Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 9

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 20-23).
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CHAPITRE IX


Comparaison de l’histoire et de la poésie. — De l’élément historique dans le drame. — Abus des épisodes dans le drame. — De la péripétie[1], considérée comme moyen dramatique.

I. Il est évident, d’après ce qui précède, que l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité.

II. En effet, la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver.

III. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l’histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l’histoire de détails particuliers.

IV. Les généralités, ce sont les choses qu’il arrive à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la nécessité, et c’est à quoi réussit la poésie, en imposant des noms propres. Le détail particulier c’est, par exemple, ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui a été fait.

V. On a déjà vu procéder ainsi pour la comédie. Après avoir constitué une fable d’après les vraisemblances, les poètes comiques imposent, de la même manière, n’importe quels noms, mais non pas, à la façon dont s’y prennent les ïambographes, pour composer sur des faits personnels.

VI. Pour la tragédie, les poètes s’emparent des noms de personnages qui ont existé. La raison en est que ce qui est possible est probable ; or, ce qui n’est pas arrivé, nous ne croyons pas encore que ce soit possible ; mais ce qui est arrivé, il est évident que c’est possible, car ce ne serait pas arrivé si c’était impossible[2].

VII. Néanmoins, dans quelques tragédies, il y a un ou deux noms connus, et les autres sont fictifs ; dans quelques autres, il n’y en a pas un seul de connu, par exemple dans la Fleur, d’Agathon[3] ; car, faits et noms, tout y est imaginaire, ce qui n’empêche pas que cette pièce fait plaisir.

VIII. Ainsi donc il ne faut pas affecter de s’en tenir de tout point aux fables traditionnelles sur lesquelles il existe déjà des tragédies. Cette affectation serait ridicule, car les sujets connus ne le sont que d’un petit nombre et, cependant, font plaisir à tout le monde.

IX. Il est évident, d’après cela, que le poète doit être nécessairement un faiseur de fables plutôt qu’un faiseur de vers, d’autant qu’il est poète par l’imitation : or il imite des actions ; donc, lors même qu’il lui arrive de composer sur des faits qui sont arrivés, il n’en sera pas moins un poète, car rien n’empêche que quelques-uns des faits arrivés soient de telle nature qu’il serait vraisemblable qu’ils fussent arrivés ou possible qu’ils arrivent, et, dans de telles conditions, le poète est bien le créateur de ces faits[4].

X. Parmi les fables et les actions simples, les plus mauvaises sont les épisodiques[5] ; or j’entends par « fable épisodique » celle où la succession des épisodes ne serait conforme ni à la vraisemblance, ni à la nécessité. Des actions de cette nature sont conçues par les mauvais poètes en raison de leur propre goût, et, par les bons, pour condescendre à celui des acteurs. En effet, composant des pièces destinées aux concours, développant le sujet au delà de l’étendue possible, ils sont forcés de rompre la suite de l’action.

XI. Mais comme l’imitation, dans la tragédie, ne porte pas seulement sur une action parfaite, mais encore sur des faits qui excitent la terreur et la pitié, et que ces sentiments naissent surtout lorsque les faits arrivent contre toute attente, et mieux encore[6] lorsqu’ils sont amenés les uns par les autres, car, de cette façon, la surprise est plus vive que s’ils surviennent à l’improviste et par hasard, attendu que, parmi les choses fortuites, celles-là semblent les plus surprenantes qui paraissent produites comme à dessein (ainsi, par exemple, la statue de Mitys, à Argos, tua celui qui avait causé la mort de Mitys en tombant sur lui pendant qu’il la regardait, car il semblait que cet événement n’était pas un pur effet du hasard), il s’ensuit nécessairement que les fables conçues dans cet esprit sont les plus belles.

  1. Περιπέτεια. M. Egger traduit ce mot quelquefois, et ici notamment, par surprise.
  2. Peut-être le membre de phrase : « Car, » est-il une glose marginale insérée dans le texte
  3. On ne sait rien de plus sur cette tragédie.
  4. Voir une remarque importante de M. Thurot sur cette phrase. (Revue critique, février 1875, p. 131.)
  5. G. Hermann, d’après Castelvetro, transporte tout ce paragraphe dans le chapitre suivant, après : ἡ μετάϐασις γίγνεται.
  6. Nous adoptons la transposition proposée par Hermann, que justifie la suite du texte.