Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 611-615).
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CALCUL DES VARIATIONS.


Je vais franchir maintenant un intervalle de trente années, et nous verrons Poisson aux prises avec le calcul des variations.

Le calcul des variations, considéré dans les Écoles comme la partie la plus difficile et la plus délicate des mathématiques, a été l’objet de savantes recherches de notre confrère, qui furent communiquées à l’Académie le 10 novembre 1831.

Les géomètres trouvèrent de bonne heure les règles à l’aide desquelles on détermine le maximum ou le minimum d’une fonction explicite d’une ou de plusieurs variables ; ils tâtonnèrent longtemps, au contraire, avant de découvrir un procédé général propre à la solution des questions plus compliquées dans lesquelles la fonction qui doit être un maximum ou un minimum est seulement connue par sa différentielle. Le problème relatif à la détermination du solide de révolution qui se meut le plus facilement possible à travers un milieu où la résistance croît proportionnellement au carré de la vitesse, doit être rangé dans cette dernière catégorie. Newton le résolut, mais sans dire par quel procédé. Les premières méthodes qu’on ait données pour découvrir les maxima et les minima des intégrales de fonctions différentielles connues, appartiennent aux Bernoulli et à Taylor. Ces méthodes reçurent dans les mains d’Euler d’importants perfectionnements qui forment le principal sujet de l’ouvrage intitulé : Methodus inveniendi lineas curvas, etc. Lagrange, enfin, donna dans son Calcul des variations une méthode qui a l’avantage d’être à la fois plus simple et plus générale que celles dont on avait fait jusqu’alors usage, joignait celui d’être applicable aux intégrales doubles.

La méthode des variations étant devenue peu de temps après sa publication une des branches de l’enseignement des mathématiques, il doit paraître étrange qu’on pût encore, en 1831, y signaler de véritables lacunes ; et cependant il est très-vrai que cette méthode laissait l’analyste absolument sans guide, lorsque les limites de l’intégrale double étaient variables et inconnues. Grâce au nouveau travail de Poisson, cette lacune a entièrement disparu. Les géomètres sauront désormais, même pour les cas des intégrales doubles, former les équations relatives aux limites considérées dans toute leur généralité.

Le Mémoire de Poisson a été publié dans le tome xii du Recueil de l’Académie. Les mathématiciens y trouveront, outre le complément du calcul des variations dont le peu de lignes qui précèdent signalent suffisamment l’importance, diverses remarques sur les conditions d’intégrabilité des formules différentielles d’un ordre quelconque, et l’expression de l’intégrale, sous forme finie, par le moyen des quadratures, lorsque ces conditions sont satisfaites.

Un mot encore sur le Mémoire dont il vient d’être question.

Ma juste déférence pour les opinions de Poisson ne doit pas m’empêcher de signaler un point à l’égard duquel sa profonde érudition mathématique et son bon sens exquis ne l’ont pas, à mon avis, garanti d’une erreur historique. Je veux parler du géomètre à qui appartient réellement l’invention du calcul différentiel.

Le calcul différentiel est la plus grande découverte mathématique que les hommes aient faite, et si l’on considère l’importance et la variété de ses applications, c’est la plus belle conception de l’esprit humain. À l’aide du calcul différentiel, le mathématicien saisit les questions de toute nature dans leurs vrais éléments, dans leur essence intime ; il sonde ainsi, sans jamais laisser de lacune derrière lui, les plus secrets replis des phénomènes naturels. Le calcul différentiel fournit à de simples écoliers les moyens de résoudre, d’un trait de plume, des problèmes devant lesquels l’ancienne géométrie restait impuissante, même dans les mains d’un Archimède. Il ne faut donc pas s’étonner que deux beaux génies, Leibnitz et Newton, que deux grandes nations, l’Allemagne et l’Angleterre, se soient disputé, avec ardeur, avec animosité, l’honneur de l’invention.

Lorsqu’à la suite d’une profonde étude des pièces de ce mémorable procès, lorsque après avoir consulté de nouveau les Varia opera Mathematica de Fermat, publiés en 1679, quinze ans après la mort du célèbre auteur, Lagrange et Laplace reconnurent, il y a peu d’années, qu’il fallait regarder Fermat comme le véritable inventeur du calcul différentiel, nos voisins d’outre Manche se montrèrent vivement émus ; ils soutinrent qu’une possession de plus d’un siècle de durée devait faire repousser toute prétention nouvelle, comme si, en matière de science, la prescription pouvait jamais être invoquée au détriment du droit et de la vérité. Aussi, n’est-ce pas sur un pareil argument que Poisson fonde son opinion ; il prétend faire dater l’invention contestée du moment où l’algorithme et la notation qui ont prévalu furent, sur la proposition de Leibnitz, adoptées par tous les géomètres du continent ; mais comment notre confrère n’a-t-il pas remarqué que si l’invention résidait réellement dans la création de l’algorithme, toute discussion entre le géomètre allemand et le géomètre anglais eût été sans objet, car on n’en voit point de traces dans les fluxions de Newton. Je ne suis pas plus touché des difficultés que Poisson signale et que Fermat rencontra en l’absence de la formule du binôme, alors inconnue, pour trouver la différentielle d’un radical ; ces difficultés prouvent seulement qu’après la première invention, il restait encore beaucoup à faire ; que le nouveau calcul ne sortit pas de la tête du géomètre de Toulouse, comme Minerve du cerveau de Jupiter.

Remarquons d’ailleurs que Fermat ne fit pas seulement l’application de ses procédés à une question de maximis et minimis, qu’il s’en servit aussi pour mener des tangentes aux courbes, et que d’Alembert disait déjà, dans l’Encyclopédie, « que la géométrie nouvelle n’était que cette dernière méthode généralisée. »

Qu’on me permette maintenant cette remarque : ce n’est pas en quelques lignes, et sans une discussion approfondie, qu’on tranche une question sur laquelle d’Alembert, Lagrange, Laplace, se sont prononcés si catégoriquement, et en développant des preuves à l’appui de leurs opinions. Malgré l’avis de notre confrère, l’inventeur du calcul différentiel restera donc, conformément à la décision des trois géomètres illustres que je viens de nommer, non pas Newton, non pas Leibnitz, comme on l’avait cru longtemps, mais Fermat. Si cette opinion parvient à réunir l’adhésion de tous les géomètres compétents et désintéressés, il faudra désormais considérer les belles découvertes de Poisson comme ayant été faites à l’aide d’une admirable méthode d’origine française. Une pareille conclusion ne pourra manquer d’être bien accueillie dans cette Académie.