Poëmes en prose (Louis de Lyvron)/La Fille de Jephté

Alphonse Lemerre (p. 39-47).


Dieu seul est Dieu !



O vous tous qui allez, le long des chemins, cherchant la fleur de poésie, arrêtez-vous ! La fleur de poésie ne pousse pas sur les chemins, la fleur de poésie est fleur du paradis. Ouvrez le livre où flamboie la parole d’Allah, et vous y trouverez la fleur que vous cherchez, la rose sans épines qui cache entre ses feuilles des gouttes de rosée et des scarabées d’or.

Si vous lisez avec vos yeux le livre sacré, vous y trouvez la sagesse ; mais si vous le lisez avec votre cœur, vous sentez le parfum de la rose, vous voyez le ciel dans les gouttes de rosée, et vous entendez la musique que font les scarabées d’or avec leurs ailes d’émeraude.


Quand je regarde avec mes yeux le livre d’Allah, je lis : « La fille de Jephté pleura sur la montagne. » Mais si j’approche la rose de mes narines, si je touche avec mon cœur le scarabée d’or, je vois la montagne des cèdres ; je vois, au couchant, les flots gris de la mer Morte ; je vois, au fond de la vallée, dans les lauriers roses, les tentes brunes de Jephté. Je vois les vierges de Galaad qui pleurent la tête dans leurs mains, et les lévites qui entassent les pierres de l’autel que le sang d’Ephrata doit rougir.

Ephrata sanglote en tordant ses bras : « Je n’entendrai jamais un mot d’amour ! »


Mohamed, fais dire à ta flûte ce que disent, avant l’orage, les roseaux du lac salé ; Ephrata sanglote en tordant ses bras : « Je ne verrai plus le coucher du soleil. – Je n’entendrai jamais un mot d’amour. – Comme le dattier qui seul a poussé au creux du rocher, dans la mer de sable, jamais je n’entendrai le mot qui fait chanter dans l’oasis ronde, les palmiers aimés. »

Les vierges de Galaad soupirent : « Hélas ! hélas ! elle n’entendra pas le mot qui fait chanter la cime des dattiers quand les fleurs embaumées penchent leurs urnes d’or. Sa mère l’a nommée la vallée fertile ; mais le laboureur ne viendra jamais. Pleurez ! pleurez, fille de Galaad ! »

Ephrata sanglote en tordant ses bras : « Je ne verrai plus le coucher du soleil ! »


Gazelles, écoutez ; ce chant a été fait pour vos sœurs. Écoutez, gazelles, ce que disent, dans la plaine, les cavaliers de Jephté :

« Ils venaient des montagnes comme un torrent ; sous leurs pas pressés le sang fumait… Ils sont tous morts dans la vallée.

Jetez, filles de Galaad, jetez des fleurs aux cavaliers ! »


Écoutez Ephrata, douces gazelles, elle ne dira pas ce que vous dites en nattant vos cheveux. Elle dit : « Je n’ai jamais jeté mon collier… Comme la cavale entravée dont l’étalon est au désert, je frissonne dès que le vent souffle de l’orient. »

La femme a besoin d’amour comme l’herbe a besoin d’eau. Ephrata sanglote : « Mon cœur est une vague, une colline de sable, un nuage enflammé ; il frissonne dès que le vent souffle de l’orient. »


Mohamed, fais dire à ta flûte ce que disent les cymbales lorsque l’agha monte à cheval ; un chef va parler. Joue doucement pour ne pas éveiller Ephrata, qui soupire : « Je suis l’épouse, l’époux m’attend ; chantez, mes sœurs ! Que la couche soit parfumée ! que la tente soir relevée ! »


Joue, Mohamed, le chef parle.

« Étoile d’Orient, montre moi la route, mon cœur a soif d’amour. »

Le chef aux longs cheveux voit Ephrata endormie, et l’amour, comme une rosée, relève dans son cœur la fleur de poésie. Écoutez-le : « Sylphe aux lèvres caressantes, sylphes des nuits d’été, toi qui fais ouvrir les lis et faner les orangers, porte à cette asphodèle l’âme du cavalier. »


Entendez-vous, gazelles caressantes ? Ephrata soupire en s’éveillant :

« Huppe aux plumes rayées, bel oiseau du soleil, toi qui vois si loin, vois-tu, sur la plaine, un cavalier ? vois-tu, sur la plaine, mon fiancé ? »

Le cavalier s’avance et dit : « Je suis le souffle qui gonflera, dans le calice rose, la pomme vermeille. »

La vierge répond : « Je t’attendais comme l’herbe attend la pluie. »

Elle est belle, la fille de Jephté, elle est belle comme le matin, belle comme le milieu du jour, et le cavalier s’écrie : « Chantez, beaux oiseaux bleus ! chantez, grands bois de chênes ! chantez, cèdres moussus ! chantez, palmiers dorés ! votre ami n’est plus seul, votre frère est aimé !

Viens, j’ai, près d’un bois, un chariot d’érable doublé de peaux d’ours et de léopard ; j’ai des taureaux blancs, j’ai des vaches rousses et des poulains gris aux yeux étonnés. Viens, je t’apprendrai comment les étoiles fleurissent brillantes aux sillons des cieux. Viens, je t’apprendrai comment l’homme monte sans jamais mourir, viens, je t’aimerai comme les mésanges s’aiment dans leur nid. »

Ephrata pleure en répondant : « Je suis la victime promise au Dieu des armées. Va-t’en ! va-t’en ! Je suis la fille de Jephté. »

Fais vibrer ta flûte, Mohamed ; la voix du chef est forte. Fais vibrer ta flûte ; tu entendras encore le chef dire en pressant sur son cœur le lis de Galaad : « Mon cheval est plus fort qu’un taureau sauvage, plus doux qu’une génisse, plus léger qu’une biche, et mon bras fait ployer une lance de frêne. Viens, viens, je t’aime ! »

Alors celle qui ne devait pas avoir d’époux soupire dans les bras du cavalier : « Il a dit le mot que porte aux grands palmiers le vent du sud. Je suis l’épouse ; chantez, mes sœurs. »


Gazelles, chantez une chanson de noce ; Ephrata palpite dans les bras du cavalier.

« Nous avons mis sous le lin blanc les pains couleur de miel et deux grains, trois grains d’encens. Si vous avec faim, venez ! venez ! venez chercher les pains couleur de miel.

Nous avons mis sous le lin blanc la grenade entr’ouverte et deux grains, trois grains d’encens. Si vous avez soif, venez ! venez ! venez chercher la grenade entr’ouverte.  »

Gazelles, taisez-vous, les lévites montent de la vallée, ils chantent : « L’Éternel a pris dans sa main l’épée d’Israël ; devant lui nos ennemis ont fui comme la perdrix devant l’aigle, son souffle a balayés comme des fétus de paille, et son regard a consumé leurs escadrons plus serrés que les grains du raisin, que les grains du maïs. »


Plaignez celui qui ne lit qu’avec ses yeux le livre d’Allah : son cœur se dessèche au lieu de verdir comme le lilas au printemps. Celui qui ne lit qu’avec ses yeux brûlera comme de la paille.