les touristes et les amateurs sont une poursuite acharnée à l’achigan, qu’ils laissent perdre par centaines. Ces gens font du tort sans rapporter aucun profit à ces endroits, vu qu’ils emportent leurs provisions avec eux. »

J. A. Smith et John Yates, tous deux pêcheurs du même lieu, confirment ce témoignage.


Daniel McGivin, Burlington Beach, pêcheur, dit : « L’achigan n’est pas bon à manger en juillet et août ; il fraie de mai jusqu’en juin. On le pêche en été, lorsque la chair n’est pas bonne — en juillet et août. Prendre ce poisson avant novembre est un gaspillage. Les sportsmen seuls peuvent se permettre de pareilles frasques ; un pêcheur honnête s’en gardera bien. L’achigan, dans de bonnes conditions, se vendra de 10 sous à 12½ sous la livre.


William Depew, pêcheur, Burlington Beach, dit : « Pêcher l’achigan en juillet et août, c’est simplement gaspiller ce beau poisson. Il ne fait pas honneur à la cuisine, alors. Il ne fraie pas avant juin. »


Jonathan Gorcy, Burlington Beach, pêcheur, dit : « L’achigan est à peine mangeable, au mois d’août. Il est délicieux en septembre, octobre et novembre. Il est d’avis qu’on ne devrait pas l’offrir en vente, sur le marché, avant le mois de septembre. Les amateurs des villes viennent pêcher, en été, et font périr inutilement de grandes quantités de ce poisson. »


Frédéric Gorcy, pêcheur, Burlington Beach, dit : « Le meilleur temps pour pêcher l’achigan est le temps du frai. Ils préparent leurs nids vers le 20 mai, et font leur ponte vers le 1er juin. Ils protègent leurs petits jusqu’à ce qu’ils quittent leur berceau. »


Dégageant ces témoignages de leurs contradictions provenant d’un manque de précision dans les observations, ils établissent quand même le fait que ce beau poisson est, durant les mois d’été juin, juillet et août, la proie du caprice et du plaisir de désœuvrés étrangers, ruinant nos eaux et n’apportant aucun protit à notre pays. Tous s’accordent à dire que la chair de l’achigan n’est dans sa saveur qu’au mois de septembre. Lors, dans ces régions d’Ontario, il devrait être raisonnable d’interdire la pêche de ce poisson, depuis décembre jusqu’en septembre. On le couvrirait ainsi de la plus ample protection, et le consommateur serait sûr de manger une chair fine, débarrassée de vers, du goût le plus savoureux. Les pêcheurs y perdraient peut-être ? Mais non, ils y gagneraient, au contraire, par la disparition des sportsmen, l’accroissement dans le nombre et la taille de leurs prises, par l’amélioration des qualités comestibles du poisson, qui le feraient rechercher et apprécier davantage, et partant, leur permettraient d’en élever le prix.

Ce sont là des circonstances purement locales qui ne se présentent pas ailleurs ou qui varient sensiblement suivant les endroits. Dans les Mille-Iles, fort peuplées d’achigans de moyenne taille, dans la baie de Missisquoi, renommée pour la pêche de ce centrarchidé, dans les lacs du bassin de l’Ottawa, dans le fleuve Saint-Laurent, depuis Trois-Rivières jusqu’à Ontario, comme dans les lacs des Laurentides et des cantons de l’Est, vous rencontrez bien les deux espèces universellement connues d’achigans, mais dans chaque endroit vous les trouvez différents par leurs mœurs, leurs appétits, leur taille ou le goût de la chair. Dans les eaux courantes des grands rapides, et même des lacs d’expansion du Saint-Laurent, entre Québec et Cornwall, la chair de l’achigan, aux mois de juillet et août, est aussi saine et bonne qu’en tout autre temps de l’aNnée. Il en est ainsi dans les lacs ferrés des Laurentides. Quant aux cantons de l’Est et aux rivières de la côte sud jusqu’en aval de Québec, la canicule y ramollit le poisson, altère un peu le goût de sa chair. Pour lui rendre ses qualités culinaires, il suffirait toutefois de le faire dégorger cinq ou six jours dans une eau courante et pure.

Pour obtenir une réglementation efficace de la pêche en eau douce, il nous faudra nécessairement constituer des bureaux de circonscriptions, d’après le système anglais et écossais qui réussit admirablement bien.

Le produit annuel de l’achigan dans les deux provinces de Québec et d’Ontario, pour trois des dix années comprises entre 1884 et 1894 inclusivement, s’établit comme suit :


PROVINCE D’ONTARIO
achigan
Années par livres valeur.
1884
589,000
$ 35,000
1889
702,000
$ 42,100
1894
752,000
$ 45,100


PROVINCE DE QUÉBEC
achigan
Années par livres valeur.
1884
237,150
$ 19,000
1889
111,000
$ 7,000
1894
127,000
$ 7,600


Il est temps que nous ouvrions les yeux sur les destinées de ce beau poisson qui se présentent sous des couleurs de plus en plus sombres. Repeuplons-en les lacs épuisés, transplantons-le dans des eaux nouvelles pour lui, répandons le plus possible chez nous, ce noble et vaillant poisson qui n’est nulle part plus vaillant, plus sain et plus succulent que dans les sources de nos rivières ou nord.

  1. Mexpod, en grec, signifie petit.
  2. 5 rayons à la membrane branchiale.
    16 rayons à chaque pectorale.
    17 rayons à la nageoire de la queue.
    [D. X., 7 — 4 ; A. II, 11.]