Poëmes en prose (Louis de Lyvron)/Les Runes d’Attila/III

Alphonse Lemerre (p. 15-24).
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iii



Le vieillard dit au roi : « J’ai dressé dans ma barque neuve un mât grand comme le pin des montagnes, j’ai hissé une voile semblable au genévrier des collines. »

Attila s’asseoit sur le banc de sapin et la barque cingle vers l’île verte. Les loups nagent dans le sillage, les vautours fouettent de leurs ailes aiguës la voile bleue.

La côte s’abaisse, les vagues s’enflent. « Vole, vole, barque rouge, dit le vieillard, danse sur les flots comme une bulle légère, flotte comme un lis au milieu des ondes. »

Les vagues s’enflent, le vent rugit. « Nageons, nageons, disent les loups, nous aurons du sang à boire. – Volons, volons, disent les vautours, nous aurons des yeux à manger. »

Le vent rugit, l’éclair brille, la barque saute comme un saumon, les loups soufflent, les vautours crient, et Attila chante en balançant sa tête aux cheveux ras :

« Dans un palais de nuages mon âme dormira, dans un palais d’or et d’azur mon âme dormira, lorsque la terre sera rouge. Attila sera toujours roi ! »

L’éclair brille, les vagues se dressent, la bave tombe des gueules béantes, les plumes tombent des ailes froissées, Attila chante en balançant sa tête aux cheveux ras :

« Quand la terre sera rouge, je laverai mes mains dans un fleuve d’eau courante et mon âme s’en ira dans un palais de nuages. Attila sera toujours roi ! »

Les vagues se dressent, leurs bras verts serrent le flanc des loups, leurs langues blanches lèchent l’aile des vautours, et Attila chante en balançant sa tête aux cheveux ras :

« Rame, rame, vieillard ! Attila sera toujours roi ! » Le vieillard prit les rames et la barque accosta l’île verte où poussent les framboisiers, l’île verte de la mer pâle.

Attila saute sur le sable… Il ne voit plus la barque. Pourtant la barque était amarrée au rivage ; mais ce n’étaient pas des mains de femme qui avaient tissé la voile bleue.

Lorsque la nuit fut sombre, Attila étendit sur le sable sa peau de lion doublée de pourpre, se coucha et s’endormit. – Le cygne n’était pas là pour lui montrer la route.

Le cygne n’était pas non plus dans la barque rouge ; il était sur la colline couronnée de bouleaux où la Rose du Nord venait prier, le soir, la Vierge au croissant.

Le Vieux, le père du monde avait dit : « La main d’un homme ne peut pas tuer, la main d’un Dieu ne doit pas tuer Attila, le moissonneur. » Tu t’en souviens, ma chevrette ?

Voilà pourquoi le blond jeune homme avait un casque d’or sur la colline, voilà pourquoi il avait un manteau bleu, voilà pourquoi il attendait la Rose du Nord.

Il est beau comme l’arc-en-ciel après l’orage, lorsque Hildewige le voit dans un rayon de la lune. Il est appuyé contre un sapin, sa cuirasse étincelle, son casque flamboie.

Elle le voit dans un rayon de lune, la Rose du Nord, elle le voit et elle s’arrête, tremblante comme une biche qui entend les dogues aboyer dans les genêts.

Les yeux d’Hildewige n’étaient ni bleus ni noirs, ils étaient clairs comme l’écume des flots, bruns comme le roseau des marais, brillants comme le jonc des ruisseaux.

La langue d’un homme ne sait pas les mots d’amour qu’un Dieu peut prononcer… Lorsque les étoiles s’éteignirent, le guerrier pressait contre sa cuirasse la tête d’Hildewige.

Lorsque Attila s’éveille, il voit sur le sable un traîneau en bois de poirier, un traîneau attelé de deux chevaux noirs dont les crinières sont tressées avec de la laine.

Un coucou d’or ouvre ses ailes à la pointe du timon, deux coucous d’or battent des ailes sur le cercle des colliers, des grelots d’argent sonnent sur le poitrail des chevaux.

Attila monte dans le traîneau. Il fait siffler le fouet garni de perles, il secoue les rênes d’or, les rênes d’argent, et le traîneau glisse sur la neige blanche, sur la neige nacrée.

Les vautours ont lissé leurs ailes, les loups marchent comme des cavaliers : cent par devant, cent par derrière, cent à gauche, cent à droite du traîneau de poirier.

L’hôte de l’île verte était sur le seuil de sa maison peinte ; il entendit le bruit du traîneau et regarda du côté de la mer. En voyant les vautours et les loups, il s’écria :

« Un Dieu vient se reposer dans ma maison peinte, sous ma poutre de chêne, sur mon banc poli, devant mon foyer rouge. » Attila arrête son traîneau et lui dit :

« As-tu pour moi une vierge, une épouse, une hirondelle, pour dormir à mes côtés ? – J’ai une vierge, une épouse, une hirondelle pour dormir à tes côtés. »

Hildewige parut alors sur le chemin de la colline. Ses cheveux étaient dénoués, ses yeux étaient humides ; elle pensait au blond jeune homme, au beau guerrier.

« Il n’y a point de vierge ici qui veuille devenir ton épouse, il n’y a point d’hirondelle qui veuille dormir à tes côtés, » dit la Rose du Nord en rattachant ses cheveux.

« Hôte de l’île verte, je suis Attila ; donne-moi ta fille et je te donnerai dix barques pleines d’argent et deux barques pleines d’or. » L’hôte répond au roi des cavaliers :

« Je te donne ma fille, mon hirondelle, pour dormir à tes côtés. Hildewige, peigne tes cheveux, mets tes bracelets ; tu es la fiancée du roi qui commande aux vautours.

– Oh ! mon père ! toi qui m’as nourrie, on ne nous vend pas pour de l’argent, on ne nous donne pas pour de l’or rouge aux héros qui nous demandent.

– Attila, je te la donne, » dit l’hôte. On tua un élan pour le roi, un bœuf pour les convives, cent moutons pour les vautours, cent moutons pour les loups, et la noce fut faite.

À la fin du repas, la vieille mère, l’hôtesse vénérable, amena Hildewige derrière la haie, près de la porte de l’étable où ruminent les bœufs blancs, et lui dit tout bas : « Que ton oreille soit fine comme celle de la souris, que tes pieds soient légers comme ceux du lièvre, que ton cœur soit tendre comme la cime du jeune prunier.

– Oh ! ma mère ! toi qui m’as nourrie, pourquoi m’as-tu vendue ? Je n’aime pas le roi des loups ; j’aime un guerrier que j’ai vu cette nuit sur la colline des bouleaux. »

Mais les coupes étaient vides, mais le traîneau était attelé… Hildewige peigne ses cheveux en pleurant, elle met ses bracelets en pleurant, elle dit adieu à la maison peinte.

Elle a déjà un pied dans le traîneau d’Attila et elle dit encore adieu aux arbres du verger. Le traîneau part et, au coucher du soleil, il s’arrête près de la barque rouge.

Hildewige s’asseoit à l’avant, Attila s’asseoit à l’arrière, le vieillard prend les rames, les loups entrent dans l’eau pâle, les vautours volent sur le ciel gris.

Ce n’étaient pas des mains de femme qui avaient tissé la voile bleue. Elle s’enfle, le mât ploie, et la barque danse sur les flots comme une bulle légère sur la cascade irisée.

Hildewige chante en laissant pendre dans l’eau verte sa main blanche, elle chante en laissant flotter ses cheveux blonds, elle chante dans la vieille langue des runes.

Attila ne comprend pas ce qu’elle chante ; mais les vautours et les loups le comprennent. Les poissons aussi le comprennent, et les filles de la mer se dressent sur les vagues pour écouter.

Elle dit : « Quand tu viendras, ce soir, sous les sapins argentés, je n’y serai pas, mon bien-aimé ! » Attila sourit ; il ne comprend pas la langue des runes.

Attila sourit et dit tout bas : « Je sais parler aux femmes comme aux cavaliers. Elle pleure aujourd’hui ; mais lorsque j’ôterai ma cuirasse, elle verra mon cœur. »

Les loups pleurent en nageant, les vautours pleurent en volant, les filles de la mer pleurent et les poissons disent dans leurs bouches muettes : « La Rose du Nord se fanera. »

Le vieillard chante en tirant la rame : « Quand on sème du sang, il pousse des glaives ! quand on sème des glaives, il pousse du sang !… peut-être !… souvent ! »

La barque touche le sable de la mer pâle. Les vingts mille cavaliers attendaient depuis un jour, et les vagues se brisaient sur les flancs de leurs cavales noires.

Perce-neige au coeur d’or, pervenche bleue, violette pâle, semez vos graines dans ma barque de sapin ; je vais jusqu’aux rosées du printemps chanter des runes à ma bien-aimée. Je vais lui chanter ce que chantent les vagues au filet du pêcheur, ce que chantent les flèches aux joues brûlantes du soldat.