Poëmes en prose (Louis de Lyvron)/Les Runes d’Attila/II

Alphonse Lemerre (p. 6-15).
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ii



Les gouttes de rosée diamantent encore la plaine, les corbeaux croassent, deux élans boivent dans le fleuve, un nuage de poussière apparaît au couchant.

Ce nuage court avec vingt mille cavaliers, derrière les cavaliers galopent des loups, au-dessus, des vautours volent. Le chef monte un étalon tigré de taches fauves.

Arrivé au fleuve, le chef entre dans les flots, et lorsque l’eau touche la croupe de l’étalon il le fait cabrer, tire son épée et crie : « Vieux fleuve, Attila te salue ! »

Le vois-tu, épine blanche ? Les corbeaux s’envolent, les deux élans s’enfuient… Entends-tu, épine blanche, l’écho de la steppe gronder sourdement : « Attila ! Attila ! »

Attila traverse le fleuve. Il veut revoir les solitudes où il a joué pendant que sa mère trayait, dans les roseaux, les cavales aux crins frisés. – Les couronnes pèsent.

Il rêva, seul, jusqu’au coucher du soleil, et, lorsque la nuit vint, il étendit sur l’herbe rousse sa peau de lion doublée de pourpre, se coucha et s’endormit.

Les vingt mille cavaliers étaient restés sur la terre d’Europe ; mais les vautours et les loups avaient accompagné le roi sur la terre d’Asie, car ils suivaient Attila et non les cavaliers.

Ils le suivaient pas à pas ; dès que le roi s’arrêtait, ils s’arrêtaient. Lorsqu’il se coucha, les loups s’allongèrent autour de lui, les vautours planèrent au-dessus de sa tête.

Attila dort, la poitrine nue. Les dos gris font autour de lui comme un cercle d’acier, les ailes fauves font au-dessus de sa tête comme une tente ronde.

Attila dormait et les loups se parlaient, Attila dormait et les vautours se parlaient ; mais ils parlaient bas, de crainte de l’éveiller.

Les loups disaient : « À la suite d’Attila, nous avons traversé la terre en mangeant de la chair fraîche ; il est l’ami des loups ! » Les dents blanches brillaient.

Les vautours disaient : « Derrière Attila, nous avons traversé le ciel en mangeant des yeux bleus ; il est l’ami des vautours ! » Les becs jaunes claquaient.

Attila dormait et son étalon paissait près de lui, sans crainte des vautours ni des loups. Les vautours et les loups l’aimaient parce qu’il portait son maître les jours de bataille.

Pendant que les vautours et les loups se parlent, Attila rêve. Il rêve du chariot de son père, il rêve du temps où les jeunes filles lui souriaient au bord du fleuve.

Une larme glisse sur sa joue, il s’éveille en soupirant : « L’Amour ! l’Amour ! » Il voit briller les dents blanches, il entends claquer les becs jaunes et il soupire : « L’Amour ! l’Amour ! »

Attila avait, dans son palais d’érable, des filles de rois et des filles de comtes, des seins plus doux que la neige, des lèvres plus ardentes que l’éclair, des yeux plus profonds que le ciel.

Il avait, dans son palais d’érable, des prêtresses et des courtisanes, des danseuses au front étoilé et des vierges tremblantes comme un épi de blé ; mais il n’avait pas l’Amour.

Il n’avait pas l’Amour, l’Amour qu’il faut à tous ceux qui fondent, l’Amour qu’il faut à tous ceux qui tuent. – Les couronnes pèsent…

L’Aurore relève, rieuse, sa robe bleue frangée de perles ; mais elle aperçoit sur l’herbe rousse, entre les vautours et les loups, l’ensanglanteur de fleuves.

Elle en a horreur et s’enfuit. Un sourd murmure monte des herbes altérées : « Cet homme, disent-elles, nous écrasera-t-il toujours sous les pieds de son cheval ?… »

Attila rêve, le menton dans la main, il n’entend pas la voix de l’herbe ; mais la voix de l’herbe s’étant enflée, il l’entend et il a peur. Il a si peur qu’il saute à cheval.

Il part au galop. Les loups se précipitent derrière lui, les vautours le suivent à tire d’ailes, et le soleil, irrité de trouver les ténèbres, jaillit dans le ciel étoilé.

Lorsque Attila fut parti, les brins d’herbe se demandèrent pourquoi cet homme les écrasait sous les pieds de son cheval et la bruyère se mit à pleurer.

Elle songeait aux lourds chariots qui broyaient ses branches, elle songeait aux grands feux qui brûlaient ses racines autour du camps des cavaliers. Le soleil l’entendit.

Le blond jeune homme se pencha sur la crinière des chevaux aux pieds ailés et dit à la bruyère : « Ne pleure plus, fleur des chemins, je ferai mourir Attila, le roi des cavaliers. »

Ecoute sœur des mouettes, ce que dit au soleil le Vieux, le père du monde : « La main d’un homme ne peut pas tuer, la main d’un Dieu ne doit pas tuer Attila, le moissonneur. »

Dès que la nuit, secouant son voile, sema les étoiles sur la pourpre du soir, le blond jeune homme prit la forme d’un cygne et vola vers la tente où dormait Attila.

« Roi des cavaliers, dit le cygne, une rose va s’épanouir sur un églantier du Nord ; si tu veux la cueillir, suis-moi jusqu’à l’île verte où rougissent les baies du sorbier.

Ses bras sont plus blancs que mes ailes, sa gorge est plus douce que mes ailes. Si tu veux la cueillir, suis-moi jusqu’à la forêt où les framboisiers poussent. »

Attila saute sur son étalon tigré et suit le cygne. Il le suit jusqu’au matin ; mais lorsque les étoiles pâlissent, le cygne disparaît et le roi s’arrête pour l’attendre.

Pendant une semaine, deux semaines, presque trois semaines, il marcha toutes les nuits, s’arrêtant lorsque le cygne disparaissait, et il arriva sur le sable de la mer pâle.

L’île verte brille au couchant, comme une émeraude sur des cheveux d’or ; mais la mer est profonde et l’étalon tigré ne veut pas entrer dans les vagues sonores.

Attila est seul, – tous ses cavaliers sont tombés derrière lui, – les vautours, fatigués, laissent pendre leurs ailes, les loups, haletants, fouillent le sable de leurs museaux baveux.

Attila se tourne vers eux et dit : « Vautours, que j’ai nourris de chair, loups que j’ai abreuvés de sang, pouvez-vous me porter dans l’île verte où poussent les framboisiers ?

– Nos poitrines sont haletantes, » répondent les loups. – « Nos ailes sont fatiguées, » répondent les vautours. Alors Attila se toune vers la mer :

« Mer aux vagues pâles, je suis l’homme qui fait trembler les rois, je suis l’homme qui fait pleurer la terre ; porte-moi dans l’île verte où rougissent les baies du sorbier.

Mer, je suis Attila. Mon cœur, comme le tien, n’a aucun rivage… » Une lame se jette de l’écume au front du roi et dit en se retirant : « Mon cœur n’a pas de fond !

– Nous avons soif, » hurlent les loups. « Nous avons faim, » crient les vautours. Attila fronce le sourcil. Les loups s’approchaient menaçant, les vautours volaient plus bas.

Les dents blanches brillaient, les becs jaunes claquaient, la mer riait… Une barque apparaît au couchant. – La nuit sème les étoiles sur la pourpre du soir.

La barque n’est ni grande ni petite, sa voile est bleue, son mât ploie comme un roseau. Le vieillard qui tient la barre dit au roi des cavaliers :

« Roi, j’ai dressé pour toi, dans ma barque neuve, ce mât grand comme le pin des montagnes, j’ai hissé pour toi cette voile, semblable au genévrier des collines. »

Grive aux plumes vertes, fais ton nid dans mon casque ; écureuil des bois, fais ton nid dans mon bouclier ; je vais jusqu’aux neiges d’hiver, chanter des runes à ma bien-aimée. Je vais lui chanter ce que chantent les vagues au filet du pêcheur, ce que chantent les flèches aux joues brûlantes du soldat. »