Poëmes en prose (Louis de Lyvron)/La Chanson d’Arthur/II

Alphonse Lemerre (p. 54-66).
◄  I
III  ►

ii



Le jour de la pleine lune de juin, cent bardes et mille chevaliers sont assis à la table d’Arthur, dans le palais de Kerléon.

La table est bien servie.

Le roi, sur un siége de joncs verts, un tapis de drap aurore sous les pieds, un coussin de drap rouge sous le coude, a mis à sa droite la reine Genièvre, et à sa gauche Merlin. Messire Keu, le sénéchal, surveille les cuisiniers ; Béduyer, l’échanson, déguste l’hydromel, et Gauvain, le héraut ; appelle par leurs noms les convives lorsque le roi les désigne de la main. Médrod, l’Écossais à la prunelle fauve, est en face de Genièvre.

Le festin est gai. Le guerrier, vigoureux comme l’ours, rit volontiers en vidant sa corne d’ivoire ; la blonde Genièvre a les dents blanches, les porteurs d’épée n’ont point de soucis, les joueurs de harpe point d’inquiétudes.

Merlin seul ne rit pas ; il regarde l’Écossais, et il dit dans sa barbe blanche : « le sanglier n’a pas mangé toutes les vipères. » Merlin voit dans l’avenir ; il est, comme Arthur, fils d’un esprit de l’air et d’une vierge bretonne. Il comprend la langue des renards, et il dit dans sa barbe blanche : « Cette vipère mordra la femme aux tresses d’or. »

Lorsque la faim est apaisée, les pages posent devant chaque convive une coupe de vin miellé, et le roi Arthur dit : « Hommes savants dans l’art de poésie, il faut que l’avenir sache comment j’ai vaincu les ennemis de Gaëls, et les beaux vers, seuls, sont immortels ; accordez donc vos harpes et chantez ce que vous avez fait de mieux, pour que je choisisse mon historien. »

Le plus âgé accorde sa harpe et chante les cheveux blonds de Genièvre. Il se rasseoit, Genièvre lui donne un anneau d’or et Arthur le remercie.

« C’est un roseau vide, » murmure Merlin à l’oreille du roi.

Le second barde chante les yeux bleus de Genièvre ; le troisième, les dents blanches de Genièvre ; le quatrième, le cinquième, le sixième, tous jusqu’au dernier, chantent une des beautés de Genièvre……

La reine est belle comme un églantier fleuri, comme un pommier chargé de pommes ; mais elle est femme, et lorsque la dernière harpe se tait, ses yeux brillent.

Les porteurs d’épées dorment.

« Ce sont des roseaux vides, mumure Merlin à l’oreille du roi.

– Ils sont galants, » répond Arthur. Puis s’adressant à Médrod : « Chante aussi, mon neveu, tu n’es pas un Gaël, mais tu as de mon sang dans les veines. »

Médrod souriait. Il chante : « Celle que j’aime est si belle que je n’ose la chanter. Les vers les plus brillants ternissent les lèvres de la bien-aimée, et les cordes d’argent d’une harpe d’écaille ne peuvent jamais soupirer un baiser. »

Un étranger paraît sur le seuil. – Il n’y avait pas de serrures aux portes du palais d’Arthur. – Médrod regarde la reine et se rasseoit.

« Étranger, sois le bienvenu, » dit Arthur.

L’étranger entre. Une lourde épée pend le long de sa cuisse droite ; un loup le suit, tenant dans ses dents blanches une harpe d’érable. « Roi des Bretons, dit-il, je suis un barde gaël.

– Nous ne le connaissons pas, chuchotent les bardes.

– Sois le bienvenu encore une fois, répond Arthur. Quel est ton pays ?

– La Gaule. Tu es le dernier des rois gaëls, Arthur, fils de l’être mystérieux ; moi, je suis le dernier des bardes.

– Il est le dernier des bardes !… hurlent les roseaux vides.

– Faites silence, arrangeurs de mots ! crie Merlin.

– Il est le dernier des bardes gaulois, dit en souriant Médrod.

– Tu ne comprends pas la langue que je parle, fils des ténèbres ; tais-toi ! » répond le Gaulois.

L’Écossais franchit la table, l’épée à la main. Le Gaulois avait pris sa harpe dans la gueule du loup ; il s’en couvre comme d’un bouclier et l’épée de Médrod se brise en la touchant. Cette épée avait pourtant fendu bien des boucliers.

« Amis, ne tachez pas la robe de ma reine, dit Arthur ; demain la journée sera longue, et, si vous le voulez, au soleil levant, vous viderez votre querelle. Assieds-toi, Médrod. Mange, Gaulois ; bois dans ma coupe, puis tu chanteras.

Médrod sort pâle de colère. Le Gaulois prend la corne d’or, verse sur la table quelques gouttes de vin et dit : « Tu es le sang de la terre où poussent les chênes ; coule toujours rouge pour les Gaëls ! coule pour eux comme un fleuve ! donne-leur la force qui rend bon et la gaieté qui rend brave. »

Il vide la corne d’un trait, puis il touche les cordes de sa harpe. Les sons qui s’envolent ressemblent au bruit du vent dans les feuilles du bouleau, au murmure du ruisseau entre les feuilles du cresson. Il chante : « Blonde fille des chênes, Gaule aux lèvres vermeilles, vierge à qui j’ai donné mon âme, fais dire à ma harpe ce que disent tes grands bois. »

Les bardes marquent la mesure avec leurs mains pour ne pas laisser échapper une faute ; mais les porteurs d’épée sommeillent, et Genièvre pique de la pointe de son couteau la table de sapin. Le Gaulois secoue ses longs cheveux et tire de la harpe un si puissant accord que les guerriers frémissent, comme si la trompette avait retenti.

« Porteurs d’épées, je ne chante pas pour l’oreille, je chante pour le cœur ; éveillez-vous ! »

La voix du barde est plus forte que la voix d’un roi. Il chante : « Le soleil se lève sur la plaine sanglante, les mourants frissonnent, les chevaux blessés hennissent et meurent. L’armée gauloise est vaincue, et les derniers défenseurs d’Alise n’ont pas bu depuis la bataille.

Je vois le jour des larmes !

Le chef au front large regarde la plaine sanglante et il soupire – le chef qui n’a jamais eu peur : – « Ils étaient jeunes, ils étaient beaux !… La forêt n’a plus de grands arbres. »

Je vois le jour des larmes !

Le chef au front large regarde la plaine sanglante, son pied heurte un cadavre. Il se penche, baise les lèvres bleues, et il dit – le chef courageux : – « Tu avais laissé sur la colline une hirondelle joyeuse ; elle t’attend, et tu es mort… Ils étaient si braves ! ils étaient si forts ! ils ont été vaincu… C’est ma faute ! »

Je vois le jour des larmes !

Alors les blessés, qui n’ont pas bu depuis la bataille, se soulèvent sur leurs mains et crient : « Tu es le roi de la guerre ! Vercingétorix, que ton nom soit béni ! »

Je vois le jour des larmes !

Le sanglier courageux pleure comme un enfant ; alors la druidesse des vagues pose la main sur l’épaule du roi des épées. Elle dit : « Faisons de belles funérailles à la Gaule, qui va mourir ; qu’elle retrouve, sur les plaines du ciel, ses druides, ses bardes et ses soldats. Enfants ! réunissez les chars, les selles, les javelots, les flèches, les lances ; faites-en un monceau et mettez-y le feu ; la Gaule aura de belles funérailles, et le vent du ciel ne sera pas assez fort pour disperser nos cendres. »

J’ai vu le jour des larmes !

Alors Vercingétorix dit : « Il ne faut pas que la Gaule meure. » Il monte à cheval et sort d’Alise. Il sort d’Alise, – le sanglier courageux, – il met lui-même ses pieds dans les entraves et il dit au vainqueur : « Laisse mon peuple libre et je serai ton esclave. »

J’ai vu le jour des larmes ! J’ai vu le sanglier dans une cage de fer, et mon cœur s’est empli de haine. J’ai vu le roi des épées entravé comme un esclave, et la soif de la vengeance a fendu mes lèvres.

J’ai vu le jour des larmes, je veux voir le jour du triomphe. Gaëls ! Gaëls ! ne laissez pas vos épées se rouiller sous les baisers des femmes. »

« C’est un vrai barde, » murmure Merlin à l’oreille du roi.

« Ami, dit Arthur, ta voix me rappelle le cliquetis des épées, le froissement des cuirasses. »

Genièvre pique la table de sapin avec son couteau d’or, et elle sourit dédaigneusement. Genièvre est belle comme le lac des montagnes où le cygne fait son nid, elle est belle comme le vallon solitaire où la bruyère est blanche ; mais Genièvre est une femme.

« Comment trouves-tu ce chant ? lui demande Arthur.

– Je n’aime que les chants d’amour.

– Reine, je sais aussi des chants d’amour, dit le Gaulois, et il chante : « La vierge marche le long du ruisseau, dans la forêt verte ; ses longs cheveux flottent dénoués sur sa robe de lin, ses lèvres sourient aux papillons, ses doigts caressent les feuilles des fougères. Un chardonneret la suit, et dès qu’elle s’arrête il se pose sur son épaule……

« L’arbre de ceux qui chantent est le bouleau. Les branches du bouleau soupirent, les nuits d’hiver : « Ne te fie pas à l’étranger. »

Le chardonneret dit à l’oreille de la vierge : « J’ai dans la forêt un palais plus bleu qu’un soir de printemps, plus lumineux qu’un soir d’été, plus doré qu’un beau soir d’automne, plus brillant qu’un beau soir d’hiver. » La vierge répond au chardonneret : « Petit oiseau des bois, vous mentez…… »

L’arbre de ceux qui pensent l’aubépine. Les branches de l’aubépine soupirent, les nuits d’hiver : « Ne te fie pas à l’étranger. »

Le soleil brûle, la vierge suit le ruisseau dans la forêt sombre ; elle s’arrête sous un chêne et se couche sur la mousse. Le chardonneret se perche sur une branche verte et il gazouille en battant de l’aile : « Ferme tes yeux couleur du ciel…… »

L’arbre de ceux qui cherchent est le coudrier. Les branches du coudrier soupirent, les nuits d’hiver : « Ne te fie pas à l’étranger. »

La vierge s’éveille dans une grotte de cristal et le chardonneret chante sur ses lèvres : « Morgane, notre fils sera le roi des Bretons, Arthur à la main lourde…… »

L’arbre de ceux qui combattent est le frêne. – Genièvre, ne te fie pas à l’étranger. »

Genièvre rougit.

Arthur murmure à l’oreille de Merlin : « Je croyais que, seul, tu savais cela. » Puis, emplissant la lourde coupe : « Gaulois, tu seras mon barde, veux-tu aussi être mon frère ?

– Je le veux, roi Arthur. »

Les deux Gaëls s’ouvrent une veine, laissent tomber dans le vin trois gouttes de sang et boivent l’un après l’autre.

« Arthur, dit Genièvre, les torches brûlent les doigts des pages ; il est l’heure de se retirer. »

Les guerriers voulaient finir le festin par un grand combat ; mais Arthur ne sait rien refuser à Genièvre, et il se retire avec elle dans la chambre au plancher sablé. Les chevaliers se couchèrent sur les bancs, le Gaulois se dirigea vers le bois des chênes, et le devin s’assit sur le seuil.