Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 25

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 62-69).
◄  XXIV.
XXVI.  ►


CHAPITRE XXV


Objections faites au style poétique. — Solutions.


I. Sur la question des objections et de leurs solutions, du nombre et de la nature de leurs formes, on verra clairement ce qu’il en est par les considérations qui vont suivre.

II. Comme le poète est un imitateur, aussi bien que le serait un peintre ou n’importe quel autre artiste de cet ordre, il s’ensuit nécessairement qu’il imite les choses sous quelqu’une de ces trois formes, ou telles qu’elles existaient ou existent, ou telles qu’on dit ou qu’on croit qu’elles sont, ou enfin telles qu’elles devraient être.

III. Ces choses sont énoncées au moyen de l’expression propre, ou bien par des gloses et par des métaphores. L’élocution (poétique) est susceptible de nombreux changements ; car c’est une faculté que nous accordons aux poètes. De plus, la correction n’est pas de la même nature pour la poétique et pour la politique, ni même pour n’importe quel autre art et pour la poétique.

IV. La poétique, elle, est sujette à deux genres de fautes ; les unes qui lui sont propres, les autres accidentelles. En effet, si elle se proposait d’imiter dans des conditions impossibles, la faute en reviendrait à elle-même, tandis que, si le dessin était correct, mais qu’elle représentât un cheval jetant en avant ses deux jambes de droite, ou commit quelque faute contre un art particulier, par exemple, contre la médecine ou tout autre art, les impossibilités qu’elle imaginerait ne seraient pas imputables à la poétique elle-même.

V. En conséquence, c’est d’après ces observations qu’il faudra résoudre (réfuter) les critiques introduites dans les controverses. (A)[1] Il y a d’abord celles qui se rapportent à l’art lui-même. Des impossibilités ont été imaginées, c’est une faute ; mais c’est correct, si le but de l’art est atteint.

VI. Et en effet, l’on a dit[2] que ce but (était atteint) si, de cette façon, l’on rendait plus saisissante la partie en question ou quelque autre partie ; exemple, la poursuite d’Hector.

VII. Si pourtant le but pouvait être atteint plus ou moins, et qu’il y eût une faute contre l’art dans lequel rentre la chose en question, ce ne serait pas bon ; car il faut, si c’est possible, ne commettre absolument aucune faute sur aucun point.

VIII. B. De plus, sur lequel des deux points porte la faute ? sur quelque détail inhérent à l’art, ou bien sur quelque autre fait accidentel ? Car elle est moins grave si le poète a ignoré que la femelle du cerf n’a pas de cornes[3] que s’il ne l’a pas représentée suivant les principes de l’imitation.

IX. C. Outre cela, si l’on reproche le manque de vérité, on répondra qu’on a voulu rendre les objets tels qu’ils devraient être. C’est ainsi que Sophocle disait que lui-même représentait les hommes tels qu’ils doivent être, et Euripide tels qu’ils sont. Voilà comment il faut réfuter cette critique.

X. D. Si l’on dit qu’ils ne sont représentés d’aucune des deux façons, c’est ainsi (dira-t-on) que les voit l’opinion commune ; par exemple, ce qui se dit sur les dieux. Car il ne serait peut-être pas mieux parler de telle façon, ni possible de dire la vérité, mais on en parle un peu au hasard, comme dit Xénophane.

XI. E. Ce n’est pas l’opinion commune[4], et ce n’est peut-être pas le mieux, mais c’est la réalité. Exemple, ce vers sur les armes :

Leurs lances étaient plantées droit sur le bout[5].

En effet, c’était l’usage alors, comme font encore aujourd’hui les Illyriens.

XII. F. Quant à la question de savoir (si) la parole ou l’action d’un personnage est convenable ou non, il ne faut pas l’examiner en n’ayant égard qu’à cette parole ou à cette action prise en elle-même pour voir si elle est bonne ou mauvaise, mais en considérant aussi quel est celui qui agit ou parle, à qui il a affaire, dans quel moment, en faveur de qui, dans quel but, comme, par exemple, en vue d’un plus grand bien, afin qu’il se produise, ou à cause d’un plus grand mal, afin de l’éviter.

XIII. G. Les critiques qui ont trait au style, il faut les détruire, par exemple en alléguant l’emploi d’une glose ou nom étranger :

Les mulets d’abord[6] ;

car, peut-être, ne veut-il pas entendre ici les mulets, mais les gardes. Et à propos de Dolon

Qui, certes, était mal conformé[7],

cela ne signifie pas difforme de corps, mais laid de figure, car, chez les Crétois, on dit εὐειδὲς (de belle forme) pour exprimer la beauté du visage. Et dans ce vers :

Mélange (du vin) « ζωρότερον[8] »

« ζωρότερον[9] » ne signifie pas « du vin non trempé d’eau » comme pour les ivrognes, mais « plus promptement ».

XIV. H. Tel terme a été employé par métaphore, comme dans ces vers :

Tous les autres, — dieux et hommes — dormaient la nuit entière…[9]

Puis il dit en même temps :

lorsqu’il regardait du côté de la plaine de Troie…[10]…le son des flûtes et des syrinx[11].

Le mot πάντες a été pris par métaphore, à la place de πολλοί (beaucoup) ; car le mot tout, ici, veut dire en grand nombre.

Ceci encore :

Mais celle qui est la seule à être privée…[12]

est dit par métaphore ; car, ce qui est le plus connu, c’est ce qui est seul.

XV. I. (On peut encore réfuter la critique en alléguant) l’accentuation, comme Hippias de Thasos la réfutait à propos de l’expression :

δίδομεν δέ οἱ… nous lui donnons[13],

et de cette autre :

ce qui d’une part n’est pas pourri par la pluie[14].

XVI. K. D’autres fois on alléguera la ponctuation, comme dans ce vers d’Empédocle :

Et dès lors naquirent mortels les êtres qui, auparavant, avaient appris à être immortels ;
et purs, auparavant, ils avaient été mélangés[15].

XVII. L. Ou bien l’amphibologie :

La plus grande moitié de la nuit est passée…

car πλέων est équivoque[16].

XVIII. M. Ou encore les expressions consacrées par l’usage. C’est ainsi que de tout breuvage mélangé on dit « du vin », et que l’on écrira :

une cnémide d’étain nouvellement ouvré,

ou que l’on appellera χαλκεῖς (ouvriers en airain) ceux qui travaillent le fer. C’est ainsi que l’on a dit de Ganymède : οἰνοχεύει (il verse du vin) à Jupiter, bien que (les dieux) ne boivent pas de vin[17]. Toutes ces locutions rentrent dans la métaphore.

XIX-XX. Il faut aussi, lorsqu’un nom semble indiquer quelque contradiction, observer de combien de manières il peut être entendu dans le passage en question ; par exemple, dans celui-ci : La lance d’airain s’attacha τῇ (sur celle-ci)[18]. De combien de manières[19] la lance fut-elle arrêtée par celle-ci ? Est-ce de cette manière-ci qu’on devra le mieux l’entendre, à savoir : « contre cette lame » (sans y pénétrer) ? Il y a encore le cas examiné par Glaucon : certains ont un préjugé non fondé en raison ; raisonnant et décidant d’après cela et après avoir parlé d’après leur opinion personnelle, ils critiquent la chose qui est en contradiction avec leur pensée.

XXI. C’est ce qui est arrivé à propos d’Icare. On pense qu’il était Lacédémonien. On trouve étrange, par suite, que Télémaque, arrivé à Lacédémone, ne se soit pas rencontré avec lui ; or la chose s’est peut-être passée comme les Céphalléniens le racontent. Ils prétendent qu’Ulysse épousa une femme de chez eux et qu’il s’agit d’Icade[20], et non pas d’Icare. Il est donc probable que cette controverse est causée par une erreur.

XXII. En somme, il faut ramener l’impossible à la conception poétique, ou au mieux[21], ou à l’opinion ; car, pour la poésie, l’impossible probable doit être préféré à l’improbable, même possible. Pour le mieux, il faut que les personnages soient représentés non seulement tels qu’ils sont, comme dans les peintures de Zeuxis, mais aussi le mieux possible, car l’œuvre doit surpasser le modèle. (Pour l’opinion), s’il s’agit de choses déraisonnables, la composition peut avoir ce caractère et, par quelque côté, n’être pas déraisonnable ; car il est vraisemblable que certaines choses arrivent contrairement à la vraisemblance[22].

Pour les choses contradictoires par rapport à ce qui a été dit, il faut examiner, comme lorsqu’il s’agit des réfutations oratoires, si une même chose a été mise en rapport avec la même chose et de la même façon, si le poète a parlé lui-même, et voir dans quelle intention il s’est exprimé ainsi et quelle idée un homme de sens se ferait de son langage.

XXIII. Portant sur une inconséquence ou sur une méchanceté, la critique sera fondée si c’est sans aucune nécessité que l’on emploie soit l’inconséquence, comme Euripide dans Égée[23], ou la méchanceté, comme celle de Ménélas dans Oreste.

XXIV. Ainsi donc les critiques se tirent de cinq espèces (d’idées), présentées soit comme impossibles, comme inconséquentes, comme nuisibles, comme contradictoires, ou enfin comme contraires aux règles de l’art. Quant aux solutions (ou réponses), il faut les examiner d’après les explications qui précèdent ; or elles sont au nombre de douze.

  1. A. Nous marquons par des lettres les douze objections posées et résolues.
  2. Chap. XXIV, § 10.
  3. Pindare : Χρυσοκέρων ἔλαφον θήλειαν. (Olymp., III, 52.)
  4. Autre réponse aux critiques.
  5. Iliade, X, 153.
  6. Homère (Iliade, I, 50. Cp. Iliade, X, 316) où le même mot a le sens de « gardes »
  7. Iliade, X, 316.
  8. Iliade, I, 203. Cp. Plutarque, Problèmes, V, 4.
  9. a et b Iliade, II, 1.
  10. Iliade, X, 11.
  11. Iliade, X, 13.
  12. Iliade, XVIII, 489. Il s’agit de la Grande Ourse, la seule constellation qui soit privée de se plonger dans l’Océan.
  13. Iliade, XXI, 297. — On accentuera suivant le sens adopté δίδομεν (damus), ou διδόμεν pour διδόναι (dare). Voir la note de Buhle.
  14. Iliade, XXIII, 358. Cp. Alexandre d’Aphrodisias : In Elench. Soph., Aristot., fol. 12. — οὐ peut devenir οὗ et prendre le sens de , là où.
  15. Cette citation est donnée plus complètement par Athénée (Deipnosoph., X, p. 423, f, et par Simplicius, Auscult. phys., fol. 7 b). Le sens varie selon que l’on ponctue avant ou après τὰ πρὶν, au second vers.
  16. Iliade, X, 252. Pour saisir cette équivoque, il faut connaître le vers suivant : τῶν δύο μοιράων, τριτάτη δ’ ἔτι μοῖρα λέλειπται. La plus grande des deux portions (sur trois) est passée et il reste encore la troisième. — Πλέων est équivoque, « car ce plus peut s’appliquer à la moitié ou aux deux tiers de la nuit ». (Egger.) — Eustathe trouve même un triple sens à ce passage.
  17. Cp. Homère (Iliade, XX, 234, et le commentaire d’Eustathe sur l’Odyssée, I, 374). Le mot οἰνοχεύω ou οἰνοχέω a signifié d’abord verser du vin, puis verser à boire.
  18. Iliade, XX, 272. — Τῇ correspond à πτύχη χρυσείη, l’une des cinq lames qui composaient le bouclier d’Achille.
  19. Ici commence le § 20 de Buhle, qui se rattache par ce qui suit au passage d’Homère.
  20. Pénélope était fille d’Icade.
  21. Au mieux (idéal). — (Egger.)
  22. Cp. plus haut, chap. XVIII, § 8.
  23. Pièce perdue.