Poëmes en prose (Louis de Lyvron)/Les Runes d’Attila/IV

Alphonse Lemerre (p. 25-36).

iv



La barque touche le sable de la mer pâle. Les vingts mille cavaliers attendent depuis un jour, et les vagues se brisent sur les flancs de leurs cavales noires.

Le roi fait dresser pour Hildewige une tente blanche ; lui, se couche sur le sable. Dès qu’Attila fut endormi, le blond jeune homme frère des dieux entra dans la tente de feutre.

Le guerrier donna à la Rose du Nord une épée bleue à poignée d’agate… Je ne veux pas, mon hirondelle, te laisser regarder dans la tente de feutre.

Mais n’oublie pas que le père du monde avait dit : « La main d’un Dieu ne doit pas tuer, la main d’un homme ne peut pas tuer Attila, le moissonneur. »

On avait sellé pour Attila un étalon léger comme la paille d’avoine, svelte comme la tige du pois de senteur. Hildewige s’asseoit sur la crinière rouge.

La Rose du Nord tient à la main l’épée nue. « Quelle est cette épée bleue ? lui demande Attila. – C’est une épée à poignée d’agate. »

Attila frappe du talon : « Vole, cheval blanc, vole vers le palais d’érable, vers le palais aux solives polies. Je sais parler aux femmes comme aux cavaliers. »

Il se disait cela ; mais il ne voulait pas effleurer de ses lèvres la belle tête blonde qui tremblait sur sa poitrine nue. – Ceux qui tuent savent aimer.

Pendant une semaine, deux semaines, presque trois semaines, il marcha. Chaque jour, il se disait : « Elle m’aimera ! » Chaque jour, Hildewige se disait : « Mon épée me défendra »

Les armées qu’il traversaient s’arrêtaient immobiles ; les hommes criaient, joyeux : « Les glaives vont boire ; notre roi emporte la déesse de la guerre. Attila ! Attila ! »

Attila marcha pendant une semaine, deux semaines, presque trois semaines, et il arriva devant le palais d’érable, devant le palais aux solives polies.

Tous ses guerriers l’attendaient, toutes ses femmes l’attendaient. Lorsqu’ils virent Hildewige, l’épée nue à la main, tous ensemble ils poussèrent un grand cri.

Les guerriers poussèrent un cri de joie, parce qu’Hildewige était belle ; les femmes poussèrent un cri de douleur, parce qu’Hildewige était la plus belle.

Les loups, fatigués, se couchèrent devant la porte ; les vautours, fatigués, se perchèrent sur le faîte du toit, et les femmes, pâles de jalousie, dressèrent la table du festin.

Attila fait asseoir tous ses hommes. Il fait mettre devant chacun d’eux un plat d’argent et une corne d’or, il fait mettre derrière chacun d’eux une de ses femmes.

Puis il prend place avec sa fiancée sur le banc de bois aux pieds tordus. Hildewige pose sur le banc l’épée nue et le festin commence dans la salle des batailles.

Alors un étranger paraît à la porte de la salle. Hildewige reconnaît le beau guerrier de la colline des bouleaux, de la tente de feutre, et la joie allume ses yeux.

L’étranger dit sur le seuil : « Le chien vient seulement quand il est invité, le brave marche et entre ; il a pour invitation la pointe de son épée. »

Attila le fait asseoir sur le banc de bois. Alors il chante : L’amour de la femme n’est qu’une branche de saule ; le poids des sacs d’or brise la branche de saule. »

Hildewige se penche vers le chanteur ; mais il détourne la tête et caresse les cheveux noirs de la fille du Midi qui verse du vin dans sa corne transparente.

Lorsque les cornes eurent été remplies cent fois et vidées cent fois, Attila dit aux hommes : « Prenez les plats d’argent, prenez les cornes d’or, prenez aussi les femmes.

Prenez les femmes qui vous ont versé le vin, je vous les donne ; mais ployez tous le genou devant la Reine du monde, devant la fiancée d’Attila. »

Tous ployèrent le genou, et le blond jeune homme dit en se relevant : « Les serments ont des ailes, comme les oiseaux blancs !… peut-être !… souvent !

– Mes serments n’ont pas d’ailes comme les oiseaux ; ils ont des racines comme l’iris, ils donnent des fruits comme le poirier, » répond la Rose du Nord.

Hildewige ne pâlit par lorsque le roi l’emporta dans la salle où les boucliers d’or flamboient sur les murailles, elle ne pâlit pas lorsqu’il la déposa sur le lit.

Le roi des cavaliers sourit, puis il s’agenouille, puis il ouvre la bouche pour parler… Il n’a pas le temps de parler ; Hildewige lui enfonce l’épée dans le cœur.

Attila se relève sans arracher l’épée et crie d’une voix forte : « Hommes de l’Orient ! brisez vos flèches, déchirez vos joues : une femme a tué le roi des cavaliers. »

Hildewige était pâle, mais ses yeux étaient secs. Elle se disait : « Mes serments n’ont pas d’ailes comme les oiseaux, mes serments ne s’envolent pas. » Attila dit :

« Pleurez, loups gris ! pleurez, vautours fauves ! Une femme a tué votre roi. » Les loups hurlent devant la porte, les vautours crient sur le toit d’érable.

Le sang coule de la poitrine du roi sur la robe d’Hildewige et le roi dit : « Laisse-moi mourir près de toi… N’arrache pas l’épée… ne reprends pas ton baiser. »

La Rose du Nord regarde l’homme qui sourit avec une épée dans le cœur, elle regarde l’homme qui parle d’amour une épée dans le cœur, et ses yeux s’ouvrent étonnés.

Le sang coule de la poitrine du roi sur la robe d’Hildewige et le roi dit : « Veux-tu soutenir ma tête ?… N’arrache pas l’épée… Ne reprends pas ton baiser. »

Hildewige était pâle ; mais ses yeux étaient secs. Le roi chante doucement : « J’ai pour ma fiancée un palais de nuages… J’ai lavé mes mains rouges. »

Les boucliers gémissent, les loups hurlent, les vautours battent des ailes, et une grande voix crie dans les ténèbres : « Ne pleure plus, bruyère des landes. »

Hildewige disait : « Il était comme l’aune qui s’élève au milieu des ronces, il était comme l’élan dont le bois se dresse vers le ciel, et je l’ai tué ! je l’ai tué ! »

Les boucliers gémissent, les vautours battent des ailes, les loups hurlent, et le guerrier de la colline des bouleaux apparaît dans un rayon de soleil.

Dès qu’Hildewige voit le frère des dieux, elle appuie ses lèvres sur les lèvres bleuies d’Attila. « Je vais te rejoindre, roi des glaives, » lui dit-elle. Ses yeux étaient secs.

« Je vais te rejoindre dans la salle des guerriers, je te verserai l’hydromel dans le palais des braves. Je t’aime, roi des glaives ! » Ses yeux étaient secs.

Elle arrache l’épée, un éclair déchire le toit d’érable, et un cheval blanc aux ailes noires, aux crins de feu, s’élance dans la salle aux boucliers d’or.

Les loups s’enfuient, les vautours s’envolent, les boucliers se brisent, la Rose du Nord se frappe… Le sang ne coule plus de la poitrine d’Attila.

Le blond jeune homme, frère des dieux, dit un mot à l’oreille d’Attila, un mot à l’oreille d’Hildewige, et les deux âmes quittent leurs corps sanglants.

Le cheval aux ailes noires les empire. Attila dit : « Je sais parler aux femmes comme aux cavaliers ; elle a vu mon cœur, elle m’a aimé. »

La Rose du Nord dit : « Je te servirai l’hydromel dans la salle des guerriers, je te verserai l’hydromel dans le palais des braves. Je t’aime, roi des glaives ! »

Lorsque le soleil se couche, le cheval était au haut du ciel et Hildewige appuyait ses lèvres sur les lèvres d’Attila. Alors un cygne apparut.

Hildewige frissonne ; mais Attila sourit et dit au cygne : « J’ai cueilli la rose d’amour ; conduis-moi dans mon palais de nuages, dans mon palais d’azur.

Les bras de ma fiancée sont plus blancs que tes ailes, sa gorge est plus douce que tes ailes. Conduis-moi dans mon palais de nuages, dans mon palais d’azur. »

Le cheval étend ses ailes noires et s’arrête. Il avait décrit un cercle dans le ciel ; il s’arrête au-dessus du palais d’érable et Attila entend pleurer son armée.

Ils sanglotaient, en arrachant leur barbe, les cavaliers aux longs bras : « Le roi des glaives est mort et nos ennemis nous enferment dans un cercle de fer. »

Attila voit la plaine, blanche comme après la première neige ; mais ce sont des épées qui blanchissent la plaine, et il dit : « Nous aurons des noces sanglantes. »

Hildewige soupire : « Pourquoi as-tu, ô mon maître, mon doux maître ! pourquoi as-tu tiré l’épée contre les fils du soleil, contre les hommes immortels ? »

Le cygne prit la forme d’un guerrier ; il dit : « Attila, tu seras toujours le roi des moissonneurs ; lorsque des herbes impures étoufferont la terre, tu les faucheras à coups d’épée.

Tu es le soldat du Vieux, du père du monde. Regarde. » Attila regarde et il voit, au milieu du ciel, une tache brillante, une tache couleur de lait.

« Va commander ton armée, roi des glaives, dit le blond jeune homme, frère des dieux. » Le cheval aux ailes noires s’élance dans l’azur, et une grande voix crie dans les ténèbres :

« Bruyère des landes ! les lourds chariots ne broieront plus tes racines, les cuirasses des cavaliers brillent, au milieu des étoiles, comme des gouttes de lait. »

Aigle des marais, faucon des rivages, cygne des rivières, corbeau des forêts, posez-vous sur mon arc de frêne ; je vais, jusqu’à la moisson, regarder les yeux de ma bien-aimée. Je lui ai chanté ce que chantent les vagues au filet du pêcheur, ce que chantent les flèches aux joues brûlantes du soldat.