Poésies de Schiller/Texte entier

Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. v-284).

DES POÉSIES LYRIQUES
DE SCHILLER.

La poésie lyrique est l’une des joies les plus pures, et l’une des gloires littéraires les plus brillantes du peuple allemand. On n’a point vu se développer dans ce vaste pays d’Allemagne certains rameaux de la pensée humaine qui, dans d’autres contrées, ont porté tant de fleurs précieuses et tant de fruits vivifiants. L’Allemagne n’a point eu de Molière, point de Walter Scott ni de La Fontaine, et le drame, qui, dans les derniers temps, lui a donné une si grande illustration, le drame n’est apparu sur la scène allemande avec une réelle originalité et un véritable éclat, qu’après une longue suite d’obscurs tâtonnements, de froids essais, de fades imitations. Sa rapide durée, sa subite décadence, prouvent qu’il n’était point issu du génie de la nation allemande, mais de la pensée puissante de quelques hommes. Ce drame commence à Lessing et finit à Goethe. Après la mort de Schiller, après le silence de l’immortel auteur de Faust, les théâtres d’Allemagne sont retombés dans leur viduité première ; les œuvres de Werner, de Mullner, de Grillparzer ; les trop nombreuses productions de Raupach et le brillant début de M. Munch-Bellinghausen, ne lui ont donné qu’une lueur fugitive. Le désordre est entré dans les rangs de ces écrivains dramatiques que deux bannières illustres ralliaient, il y a vingt ans, autour d’un sentiment de création originale, d’une grande idée d’art. Dans leur vague incertitude, dans leurs désirs flottants et leur impuissance, ils en sont réduits maintenant à chercher une substance étrangère, à prendre, qui de-ci, qui de-là, une comédie du Théâtre-Français, un vaudeville de Boulevard, qu’ils revêtent de langues germaniques, et conduisent à la lisière sur le théâtre de Vienne ou de Berlin.

Mais depuis les plus anciens temps, l’Allemagne, avec sa nature tendre, rêveuse, idéale, a senti s’éveiller en elle le sentiment mélodieux de la poésie lyrique. Les vieux guerriers chantaient en allant au combat ; les Minnesinger ont répandu à travers les sombres mœurs du moyen âge les trésors de l’inspiration la plus suave, et les délicieux accents d’une pensée d’amour unie à la religion par un lien mystique. Les Meistersanger conservaient la même inspiration, et ils n’en altérèrent le charme primitif qu’en se trompant eux-mêmes sur certains effets de style et certains raffinements de forme. C’est par la poésie lyrique que la première école silésienne se signala au XVIIe siècle ; c’est par la poésie lyrique que Bürger, Holly et leurs jeunes amis de Goettingue ramenèrent les beaux esprits de leur temps à une tendance littéraire plus juste, à un langage plus simple et plus vrai. Enfin, c’est par la poésie lyrique que les principaux écrivains de l’époque actuelle, Novalis, Uhland, Ruckert, se sont fait une renommée qui de l’Allemagne s’est promptement répandue dans les autres contrées. À travers les tempêtes qui ont agité l’Europe, les événements politiques qui en ont changé la face, au milieu des questions vitales dont le monde poursuivait chaque jour la solution, l’Allemagne est apparue comme le scalde scandinave, qui ne pouvait en prenant l’épée abandonner sa harpe. Elle n’a pas cessé un instant de rêver, et pas un instant de chanter. Klopstock saluait par une ode l’aurore de notre révolution, et Théodore Korner, après avoir suivi tout le jour son escadron de chasseurs sur le champ de bataille, composait le soir au bivouac la chanson du lendemain. Il faut avoir visité les diverses contrées de l’Allemagne, pour savoir tout ce qu’il y a là d’instinct musical et de sentiment lyrique. Dès qu’on a passé la frontière, il semble qu’on entre dans une région fabuleuse où les hommes gazouillent et chantent comme des oiseaux. L’ouvrier chante en s’en allant le sac sur l’épaule, de ville en ville, gagner ses titres de maîtrise ; l’étudiant chante en cheminant sur la route de son Université ; l’humble famille bourgeoise qui, le dimanche, va se reposer des fatigues de la semaine sous le feuillage d’un Lustgarten, ne rentre guère dans sa demeure sans entonner aussi quelque chanson d’Uhland mise en musique par Strauss ; et dans les salons du grand monde, on serait bien étonné de passer une soirée sans cahiers de musique et sans piano. Il y a en Allemagne des chants pour toutes les fêtes et toutes les circonstances solennelles de la vie, pour toutes les classes de la société, toutes les corporations, tous les métiers, et chaque jour en augmente encore le nombre. Là, pas un site pittoresque qui n’ait été célébré plusieurs fois par les poëtes, pas une ruine des bords du Danube qui n’ait sa légende populaire, pas un château de la Thuringe, des bords du Rhin, de la Silésie, dont le nom ne se retrouve dans plusieurs recueils littéraires, dont l’histoire, réelle ou fictive, n’ait été racontée dans mainte et mainte strophe.

Ces chants de l’Allemagne n’ont point en général la vive et émouvante gaieté de ceux de la France, ni le caractère humoristique de ceux de l’Angleterre. Il en est peu qui n’allient à l’élan le plus joyeux une réflexion philosophique, une pensée religieuse. On y trouve d’ailleurs, même dans les plus vulgaires, un indice de vague rêverie, un sentiment de la nature qui ne se révèlent point dans les nôtres. L’ouvrier allemand ne se contente point de célébrer en vers plus ou moins corrects l’amour et le vin, il chante souvent avec une douce et naïve mélancolie la verdure des champs, la fraîcheur des bois ; et il y a telles de ces chansons d’artisan, de ces Burschenlieds qui retentissent chaque jour dans les plus obscurs cabarets et que l’on pourrait citer comme de petites odes harmonieuses, et remarquables par une pensée exquise.

Il est clair cependant que dans cette quantité de poésies lyriques qui inondent l’Allemagne, il y a un nombre infini de chansonnettes qui ne peuvent être considérées que comme des motifs de composition musicale, ou comme la pâle expression d’une pensée banale. C’est à la critique à chercher, au milieu de tant de productions, ce qui mérite d’être conservé et classé parmi les véritables œuvres d’art. Dans ces œuvres choisies, on distinguera les poésies lyriques de Schiller. L’homme de génie a mis là les qualités que l’on aime à retrouver dans ses drames, sa tendresse de cœur, ses grandes idées sociales, sa philosophie religieuse. Quand il n’aurait point écrit Marie Stuart, Guillaume Tell, Wallenstein, son petit volume d’élégies, de ballades, suffirait pour lui assurer une belle place parmi les poëtes de notre époque. Nous avons publié, en tête de la traduction de son théâtre, une notice biographique qui nous dispense de revenir sur les divers incidents de la vie de ce grand écrivain. Nous essaierons ici de rechercher les premières traces de ses compositions lyriques, et d’indiquer les différentes phases que sa pensée a suivies, le cercle qu’elle a parcouru, jusqu’à ce qu’elle arrivât à sa dernière manifestation, à son dernier développement, interrompu, brisé par une mort prématurée.

Schiller débuta dans la carrière littéraire, à l’âge de seize ans, par une ode intitulée le Soir. Le rédacteur du Magasin de Souabe, qui la publia, y joignit une note dans laquelle il disait que l’auteur de cette pièce prouvait qu’il avait étudié les bons modèles. Tout, dans ses vers, indiquait en effet une lecture assidue, une étude sérieuse, mais servile, de Klopstock. C’était une hymne religieuse où se révélait déjà la nature tendre, sentimentale de Schiller qu’il a mainte fois manifestée dans ses autres œuvres :

« Maintenant, s’écriait-il, l’esprit du poëte s’exhale en chants divins ! Laisse, Seigneur, couler ces chants de mon cœur ému ; laisse mon inspiration prendre l’essor hardi qui doit aller jusqu’à toi, qui doit m’emporter avec un sentiment céleste par delà les sphères, et me faire louer le soir et le Dieu du soir. Pour les rois, pour les grands, ce sentiment n’est rien, il n’agit que sur l’âme modeste. Ô Dieu ! donne aux autres les biens de ce monde ; à moi la nature, à moi les poétiques chansons ! »

La seconde pièce, que Schiller publia en 1777, annonçait encore moins de pureté, de goût que d’inspiration naïve. Elle avait pour titre : Le Conquérant. C’était, comme le remarque judicieusement alors un des amis mêmes du poëte, « une œuvre enfantée dans une colère factice, avec le souvenir de la Messiade et des prophètes de l’Ancien Testament, une œuvre pleine d’une fureur impétueuse, d’une ardeur sauvage, mais pleine aussi d’exagération, d’enflure et de non-sens. » Le passage suivant suffit pour en donner une idée :

« C’est toi, ô conquérant ! qui fais frémir mon sein. Ma poitrine s’enfle pour prononcer sur toi une parole ardente de vengeance, pour te maudire à la face du monde et à la face de l’Éternel. Quand la lune poursuit sa marche silencieuse, quand les étoiles brillent dans l’ombre, ton image, ô vainqueur, m’apparaît dans mes rêves, et cette image m’épouvante. Je me lève avec fureur, je frappe la terre, je prononce avec gémissement ton nom, ô réprouvé ! je le fais retentir dans les ténèbres de la nuit. »

Le poëte qui plus tard devait mettre dans ses œuvres tant de verve, et ouvrir à sa pensée un si large espace, procédait péniblement à ses premiers essais. Enfermé dès son enfance dans une école, isolé du monde, dépourvu de toute expérience, ce n’était point dans ses propres émotions, dans la connaissance de la vie, qu’il trouvait ses images poétiques, mais dans des émotions étrangères, dans les livres qu’il recherchait par le pressentiment secret de sa vocation. « Qu’on ne se figure point, a dit un des amis de sa jeunesse, que les premiers vers de Schiller fussent le résultat facile, naturel, d’une vive et abondante imagination, du mouvement du cœur, de l’inspiration charmante des Muses. Non, ce ne fut qu’après avoir patiemment cherché de côté et d’autre des idées, des formes ; après avoir exercé dans toutes sortes de voies l’activité de son esprit, après de nombreuses et stériles tentatives, qu’il osa publier, en 1777, une ode d’après laquelle les critiques pouvaient à peine deviner l’essor qu’il prendrait un jour. »

« La carrière poétique n’était en ce temps-là, pour lui, qu’un âpre et rude sentier, qu’il côtoyait péniblement en vue d’un but lointain. Éloigné et banni, pour ainsi dire, de la réalité, il essayait de se former un domaine imaginaire, où il luttait lui-même contre les éléments de la vie positive qu’il n’avait point encore appris à distinguer[1]. » Quel poëte n’a été ainsi, au commencement du chemin, saisi par ces douces et trompeuses chimères de la jeunesse, emporté tout d’un coup, sur des ailes d’or, dans une sphère idéale, et bercé comme un enfant assoupi dans l’harmonieuse région des songes ? Les uns, en ouvrant les yeux à la lumière, en observant l’illusion dont ils avaient été le jouet, ont vu, comme Icare, leurs ailes se fondre aux rayons d’une lumière trop vive, et se sont noyés, comme lui, dans une vague impénétrable. D’autres, pleins de force encore après cette chute, ont su rester sur le rivage et s’y frayer une nouvelle route. Schiller était un de deux qui peuvent passer par plusieurs épreuves sans y épuiser leur force et leur pouvoir, et la biographie de ces hommes, qui ont traversé courageusement, noblement, les écueils de l’art et de la fortune, est une étude intéressante dont tout esprit sérieux doit tirer d’utiles leçons.

Schiller avait manifesté dès son enfance un sentiment très religieux. À l’école militaire il conserva le même penchant, et la lecture de Klopstock ne pouvait que le fortifier. En 1777, le souvenir des enseignements de sa famille, les pieuses exhortations de sa mère le dominaient encore pleinement. Il publia dans le Magasin de Souabe une prière qui mérite d’être citée comme une des plus pures, des plus tendres manifestations de cette âme de poëte.

« Souvent, dit-il, les ténèbres du doute ont enveloppé mon cœur, et dans l’angoisse que j’éprouvais, ô mon Dieu ! tu le sais, j’ai cherché ta lumière. Tu m’as soutenu dans de mauvais jours, dans des jours où, d’un côté, la superstition lançait ses arrêts passionnés, où, de l’autre, l’incrédulité me jetait son rire moqueur. Me voilà vacillant dans l’orage, hélas ! et le faible roseau succomberait dans sa faiblesse si tu ne prenais pitié, ô notre Père, de tes créatures ! Garde mon cœur dans ce repos, dans ce saint repos où nous sommes plus accessibles à la vérité. Le soleil ne se reflète pas dans la mer orageuse, il ne répand ses lueurs éclatantes que sur le miroir des vagues paisibles. Conserve-moi ce calme, pour que je puisse, mon Dieu, reconnaître Jésus-Christ que tu nous as envoyé ; car là est la vérité qui fortifie le cœur et qui élève l’âme. Si j’ai la vérité, j’ai Jésus ; si j’ai Jésus, j’ai Dieu ; si j’ai Dieu, j’ai tout. J’entends le son de la cloche qui m’appelle au temple. Je vais là porter ma croyance, m’affermir dans la vérité, me préparer à l’éternité. Dirige-moi, mon Père, ouvre mon cœur aux impressions de la vérité, afin que je puisse les communiquer aux miens et qu’ils soient heureux. »

Entre l’année 1776 où cette prière fut vraisemblablement composée, et l’année 1778 où Schiller écrivit les Brigands, une révolution radicale s’opéra dans son esprit. Après avoir été si vivement ému, et, l’on pourrait dire, absorbé par le sentiment religieux, il se sentit peu à peu attiré, entraîné par toutes sortes de réflexions et d’idées diverses.

Bientôt il éprouva cette inquiétude, cette agitation d’une âme jeune, sincère, passionnée, qui ayant perdu son premier point d’appui en cherche aventureusement un autre, s’afflige de ce qui lui manque, et s’irrite de ne point trouver ce qui trompe ses ardents désirs. Il a lui-même dépeint d’une façon touchante cette situation douloureuse, dans un roman qu’il écrivait alors sous le titre de : Lettres de Jules à Raphaël. « Heureux temps, dit-il dans une de ces lettres, jours célestes, où, les yeux fermés, je suivais encore avec ivresse le cours de la vie. Je m’abandonnais à mes sensations et j’étais heureux ; Raphaël m’a appris à penser, et je suis prêt à pleurer sur cette découverte. Tu m’as enlevé la foi qui me donnait le calme. Tu m’as enseigné à mépriser ce que je vénérais. Tant d’idées étaient pour moi sacrées, avant que ta triste sagesse les dépouillât de leur charme. Quand je voyais le peuple se rendre en foule à l’église, quand j’entendais les membres d’une nombreuse communauté unir leurs voix dans une même prière, oui, me disais-je, oui, elle est divine, cette loi que les meilleurs des hommes confessent, qui subjugue l’intelligence et console le cœur. Ta froide raison a éteint mon enthousiasme. Ne crois, m’as-tu dit, qu’à ton jugement ; il n’y a rien de sacré que la vérité, et ce que le jugement reconnaît est la vérité. J’ai obéi, j’ai sacrifié mes plus douces pensées. Mon jugement est le seul guide qui me reste pour m’élever à Dieu, à la vertu, à l’éternité. Malheur à moi, si dans les actes de ce jugement je venais à trouver quelques contradictions, s’il fallait douter de son infaillibilité, si l’une des fibres malades de mon cerveau troublait sa direction ! »

Un peu plus loin, dans ces mêmes lettres, Schiller formule sa nouvelle philosophie, et cette philosophie est un panthéisme poétique. « Toutes les perfections de l’univers, dit-il, sont réunies en Dieu. La nature et Dieu sont deux grandeurs égales. La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. »

Ce fut dans cette effervescence de la pensée, dans ce conflit des sentiments pieux, naïfs, dont il s’éloignait, et des nouvelles croyances dont il cherchait à s’emparer, que Schiller écrivit les Brigands et l’ode à Charles Moor, dernier sanglot de cette tragédie terrible, dernier accent des émotions violentes que Schiller s’était données lui-même en la composant.

Cette ode parut dans une Anthologie que le poëte publia en 1782, et qu’il remplit presque en entier de ses propres œuvres. Déjà ce n’était plus l’écolier laborieux, mais peu sûr de lui-même, inquiet et incertain, qui, en s’essayant à faire son thème, n’osait quitter des yeux le maître qu’il s’était choisi, le rhythme qui lui servait de modèle. En s’abandonnant un jour à un mouvement de fougueuse inspiration, il avait en quelques semaines accompli une œuvre d’une rare hardiesse, et obtenu un éclatant succès. Maintenant, il s’en allait plus libre et plus fort, oubliant les liens trop étroits dans lesquels il s’était lui-même enlacé, et peignant tantôt avec une virile énergie, tantôt avec une grâce suave, tantôt avec une généreuse colère, ses propres émotions.

On trouve dans l’Anthologie un grand nombre de pièces de différents tons et de différentes natures, dont la plupart ont été conservées dans le dernier recueil des œuvres lyriques du poëte, les unes en entier, les autres modifiées, corrigées, et parfois considérablement abrégées par lui.

Telle est entre autres celle qui a pour titre : Rousseau, dont Schiller n’a gardé que deux strophes[2] et qui primitivement en avait quatorze. Dans cette pièce, il dépeignait les souffrances du philosophe errant de contrée en contrée et s’écriait avec un amer sarcasme : « Qui donc sont-ils, ceux qui jugent les sages ? Vile écume de l’esprit qui disparaît devant le regard étincelant du génie, puérils pygmées que le feu de Prométhée n’anima jamais, faibles êtres de transition entre l’instinct et la pensée, entre les parodies du singe et l’élévation de l’homme. »

Puis il anathématisait les sottises de l’aveugle superstition, le masque de l’hypocrisie, et il disait à Rousseau : « Va, ô pauvre victime de ces fureurs de vipères, va-t’en, libre et joyeux, dans les champs de la mort, et raconte dans le monde des esprits cette guerre stupide des rats et des grenouilles, ces palinodies de la foire de cette vie. »

Dans cette même Anthologie, le jeune poëte publiait aussi une pièce politique que plus tard il n’a pas voulu réimprimer. Elle avait pour titre : les Méchants Monarques. C’est l’une des satires les plus passionnées et les plus virulentes qui aient jamais été dirigées contre les vices et les abus du pouvoir, du despotisme.

À côté de ces pièces épigrammatiques, amères, qui portaient la vive et parfois trop violente empreinte des généreuses colères de la jeunesse, l’Anthologie offrait au lecteur toute une série d’odes tendres, gracieuses, idéales : l’ode à l’Amitié, le Triomphe de l’amour et les hymnes à Laura, hymnes extatiques qui touchent à peine par un fugitif mouvement de sensualité à la vie réelle et s’élancent dans l’incommensurable domaine de la fantaisie. Cette Laura qui donnait un tel élan à l’imagination du poëte, était la veuve d’un capitaine de Manheim, chez laquelle demeurait Schiller, une petite femme aux allures vives, piquantes, qui ne brillait ni par sa beauté ni par son esprit, et ce portrait que nous a laissé d’elle un des amis de Schiller, contraste singulièrement avec les strophes enthousiastes que lui consacre son jeune adorateur. Mais quand l’âme du poëte sent vibrer en elle la fibre musicale, l’accent de la passion, il ne lui faut qu’un regard, une image, disons mieux, un prétexte pour prendre l’essor. Il embellit ce regard, il divinise cette image, il revêt d’une écharpe d’Iris ce prétexte vulgaire, et le bonheur qu’il éprouve à s’emparer ainsi comme un roi de l’humble sujet qu’il s’est choisi, à l’enrichir de tous les trésors de sa pensée, est sans doute l’un des plus charmants attributs, l’une des plus douces satisfactions de la faculté poétique.

On trouve encore dans cette Anthologie où nous aimons à chercher les premières lueurs du génie lyrique de Schiller, et dont il serait bien difficile aujourd’hui de se procurer un exemplaire, quelques sentences philosophiques, quelques élégies d’un caractère tout objectif : la Mort d’un jeune homme, l’Infanticide, un tableau guerrier intitulé la Bataille, une première ballade, le Comte Eberhard, et enfin une hymne de religion qui n’a point été réimprimée plus tard et qui mérite d’être citée comme une dernière expression du sentiment religieux que Schiller avait si vivement éprouvé dans son enfance. Cette hymne a pour titre : À l’Infini.

« Entre la terre et le ciel, debout sur un roc, dans l’océan des airs, dans la région des tempêtes, au-dessus des nuées amoncelées l’une sur l’autre, des orages naissants, mon regard plane dans l’espace, et je pense à toi, ô Éternel !

« Répands ta splendeur terrible sur les limites du monde, ô nature ! Fille merveilleuse de l’Infini, sois pour moi le miroir de Jéhovah ! Annonce, ô tempête ! par ta voix retentissante, le nom de Dieu au vermisseau intelligent.

« Écoutez ! l’orage mugit ; le roc tremble. La foudre proclame le nom de Jéhovah ! l’éclair le trace dans ses sillons. « Créatures, dit Dieu, me reconnaissez-vous ? — Grâce, grâce ! Seigneur, nous te reconnaissons. »

Schiller donnait ainsi dans un premier recueil une première manifestation et, pour ainsi dire, un spécimen des divers genres de poésie qui devaient occuper son cœur et son imagination tout le reste de sa vie, et les diverses pages de l’Anthologie s’adjoignirent, comme une guirlande de fleurs délicates et variées, à la couronne de fer qu’il venait de conquérir par son premier drame. Il n’avait mis au bas de ses compositions lyriques qu’une des dernières lettres de l’alphabet, un Y. Mais tout le monde sut bientôt que sous ce signe pseudonymique se cachait le nom de l’auteur déjà célèbre des Brigands.

Plusieurs années pourtant se passèrent sans que le poëte essayât de reprendre sa harpe d’argent dont il avait, du premier coup, comme un des fabuleux Stromkarl de Suède, tiré tant de fortes et suaves mélodies. D’une part, ses pensées, son ambition étaient naturellement, ou par l’effet d’une forte et première impulsion, plutôt dirigées vers les grands effets du théâtre que vers les tendres et molles expressions de l’ode et de l’élégie ; de l’autre, sa vie errante, sa fortune précaire, les douloureuses anxiétés qu’il eut à subir, le présent qui lui était si pénible, l’avenir qui devait lui paraître si sombre, tout ce triste fardeau d’une situation si imméritée et parfois si accablante, comprima, étouffa les vifs et confiants épanchements de sa libre jeunesse[3]. Il est des hommes qui par le fait même d’une telle situation deviennent poëtes, qui dans l’orage de leur cœur trouvent une plainte harmonieuse. Mais il en est aussi sur lesquels les rigueurs de la fortune ne produisent qu’une fière révolte, et qui, au lieu d’exhaler leur douleur en soupirs poétiques, les renferment en eux, comme ces fleurs qui, aux atteintes d’un vent froid, referment les bords de leur coupe sur leurs frêles étamines. Schiller était un de ces hommes fortement trempés. Les tristesses qu’il a eues, il ne les a point, pendant longtemps, répandues dans le calice de la poésie lyrique, de la poésie intime ; elles ont débordé à flots impétueux dans les divers caractères, dans les péripéties de ses drames.

Lorsqu’il fut entré à Iéna dans une position matériellement encore très humble, mais du moins plus stable et plus paisible que celle qu’il avait eue jusque là ; lorsqu’il eut joint à ses fonctions de professeur la rédaction du recueil mensuel connu sous le nom des Heures (Die Horen), il revint par une pente naturelle au chant lyrique et fit imprimer plusieurs pièces dans ce recueil et dans un almanach qu’il entreprit de publier en 1794 avec la coopération de Goethe, Herder, A. Schlegel, Hœlderlin. De cette époque datent quelques-unes de ses plus belles compositions : La Promenade, l’ode qui a pour titre : Honorez les femmes, et l’Idéal que les critiques considèrent en général comme la production qui caractérise le mieux la nature particulière de son génie.

Humboldt, Dalberg, Herder, applaudissaient sincèrement à ces nouvelles poésies de Schiller. Goethe lui écrivait : « Vos vers ont des qualités particulières. Ils réalisent maintenant l’espérance que vous m’aviez fait concevoir. Ce singulier mélange d’aperçus réels et d’abstractions qui est dans votre nature, m’apparaît à présent dans un parfait équilibre, et toutes vos autres qualités poétiques se montrent là bien coordonnées. » Mais Schiller éprouvait, en reprenant cette tâche littéraire, plusieurs pénibles sollicitudes. D’un côté, sa santé, déjà chancelante et fortement altérée, lui rendait difficile tout surcroît de travail : de l’autre, il se sentait lui-même mécontent de ses productions ; au milieu de toutes les préoccupations de la vie matérielle, il cherchait dans ses œuvres d’art une élévation de pensées, une perfection de formes qu’il désespérait souvent d’atteindre. Son cœur était torturé par cette lutte active, par cette lutte désolante dont tous les hommes livrés aux travaux de l’esprit ont plus ou moins éprouvé, dans le cours de leur vie, les violentes agitations.

On sent s’éveiller en soi, dans un instant d’émotion, dans une heure bénie, une douce ou grande idée qui tombe dans les replis de l’âme comme un germe fécond. On voudrait rendre cette idée telle qu’on l’a conçue, avec toute la pureté ou l’élévation qui en fait le charme : mais l’instrument que l’on essaye d’appliquer à cette œuvre est incomplet, le langage dont on se sert alourdit et dénature l’inspiration. De là une sorte de déception, un mécontentement profond des efforts que l’on a tentés, et du résultat que l’on a obtenu. « Le Dieu fait homme, a dit Nodier, c’est le Verbe. La pensée a perdu tout ce qu’elle a de divin, quand elle a été prisonnière dans un tuyau de plume, et noyée dans une écritoire. »

Schiller avait d’ailleurs à un haut degré cette mobile et maladive impressionnabilité de caractère, qui, selon les physiologistes, distingue particulièrement les artistes et les poëtes. Et ce défaut, inhérent à sa nature, s’accroissait encore par l’effet de sa situation physique et sociale.

« Je suis toujours souffrant, disait-il, et je crains d’expier les vives agitations que je me suis données en écrivant des vers. Pour philosopher, il suffit de la moitié de l’homme ; l’autre moitié alors peut reposer : mais les Muses épuisent tout. » Quelques jours après il revint sur cette même idée, et il dit : « Mon travail me condamne à un trop grand effort : le philosophe peut laisser reposer son imagination, et le poëte son pouvoir d’abstraction ; mais moi, il faut que j’exerce ces deux facultés, et je n’arrive que par une tension continuelle d’esprit, à rallier ces deux éléments hétérogènes, et à leur donner une solution. »

Une autre fois, il écrivait : « Pour une heure de résolution et de confiance, il y en a dix où je suis faible, découragé, et où je ne sais plus que penser de moi. »

« Ce qui causait en grande partie, a dit M. Hoffmeister, ces inquiétudes de Schiller, c’était la comparaison qu’il faisait de ses propres œuvres avec celles de Goethe. Il éprouvait un profond sentiment d’admiration pour les poésies de son heureux émule, qui lui représentaient les plus belles qualités du génie grec. Persuadé qu’il ne pouvait atteindre à cette forme enviée, et oubliant sa propre valeur, il se demandait s’il n’avait pas tort de persister dans la voie où il s’était engagé à diverses reprises, de se détourner de ses études d’histoire et de ses études dramatiques, pour composer des chants lyriques. »

Les sincères sympathies qu’il excitait par ses chants, les nobles et sincères suffrages qui lui arrivaient de toute part auraient dû dissiper tous ses doutes et lui donner une juste satisfaction, mais le bon et tendre Schiller avait un sentiment de modestie qui souvent lui dérobait à lui-même les forces de son intelligence et l’éclat de son génie.

L’Almanach des Muses, que Schiller publia en 1797, excita en Allemagne une vive rumeur, par les petites épigrammes qui y parurent sous le titre de Xénies, et qui étaient autant de flèches aiguës dont maint écrivain renommé, main philosophe très confiant en sa sagesse, se sentirent vivement ulcérés. L’Almanach de 1798 ne renfermait aucun de ces dangereux aiguillons, il obtint cependant un très grand succès. Il s’en vendit en peu de temps plus de 2,000 exemplaires, et il fallut en faire une seconde édition. Goethe avait enrichi ce recueil de plusieurs de ses légers lieds, et Schiller de quelques-unes de ses premières ballades. Il avait eu lui-même l’idée de s’essayer dans ce nouveau genre de poésie, et il y trouva un charme particulier. C’était, dans un cadre restreint, la vibration musicale de l’ode et la péripétie du drame, c’est-à-dire, l’accord des deux harpes poétiques qui retentissaient le plus profondément dans l’âme de Schiller. Aussi le vit-on composer, dans l’espace de quelques années, toute une série de ballades qui doivent être comptées au nombre de ses œuvres les plus belles et les plus populaires.

Schiller empruntait le sujet de ces ballades à diverses contrées et à diverses traditions. Une fois son choix fixé, il s’appliquait à représenter sous le point de vue le plus saisissant, sous la forme la plus plastique, les lieux, l’époque où il se transportait par la pensée, et les personnages qu’il mettait en scène. C’est ainsi qu’il parvint à faire de ces différentes compositions, dont le motif était pris, tantôt en Grèce, tantôt en Allemagne, autant d’images achevées qui joignent aux gracieux détails d’un tableau de genre la vérité sévère d’un tableau historique.

La ballade qui a pour titre le Plongeur a été empruntée à la tradition d’un pêcheur italien renommé pour son courage et sa dextérité, et qu’on appelait Pescecola. Un jour, le roi Frédéric Ier de Sicile le décida à sonder les abîmes de Charybde en y jetant une coupe d’or. Le pêcheur se précipita dans le gouffre et en sortit trois quarts d’heure après, élevant avec une joie triomphante la coupe dans les airs. Il raconta alors qu’il avait vu au fond des vagues des choses inimaginables, des poissons monstrueux, des animaux inconnus aux regards des hommes. Le roi l’engagea à tenter encore sa périlleuse aventure, en lui promettant cette fois, outre la coupe d’or, une bourse bien remplie. Le pauvre Pescecola céda à la tentation, mais cette fois on ne le revit plus. Schiller avait fait pour composer cette pièce des études particulières. Il avait lu quelques livres de pêche, et s’était appliqué surtout à peindre en quelques vers concis et pleins d’une harmonie imitative, le mouvement, les jets impétueux, le tourbillon des eaux du gouffre. « Savez-vous, lui écrivait un jour Goethe, que cette peinture est d’une rare vérité ? ─ Hélas ! répondit Schiller, je l’ai faite en regardant les flocons d’écume tombant des roues d’un moulin. »

La ballade du Gant est tirée des Essais historiques de Sainte-Foix sur les rues de Paris.

Hérodote a raconté l’histoire de l’anneau de Polycrate ; Plutarque, dans un de ses Traités de morale, mentionne celle des grues d’Ibicus ; le grammairien Hyginus, celle de l’otage ; Vertot, celle du chevalier de Rhodes. C’était un brave jeune homme de la Provence, nommé Dieudonné de Gozon. Vers le milieu du XIVe siècle, au dire de la tradition, il entreprit d’examiner un monstre effroyable qui habitait une grotte dans les rochers, à deux milles de Rhodes. Le poëte a fidèlement suivi dans sa composition le texte de cette pieuse légende.

Peu de temps après la publication du second Almanach, Schiller fit un voyage à Rudolstadt. C’était dans ce riant et pittoresque district de l’Allemagne, qu’il avait conçu, près de dix années auparavant, l’idée de la Cloche. « Il allait souvent alors, dit madame de Wollzogen, visiter une fonderie de cloches, observer le travail des ouvriers. » C’était là, c’était sur les rives paisibles de la Saale, qu’il avait éprouvé dans leur plus pure douceur les joies de l’amour. Ce fut là qu’il revint, avec tous les tendres souvenirs du temps passé, composer ce dithyrambe de la Cloche, que l’on a appelé à juste titre le poëme de la vie, et que l’on peut considérer comme l’une des plus belles œuvres du génie moderne de l’Allemagne. Dans aucune de ses compositions, il n’avait encore donné un si large essor à ses pensées lyriques, et nous ne connaissons pas un poëme qui dans un cadre si rétréci présente tant d’images de l’existence humaine, dépeintes avec tant de vérité, et unies à un sentiment si élevé. C’est tour à tour une idylle fraîche et gracieuse, un tableau d’intérieur de famille pareil aux plus suaves peintures de l’école hollandaise, une scène de désolation, une ode ardente, un cri de guerre, et une prière de l’âme.

Ce poëme de la Cloche et plusieurs autres pièces de Schiller, ont été traduites différentes fois en France. Il en a paru en 1822, sous le voile de l’anonyme, un recueil plus étendu, et qui dénote une assez louable habileté de traduction. En essayant d’en faire un nouveau, nous ne nous sommes point dissimulé les écueils d’une telle tâche. Toute poésie lyrique est difficile à traduire ; car toute poésie lyrique, on l’a souvent et très justement remarqué, perd dans la plus fidèle des traductions l’harmonie, qui en est une des qualités essentielles, et souvent la couleur. Celles de Schiller présentent plus difficultés encore, par la nature même de la langue allemande, dont nous ne pouvons rendre dans notre langue les teintes vaporeuses, et par le génie particulier du poëte, génie rêveur et philosophique, qui dans ses compositions lyriques enveloppe souvent sa pensée d’une forme abstraite. Il y a telle pièce de lui, les Artistes par exemple, dont il nous paraît littéralement impossible de donner en français une interprétation vraiment claire et saisissable, et telles autres encore que, de l’avis même des Allemands que nous avons consultés à cet égard, nous avons cru devoir retrancher de notre recueil, persuadé qu’elles y seraient tellement pâles et décolorées, qu’à peine le lecteur pourrait-il en deviner le mérite réel.

Tel que nous l’avons composé, ce recueil est aussi complet qu’il est rigoureusement possible de le désirer, et nous avons essayé dans notre traduction de rester fidèlement attaché au texte original. C’est un travail qui avait pour nous un attrait de cœur, c’est un hommage qu’il nous était doux de rendre à la mémoire de Schiller dont nous avons suivi avec amour les traces à Stuttgard, à Iéna et à Weimar, parmi ceux qui ont eu le bonheur de la connaître, et qui se souviennent de lui comme d’un homme doué des plus beaux dons de l’esprit et des plus nobles qualités de l’âme.

LE CHANT DE LA CLOCHE.

Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango


Le moule d’argile est encore plongé et scellé dans la terre ; aujourd’hui la cloche doit être faite. À l’œuvre, compagnons, courage ! la sueur doit ruisseler du front brûlant. L’œuvre doit honorer le maître ; mais il faut que la bénédiction vienne d’en haut.

Il convient de mêler des paroles sérieuses à l’œuvre sérieuse que nous préparons : le travail que de sages paroles accompagnent, s’exécute gaiement. Considérons gravement ce que produira notre faible pouvoir ; car il faut mépriser l’homme sans intelligence, qui ne réfléchit pas aux entreprises qu’il veut accomplir. C’est pour méditer dans son cœur sur le travail que sa main exécute, que la pensée a été donnée à l’homme : c’est là ce qui l’honore.

Prenez du bois de sapin ; choisissez des branches sèches, afin que la flamme plus vive se précipite dans le conduit. Quand le cuivre bouillonnera, mêlez-y promptement l’étain, pour opérer un sûr et habile alliage.

La cloche que nous formons à l’aide du feu dans le sein de la terre, attestera notre travail au sommet de la tour élevée. Elle sonnera pendant de longues années ; bien des hommes l’entendront retentir à leurs oreilles, pleurer avec les affligés et s’unir aux prières des fidèles. Tout ce que le sort changeant jette parmi les enfants de la terre, montera vers cette couronne de métal et la fera vibrer au loin.

Je vois jaillir des bulles blanches. Bien ! la masse est en fusion. Laissons-la se pénétrer du sel de la cendre qui hâtera sa fluidité. Que le mélange soit pur d’écume, afin que la voix du métal poli retentisse pleine et sonore ; car la cloche salue avec l’accent solennel de la joie l’enfant bien-aimé à son entrée dans la vie, lorsqu’il arrive plongé dans le sommeil. Les heures joyeuses et sombres de sa destinée sont encore cachées pour lui dans les voiles du temps ; l’amour de sa mère veille avec de tendres soins sur son matin doré ; mais les années fuient rapides comme une flèche. L’enfant se sépare fièrement de la jeune fille ; il se précipite avec impétuosité dans le courant de la vie, il parcourt le monde avec le bâton de voyage et rentre étranger au foyer paternel, et il voit devant lui la jeune fille charmante dans l’éclat de sa fraîcheur, avec son regard pudique, son visage timide, pareille à une image du ciel. Alors un vague désir, un désir sans nom, saisit l’âme du jeune homme ; il erre dans la solitude, fuyant les réunions tumultueuses de ses frères et pleurant à l’écart. Il suit, en rougissant, les traces de celle qui lui est apparue, heureux de son sourire, cherchant pour la parer les plus belles fleurs du vallon. Oh ! tendre désir, heureux espoir, jour doré du premier amour ! les yeux alors voient le ciel ouvert, le cœur nage dans la félicité. Oh ! que ne fleurit-il à tout jamais, l’heureux temps du jeune amour !

Comme les tubes brunissent déjà ! J’y plonge cette baguette : si nous la voyons se vitrifier, il sera temps de couler le métal. Maintenant, compagnons, alerte ! Examinez le mélange et voyez si, pour former un alliage parfait, le métal doux est uni au métal fort.

Car de l’alliance de la douceur avec la force, de la sévérité avec la tendresse, résulte la bonne harmonie. C’est pourquoi ceux qui s’unissent à tout jamais, doivent s’assurer que le cœur répond au cœur. Courte est l’illusion, long est le repentir. La couronne virginale se marie avec grâce aux cheveux de la fiancée, quand les cloches argentines de l’église invitent aux fêtes nuptiales. Hélas ! la plus belle solennité de la vie marque le terme du printemps de la vie. La douce illusion s’en va avec le voile et la ceinture ; la passion disparaît, puisse l’amour rester ! la fleur se fane, puisse le fruit mûrir ! Il faut que l’homme entre dans la vie orageuse, il faut qu’il agisse, combatte, plante, crée, et, par l’adresse, par l’effort, par le hasard et la hardiesse, subjugue la fortune. Alors les biens affluent autour de lui, ses magasins se remplissent de dons précieux, ses domaines s’élargissent, sa maison s’agrandit, et dans cette maison règne la femme sage, la mère des enfants. Elle gouverne avec prudence le cercle de famille, donne des leçons aux jeunes filles, réprimande les garçons. Ses mains actives sont sans cesse à l’œuvre ; elle augmente par son esprit d’ordre le bien-être du ménage ; elle remplit de trésors les armoires odorantes, tourne le fil sur le fuseau, amasse dans des buffets soigneusement nettoyés la laine éblouissante, le lin blanc comme la neige ; elle joint l’élégant au solide, et jamais ne se repose.

Du haut de sa demeure, d’où le regard s’étend au loin, le père contemple d’un œil joyeux ses propriétés florissantes. Il voit ses arbres qui grandissent, ses granges bien remplies, ses greniers qui plient sous le poids de leurs richesses, et ses moissons pareilles à des vagues ondoyantes, et alors il s’écrie avec orgueil : La splendeur de ma maison, ferme comme les fondements de la terre, brave la puissance du malheur. Mais, hélas ! avec les rigueurs du destin il n’est point de pacte éternel, et le malheur arrive d’un pied rapide.

Allons ! nous pouvons commencer à couler le métal à travers l’ouverture ; il apparaît bien dentelé. Mais avant de le laisser sortir, répétez comme une prière une pieuse sentence, ouvrez les conduits, et que Dieu garde l’édifice. Voilà que les vagues, rouges comme du feu, courent en fumant dans l’enceinte du moule !

Heureuse est la puissance du feu, quand l’homme la dirige, la domine. Ce qu’il fait, ce qu’il crée, il le doit à cette force céleste ; mais terrible est cette même force, quand elle échappe à ses chaînes, quand elle suit sa violente impulsion, fille libre de la nature. Malheur ! lorsque, affranchie de tout obstacle, elle se répand à travers les rues populeuses et allume l’effroyable incendie ; car les éléments sont hostiles à l’œuvre des hommes. Du sein des nuages descend la pluie qui est une bénédiction, et du sein des nuages descend la foudre. Entendez-vous au sommet de la tour gémir le tocsin ? Le ciel est rouge comme du sang, et cette lueur de pourpre n’est pas celle du jour. Quel tumulte à travers les rues ! quelle vapeur dans les airs ! La colonne de feu roule en pétillant de distance en distance et grandit avec la rapidité du vent. L’atmosphère est brûlante comme la gueule d’un four ; les solives tremblent, les poutres tombent, les fenêtres éclatent, les enfants pleurent, les mères courent égarées, et les animaux mugissent sous les débris. Chacun se hâte, prend la fuite, cherche un moyen de salut. La nuit est brillante comme le jour, le seau circule de main en main sur une longue ligne, et les pompes lancent des gerbes d’eau ; l’aquilon arrive en mugissant et presse la flamme pétillante ; le feu éclate dans la moisson sèche, dans les parois du grenier, atteint les combles et s’élance vers le ciel, comme s’il voulait, terrible et puissant, entraîner la terre dans son essor impétueux. Privé d’espoir, l’homme cède à la force des Dieux et regarde, frappé de stupeur, son œuvre s’abîmer. Consumé, dévasté, le lieu qu’il occupait est le siège des aquilons, la terreur habite dans les ouvertures désertes des fenêtres, et les nuages du ciel planent sur les décombres.

L’homme jette encore un regard sur le tombeau de sa fortune, puis il prend le bâton de voyage. Quels que soient les désastres de l’incendie, une douce consolation lui est restée ; il compte les têtes qui lui sont chères : ô bonheur ! il ne lui en manque pas une.

La terre a reçu le métal, le moule est heureusement rempli ; la cloche en sortira-t-elle assez parfaite pour récompenser notre art et notre labeur ? Si la fonte n’avait pas réussi ! si le moule s’était brisé ! Hélas ! pendant que nous espérons, peut-être le mal est-il déjà fait.

Nous confions l’œuvre de nos mains aux entrailles du sol. Le laboureur leur confie ses semences, espérant qu’elles germeront pour son bien, selon les desseins du ciel. Nous ensevelissons dans le sein de la terre des semences encore plus précieuses, espérant qu’elles se lèveront du cercueil pour une meilleure vie.

Dans la tour de l’église retentissent les sons de la cloche, les sons lugubres qui accompagnent le chant du tombeau, qui annoncent le passage du voyageur que l’on conduit à son dernier asile. Hélas ! c’est une épouse chérie, c’est une mère fidèle que le démon des ténèbres arrache aux bras de son époux, aux tendres enfants qu’elle mit au monde avec bonheur, qu’elle nourrit sur son sein avec amour. Hélas ! les doux liens sont à jamais brisés, car elle habite désormais la terre des ombres, celle qui fut la mère de famille. C’en est fait de sa direction assidue, de sa vigilante sollicitude, et désormais l’étrangère régnera sans amour à son foyer désert.

Pendant que la cloche se refroidit, reposons-nous de notre rude travail ; que chacun de nous s’égaye comme l’oiseau sous la feuillée. Quand la lumière des étoiles brille, le jeune ouvrier, libre de tout souci, entend sonner l’heure de la joie. Mais le maître n’a pas de repos.

À travers la forêt sauvage, le voyageur presse gaiement le pas pour arriver à sa chère demeure. Les brebis bêlantes, les bœufs au large front, les génisses au poil luisant se dirigent en mugissant vers leur étable. Le chariot chargé de blé s’avance en vacillant. Sur les gerbes brille la guirlande de diverses couleurs, et les jeunes gens de la moisson courent à la danse. Le silence règne sur la place et dans les rues, les habitants de la maison se rassemblent autour de la lumière, et la porte de la ville roule sur ses gonds. La terre est couverte d’un voile sombre ; mais la nuit, qui tient éveillé le méchant, n’effraye pas le paisible bourgeois ; car l’œil de la justice est ouvert.

Ordre saint, enfant béni du ciel, c’est toi qui formes de douces et libres unions ; c’est toi qui as jeté les fondements des villes ; c’est toi qui as fait sortir le sauvage farouche de ses forêts ; c’est toi qui, pénétrant dans la demeure des hommes, leur donnes des mœurs paisibles et le lien le plus précieux, l’amour de la patrie.

Mille mains actives travaillent et se soutiennent dans un commun accord, et toutes les forces se déploient dans ce mouvement empressé. Le maître et le compagnon poursuivent leur œuvre sous la sainte protection de la liberté. Chacun se réjouit de la place qu’il occupe et brave le dédain. Le travail est l’honneur du citoyen, la prospérité est la récompense du travail. Si le roi s’honore de sa dignité, nous nous honorons de notre travail.

Douce paix, heureuse union ! restez, restez dans cette ville. Qu’il ne vienne jamais, le jour où des hordes cruelles traverseraient cette vallée, où le ciel, que colore la riante pourpre du soir, refléterait les lueurs terribles de l’incendie des villes et des villages !

À présent, brisez le moule ; il a rempli sa destination. Que le regard et le cœur se réjouissent à l’aspect de notre œuvre heureusement achevée. Frappez ! frappez ! avec le marteau jusqu’à ce que l’enveloppe éclate : pour que nous voyions notre cloche, il faut que le moule soit brisé en morceaux.

Le maître sait d’une main prudente et en temps opportun rompre l’enveloppe ; mais malheur ! quand le bronze embrasé éclate de lui-même et se répand en torrents de feu. Dans son aveugle fureur, il s’élance avec le bruit de la foudre, déchire la terre qui l’entoure, et, pareil aux gueules de l’enfer, vomit la flamme dévorante. Là où règnent les forces inintelligentes et brutales, là l’œuvre pure ne peut s’accomplir. Quand les peuples s’affranchissent d’eux-mêmes, le bien-être ne peut subsister.

Malheur ! lorsqu’au milieu des villes l’étincelle a longtemps couvé ; lorsque la foule, brisant ses chaînes, cherche pour elle-même un secours terrible ; alors la révolte, suspendue aux cordes de la cloche, la fait gémir dans l’air et change en instrument de violence un instrument de paix.

Liberté ! Égalité ! Voilà les mots qui retentissent. Le bourgeois paisible saisit ses armes ; la multitude inonde les rues et les places, des bandes d’assassins errent de côté et d’autre. Les femmes deviennent des hyènes et se font un jeu de la terreur. De leurs dents de panthères elles déchirent le cœur palpitant d’un ennemi. Plus rien de sacré ; tous les liens d’une réserve pudique sont rompus. Le bon cède la place au méchant, et les vices marchent en liberté. Le réveil du lion est dangereux, la dent du tigre est effrayante ; mais ce qu’il y a de plus effrayant, c’est l’homme dans son délire. Malheur à ceux qui prêtent à cet aveugle éternel la torche, la lumière du ciel ! elle ne l’éclaire pas, mais elle peut, entre ses mains, incendier les villes, ravager les campagnes.

Dieu a béni mon travail. Voyez ! du milieu de l’enveloppe s’élève le métal, pur comme une étoile d’or. De son sommet jusqu’à sa base, il reluit comme le soleil, et les armoiries bien dessinées attestent l’expérience du mouleur. Venez ! venez, mes compagnons ! formez le cercle ! baptisons la cloche, donnons-lui le nom de Concorde. Qu’elle ne rassemble la communauté que pour des réunions de paix et d’affection !

Qu’elle soit, par le maître qui l’a formée, consacrée à cette œuvre pacifique. Élevée au-dessus de la vie terrestre, elle planera sous la voûte du ciel azuré. Elle se balancera près du tonnerre et près des astres. Sa voix sera une voix suprême, comme celle des planètes, qui dans leur marche louent le Créateur et règlent le cours de l’année ; que sa bouche d’airain ne soit occupée qu’aux choses graves et éternelles. Que le temps la touche à chaque heure dans son vol rapide. Que, sans cœur et sans compassion, elle prête sa voix au destin et annonce les vicissitudes de la vie. Qu’elle nous répète que rien ne dure en ce monde, que toute chose terrestre s’évanouit comme le son qu’elle fait entendre et qui bientôt expire.

Maintenant, arrachez avec les câbles la cloche de la fosse ; qu’elle s’élève dans les airs, dans l’empire du son. Tirez ! tirez ! Elle s’émeut, elle s’ébranle ; elle annonce la joie à cette ville. Que ses premiers accents soient des accents de paix.

L’OTAGE.

Moros se glisse auprès de Denys le Tyran avec un poignard caché sous ses vêtements : les archers l’arrêtent et l’enchaînent. « Parle, lui dit d’un air sinistre le despote, que voulais-tu faire de ce poignard ? — Délivrer la ville d’un tyran. — Tu expieras ton crime sur l’échafaud.

— Je suis, répond Moros, préparé à mourir, et je ne te demande pas mon pardon ; mais accorde-moi une grâce. Je voudrais avoir trois jours pour marier ma sœur à son fiancé. Je te donne mon ami pour otage. Si je ne reviens pas, tu peux le faire mourir. »

Le roi sourit d’un air méchant et lui dit, après un instant de réflexion : « Je t’accorde ces trois jours ; mais sache que, passé ce délai, si tu n’es pas de retour ici, ton ami mourra, et toi, tu auras ta grâce. »

Moros s’en va trouver son ami : « Le roi ordonne que j’expie mon crime sur l’échafaud ; mais il m’accorde trois jours de délai pour marier ma sœur à son fiancé. Je te laisse près de lui pour otage jusqu’à ce que je revienne te délivrer. »

Son ami fidèle l’embrasse en silence et se remet entre les mains du tyran. L’autre part ; avant le troisième jour il a marié sa sœur, et il se remet en route à la hâte, inquiet d’arriver trop tard.

Cependant il tombe des torrents de pluie, les sources d’eau se précipitent du sommet des montagnes, enflent les rivières, et lorsqu’il arrive, son bâton à la main, au bord d’un ruisseau, l’onde fougueuse ébranle le pont et renverse les arches qui s’écroulent avec le fracas du tonnerre.

Il erre désespéré sur le rivage, regardant de tous côtés s’il ne voit point de nacelle, et appelant à haute voix le secours d’un batelier ; mais personne ne vient à lui, et le torrent sauvage s’étend au loin comme une mer.

Alors il tombe sur le rivage, élève les mains vers Jupiter, pleure et s’écrie : « Oh ! arrête l’impétuosité de cette onde. Le temps vole, le soleil est déjà arrivé au milieu de sa course, et lorsqu’il se penchera à l’horizon, si je n’ai pas atteint la ville, mon ami doit mourir. »

Mais la fureur de l’onde s’accroît sans cesse : les vagues bondissent sur les vagues : les heures rapides se succèdent. Dans son angoisse, Moros se décide à tout tenter ; il se jette au milieu des flots mugissants, il les fend d’un bras nerveux, et les Dieux ont pitié de lui.

Arrivé sur l’autre bord, il se remet en marche, rendant grâces au ciel qui l’a sauvé, lorsque tout à coup des brigands s’élancent de la forêt, lui ferment le passage, et, brandissant sur lui leurs massues, le menacent de le faire mourir.

« Que voulez-vous ? s’écrie-t-il, pâle d’effroi. Je n’ai rien que ma vie, et il faut que je la donne au roi. » Il arrache la massue de l’un des brigands : « Au nom de mon ami, dit-il, ayez pitié ! » Puis il abat de ses coups violents trois de ces misérables : les autres prennent la fuite.

Le soleil darde sur la terre ses rayons ardents. Moros, accablé de fatigue, sent ployer ses genoux : « Ô Dieux, s’écrie-t-il, ne m’avez-vous donc sauvé des mains des brigands, des fureurs de l’onde, que pour me faire languir ici et pour que mon ami périsse ! »

Et voilà que tout à coup il entend près de lui un doux murmure ; il s’arrête, écoute : c’est une source d’eau limpide qui tombe du rocher ; il s’incline avec joie et rafraîchit ses membres brûlants.

Le soleil brille entre les rameaux des arbres, et les ombres gigantesques de la forêt s’étendent sur les prairies. Moros voit deux passants qui marchent à la hâte, et il les entend prononcer ces mots : « À présent il va mourir sur l’échafaud. »

La douleur lui donne un nouveau courage ; l’anxiété lui donne des ailes. Aux rayons du crépuscule, il voit briller de loin les remparts de Syracuse et de Philostrate ; le fidèle gardien de sa maison vient à lui et le regarde avec effroi.

« Éloigne-toi, tu ne peux plus sauver ton ami, car il va mourir ; sauve au moins ta propre vie ; d’heure en heure il attendait ton retour avec espoir, et les railleries du tyran ne pouvaient lui enlever sa ferme confiance.

- S’il est trop tard, si je ne puis le sauver, je veux que la mort me réunisse à lui : il ne faut pas que le tyran avide de sang puisse dire qu’un ami a manqué à la parole donnée à son ami : qu’il nous immole tous deux et qu’il croie à la fidélité. »

Le soleil a disparu derrière l’horizon. Le voyageur est à la porte de la ville, et voit au milieu de la foule ébahie l’échafaud déjà dressé. Déjà on y attache son ami, il fend la foule avec vigueur : « C’est moi, bourreau, s’écrie-t-il, c’est moi qu’il faut faire mourir ! c’est pour moi qu’il s’est mis en otage. »

Le peuple le regarde avec surprise. Les deux amis se jettent dans les bras l’un de l’autre et versent des larmes de joie et de douleur. Tous les yeux alors sont mouillés de pleurs. On raconte au roi ce qui se passe. Il éprouve une émotion humaine et fait venir les deux amis devant son trône.

Il les regarde longtemps avec étonnement, puis leur dit : « Vous avez réussi à subjuguer mon cœur. La fidélité n’est donc pas un vain mot ! Prenez-moi aussi pour votre ami, je vous en prie, recevez-moi en tiers dans votre union. »

HÉRO ET LÉANDRE.

Voyez ce vieux château que les rayons du soleil éclairent sur les rives où les vagues de l’Hellespont se précipitent en gémissant contre les rocs des Dardanelles. Entendez-vous le bruit de ces vagues qui se brisent sur le rivage ? Elles séparent l’Asie de l’Europe, mais elles n’épouvantent pas l’amour.

Le Dieu de l’amour a lancé un de ses traits puissants dans le cœur de Héro et de Léandre. Héro est belle et fraîche comme Hébé ; lui parcourt les montagnes, entraîné par le plaisir de la chasse. L’inimitié de leurs parents sépare cet heureux couple, et leur amour est en péril. Mais sur la tour de Sestos que les flots de l’Hellespont frappent sans cesse avec impétuosité, la jeune fille est assise dans la solitude, et regarde les rives d’Abydos, où demeure son bien-aimé. Hélas ! nul pont ne réunit ces rivages éloignés, nul bateau ne va de l’un à l’autre ; mais l’Amour a su trouver son chemin, il a su pénétrer dans les détours du labyrinthe ; il donne l’habileté à celui qui est timide, il asservit à son joug les animaux féroces, il attelle à son char les taureaux fougueux. Le Styx même, avec ses neuf contours, n’arrête pas le Dieu hardi : il enlève une amante aux sombres demeures de Pluton.

Il excite le courage de Léandre et le pousse sur les flots avec un ardent désir. Quand le rayon du jour pâlit, l’audacieux nageur se jette dans les ondes du Pont, les fend d’un bras nerveux et arrive sur la terre chérie où la lumière d’un flambeau lui sert de guide.

Dans les bras de celle qu’il aime, l’heureux jeune homme se repose de sa lutte terrible ; il reçoit la récompense divine que l’amour lui réserve, jusqu’à ce que l’aurore éveille les deux amants dans leur rêve de volupté, et que le jeune homme se rejette dans les ondes froides de la mer.

Trente jours se passent ainsi ; trente jours donnent à ces tendres amants les joies, les douceurs d’une nuit nuptiale, les transports ravissants que les Dieux eux-mêmes envient. Celui-là n’a pas connu le bonheur, qui n’a pas su dérober les fruits du ciel au bord effroyable du fleuve des enfers.

Le soir et le matin se succèdent à l’horizon. Les amants ne voient pas la chute des feuilles, ils ne remarquent pas le vent du nord qui annonce l’approche de l’hiver ; ils se réjouissent de voir les jours décroître, et remercient Jupiter qui prolonge les nuits.

Déjà la durée des nuits était égale à celle des jours. La jeune fille, assise dans son château, regardait les chevaux du Soleil courir à l’horizon ; la mer, silencieuse et calme, ressemblait à un pur miroir, nul souffle ne ridait sa surface de cristal ; des troupes de dauphins jouent dans l’élément limpide, et l’escorte de Téthys s’élève en longue ligne noire du sein de la mer. Ces êtres marins connaissaient seuls le secret de Léandre, mais Hécate les empêche à tout jamais de parler. La jeune fille contemple avec bonheur cette belle mer et lui dit d’une voix caressante : « Doux élément, pourrais-tu tromper ? Non, je traiterais d’imposteur celui qui t’appellerait fausse et infidèle. Fausse est la race des hommes, cruel est le cœur de mon père ; mais toi, tu es douce et bienveillante, tu t’émeus au chagrin de l’amour. J’étais condamnée à passer une vie triste et solitaire dans ces murs isolés et à languir dans un éternel ennui ; mais tu portes sur ton sein, sans nacelle et sans pont, celui que j’aime, et tu le conduis dans mes bras. Effrayante est ta profondeur, terribles sont tes vagues ! mais l’amour t’attendrit, le courage te subjugue.

« Le puissant Dieu de l’amour t’a subjuguée aussi, lorsque la jeune et belle Hellé s’en revenait avec son frère emportant la toison d’or : ravie de ses charmes, tu la saisis sur les vagues, tu l’entraînas au fond de la mer.

« Dans les grottes de cristal, douée de l’immortalité, Déesse, elle est unie à un Dieu, elle s’intéresse à l’amour persécuté, elle adoucit les mouvements impétueux et conduit les navigateurs dans le port. Belle Hellé, douce Déesse, c’est toi que j’implore, ramène-moi celui que j’aime, par sa route accoutumée. »

Déjà la nuit enveloppe le ciel, la jeune fille allume le flambeau qui doit servir de fanal, sur les vagues désertes, à celui qu’elle attend. Mais voilà que le vent s’élève et mugit, la mer écume, la lueur des étoiles disparaît et l’orage approche.

Les ténèbres s’étendent à la surface lointaine du Pont, et des torrents de pluie tombent du sein des nuages ; l’éclair brille, les vents sont déchaînés, les vagues profondes s’entr’ouvrent, et la mer apparaît terrible et béante comme la gueule de l’enfer.

« Malheur ! malheur à moi ! s’écrie la pauvre fille : Jupiter, prends pitié de mon sort. Hélas ! qu’ai-je osé demander ? Si les dieux m’écoutaient, si mon amant allait se livrer aux orages de cette mer infidèle !… Tous les oiseaux s’enfuient à la hâte, tous les navires qui connaissent la tempête se réfugient dans les baies. Hélas ! sans doute, l’audacieux entreprendra ce qu’il a déjà souvent entrepris, car il est poussé par un Dieu puissant ; et il me l’a juré, en me quittant, au nom de son amour, la mort seule l’affranchira de ses serments. Hélas ! à cette heure même il lutte contre la violence de la tempête, et les vagues courroucées l’entraînent dans l’abîme.

« Vagues trompeuses, votre silence cachait votre trahison. Vous étiez unies comme une glace, calmes et sans trouble, et vous allez l’entraîner dans vos profondeurs perfides. C’est lorsqu’il est déjà au milieu de son trajet, lorsque tout retour est impossible, que vous déchaînez contre lui votre fureur. »

La tempête s’augmente : les vagues s’élèvent comme des montagnes et se brisent en mugissant contre les rochers, le navire aux flancs de chêne n’échappe pas à leur fureur ; le vent éteint le flambeau qui devait guider le nageur, le péril est sur les eaux et le péril sur le rivage.

La jeune fille invoque Aphrodite ; elle la prie d’apaiser l’orage, et promet d’offrir de riches sacrifices, d’immoler un taureau avec des cornes dorées ; elle conjure toutes les Déesses de l’abîme et tous les Dieux du ciel de calmer la mer emportée.

« Écoute ma voix, sors de ta verte retraite, bienveillante Leucothée, toi qui souvent, à l’heure du péril, sur les vagues tumultueuses, es apparue aux navigateurs pour les sauver ! donne à celui que j’aime, ton voile sacré, ton voile d’un tissu mystérieux, qui l’emportera sain et sauf hors du précipice des flots. »

Les vents furieux s’apaisent, les chevaux d’Éos montent à l’horizon, la mer reprend sa sérénité, l’air est doux, l’onde est riante : elle tombe mollement sur les rocs du rivage et y apporte, comme en se jouant, un cadavre.

Oui, c’est lui qui est mort et qui n’a pas manqué à son serment. La jeune fille le reconnaît : elle n’exhale pas une plainte, elle ne verse pas une larme ; elle reste froide et immobile dans son désespoir, puis élève les yeux vers le ciel, et une noble rougeur colore son pâle visage.

« Ah ! c’est vous, terribles Divinités : vous exercez cruellement vos droits, vous êtes inflexibles, le cours de ma vie est achevé bien promptement. Mais j’ai connu le bonheur et mon destin fut doux ; je me suis consacrée à ton temple comme une de tes prêtresses, je t’offre gaiement, par ma mort, un nouveau sacrifice, Vénus, grande reine. »

Et, du haut de la tour, elle se précipite dans les flots. Le Dieu des mers s’empare du corps de la jeune fille, et, content de sa proie, il continue joyeusement à répandre les ondes de son urne inépuisable.

LE COMBAT AVEC LE DRAGON.

Où court tout ce peuple ? Pourquoi cette rumeur et ce tumulte dans les longues rues ? Rhodes est-il en proie aux flammes dévorantes ? Tout est en mouvement : au milieu de la foule j’aperçois un homme à cheval, et derrière lui, quel spectacle ! on traîne un monstre qui a la forme d’un dragon, une large gueule de crocodile, et chacun regarde tour à tour avec surprise le cavalier et le dragon.

Des milliers de voix s’écrient : « Venez et voyez ! Voilà le dragon qui dévorait les troupeaux et les bergers ! et voilà le héros qui l’a vaincu ! Beaucoup d’autres avaient tenté avant lui ce combat terrible ; mais nul n’en était revenu : rendons hommage au fier cavalier ! » et l’on s’en va vers le cloître où les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean sont réunis en conseil.

Le jeune homme s’avance d’un air modeste devant le noble maître de l’Ordre, tandis que la foule impétueuse se précipite dans la salle ; il prend la parole et dit : « J’ai accompli mon devoir de chevalier, le dragon qui dévastait le pays est mort sous ma main. Maintenant, le voyageur peut poursuivre sa route, le berger conduire son troupeau sur la montagne, et le pèlerin s’en aller par le sentier rocailleux vers l’image qu’il invoque. »

Mais le prince le regarde avec sévérité et lui répond : « Tu as agi comme un héros ; c’est le courage qui honore le chevalier, tu as fait preuve de courage. Mais dis-moi, quel est le premier devoir de celui qui combat pour le Christ et qui porte pour ornement le signe de la croix ? » Tous les assistants pâlissent, et le chevalier dit en s’inclinant et le visage rouge : « L’obéissance est le premier devoir de celui qui veut se rendre digne de porter le signe de la croix.

— Et ce devoir, mon fils, reprend le maître, tu l’as outrageusement violé : tu as entrepris avec audace le combat que la loi t’interdisait. — Maître, répond le jeune chevalier avec soumission, tu jugeras quand tu sauras tout. J’ai cru remplir fidèlement le sens et la volonté de la loi. Je n’ai pas été combattre imprudemment le monstre, j’ai essayé de le vaincre par la ruse et l’habileté.

« Cinq chevaliers de notre Ordre, honneur de la religion, étaient devenus victimes de leur courage ; alors tu nous interdis tout nouveau combat. Cependant, j’éprouvais dans mon cœur une ardente impatience : la nuit même, dans mes rêves, je me voyais luttant avec ardeur, et, quand venait le matin, j’étais saisi d’une inquiétude sauvage et je résolus de tenter le combat.

« Je me dis : Quelle est la gloire du jeune homme et de l’homme mûr ? Quelle fut celle de ces héros dont nous parlent les poëtes, et que l’aveugle paganisme entoura de la splendeur des dieux ? Dans leurs entreprises hardies ils purgèrent la terre de ses monstres, ils attaquèrent le lion et luttèrent avec le minotaure pour délivrer de pauvres victimes, et empêcher le sang de couler.

« Le Sarrasin mérite-t-il seul qu’on le combatte avec l’épée du chrétien ? Ne devons-nous attaquer que les faux dieux ? Le chrétien n’a-t-il pas la mission de secourir le monde entier, d’offrir l’appui de son bras à chaque souffrance, à chaque sollicitude ? Mais la sagesse doit guider son courage, la ruse doit lutter avec la force. Voilà ce que je me disais souvent à l’écart, et je m’en allais m’informant de la manière de combattre les bêtes féroces, lorsque soudain il me vint une inspiration et je m’écriai avec joie : Je l’ai trouvée !

« Je m’approchai de toi et je te dis : Il importe que je retourne dans ma patrie. Tu accédas à mes vœux, et je traversai la mer. À peine arrivé sur le sol natal, je fis façonner par un artiste une image de dragon semblable à celle que j’avais bien remarquée. Je plaçai cette lourde image sur des pieds raccourcis et je la couvris d’une cuirasse écaillée et scintillante.

« Le cou s’étendait en avant ; la gueule, terrible et pareille à une porte d’enfer, s’ouvrait comme pour dévorer sa proie ; au milieu d’une rangée de dents aiguës et sous un noir palais on voyait une langue pareille à la pointe d’une épée ; les yeux lançaient des éclairs ; le dos se terminait par une queue de serpent qui se repliait sur elle-même comme pour enlacer homme et cheval.

« Je fis façonner ainsi cette image exacte et je la revêtis d’une couleur sombre et sinistre. Je vis alors le monstre à moitié dragon, à moitié vipère, enfanté dans un marais empoisonné. Lorsque l’image fut achevée, je choisis un couple de dogues forts, alertes, habitués à s’élancer sur les animaux féroces ; je les exerçai à se jeter sur le dragon en excitant leur colère, en les guidant de la voix, et à le saisir avec leurs dents acérées.

« Je leur appris à faire entrer les dents au milieu du ventre, à l’endroit même où le monstre n’est protégé que par une molle toison. Et moi, couvert de mes armes, je monte sur mon cheval arabe, j’excite son ardeur, je le guide vers le dragon en l’aiguillonnant avec l’éperon, et je brandis mon glaive comme si je voulais pourfendre l’image.

« Mon cheval se cabre, écume, résiste à la bride ; mes chiens s’effrayent, se retirent ; mais je ne cesse de les ramener vers l’image du monstre. Pendant trois mois je les exerce ainsi dans la solitude, et lorsque je les crois habitués à l’image effrayante, je les embarque avec moi sur un navire. Il y a trois jours que je suis arrivé, à peine ai-je pu me décider à prendre quelque repos avant d’avoir conduit à bonne fin mon entreprise.

« Car les plaintes continues de ce pays me troublaient le cœur. On venait tout récemment de trouver en lambeaux les corps de bergers qui s’étaient égarés près des marais. Je veux accomplir à la hâte mon projet et je ne prends conseil que de moi-même. Je donne à la hâte mes instructions à mes gens. Je monte sur mon coursier, et, suivi de mes nobles chiens, je m’en vais au-devant de l’ennemi par des sentiers secrets où je ne devais avoir nul témoin de mon combat.

« Tu connais, maître, la petite chapelle, œuvre d’un esprit hardi, qui s’élève sur la pointe d’un roc et qui domine au loin l’île, elle paraît bien humble et bien pauvre, cependant elle renferme un miracle. La sainte Vierge est là avec l’enfant Jésus auquel les trois rois ont porté leurs présents. Par trois fois trente degrés le pèlerin monte à cette chapelle, et lorsqu’il arrive, à demi chancelant, à son but, il se sent reposé ; car il est près de son Sauveur.

« Dans le roc où cette chapelle est bâtie, il y a une grotte humide et sombre où jamais ne pénètre la lumière du ciel. C’est là qu’était le dragon, épiant sa proie nuit et jour. Il était là comme un être infernal au pied de la maison de Dieu, et lorsqu’un pèlerin passait sur ce sentier funeste, le monstre s’élançait de sa retraite et l’emportait pour le dévorer.

« Je gravis la montagne avant d’entreprendre mon difficile combat, je m’agenouillai devant l’image du Christ, je purifiai mon cœur de ses péchés, puis je m’armai dans le sanctuaire de mon épée et de ma cuirasse, et, ma lance à la main, je redescendis vers mes écuyers. Je m’élançai sur mon cheval et je recommandai mon âme à Dieu.

« À peine étais-je près des marais que mes dogues se précipitent en avant, tandis que mon cheval, effrayé, écume et se cabre. Car mon ennemi terrible était étendu au soleil sur la terre ardente. Mes chiens alertes se précipitent sur lui, puis se retournent rapides comme l’éclair, lorsqu’il ouvre sa large gueule et gémit comme un chacal, et répand autour de lui un air empesté.

« Mais bientôt je ranime leur courage : ils se jettent sur le monstre avec fureur, pendant que, d’une main ferme, je dirige ma lance sur ses flancs, et cette lance impuissante se brise comme une baguette sur sa cuirasse d’écailles. Avant que je puisse recommencer mon attaque, mon cheval, effrayé par ces regards de basilic, par ce souffle empesté, recule avec épouvante, et alors c’en était fait de moi.

« Je mets pied à terre, je tire mon épée du fourreau, mais je frappe en vain, nul coup ne pénètre dans cette armure de pierre ; et de sa queue vigoureuse il me jette sur le sol. Déjà je vois sa gueule s’ouvrir ; il s’approche de moi avec ses dents effroyables, lorsque mes chiens, enflammés de rage, se jettent sur son ventre, le couvrent de morsures et, déchiré par la douleur, il pousse d’affreux gémissements.

« Tandis qu’il essaye de s’arracher à ses deux adversaires, je me lève à la hâte, j’observe l’endroit vulnérable et j’y plonge mon épée jusqu’à la garde. Un sang noir coule à grands flots de sa blessure. Le monstre gigantesque tombe et m’entraîne sous lui dans sa chute. Je m’évanouis, et lorsque je revins à moi je me trouvai entouré de mes écuyers, et le dragon était baigné dans son sang. »

Tous les auditeurs applaudissent avec joie au récit du chevalier. Dix fois leurs voix s’élèvent, retentissent sous la voûte et se répètent au loin. Les chevaliers de l’Ordre demandent qu’on couronne le front du héros, le peuple veut le conduire en triomphe ; mais une ride sévère s’imprime sur le front du maître et il commande le silence. « Tu as tué, dit-il, d’une main courageuse le dragon qui ravageait cette contrée. Tu es devenu un dieu pour ce peuple et tu es devenu un ennemi pour notre Ordre. Ton cœur a enfanté un monstre pire que ce dragon. Il a enfanté la vipère qui empoisonne l’âme, qui produit la discorde et la perdition. Il a enfanté l’esprit de révolte qui se soulève audacieusement contre la discipline, qui brise les liens sacrés de la loi et qui détruit le monde.

« Le mamelouk montre aussi du courage : mais l’obéissance est la parure du Christ. Car, aux lieux où Notre-Seigneur apparut dans sa nudité sur ce sol sacré, nos pères fondèrent cet Ordre pour accomplir le plus difficile des devoirs, celui de dompter sa propre volonté. Une vaine gloire t’a ému, retire-toi de moi. Car celui qui ne porte pas le joug du Christ, ne doit pas être paré de sa croix. »

À ces mots, la foule éclate : un tumulte violent retentit dans le cloître ; tous les chevaliers demandent grâce pour leur frère. Le jeune homme baisse les yeux en silence. Il se dépouille de son vêtement, baise la main sévère du maître et se retire. Celui-ci le suit du regard, puis le rappelle avec affection et lui dit : « Embrasse-moi, mon fils ! tu as soutenu le plus rude combat ; prends cette croix, c’est la récompense de l’humilité d’une âme qui sait se vaincre elle-même. »

FRIDOLIN.

Fridolin était un pieux serviteur, craignant Dieu et dévoué à sa maîtresse, la comtesse de Saverne. C’était une douce et généreuse femme ; mais quelles que fussent ses volontés, Fridolin avait appris à s’y soumettre gaiement et pour l’amour de Dieu.

Depuis le point du jour jusqu’au soir, il n’était occupé que de la servir, jamais il ne croyait faire assez, et lorsque sa maîtresse lui disait : « Ne te donne pas tant de peine, » il sentait les larmes lui venir dans les yeux et craignait, en se montrant moins zélé, de manquer à son devoir.

La comtesse le distinguait entre tous les gens de sa maison ; sans cesse elle le louait ; elle ne le traitait pas comme un valet, mais plutôt comme un enfant, et arrêtait volontiers ses regards sur sa jeune et agréable figure.

Cette préférence irrita la méchante âme de Robert, le chasseur, qui depuis longtemps nourrissait de mauvais desseins. Pressé par le génie du mal, un jour qu’il s’en revenait de la chasse avec le comte, il lui jeta dans le cœur les germes du soupçon.

« Que vous êtes heureux, noble comte ! lui dit-il traîtreusement : le doute rongeur ne trouble pas votre paisible sommeil ; car vous possédez une vertueuse femme dont la pudeur augmente les charmes. Nul séducteur ne parviendrait à ébranler une telle vertu.

— Que me dis-tu là ? répondit le comte avec un regard sombre. Puis-je me fier à la vertu de la femme mobile comme l’onde ? Elle attire facilement les paroles flatteuses. Ma confiance repose sur une base plus ferme, et le séducteur, je l’espère, n’oserait s’approcher de la femme du comte de Saverne.

— Vous avez raison, reprend Robert, et il ne faut que rire de l’insensé valet qui ose élever ses vœux téméraires jusqu’à la noble dame à laquelle il doit obéir. — Quoi ! s’écria le comte, parles-tu de celui qui est là ?

— Oui sans doute. Mon maître ignore ce dont chacun parle, et puisque vous ne savez rien, je voudrais me taire. — Tu es mort, si tu n’achèves, dit le comte d’une voix terrible. Qui oserait lever les yeux sur Cunégonde ? — Je veux parler du petit blond.

« Il n’est pas laid de figure, — continue Robert avec méchanceté, tandis qu’à chaque mot la sueur inonde le visage du comte. — Est-il possible, monseigneur, que vous n’ayez jamais remarqué qu’il n’a des yeux que pour elle ? À table il reste languissant derrière sa chaise, et ne s’occupe pas même de vous.

« Voyez ces vers qu’il a écrits et où il avoue son amour. — Il avoue ! — Et l’audacieux la conjure de l’aimer aussi. La noble comtesse, qui est si douce et si bonne, ne vous en a rien dit par pitié pour lui. Je me repens d’avoir laissé échapper ces paroles : car qu’allez-vous faire ? » —

Le comte, dans sa colère, pénètre au milieu d’un bois voisin, où l’on fond le fer dans une de ses forges. Là, matin et soir, les ouvriers entretiennent le feu d’une main active. L’étincelle jaillit, les soufflets sont en mouvement, comme s’il fallait vitrifier les rocs.

Là on voit réunie la puissance de l’eau et du feu. La roue, poussée par les flots, tourne sans cesse ; les rouages résonnent jour et nuit, le marteau tombe lourdement sur l’enclume, et le fer cède à ses coups répétés.

Il fait signe à deux forgerons et leur dit :

« Le premier messager qui viendra ici vous demander si vous avez accompli les ordres de son maître, vous le prendrez et vous le jetterez dans la fournaise. Qu’il y soit réduit en cendres et que mes yeux ne le revoient plus. »

Ces paroles donnent aux forgerons une joie de bourreau ; car leur cœur était dur comme le fer. Ils raniment avec le soufflet le feu de la fournaise et attendent avec un cruel désir leur victime.

Robert s’en va trouver Fridolin, et lui dit d’une voix hypocrite : « Allons ! hâte-toi, le maître veut te parler. » Et le comte dit à Fridolin : « Il faut que tu ailles à l’instant même à la forge, et que tu demandes aux ouvriers s’ils ont accompli mes ordres.

— Cela sera fait, répond Fridolin, » et il se prépare à partir. Cependant il réfléchit tout à coup que sa maîtresse peut avoir quelque ordre à lui donner. Il s’en va près d’elle et lui dit : « On m’envoie à la forge, dites-moi ce que je dois faire, car c’est à vous que j’appartiens. »

La dame de Saverne lui répond avec douceur : « Je voudrais bien entendre la messe, mais mon fils est malade. Va prier à ma place, et en te repentant de tes péchés, obtiens-moi la grâce de Dieu. »

Et, joyeux de recevoir cet ordre, il se met en marche. À peine arrivé au bout du village, il entend le son de la clochette qui invite solennellement tous les pécheurs à s’approcher du saint sacrement.

« Ne t’éloigne pas, se dit-il, du bon Dieu, si tu le trouves sur ta route, » et alors il entre dans l’église. Elle est déserte, car c’est le temps de la moisson. Les laboureurs sont dans les champs, il n’y a pas même un enfant de chœur pour servir la messe.

Fridolin a bientôt pris sa résolution. Il remplace le sacristain. « Peu importe, se dit-il, le délai, c’est le ciel qui le veut. » Il donne au prêtre l’étole et la chasuble, prépare à la hâte les vases nécessaires pour le saint office. Puis, après avoir accompli cette tâche, il marche devant le prêtre, s’agenouille à droite, s’agenouille à gauche, obéit à chaque signe, et au Sanctus fait sonner trois fois la clochette.

Lorsque le prêtre s’incline pieusement, et, tourné du côté de l’autel, tient entre ses mains le Dieu descendu dans l’hostie, le sacristain agite sa clochette, et tous les assistants s’agenouillent, se frappent la poitrine et font le signe de la croix devant le Christ.

Fridolin accomplit ainsi habilement son devoir religieux. Il connaît les coutumes de l’Église et les suit de point en point, jusqu’à ce que le prêtre prononce le Dominus vobiscum et termine l’office en bénissant la communauté.

Alors Fridolin remet tout en ordre sur l’autel et dans le sanctuaire, puis il s’éloigne la conscience tranquille et s’en va vers la forge, en murmurant tout bas douze Pater noster.

Arrivé près de la fournaise, il demande aux ouvriers s’ils ont exécuté les ordres du comte. Ils ouvrent la bouche en grimaçant, lui montrent la gueule de la fournaise et lui disent : « La chose est faite, le maître sera content de ses serviteurs. »

Il retourne à la hâte porter cette réponse au comte. Celui-ci, en le voyant venir de loin, ne pouvait en croire ses yeux. « Malheureux ! s’écrie-t-il, d’où viens-tu ? — De la forge. — C’est impossible. Tu t’es donc arrêté en chemin ? — Pas plus qu’il ne le fallait pour faire ma prière.

« Car lorsque je vous quittai ce matin, je m’en allai, pardonnez-moi, demander des ordres à celle à qui je dois d’abord obéir. Elle m’ordonna d’entendre la messe, ce que je fis avec joie, et je dis le rosaire pour votre salut et pour le sien. »

Le comte épouvanté lui demande ce qu’on lui a répondu à la forge : « Maître, les paroles des ouvriers étaient obscures : on m’a montré la fournaise, et l’on m’a dit : « Son affaire est faite, le maître sera content de ses serviteurs. »

— Et Robert, dit le comte avec un frisson glacial, ne l’as-tu pas rencontré ? Je l’ai envoyé dans la forêt.

— Seigneur, je n’ai vu aucune trace de lui dans les champs ni dans la forêt. — Eh bien ! s’écrie le comte stupéfait, le Dieu du ciel lui-même a jugé. »

Et, prenant avec une bonté inaccoutumée son serviteur par la main, il le mène tout ému auprès de la comtesse, qui ne comprenait rien à cette action.

« Je recommande cet enfant à votre grâce. Pas un ange n’est plus pur que lui. Nous avons été mal conseillé ; mais Dieu et ses chérubins étaient avec lui. »

L’ANNEAU DE POLYCRATE.

Debout sur la terrasse de sa maison, il promenait ses regards satisfaits sur sa ville de Samos. « Tout ce que tu vois est soumis à mon pouvoir, disait-il au roi d’Égypte : avoue que je suis heureux.

— Tu as éprouvé la faveur des Dieux : elle a assujetti à la puissance de ton sceptre ceux qui naguère étaient tes égaux : mais il en est un encore qui peut les venger ; je ne puis te proclamer heureux aussi longtemps que veille l’œil de ton ennemi. »

À peine le roi avait-il parlé, qu’on voit venir un messager envoyé de Milet : « Fais flotter, ô seigneur, la fumée des sacrifices, et couronne d’une riante branche de laurier ta chevelure divine.

« Ton ennemi est tombé, frappé d’un trait mortel ; ton fidèle général Polydore m’a dépêché vers toi avec cette joyeuse nouvelle. » Et, en parlant ainsi, il tire d’un vase noir et présente aux regards stupéfaits des deux souverains une tête bien connue et encore sanglante.

Le roi effrayé fait un pas en arrière : « Garde-toi, dit-il, de te fier au bonheur. Pense à la mer inconstante, à l’orage qui peut s’élever et anéantir la fortune incertaine de ta flotte. »

Avant qu’il ait achevé de parler, il est interrompu par les cris de joie qui retentissent sur la rade. Une forêt de navires apparaît dans le port, ils reviennent remplis de trésors étrangers.

L’hôte royal s’étonne : « Ton bonheur est grand aujourd’hui ; mais redoute son inconstance. Les troupes crétoises te menacent d’un péril imminent : elles sont déjà près de la côte. »

Avant qu’il ait achevé de parler, on voit des navires dispersés et des milliers de voix s’écrient : « Victoire ! Nous sommes délivrés de nos ennemis. L’orage a détruit la flotte crétoise, et la guerre est finie. »

Alors l’hôte royal dit avec terreur : « En vérité, je tremble pour toi : la jalousie des Dieux m’épouvante. Nul mortel en ce monde n’a connu la joie sans mélange.

« La fortune aussi m’a souri, la faveur du ciel m’a soutenu dans mes entreprises ; mais j’avais un héritier chéri : les Dieux me l’enlevèrent. Je le vis mourir, et je payai ainsi ma dette à la fortune.

« Si tu veux éviter quelque catastrophe, invoque les Génies invisibles pour qu’ils mêlent la souffrance à ton bonheur. Je n’ai vu encore aucun mortel arriver joyeusement au terme de sa vie, quand les Dieux l’avaient comblé de leurs dons.

« Et si les Dieux n’exaucent pas ta prière, écoute le conseil d’un ami. Appelle toi-même la souffrance, choisis parmi tous tes trésors celui auquel ton cœur attache le plus grand prix, et jette-le dans la mer. »

Polycrate, ému par la crainte, répond : « Dans toute cette île, rien ne m’est plus précieux que cet anneau : je veux le consacrer aux Euménides pour qu’elles me pardonnent ma fortune ; » et il jette l’anneau dans les ondes.

Le lendemain matin un pêcheur au visage joyeux se présente devant le prince : « Seigneur, dit-il, j’ai pris un poisson tel que je n’en avais jamais vu de semblable dans mes filets, et je viens te l’offrir. »

Lorsque le cuisinier ouvrit le poisson, il accourut tout étonné auprès du prince et lui dit : « Vois, seigneur ; l’anneau que tu portais, je viens de le trouver dans les entrailles de ce poisson. Oh ! ton bonheur est sans bornes. »

Le roi d’Égypte se détournant alors avec horreur, s’écrie : « Je ne puis rester ici plus longtemps et tu ne peux plus être mon ami. Les Dieux veulent ta perte, je m’éloigne à la hâte pour ne pas périr avec toi. » Il dit, et à l’instant même il s’embarqua.

LE CHEVALIER TOGGENBOURG.

« Chevalier, mon cœur vous offre une affection de sœur ; n’exigez pas une autre tendresse, car vous m’affligeriez. Paisible je vous vois venir, paisible je vous vois vous éloigner. Je ne comprends pas les larmes de vos yeux. »

Il écoute ces paroles avec une douleur muette, s’arrache, le cœur sanglant, d’auprès d’elle, la presse avec ardeur dans ses bras, puis s’élance à cheval, rassemble ses vassaux dans son pays de Suisse, et, la croix sur la poitrine, il part avec eux pour la terre sainte.

Là, le bras du héros accomplit de hauts faits : le cimier de son casque flotte au milieu des légions ennemies : le nom de Toggenbourg est la terreur du musulman. Mais rien ne peut guérir la plaie de son cœur.

Pendant une année il a supporté sa douleur ; il ne peut la soutenir plus longtemps. Hors d’état de trouver le repos auquel il aspire, il quitte l’armée, aperçoit sur les rives de Joppé un navire dont les voiles s’enflent, et s’embarque pour le pays où respire celle qu’il aime.

Il frappe à la porte du château qu’elle habite, elle s’ouvre, et il entend ces terribles paroles : « Celle que vous cherchez porte le voile, elle est la fiancée du ciel. Hier on célébra la fête qui l’a consacrée à Dieu. »

Le chevalier abandonne pour toujours la demeure de ses ancêtres ; il ne revoit ni ses armes, ni son coursier fidèle : il descend de Toggenbourg sans qu’on le reconnaisse, car son corps est couvert d’un vêtement de crin.

Près du monastère qui s’élève au milieu d’une enceinte de tilleuls sombres, il s’en va construire une cabane. Là, du matin au soir il reste seul. Un rayon d’espérance éclaire son front. Ses yeux sont fixés sur le cloître, il regarde pendant de longues heures la fenêtre de sa bien-aimée : il attend que cette fenêtre s’ouvre, que la jeune religieuse apparaisse, que l’image charmante se montre dans la vallée avec son calme et sa douceur d’ange ; puis alors il se couche avec joie, il s’endort consolé, songeant à l’apparition heureuse du lendemain. Il passe ainsi de longs jours, de longues années, sans se plaindre, attendant que la fenêtre s’ouvre, que la jeune religieuse apparaisse, que l’image charmante se montre dans la vallée avec son calme et sa douceur d’ange. Un matin il resta là, mort, inanimé, le front pâle, le visage paisible tourné encore du côté de la fenêtre.

LES CIGOGNES D’IBICUS.

Les peuples de la Grèce vont se réunir sur la terre de Corinthe pour le combat des chars et le combat du chant. Ibicus, l’ami des Dieux, vient de se mettre en route. Apollon lui a donné le génie poétique et l’harmonie des vers ; il part de Rhégium avec un bâton de voyage, sentant déjà vibrer dans son cœur la voix qui l’inspire.

Déjà ses regards contemplent l’Acrocorinthe sur la montagne, et il s’avance avec joie à travers les mystérieuses forêts de Poseidon. Nul être humain n’apparaît ; il ne voit que des cigognes qui s’en vont chercher la chaleur des contrées méridionales et l’accompagnent sur son chemin.

« Salut à vous, dit-il, oiseaux chéris, qui avez traversé la mer en même temps que moi. Ma destinée ressemble à la vôtre : nous venons de loin, et nous allons chercher une retraite hospitalière. Soyons fidèles à l’hôte qui préserve de l’injure l’étranger. »

Puis il continue sa marche. Il arrive au milieu de la forêt ; tout à coup des meurtriers s’avancent et l’arrêtent. Il veut combattre ; mais bientôt sa main retombe fatiguée, car elle est plus habituée à tendre les cordes légères de la lyre que celles de l’arc vigoureux.

Il appelle à son secours les hommes et les Dieux : ses cris sont inutiles. Aussi loin que sa voix peut s’étendre, il n’existe pas un être humain. « Hélas ! s’écrie-t-il, il faut donc que je meure ici de la main de deux misérables, sur ce sol étranger où personne ne me pleurera, où personne ne viendra me venger. »

À ces mots il tombe couvert de blessures. Au même moment les cigognes passent ; il entend leurs cris aigus et ne peut plus les voir ; mais il leur dit : « Si nulle autre voix ne s’élève pour venger ma mort, la vôtre du moins accusera mes meurtriers. » Il dit et meurt.

On retrouva un cadavre dans la forêt ; et quoiqu’il fût défiguré, celui qui devait recevoir Ibicus à Corinthe reconnut ses traits chéris. « Est-ce donc ainsi, dit-il, que je devais te retrouver, moi qui espérais te voir porter glorieusement la couronne de laurier ? »

Tous les étrangers réunis à la fête de Poseidon déplorent la perte d’Ibicus ; toute la Grèce en est émue. Chaque cœur le regrette, et le peuple se rassemble au Prytanée et demande avec colère à venger la mort du poëte, à satisfaire ses mânes par le sang de ses meurtriers.

Mais comment reconnaître les traces du crime, au milieu de cette foule attirée par l’éclat de la fête ? Ibicus a-t-il été frappé par des voleurs ? est-il victime d’un lâche ennemi ? Hélios seul peut le dire, Hélios qui connaît le secret des choses.

Peut-être, tandis que la vengeance le cherche, peut-être le meurtrier s’en va-t-il d’un pas hardi à travers l’assemblée des Grecs, jouissant des fruits de son crime ; peut-être insulte-t-il aux Dieux jusque sur le seuil de leur temple ; peut-être se mêle-t-il à la foule qui se dirige maintenant vers le théâtre.

Les bancs sont serrés l’un contre l’autre ; les colonnes de l’édifice chancellent presque sous ce lourd fardeau. Les peuples de la Grèce accourent, et la vague rumeur de cette foule ressemble au mugissement de la mer. Tout le monde se presse dans le vaste circuit de l’édifice et sur les gradins de l’amphithéâtre qui s’élève audacieusement dans les airs.

Qui pourrait compter tous ces peuples ? qui pourrait dire les noms de tous ceux qui ont trouvé ici l’hospitalité ? Il en est venu de la ville de Thèbes, des bords de l’Aulide, de la Phocée, de Sparte, des côtes éloignées de l’Asie et de toutes les îles. Et tous ces spectateurs écoutent la mélodie lugubre du chœur, qui, selon l’antique usage, sort du fond du théâtre avec une contenance grave et sévère, s’avance à pas mesurés et fait le tour de la scène. Aucune femme de ce monde ne ressemble à celles de ce chœur ; jamais la maison d’un mortel ne montra une figure pareille ; leur taille est comme celle des géants.

Un manteau noir tombe sur leurs flancs, et dans leurs mains décharnées elles portent des flambeaux qui jettent une lueur sombre ; au lieu de cheveux, on voit se balancer sur leurs têtes des serpents et des couleuvres enflées par le venin.

Ce chœur épouvantable s’avance et entonne l’hymne fatal qui pénètre dans l’âme et enlace dans ses propres liens la pensée du coupable. Les paroles de ce chant lamentable retentissent et agitent ceux qui les écoutent, et nulle lyre ne les accompagne.

« Heureux, disent-elles, heureux celui qui n’a point senti le crime détruire la naïve innocence de son âme ! Celui-là, nous ne le poursuivrons pas ; il peut poursuivre librement sa route. Mais malheur, malheur à celui qui a volé ou commis un meurtre ! Nous nous attacherons à ses pas, nous filles terribles de la Nuit !

« Qu’il ne croie pas nous échapper ! Nous avons des ailes ; nous lui jetterons un lien au pied, et il tombera par terre. Aucun repentir ne nous fléchit ; nous poursuivrons sans relâche le coupable, nous le poursuivrons jusque dans l’empire des ombres, et là nous ne l’abandonnerons pas encore. »

En chantant ainsi, les Euménides dansent leur ronde funèbre. Un silence de mort pèse sur toute l’assemblée comme si la Divinité était là présente ; et le chœur, poursuivant sa marche, s’en retourne à pas lents et mesurés dans le fond du théâtre.

L’âme de chaque spectateur semble flotter entre la vérité et le mensonge, et chacun rend hommage à cette puissance invisible et inexplicable qui veille dans l’ombre, mêle les fils de la destinée humaine, se révèle parfois au cœur inquiet, s’enfuit avant le jour.

Tout à coup on entend sur un des gradins les plus élevés une voix qui s’écrie : « Regarde, regarde, Timothée : les cigognes d’Ibicus ! » Au même instant on vit comme un nuage passer sur l’azur du ciel et une troupe de cigognes poursuivre son vol.

Ibicus ! ce nom ravive les regrets de tous les spectateurs, et ces paroles volent de bouche en bouche : « Ibicus, que la main d’un meurtrier égorgea et que nous avons pleuré ? Qui parle de lui ? Quel rapport y a-t-il entre lui et ces cigognes ? »

Et les questions redoublent ; un triste pressentiment passe rapide dans tous les esprits. « Faites attention, s’écrie la foule, à la puissance des Euménides. Le poëte religieux sera vengé ; l’assassin vient de se trahir lui-même. Saisissez celui qui a parlé d’Ibicus, et qu’il soit jugé. »

Celui qui avait prononcé ces paroles imprudentes aurait voulu les retenir ; mais il était trop tard ; ses lèvres pâles, son visage effrayé révèlent son crime. On l’arrache de son siège, on le traîne devant le juge. La scène est transformée en tribunal, et l’éclair de la vengeance frappe le meurtrier.

LE PLONGEUR.

« Qui de vous, varlets et chevaliers, osera s’élancer dans cet abîme ? Je viens d’y jeter une coupe d’or, et le gouffre l’a déjà engloutie. Celui de vous qui pourra la reprendre, qu’il la garde ; je la lui donne. »

Ainsi parlait le roi, en jetant, du haut du roc escarpé qui s’élève au-dessus de l’onde immense, un vase d’or dans les eaux de Charybde. « Qui de vous, s’écrie-t-il, qui de vous, je le répète, aura assez de courage pour plonger dans ces profondeurs ? »

Et tous ceux qui l’entourent, chevaliers et varlets, l’écoutent et regardent en silence la mer orageuse. Nul d’entre eux n’ose essayer de gagner la coupe, et pour la troisième fois le roi s’écrie : « N’est-il personne qui veuille braver le péril ? »

Mais tous se taisent encore, quand soudain un jeune gentilhomme tout à la fois doux et hardi s’avance, dénoue sa ceinture, se dépouille de son manteau, et tous ceux qui le voient, hommes et femmes, le regardent avec surprise et admiration.

Au moment où il se penche sur le bord du rocher et contemple le gouffre, l’eau mugissante de Charybde s’élançait du fond de l’abîme avec un mugissement pareil au bruit du tonnerre.

Le monstre siffle, mugit, écume, bouillonne comme l’eau tourmentée par le feu. Des jets d’eau et de vapeur s’élancent jusqu’au ciel, et toujours le flot suit le flot, comme si l’abîme ne pouvait s’épuiser, comme si l’océan devait enfanter un autre océan.

Cependant ce tourbillon fougueux s’apaise. À travers l’écume blanche, on aperçoit une ouverture noire, sans fond, qu’on dirait être celle de l’enfer, et les vagues agitées retombent dans leur vaste entonnoir.

Dans ce moment, le jeune homme se recommande à Dieu… Et soudain l’on entend sur le rocher un cri d’effroi. L’onde vient d’engloutir le hardi plongeur. La gueule du monstre s’est refermée sur lui.

Et tout se tait à la surface de l’eau. Mais l’orage mugit dans les profondeurs du gouffre, et chaque spectateur inquiet s’écrie : « Adieu, adieu, valeureux jeune homme ! » Et le bruit du gouffre descend toujours plus bas, et l’anxiété s’empare de tous les esprits.

« Oh ! s’écrie l’un des spectateurs, quand tu jetterais dans cet abîme ta couronne, en disant : Celui qui me la rapportera sera roi, je ne voudrais pas tenter de l’acquérir. Ce qui se passe dans ces profondeurs, âme vivante n’a pu le dire.

« Plus d’un navire a été emporté dans ce gouffre, mais on n’en a vu sortir que la quille et les mâts brisés ; le reste était enseveli dans le tombeau. » Tout à coup le mugissement des flots s’élève, se rapproche.

Le monstre siffle, mugit, écume, bouillonne comme l’eau tourmentée par le feu. Des jets d’eau et de vapeur s’élancent jusqu’au ciel ; le flot suit le flot et se précipite hors du sein de la mer avec un mugissement pareil à celui du tonnerre.

Et voyez : à travers les vagues sombres et impétueuses, on aperçoit un bras, un col blanc comme la neige ; c’est le gentilhomme qui nage avec vigueur et revient avec des signes de joie, portant le vase d’or dans sa main gauche.

Il respire longuement et salue la lumière du ciel. Tout le monde s’écrie avec transport : « Il vit ; le voilà ! Le tombeau des vagues n’a pu le retenir ; l’intrépide plongeur a vaincu le danger. »

Le jeune homme s’avance, et tous les spectateurs se pressent joyeusement autour de lui. Il tombe aux pieds du roi, lui offre la coupe d’or. Le roi fait un signe à sa fille bien-aimée, qui remplit cette coupe d’un vin généreux, et le plongeur s’écrie :

« Vive longtemps le roi ! Heureux ceux qui respirent cet air libre ! L’abîme est épouvantable. L’homme ne doit point tenter les Dieux et chercher à connaître ce qu’ils ont, dans leur clémence, caché sous le voile de la nuit.

« J’ai été emporté là avec la rapidité de l’éclair. Une vague impétueuse me jeta sur le rocher ; une autre vague non moins puissante m’enleva, me fit tourner comme une toupie. Je ne pouvais résister.

« Alors le Dieu que j’invoquais me montra, au milieu de mon danger horrible, une ouverture dans le rocher. Ce fut là que j’échappai à la mort. Là j’aperçus le vase d’or suspendu à des pointes de corail qui l’empêchaient de tomber au fond de l’abîme.

« Au-dessous de moi j’apercevais encore des profondeurs infinies. Nul bruit ne parvenait à mon oreille ; mais je voyais avec effroi des salamandres, des dragons et d’autres monstres s’agitant dans ce gouffre infernal.

« Et j’étais là, privé du secours des hommes, n’entendant plus nulle voix du monde ; là, tout seul dans mon épouvantable retraite, contemplant ces animaux hideux, et songeant à ma destinée.

« Des centaines de monstres s’approchent, cherchent à me saisir. Dans la terreur qu’ils me causent, j’abandonne les tiges de corail. Au même instant la vague se lève, m’emporte et me ramène à la surface de l’abîme. »

Le roi le regarde avec admiration et lui dit : « Cette coupe est à toi. Je te donnerai aussi cet anneau orné de pierres précieuses. Essaye encore une fois de redescendre dans les flots et viens me dire ce que tu auras vu. »

La jeune fille l’écoute avec un sentiment de compassion, et lui dit d’une voix suppliante : « Renoncez, mon père, à cette cruelle tentative. Ce jeune homme a osé ce que personne n’avait osé avant lui. Il est revenu d’un lieu d’où nul être vivant n’était encore revenu. »

À ces mots, le roi saisit la coupe, la lance dans le torrent, et s’écrie : « Jeune homme, si tu me la rapportes, je te regarderai comme le meilleur de mes chevaliers, et tu épouseras celle qui vient de prier si bien pour toi. »

Le plongeur se voit dominé par une force céleste. Son regard courageux étincelle. Il voit la fille du roi rougir, puis pâlir et tomber sur le gazon. Il veut conquérir l’adorable récompense qui lui est offerte, et s’élance pour braver encore une fois la mort.

On entend les flots qui mugissent. On se penche en tremblant sur le bord du gouffre. La vague s’enfle, écume, monte, redescend et remonte encore ; mais elle ne ramène pas le plongeur.

LE COMTE D’HABSBOURG.

À Aix-la-Chapelle, dans une salle antique, le roi Rodolphe est assis au banquet du couronnement, dans tout l’éclat de la splendeur impériale. Le palatin du Rhin apporte les mets, le prince de Bohême verse le vin pétillant, et les sept Électeurs, groupés autour de Rodolphe comme des étoiles autour du soleil, remplissent auprès du maître du monde leur office et leur charge.

Une foule joyeuse entoure le balcon élevé, les acclamations du peuple se mêlent au son des trompettes ; car, après une longue et fatale lutte, l’interrègne est enfin fini, la terre a retrouvé un juge ! C’en est fait de la puissance aveugle de l’épée ! l’homme paisible et l’homme faible ne craignent plus de devenir les victimes de la force brutale.

L’Empereur, prenant la coupe d’or et promenant autour de lui des regards satisfaits, dit aux assistants : « Voilà une belle fête, voilà un splendide festin, mon royal cœur doit en être satisfait ; mais je regrette de ne pas voir le chanteur qui amène avec lui la joie, qui, par de doux accords, émeut mon âme et qui m’instruit par de hautes leçons. J’ai connu cette jouissance dès ma jeunesse, et ce que je cherchais, ce que j’aimais quand je n’étais qu’un simple chevalier, je ne veux pas en être privé maintenant que je suis empereur. »

Et voilà qu’au milieu du cercle des princes s’avance le chanteur, couvert d’un long manteau ; sur ses tempes brillent ses boucles de cheveux blanchies par les années. « Une douce mélodie repose, dit-il, dans les flancs de la harpe : le poëte chante les tributs de l’amour, il célèbre les plus grandes, les meilleures choses, ce que le cœur désire, ce qui flatte les sens ; mais quels chants seraient dignes de l’Empereur dans cette fête solennelle ? »

« Je ne veux rien prescrire au chanteur, répond le prince en souriant, il dépend d’un plus grand maître que moi, il obéit à l’heure propice de l’inspiration. Comme le vent d’orage qui résonne dans les airs, qui vient on ne sait d’où, et comme la source d’eau qui s’échappe de ses cavités profondes, la chanson s’échappe du cœur du poëte et éveille avec force les sentiments confus qui dormaient dans les âmes. »

Le chanteur saisit sa harpe et en fait vibrer les cordes avec vigueur : « Un noble héros s’en allait sur la montagne poursuivre le chamois fugitif ; son écuyer le suivait avec son épieu ; il était monté sur un fort cheval : en traversant un vallon il entend de loin le son d’une clochette ; c’était un prêtre qui s’en allait à pied, précédé de son sacristain, porter à un malade le corps de Notre-Seigneur.

« Le comte se découvre humblement la tête, et s’incline jusqu’à terre pour rendre hommage en bon chrétien à celui qui a sauvé les hommes. À travers la vallée coulait un ruisseau qui, grossi par les ondes d’un torrent, arrêtait les pas du prêtre. Il devait porter sur l’autre rive le saint sacrement ; il ôte sa chaussure et se prépare à traverser le ruisseau.

« Que fais-tu ? lui dit le comte qui le regarde avec surprise. ─ Seigneur, je dois me rendre auprès d’un mourant qui languit après la nourriture céleste ; le torrent a renversé le pont qui s’élevait sur le ruisseau ; pour aider au salut du malade, je vais passer cette eau pieds nus. »

« Le comte le fait asseoir sur son noble cheval, et lui remet entre les mains ses rênes brillantes, pour qu’il puisse sans retard accomplir son pieux devoir et soulager le malade. Puis, montant sur le cheval de son écuyer, il s’en va gaiement continuer sa chasse. Le prêtre, ayant rempli sa mission, vient le lendemain remercier le comte et lui ramène modestement son cheval par la bride.

« À Dieu ne plaise ! dit le comte avec humilité, que j’emploie maintenant dans des chasses ou dans des batailles le cheval qui a porté mon Créateur ! Si tu ne veux le garder pour toi-même, consacre-le au service de Dieu. Je l’offre à celui de qui je tiens l’honneur des biens terrestres, le corps, l’âme, le souffle et la vie.

« — Que le Dieu tout-puissant, qui entend la prière du pauvre, vous honore, dans ce monde et dans l’autre, comme vous l’honorez ; vous êtes un seigneur puissant, connu dans toute la Suisse par une conduite chevaleresque ; vous avez six belles-filles : puissent-elles, ajouta le prêtre avec enthousiasme, apporter six couronnes dans votre maison, et puisse votre splendeur s’étendre jusqu’aux générations les plus reculées ! »

L’Empereur écoute ce chant la tête penchée et comme s’il songeait au temps passé. En regardant le chanteur, il comprend le sens intime de ses paroles. Il reconnaît les traits du prêtre, et cache dans les plis de son manteau de pourpre les larmes qui s’échappent de ses yeux. Tous les assistants le contemplent et reconnaissent en lui le comte qui a rendu cet hommage à la grandeur de Dieu.

LE GANT.

Devant l’arène où les lions doivent combattre est assis le roi Franz. Autour de lui sont les grands personnages de l’Empire, et sur des balcons élevés les dames forment une brillante guirlande.

Le roi fait un signe : la retraite des animaux terribles s’ouvre ; un lion s’avance à pas lents, promène silencieusement ses regards autour de lui, ouvre la gueule, secoue sa crinière et s’étend sur le sol.

Le roi fait un second signe : une autre porte s’ouvre, un tigre sauvage sort par un bond impétueux. À l’aspect du lion il mugit, agite sa queue, allonge sa langue, tourne autour du lion en poussant un sombre murmure, puis s’étend à ses côtés.

Le roi fait encore un signe : alors la tanière vomit à la fois deux léopards qui s’élancent avec ardeur sur le tigre. Celui-ci les saisit dans ses griffes puissantes : le lion se lève en mugissant, puis il se fait un grand silence, et les léopards s’étendent sur le sol altéré de sang.

En ce moment, du haut du balcon, un gant tombe d’une jolie main entre le tigre et le lion.

La noble Cunégonde se tourne vers le chevalier de Lorges et lui dit d’un air railleur : « Chevalier, si votre amour est aussi ardent que vous me le jurez à toute heure, allez relever mon gant. »

Le chevalier descend à la hâte, s’avance d’un pas ferme dans l’arène redoutable, et d’une main hardie relève le gant au milieu des monstres.

Les chevaliers, les dames le regardent avec surprise et terreur, et lorsqu’il leur apporte paisiblement le gant, son éloge s’échappe de toutes les bouches. Cunégonde l’accueille avec un tendre regard qui lui promet un bonheur prochain. Mais le chevalier, lui jetant son gant au visage, lui dit : « Je ne veux point de votre reconnaissance ; » et il la quitte à l’instant.

L’INFANTICIDE.

Écoutez : les cloches résonnent d’un son sinistre et l’aiguille de l’horloge achève sa course. Eh bien ! au nom de Dieu, qu’il en soit ainsi. Compagnons du tombeau, allons au supplice. Reçois, ô monde, mes derniers baisers d’adieu, reçois ces larmes : ô monde, que tes poisons étaient doux ! Nous sommes quittes, ô monde, empoisonneur de l’âme !

Adieu, joyeuse lumière du soleil, il faut t’échanger contre une tombe froide. Adieu, délicieux temps des roses, qui si souvent enivre la jeune fille ; adieu, rêves tissus d’or, fantaisies, enfants du paradis étouffés, hélas ! dans votre germe naissant, pour ne plus jamais reparaître !

Jadis je portais la robe sans tache de l’innocence, des rubans roses, des fleurs ornaient mes blonds cheveux flottants.

Hélas ! la victime de l’enfer porte encore la robe blanche ; mais un crêpe noir remplace les rubans roses.

Pleurez sur moi, vous qui n’avez jamais failli, vous à qui la nature donna, avec la tendresse du cœur, la force héroïque, vous qui voyez encore fleurir le lis de l’innocence. Malheur à moi ! mon cœur s’est attendri, et l’émotion que j’éprouvai est la hache de mon supplice. Malheur à moi ! dans les bras d’un homme parjure la vertu de Louise s’endormit !

Hélas ! pendant que je m’en vais vers le tombeau, peut-être que cet homme au cœur de vipère m’oublie auprès d’une autre, s’égaye à une table de toilette, joue avec les cheveux de sa nouvelle conquête, et reçoit le baiser qu’elle lui donne, tandis que sur l’échafaud mon sang va jaillir de mon corps mutilé.

Joseph ! Joseph ! que le chant de mort de Louise te poursuive au loin, que les gémissements de la cloche retentissent comme un avertissement terrible à ton oreille ! Qu’ils ouvrent tout à coup une plaie infernale dans les images de la volupté, quand une bouche trop tendre te murmurera des paroles d’amour !

Ah ! traître, rien n’a pu t’émouvoir, ni les douleurs de Louise, ni la honte de la femme, ni l’enfant que je portais dans mon sein, ni l’émotion qui attendrit le tigre et le lion.

Son navire s’éloigna fièrement du rivage. Mes regards obscurcis le suivaient. À présent il fait entendre ses soupirs menteurs aux jeunes filles des bords de la Seine.

Et l’enfant, il goûtait un doux repos sur le sein de sa mère, il me souriait frais et charmant comme la rose du matin. Son visage me rappelait une image chérie : l’amour et le désespoir torturaient mon cœur de mère.

Femme ! murmurait d’une voix terrible son innocence ; femme, où est mon père ? Femme, répétait mon cœur, où est ton époux ? Hélas ! pauvre orphelin, tu le chercheras vainement. Peut-être qu’à cette heure il caresse d’autres enfants, et tu maudiras l’instant de notre ivresse, quand un jour tu seras flétri du nom de bâtard.

Ta mère… oh ! l’enfer est dans mon sein : elle est seule au monde, languissant après la source de joie que ton aspect empoisonne ; chaque son qui s’échappe de tes lèvres réveille le sentiment d’un bonheur évanoui, et tes regards enfantins sont pour elle comme les traits de la mort. L’enfer ! l’enfer est là quand je ne te vois pas, l’enfer est là quand je te regarde. Tes baisers, qui me rappellent les baisers enivrants de ses lèvres, sont pour moi les serpents des Euménides. Ses serments sortent du tombeau comme la foudre, son parjure est un meurtre éternel. Ici, l’hydre m’enlaça et le meurtre fut commis.

Joseph ! Joseph ! que mon ombre courroucée te poursuive au loin ! qu’elle te saisisse dans ses bras glacés et t’éveille dans tes rêves voluptueux ! Que dans la lumière des étoiles tu voies étinceler le regard mourant de ton fils, que ton fils vienne à toi avec ses vêtements sanglants et te chasse des portes du paradis !

Vois : il était là, couché, sans vie, à mes pieds ; l’œil fixe, l’esprit troublé, je regardais son sang couler, et ma vie s’en allait avec lui. Déjà j’entends l’approche terrible du messager de la justice, et plus terrible encore est le battement de mon cœur. Je m’en vais avec joie éteindre dans les bras de la mort l’ardeur de mes souffrances.

Joseph ! le Dieu du ciel peut te pardonner, la pécheresse te pardonne. Je laisse mon ressentiment sur cette terre. Déroulez-vous, ô flammes, embrasez le bûcher. Bien, bien ! Ses lettres flamboient, ses serments sont dévorés par le feu ; ses baisers, oh ! comme ils sont brûlants ! C’était là tout ce que j’avais de cher en ce monde.

Ne vous fiez pas aux roses de la jeunesse, ne vous fiez jamais, mes sœurs, aux serments des hommes. La beauté m’a fait perdre ma vertu, je la maudis sur l’échafaud. Des larmes ! des larmes dans les yeux du bourreau ! Hâtez-vous de voiler mes regards. Bourreau, ne peux-tu cueillir un lis ? Pâle bourreau, ne tremble pas !

RÉSIGNATION.

Et moi aussi, je suis né en Arcadie ! et sur mon berceau la nature m’avait promis, à moi aussi, le bonheur ; et moi aussi, je suis né en Arcadie ! mais mon rapide printemps ne m’a donné que des larmes.

Le mois de mai de la vie fleurit une fois et ne revient plus ; pour moi il est flétri. Le Dieu silencieux… Oh ! pleurez, mes frères !… le Dieu silencieux renverse son flambeau et l’apparition s’évanouit.

Me voici sur ta route sinistre, éternité terrible ! reçois la promesse de bonheur qui m’était faite. Je te la rapporte intacte, je ne sais rien du bonheur.

Je porte mes plaintes devant ton trône, Divinité voilée qui juges les hommes et les choses. De planète en planète une joyeuse nouvelle s’est répandue : on a dit que tu t’étais assise sur ton trône avec la balance de l’équité, et que l’on t’appelait la Déité rémunératrice.

Ici, dit-on, la terreur est réservée aux méchants et la joie aux justes ; tu sais découvrir les replis du cœur, tu m’expliqueras l’énigme de la Providence, tu tiendras compte des douleurs.

Ici est la patrie de l’exilé ! ici s’arrête le sentier plein de ronces du malheureux. Un enfant céleste que l’on m’a appris à appeler la vérité, que beaucoup d’hommes fuyaient, que très peu connaissaient, a arrêté l’essor rapide de ma vie.

« Livre-moi ta jeunesse, m’a-t-il dit, je te récompenserai dans une autre vie, je ne puis te faire que cette promesse. » J’ai accepté la promesse et je lui ai livré les joies de mon jeune âge.

« Donne-moi la femme si chère à ton cœur, donne-moi ta Laura, tes regrets te seront payés avec usure au delà du tombeau. » Je l’ai arrachée de mon cœur saignant et je la lui ai donnée avec des sanglots.

Alors le monde m’a dit avec ironie : « La promesse que tu as reçue s’adresse à l’empire des morts ; un esprit menteur t’a présenté une ombre vaine à la place de la vérité, tu ne seras plus, quand l’heure viendra de recevoir ta récompense.

Une foule moqueuse me murmurait alors avec une langue de vipère : « Tu t’épouvantes d’une illusion menteuse. Que signifient tes Dieux, ces prétendus libérateurs d’un monde décrépit ? »

« Qu’est-ce que cet avenir caché sous le tombeau, et cette éternité dont tu parles si pompeusement ? Elle ne nous apparaît si imposante que parce qu’un voile la couvre ; c’est l’ombre gigantesque de nos propres terreurs qui se reflètent dans le sombre miroir de notre conscience.

« Le fantôme d’une image vivante, la momie du temps conservée par le baume de l’espérance dans les froides profondeurs du tombeau : voilà ce que, dans les rêves de la fièvre, tu appelles l’immortalité.

« Pour une espérance tu as livré des biens assurés. Pendant six mille ans la mort est restée muette : jamais un cadavre est-il sorti de la tombe pour adresser sa requête à la Déité rémunératrice ? »

J’ai vu les jours s’enfuir vers toi, éternité, j’ai vu la nature fleurie se dessécher comme un cadavre. Aucun mort n’est sorti de sa tombe, et cependant j’ai gardé ma confiance dans la promesse des Dieux. Je t’ai sacrifié toutes mes joies. À présent je me prosterne devant ton trône. J’ai méprisé les moqueries de la foule, je n’ai attaché de prix qu’à tes biens, Déité rémunératrice, je réclame ma récompense.

« J’aime tous mes enfants d’un amour égal, s’est écrié un génie invisible : il y a pour les enfants des hommes, pour le sage qui sait les discerner, deux fleurs : on les appelle Espoir et Jouissance.

« Que celui qui a cueilli une de ces fleurs n’espère pas avoir l’autre. Que celui qui ne peut pas croire cherche la jouissance. Cette loi est éternelle comme le monde. Que celui qui peut croire sache attendre. L’histoire du monde est le jugement du monde.

« Tu as espéré, voilà ta récompense. Ta foi, voilà ton bonheur ; tu peux interroger les sages : ce que l’on retranche d’une minute, l’éternité ne le rend jamais. »

À UNE JEUNE FEMME.

Le monde se joue autour de toi comme un enfant léger et plein de grâce. Mais le monde n’est pas tel qu’il se peint dans le miroir de ta belle âme. Les hommages que l’on rend à la noblesse de ton nom, les prodiges que tu opères, les charmes qui t’environnent, parent à tes yeux la vie et l’humanité. Et qui pourrait résister à la magie d’une jeunesse pure, au talisman de la vertu et de l’innocence ?

Tu regardes avec joie les fleurs qui éclosent sous tes pas, les heureux que tu as faits, les affections que tu as conquises. Reste dans cette douce illusion ; qu’un réveil funeste ne dissipe pas cet heureux rêve. Mais laisse à l’écart toutes ces fleurs de la vie pareilles à celles de ton jardin. Regarde-les et ne les cueille pas. Écloses seulement pour le plaisir des yeux, elles se flétriraient à tes pieds, plus tu les examineras de près, plus tu cours risque de les anéantir.

ÉLÉGIE
SUR LA MORT D’UN JEUNE HOMME.

Un gémissement profond pareil à ceux qui annoncent l’orage retentit dans la maison de deuil. Des sons lugubres résonnent dans la tour de l’église. On apporte un jeune homme qui n’était pas encore mûr pour la tombe et qui a été enlevé au printemps de la vie, à l’âge où son cœur battait avec force, où son regard conservait encore toute son ardeur. C’est un fils, idole de sa mère et sur lequel sa mère se lamente ; c’est mon ami fidèle, c’est mon frère. Que tout ce qui porte le nom d’homme le suive au tombeau !

Superbes sapins qui braviez la tempête et le tonnerre, êtes-vous fiers de votre âge et de votre force ? Et vous, montagnes dont les cimes s’élèvent jusqu’au ciel ; et toi, voûte azurée qui entoure le soleil ? Est-il fier, le vieillard qui, par des œuvres hardies, monte de degré en degré jusqu’à son dernier but ? Est-il fier, le héros qui, par ses exploits, arrive au temple éclatant de la renommée ? Quand le ver ronge les fleurs, qui serait assez insensé pour croire qu’il ne périra jamais ? Qui pourrait espérer une immortelle durée, quand le jeune homme meurt ?

Dans la joie de la jeunesse, dans les roses de la vie, ses jours s’écoulaient si gaiement ! Le monde entier, le monde était pour lui si doux ! l’avenir avait pour lui tant de magie et l’existence brillait à ses yeux comme un rêve doré. Déjà, lorsque sa mère pleurait sur lui, lorsque l’empire des morts s’ouvrait sous ses pieds, lorsque la Parque coupait le fil de cette destinée et que la terre et le ciel s’effaçaient à ses yeux, il repoussait avec angoisse la pensée de la mort. Le monde apparaît si doux à ceux qui meurent !

Muette et sourde est l’étroite demeure, profond est le sommeil de ceux qu’on y ensevelit. Frère, toutes tes espérances sont à jamais éteintes ; le soleil dardera ses rayons sur ta tombe ; mais tu ne sentiras pas leur chaleur. La brise balancera les fleurs de ton cercueil ; mais tu n’entendras pas son léger murmure. Jamais l’amour n’animera ton regard, jamais tu n’embrasseras ta fiancée, jamais nos larmes ne te rappelleront à la vie, ta paupière est pour toujours fermée.

Mais doux est ton sommeil, calme sera ton repos dans le sépulcre. Là, le chagrin expire aussi avec la joie ; là, cessent les tourments de l’homme : en vain la calomnie essaierait de t’atteindre, et la séduction de répandre ses poisons sur toi ; en vain le pharisien dirigerait vers toi ses efforts, en vain le meurtre pieux te consacrerait à l’enfer ; les charlatans qui portent le masque d’apôtres peuvent continuer leur rôle, la fille abâtardie de la justice peut se jouer jusqu’à l’éternité du destin des hommes.

La fortune peut fasciner d’un côté ou de l’autre ses courtisans, porter l’homme sur un trône chancelant, puis le rejeter dans la boue. Repose en paix dans ton cercueil, frère, ton œil est à tout jamais fermé à ce tumulte comique et tragique, à ces caprices orageux de la fortune, à cette loterie grotesque, à tout ce tourbillon impur, à ce ciel plein de démons.

Va, ô toi le confident de notre âme, emporte avec toi nos bénédictions ! dors en paix dans la tombe, jusqu’au jour où nous devons nous revoir ; jusqu’à ce que la trompette du Dieu suprême résonne sur les tombeaux, que les portes de la mort s’ouvrent et que les cadavres se relèvent au signal de Dieu ; jusqu’à ce que les sépulcres se meuvent, fécondés par le souffle de Jéhovah ; qu’à sa voix les sépulcres, entourés de la fumée des planètes qui se fondent, vomissent leur proie.

Nous te rejoindrons, non pas dans ces mondes que rêvent les sages, non pas dans le paradis du peuple, ni dans le ciel chanté par les poëtes ; mais nous te rejoindrons sans aucun doute. Ce qui réjouit le pèlerin est vrai. Au delà de cette vie est l’espoir, la vertu nous conduit plus loin que le tombeau. Ce ne sont point là de vains songes ; déjà toutes ces énigmes te sont dévoilées. Déjà ton esprit voit avec extase la vérité, la vérité qui en mille rayons s’échappe du calice de notre Père suprême.

Allez donc, noirs et muets porteurs, livrez encore ce corps aux grands exterminateurs. Que les gémissements cessent, que la terre soit amoncelée sur ce cercueil. Où est l’homme qui a sondé les arrêts de Dieu ? où est l’œil qui a pénétré les profondeurs de l’abîme ? Saint, saint, saint, ô Dieu des tombeaux ! Nous t’adorons avec terreur. Que la terre redevienne terre, l’esprit s’échappe de son enveloppe pourrie. Que le vent orageux dissipe les cendres de l’homme. Son amour est éternel.

ESPÉRANCE.

Les hommes parlent et se préoccupent beaucoup d’un avenir meilleur. On les voit chercher et poursuivre un but heureux, un but doré. Le monde vieilli se rajeunit, et l’homme espère toujours une amélioration à son sort. C’est l’espérance qui le dirige dans la vie, qui sourit aux regards joyeux de l’enfant, qui enchante par ses prestiges le jeune homme et qui survit encore au vieillard. Car lorsque, à la fin de sa course fatiguée, il descend dans le tombeau, sur ce tombeau se lève encore l’étoile de l’espérance.

Non, ce n’est point une vaine et flatteuse illusion enfantée dans le cerveau d’un insensé. Notre cœur nous dit que nous sommes nés pour un état meilleur, et la promesse qui nous est faite par cette voix intime ne trompera pas l’âme qui espère.

LA FÊTE D’ÉLEUSIS.

Faites des guirlandes d’épis dorés ; tressez aussi les frais bluets. Que la joie anime chaque regard ; car voici venir la Déesse qui réprime les mœurs sauvages, qui rapproche l’homme de l’homme, qui a remplacé la tente mobile par des demeures stables et paisibles.

Le Troglodyte se cachait dans les grottes des montagnes ; le nomade laissait déserts les champs où il passait ; le chasseur traversait les campagnes avec l’arc et l’épieu, et malheur à l’étranger que les vagues jetaient sur le fatal rivage !

Cérès, en cherchant les traces de sa fille, vit ces contrées abandonnées. Là nul vallon ne verdissait, nul toit ne lui offrait l’hospitalité, et nul temple n’attestait que l’on rendît hommage aux Dieux.

On ne connaissait point les fruits de la moisson qui parent un festin. Sur des autels affreux on voyait se dessécher des ossements humains. Dans tous les lieux que la Déesse traversa elle ne vit que la misère, et elle gémit sur l’abaissement de la race humaine. « Est-ce ainsi, dit-elle, que je dois retrouver l’homme, auquel nous avons prêté notre image, et dont la forme idéale brille dans l’Olympe ? Ne lui avons-nous pas donné le sein de la terre, et dans son royal empire il erre malheureux comme un exilé ? »

« Aucun Dieu n’aura-t-il pitié de lui ? aucun être céleste ne l’enlèvera-t-il d’une main puissante à cette misère profonde ? L’Olympe heureux n’est point ému des larmes de l’humanité ; mais elles touchent vivement mon cœur.

« Pour que l’homme devienne homme, il faut qu’il forme un pacte éternel et confiant avec la terre, qui est sa mère ; qu’il honore la loi des temps, le cours sacré des astres, dans leurs mouvements harmonieux. »

Elle écarte doucement le nuage qui la voile aux regards et se montre tout à coup, au milieu des hordes sauvages, dans sa divine majesté. Ces hommes célébraient leur victoire dans un festin, et ils offrirent à Cérès une coupe pleine de sang.

Elle la repousse avec horreur et leur dit : « Le sang n’arrose point les lèvres des Dieux. Les êtres divins n’exigent point de sacrifices. C’est en leur offrant les fruits de l’automne et les dons des champs, qu’on leur rend hommage. »

Elle enlève la lance que le chasseur tient à sa main, elle s’en sert pour tracer dans le sable un sillon ; puis prenant un des féconds épis de sa couronne, elle le jette dans ce sillon et le fait germer.

Le sol se couvre de verts épis, et aussi loin que s’étend le regard on aperçoit une forêt d’or ; elle bénit la terre en souriant, lie la première gerbe, choisit une pierre pour son foyer et elle dit : « Jupiter, toi qui es placé au-dessus de tous les Dieux, montre-moi par un signe que ce sacrifice te plaît. Écarte les nuages de ce peuple qui ne sait pas encore ton nom, ouvre-lui les yeux, afin qu’il te connaisse. »

Jupiter entend dans sa demeure suprême les prières de sa sœur. Il lance du haut de l’Olympe l’éclair de la foudre, la flamme s’élève sur l’autel et l’aigle tourne en longs circuits dans les airs.

La foule émue se jette aux pieds de la Déesse. Les âmes grossières éprouvent pour la première fois un sentiment humain. Les barbares rejettent leurs armes sanglantes, ouvrent leur intelligence obscure aux leçons éloquentes de la Déesse.

Les êtres célestes descendent de leur trône. Thémis est à leur tête avec son sceptre de justice, elle fixe les droits de chacun, pose les limites du sol et prend pour témoins les mystérieuses Divinités du Styx.

Puis arrive le fils ingénieux de Jupiter, l’artiste habile à façonner des vases de bronze et d’argile. Il enseigne la manière de se servir des tenailles et des soufflets et il forge sur son enclume le premier soc de charrue.

Minerve, que l’on distingue avec sa lourde lance entre tous les Dieux, fait entendre sa voix et parle impérieusement aux habitants de l’Olympe. Elle veut construire des remparts pour servir de refuge et de défense, pour réunir dans une même communauté les hommes dispersés.

Elle s’avance d’un pas majestueux à travers les champs, et le dieu Terme marche sur ses pas. Elle mesure les contours de la colline et enferme le lit du fleuve dans une enceinte sacrée.

Toutes les nymphes et les oréades qui suivent Diane sur les sentiers de la montagne, leur épieu de chasse à la main, se mettent à l’œuvre, travaillent avec joie, et sous les coups de leurs haches tombe la forêt de sapins.

Le Dieu couronné de roseaux sort aussi de ses vertes ondes, dirige son fleuve selon la volonté de la Déesse, les heures légères fuient rapidement, et les rudes tiges d’arbres s’arrondissent sous la main des ouvriers habiles.

On voit aussi venir le Dieu des mers ; d’un coup de son trident, il arrache à la terre les colonnes de granit, il les balance entre ses mains puissantes, comme un léger fardeau, et avec Hermès il en couronne les remparts des villes.

Mais Apollon fait entendre l’harmonie de ses cordes d’or, la douce cadence et la mélodie puissante. Les neuf Muses y joignent leurs chants, et les pierres, attirées par ces accords, se joignent aux pierres.

Cybèle pose d’une main expérimentée les portes aux larges ailes et y place les verrous et les serrures. Par la main des Dieux l’édifice superbe est promptement achevé, et les murailles du temple brillent d’un éclat solennel.

La Déesse s’avance avec une couronne de myrte. Elle conduit le plus beau berger près de la plus belle bergère. Vénus avec son doux enfant pare elle-même ce premier couple. Tous les Dieux apportent des dons aux jeunes époux.

Les nouveaux citoyens entrent dans le temple, conduits par la troupe des Dieux.

Cérès remplit à l’autel de Jupiter l’office de prêtresse. Elle répand sa bénédiction sur la foule et lui dit :

« Les animaux du désert aiment la liberté. Les Dieux règnent librement dans l’espace ; les lois de la nature répriment les joies déréglées. L’homme, placé entre les Dieux et les animaux, doit s’associer à l’homme ; c’est par ses vertus seules qu’il peut être libre et puissant. »

Faites des guirlandes d’épis dorés ; tressez aussi les frais bluets. Que la joie anime chaque regard, car voici venir la Déesse qui nous a donné une douce patrie, qui unit l’homme à l’homme.

Célébrons dans nos chants la Déesse bienfaisante du monde.

LA PROMENADE.

Salut à toi, montagne aux sommités empourprées ! salut à toi, soleil qui colores si bien ces cimes, et à toi, campagne animée, et à vous, tilleuls dont j’aime à entendre le murmure, et au chœur joyeux qui se balance sur ces rameaux ! Je te salue aussi, azur paisible qui entoures, dans un immense espace, la colline aux teintes sombres, la forêt verte qui s’étend sur moi, lorsque je quitte mon étroite retraite pour m’entretenir avec moi-même et pour te voir. Un air balsamique me pénètre et me rafraîchit, une lumière brillante satisfait mon regard altéré. Des couleurs vives et mobiles brillent dans la prairie, puis se fondent dans un doux ensemble. La plaine me reçoit sur ses larges tapis, le sentier rustique serpente à travers sa verdure, l’abeille diligente voltige et bourdonne autour de moi, le papillon se repose sur les feuilles de trèfle, les rayons du soleil tombent sur ma tête, les vents se taisent et l’on n’entend que le chant de l’alouette qui s’élance vers le ciel. J’écoute le murmure de la forêt voisine, la couronne des aunes se penche et la brise légère balance les pointes de gazon argenté. Là se trouvent l’ombre et les parfums, et le hêtre m’offre sous ses larges rameaux un toit pompeux, une fraîcheur attrayante. Dans les détours de la forêt le paysage disparaît à mes yeux, et je monte plus loin par le chemin qui serpente. À travers le réseau de feuillage pénètrent quelques rares rayons, et l’azur du ciel qui me sourit. Mais tout à coup ce voile se déchire, la forêt s’ouvre et je retrouve l’éblouissante clarté du jour. L’espace immense s’étend sous mes yeux, et une montagne bleuâtre entourée de vapeurs s’élève à l’horizon. Au pied de la cime élevée et escarpée je vois se dérouler comme une glace les vagues du fleuve, au-dessous de moi et sur ma tête est l’immensité. De quelque côté que mes regards se tournent, j’éprouve un sentiment de terreur ou une idée de vertige. Mais entre ces sommités inébranlables et ces profondeurs terribles un chemin assuré s’ouvre au voyageur. Devant moi sont des rives fécondes, devant moi une vallée superbe cultivée avec zèle. Ces lignes qui séparent les domaines du laboureur, c’est Démétrius qui les a tracées sur les tapis de verdure. Heureuse puissance de la loi du Dieu qui gouverne les hommes depuis que l’amour s’est enfui du monde. Mais dans les champs irréguliers qui tournent et serpentent, qui tantôt touchent à la forêt, qui tantôt s’élèvent sur la colline, on distingue une trace brillante : c’est la route qui réunit plusieurs pays. Sur le fleuve paisible flottent les radeaux ; la clochette des troupeaux retentit dans la vallée et l’écho solitaire répète les chants du berger. Le gai village orne les bords du fleuve, d’autres se cachent entre les arbres, d’autres sont suspendus aux flancs des coteaux. L’homme habite au milieu de ces champs, ses sillons entourent sa maison rustique, la vigne couronne ses fenêtres, l’arbre jette sur son toit un de ses rameaux. Heureux habitant des champs que le cri de la liberté n’a pas encore éveillé ! Tu suis gaiement les lois modestes qui te sont prescrites. Au retour régulier des moissons s’arrêtent tes vœux, et ta vie se déroule comme l’œuvre de ta journée ; mais qui vient tout à coup m’arracher à ces doux aspects ? un esprit étranger se jette sur ces campagnes, ce que l’affection unissait se divise et l’on ne cherche plus que son égal. Je vois des castes qui se forment, les hauts peupliers s’alignent avec une pompe régulière et majestueuse, tout est soumis à la règle, tout doit avoir une signification, et une escorte d’esclaves m’annonce le maître. De loin aussi il s’annonce éclairé par les coupoles brillantes, par les villes bâties avec le roc et couvertes de tours. Les faunes sont repoussés au fond des forêts sauvages ; mais la piété donne une plus haute destinée à la prière. L’homme s’est rapproché de l’homme ; son cercle, en se rétrécissant, s’anime ; il sent le monde entier se mouvoir en lui, les forces ardentes luttent dans les combats, leur lutte produit de grandes choses, leur alliance en produit de plus grandes encore. Un même esprit anime des milliers de bras, un même cœur, brûlant d’une pensée ardente, palpite dans des milliers de poitrines, il palpite pour la patrie et s’enflamme pour la loi des aïeux ; sur ce sol chéri reposent leurs cendres vénérées. Les Dieux descendent du ciel et établissent leurs demeures dans une enceinte consacrée. Ils viennent apportant des dons précieux : Cérès, la première, avec les présents de la charrue ; Hermès avec l’ancre du commerce, Bacchus avec la vigne, Minerve avec les rameaux verts de l’olivier et Poséidon avec le cheval de guerre ; Cybèle arrive avec son char attelé de lions et reçoit le droit de cité. Pierres saintes, c’est de vous que sont sortis les tuteurs de l’humanité, de vous les mœurs, les arts répandus dans les îles lointaines ; près de ces portes paisibles les sages ont prononcé leurs sentences, les héros se sont précipités dans les combats pour défendre leurs pénates. Sur les murs on voyait les mères avec leurs enfants suivant l’armée de leurs regards jusqu’à ce qu’elle disparût dans le lointain ; elles tombaient à genoux devant les autels des Dieux, elles imploraient le succès et la gloire, elles imploraient le retour de ceux qu’elles aimaient ; et vous obteniez, ô braves guerriers, le succès et l’honneur, mais vous ne reveniez pas ; la pierre raconte vos exploits : « Voyageur, si tu vas à Sparte, dis que tu nous as vus ici morts comme la loi l’ordonnait. » Reposez en paix, héros aimés, l’olivier, arrosé par votre sang, reverdit, et la semence précieuse germe dans le sol ; la libre industrie se met ardemment à l’œuvre, le Dieu des ondes l’appelle dans son lit de roseaux, la hache entre en sifflant dans la tige de l’arbre, la dryade soupire, et l’arbre tombe avec fracas du haut de la montagne. On coupe le roc, on enlève la pierre avec le levier, l’homme de la montagne descend dans les ravins, le marteau retentit sur l’enclume, les étincelles de l’acier jaillissent sous une main nerveuse, le lin doré entoure le léger fuseau, le navire se meut à l’aide des cordes de chanvre, le pilote pousse son cri sur la rade, on attend les flottes qui vont porter sur la terre étrangère le produit du travail, d’autres reviennent avec les richesses des côtes lointaines, la guirlande de fête s’élève au haut des mâts superbes, les places publiques, les marchés sont pleins de mouvement et l’oreille écoute avec surprise un singulier mélange de langues diverses, le marchand étale sur la place les moissons de la terre, celles qui mûrissent sous le soleil brûlant d’Afrique, celles de l’Arabie, celles de Thulé, et la corne d’Amalthée est remplie de dons précieux. Alors la fortune fait naître les œuvres de l’imagination, l’art se développe soutenu par la liberté, le sculpteur réjouit les regards par ses imitations de la vie réelle, et le ciseau donne à la pierre le sentiment et l’éloquence. Sur les élégantes colonnes ioniennes repose un ciel artistique et l’Olympe entier est renfermé dans le Panthéon. Sur les torrents écumeux le pont s’élève, léger comme l’arc-en-ciel d’Iris et comme la flèche ; dans une retraite paisible le savant trace des cercles importants et fait des expériences fécondes : il examine la force de la matière, l’attraction de l’aimant, suit le son dans les airs, la lumière dans l’espace, cherche la loi des phénomènes et le mouvement du pôle. L’écriture donne un corps et une voix à la pensée muette, une feuille éloquente la conserve à travers le cours des siècles, les nuages de l’erreur se dissipent, les fantômes de la nuit s’évanouissent à la lumière ; l’homme brise ses chaînes, heureux se, en brisant les chaînes de la crainte, il ne rompait pas aussi les liens de la sagesse ! Liberté ! crie la raison : liberté ! les désirs aveugles se séparent de la sainte nature, l’homme brise dans la tempête les ancres qui le retenaient prudemment au rivage, le torrent écumeux le saisit et l’emporte dans l’espace, le rivage disparaît, la nacelle privée de ses mâts se balance sur les vagues orageuses, les étoiles se cachent sous les nuages ; rien ne reste, tout est terreur et confusion, la vérité n’est plus dans le langage, la foi et la fidélité ne sont plus dans la vie, le serment est trompeur, le sycophante pénètre dans les liens les plus fermes du cœur, dans les secrets de l’amour et sépare l’ami de son ami, la trahison regarde d’un œil perfide l’innocence, la dent du calomniateur fait de mortelles blessures, l’âme profanée ne garde que de lâches pensées et l’amour rejette la divine noblesse de ses sentiments ; le mensonge a pris tes traits, ô vérité ! il profane les voix les plus précieuses de la nature que le cœur altéré recherche dans l’élan de la joie ; à peine y a-t-il dans le silence une émotion vraie, à la tribune on parle pompeusement d’équité, dans la cabane on parle d’union, et le fantôme de la loi est debout près du trône des rois. Cette momie, cette image trompeuse de la vie peut subsister pendant des siècles entiers jusqu’à ce que la nature se réveille et, d’une main lourde, d’une main de fer, poussée par le temps et par la nécessité, brise l’édifice imposteur ; jusqu’à ce que, pareille à une tigresse qui, dans le souvenir des forêts de Numidie, rompt ses grilles de fer, l’humanité se lève avec la rage du crime et de la misère, et cherche à retrouver la nature dans les cendres d’une ville. Ouvrez-vous, ô murailles, laissez le prisonnier retourner aux campagnes qu’il a quittées. Mais où suis-je ? Le sentier disparaît, les abîmes profonds arrêtent ma marche, derrière moi sont les haies riantes, les jardins fleuris, toutes les traces des œuvres de l’homme, je ne vois plus que la matière d’où la vie doit sortir, le basalte brut attend la main qui le doit façonner, le torrent se précipite à travers les fentes du roc et se fraie un chemin sous les racines de l’arbre. Tout est ici sombre et terrible dans l’atmosphère déserte, l’aigle solitaire plane entre les nuages et le monde. Jusqu’à moi nul vent n’apporte le bruit des joies et des fatigues de l’homme, suis-je réellement seul ? Ah ! nature, je me retrouve dans tes bras, sur ton cœur, ce n’était qu’un rêve, un rêve effrayant, il se dissipe avec les images affreuses de la vie : je reprends une pensée plus pure à ton pur autel, je reprends l’heureuse confiance de la jeunesse. Sans cesse pour nous la volonté change le but et la règle, sans cesse nos actions se reproduisent sous une même forme ; mais toi, tu conserves avec une jeunesse éternelle et une beauté toujours nouvelle la vieille loi ; constamment la même, tu gardes à l’homme, entre tes mains, ce que l’enfant léger, ce que le jeune homme t’ont confié, tu nourris avec la même tendresse les différents âges. Sous le même ciel bleu, sur la même verdure les générations passent, se succèdent, et voyez le soleil qui nous sourit ; c’est encore le soleil d’Homère.

CASSANDRE.

La joie régnait dans le palais de Troie avant la chute des hauts remparts de cette ville. On entendait résonner les chants de triomphe et les cordes des lyres d’or. Tous les bras se reposaient d’un douloureux combat, car le fils de Pélée demandait en mariage la fille de Priam.

Des groupes parés de laurier s’en vont solennellement vers la demeure des Dieux, vers l’autel d’Apollon. Dans les rues règne une folle joie : un seul être reste livré à sa douleur.

Seule et farouche, privée de toute joie, au milieu de la joie générale, Cassandre erre à l’écart dans le bois de laurier consacré à Apollon. Elle se retire au fond de la forêt et jette sur le sol son bandeau de prêtresse.

« Tout est livré à la joie, dit-elle, tous les cœurs sont heureux, les vieux parents espèrent et ma sœur a revêtu sa parure. Moi seule je suis solitaire et triste ; car les doux pressentiments s’éloignent de moi, et je vois s’approcher de ces murs les ailes du malheur.

« Je vois un flambeau qui brille ; mais ce n’est pas celui de l’hymen ; je vois une fumée qui monte vers les nuages, mais ce n’est pas celle des sacrifices ; je vois des fêtes qui se préparent, et dans mon esprit plein de craintes, j’entends le pas du Dieu qui jettera dans ces fêtes la douleur lamentable.

« Et ils se raillent de mes plaintes, et ils rient de mon anxiété. Il faut que je porte dans le désert mon cœur plein d’angoisses. Ceux-ci me repoussent, ceux-là se moquent de moi. Tu m’as imposé une lourde destinée, ô Apollon, Dieu sévère.

« Pourquoi m’as-tu chargée de proclamer tes oracles avec une pensée clairvoyante dans une ville aveugle ? Pourquoi me fais-tu voir ce que je ne puis détourner de nous ? Le sort qui nous menace doit s’accomplir, le malheur que je redoute doit arriver.

« Faut-il soulever le voile qui cache une catastrophe prochaine ? l’erreur seule est la vie ; le savoir est la mort. Reprends, oh ! reprends le don de divination sinistre que tu m’as fait. Pour une mortelle, il est affreux d’être le vase de la vérité.

« Rends-moi mon aveuglement ; rends-moi le bonheur de l’ignorance. Je n’ai plus chanté avec joie, depuis que tu as parlé par ma bouche. Tu m’as donné l’avenir, mais tu m’enlèves le présent, tu m’enlèves la félicité de l’heure qui s’écoule. Oh ! reprends ta faveur trompeuse.

« Je n’ai plus porté sur mon front la guirlande des fiancées, depuis que sur ton triste autel je me suis vouée à ton service. Ma jeunesse s’est passée dans les pleurs, je n’ai connu que la souffrance, et chaque malheur des miens a pénétré au fond de mon âme.

« J’assiste aux jeux de mes compagnes ; autour de moi, tout aime, tout éprouve les doux plaisirs de la jeunesse ; mon cœur seul est affligé. En vain, je vois renaître le printemps qui pare la terre. Peut-il se réjouir de la vie celui qui a pénétré dans ses profondeurs ?

« Heureuse est Polyxène, dans l’ivresse de son illusion, car elle espère épouser le meilleur des Grecs. Elle marche avec fierté, elle contient à peine son bonheur et, dans ses rêves, elle ne vous envie rien, Divinités du ciel.

« Et moi aussi je l’ai vu, celui que l’âme de la jeune fille désire ; ses beaux yeux sont animés par le feu de l’amour ; je voudrais m’en aller avec cet époux dans la demeure de son père, mais les ombres noires du Styx s’étendent entre lui et moi.

« Proserpine m’envoie ses pâles fantômes ; partout où je vais, partout où je m’arrête, les esprits sinistres sont auprès de moi. Je vois leur sombre cohorte dans les joies de la jeunesse. Épouvantable aspect ! jamais je ne retrouverai le repos.

« Je vois se lever le dard mortel et étinceler l’œil du meurtrier. Ni d’un côté ni de l’autre, je ne puis échapper à mon effroi, je ne puis détourner mes regards ; il faut qu’en la contemplant, en la connaissant, j’aille accomplir ma destinée sur une terre étrangère. »

Sa voix résonne encore, quand tout à coup une rumeur confuse se fait entendre à la porte du temple. Le fils de Thétis est mort ; la Discorde agite ses vipères, tous les Dieux s’enfuient, et les nuages de la tempête planent sur Ilion.

LA DANSE.

Voyez ces jeunes couples tournoyer dans la valse gracieuse. Leurs pieds rapides effleurent à peine le sol. Sont-ce des ombres fugitives délivrées du fardeau des corps, ou des génies qui poursuivent leurs danses aériennes aux rayons de la lune ? Légers comme la vapeur incertaine que le souffle du vent balance dans les airs, comme la barque qui se balance sur une onde argentée, leurs pas suivent avec art les cadences de la musique.

Tout à coup un couple hardi s’élance au milieu des rangs épais. Il veut se frayer un passage, une main magique ouvre le chemin devant lui et le referme aussitôt. Le voilà qui disparaît à nos yeux, et l’élégant assemblage ressemble à une œuvre de confusion ; mais l’ordre joyeux se rétablit, le nœud se délie, la symétrie reparaît avec un charme nouveau. Sans cesse brisée elle renaît sans cesse, une loi certaine dirige ses changements continuels. Comment ces mouvements se renouvellent-ils ainsi, comment le repos apparaît-il encore dans ces groupes mobiles ? Comment, en n’obéissant qu’à l’instinct du plaisir, chacun dans ces bonds impétueux suit-il la ligne qu’il doit suivre ? Veux-tu le savoir ? C’est la puissance de l’harmonie qui fait de ces bonds impétueux une danse agréable, qui, pareille à Némésis, conduit et gouverne avec le frein doré du rhythme le plaisir turbulent. Ô homme, et les harmonies des mondes raisonnent en vain autour de toi, tu n’entends pas leur accord sublime, tu n’entends pas la mélodie des êtres et le mouvement des astres brillants qui poursuivent leur route dans l’espace. Tu oublies dans tes actions l’ensemble harmonieux que tu respectes dans tes jeux.

L’IMAGE VOILÉE DE SAÏS.

Un jeune homme que la soif de la science entraînait à Saïs en Égypte, pour apprendre la sagesse secrète des prêtres, avait parcouru rapidement plusieurs degrés du savoir ; son esprit inquiet le poussait toujours plus loin et l’hiérophante pouvait à peine modérer l’ardeur de l’impatient disciple.

— Qu’ai-je donc, s’écriait-il, si je n’ai pas tout ? la science souffre-t-elle le plus et le moins ? ta vérité est-elle comme la fortune qui se distribue en parts inégales, et que l’on possède en grandes ou petites parcelles ? Ta vérité n’est-elle pas une et indivisible ? Prends un accord dans une harmonie ! prends une couleur dans l’arc-en-ciel ! ce qui te reste n’est rien tant que tu ne réunis pas l’ensemble des sons et l’ensemble des nuances.

Ils s’entretenaient ainsi dans une enceinte silencieuse et solitaire, où une image voilée et gigantesque frappa les regards du jeune homme ; il la contemple stupéfait et s’écrie : — Qu’y a-t-il donc derrière ce voile ? — La vérité. — Quoi ! dit-il, c’est la vérité seule que je cherche et c’est elle que l’on me cache. ― Soulève ce voile avec l’aide de la divinité, répond le hiérophante. Nul homme, a-t-elle dit, ne l’enlèvera, si je ne le seconde moi-même. Et celui qui d’une main profane et coupable osera arracher ce voile sacré, ce voile interdit ; ― Eh bien ? ― Celui-là verra la vérité.

― Étrange oracle ! toi-même tu ne l’as donc jamais soulevé ? ― Moi ! Oh non ! jamais, et je n’en ai pas été tenté. ― Je ne te comprends pas. S’il n’y a entre la vérité et moi que ce léger rideau ? … ― Et une loi, mon fils, reprend le prêtre, une loi plus imposante que tu ne peux le croire. Ce voile, léger pour ta main, serait lourd pour ta conscience. ―

Le jeune homme s’en retourne pensif dans sa demeure, la soif du savoir lui enlève le sommeil. Il se retourne avec une anxiété brûlante sur sa couche et se lève à minuit. D’un pas craintif, il se dirige involontairement vers le temple. Il gravit légèrement le mur extérieur et d’un bond hardi s’élance dans l’enceinte.

Là il s’arrête dans le silence terrible, interrompu seulement par le bruit de ses pas. Du haut de la coupole la lune projette sa lueur argentine, et dans les ténèbres de l’enceinte, l’image voilée apparaît à la lueur de cet astre nocturne, comme un Dieu visible. Le jeune homme s’avance d’un pas incertain, sa main téméraire va toucher le voile sacré ; mais un frisson subit agite tous ses membres et un bras invisible le repousse au loin. ― Malheureux ! lui cria une voix intérieure, que vas-tu faire ? Veux-tu porter atteinte à la divinité ? Nul homme, a dit l’oracle, ne soulèvera ce voile, si je ne le seconde moi-même. Mais ce même oracle n’a-t-il pas ajouté : Celui qui arrachera ce voile verra la vérité ? ― Qu’importe ce qu’il y a là derrière ? s’écrie le jeune homme, je veux le soulever, je veux la voir. ― La voir ! répète l’écho railleur.

Il dit et enlève le voile. Demandez maintenant ce qu’il a vu. Je ne le sais ; le lendemain les prêtres le trouvèrent pâle et inanimé, étendu aux pieds de la statue d’Isis. Ce qu’il a vu et éprouvé, sa langue ne l’a jamais dit. La gaieté de sa vie disparut pour toujours. Une douleur profonde le conduisit promptement au tombeau, et lorsqu’un curieux importun l’interrogeait : Malheur, répondait-il, malheur à celui qui arrive à la vérité par une faute ! Jamais elle ne le réjouira.

L’IDÉAL.

Ainsi tu veux donc me quitter, infidèle, avec tes douces fantaisies, avec tes douleurs et tes joies ; tu veux fuir avec tous tes dons inexorables ! Rien ne peut-il t’arrêter, ô fugitif ? Ô temps doré de ma vie ! Non, je t’invoque en vain. Tu te précipites dans l’océan de l’éternité.

Ils sont éteints les beaux rayons qui éclairaient le sentier de ma jeunesse ; il s’est enfui l’Idéal qui jadis remplissait mon cœur enivré ! Elle a disparu l’heureuse croyance enfantée par mes rêves, cette croyance si belle, si divine ; elle est devenue la proie d’une grossière réalité.

De même qu’autrefois Pygmalion avec un ardent désir embrassait la pierre, jusqu’à ce que les joues glacées de sa statue de marbre éprouvassent une brûlante sensation, de même j’embrassais avec amour, avec l’ardeur de la jeunesse, la nature, jusqu’à ce qu’elle commençât à respirer, à s’échauffer sur mon cœur de poëte ;

Jusqu’à ce que, partageant mon ardeur, elle trouvât une voix pour me répondre ; jusqu’à ce qu’elle comprit les plaintes de mon cœur et me rendit les baisers de l’amour. Alors l’arbre, la rose vivaient pour moi ; la source limpide me chantait un chant harmonieux ; les êtres inanimés eux-mêmes s’associaient aux mouvements de ma vie.

Par une impulsion toute-puissante, l’universalité des choses dilatait mon esprit et l’entraînait vers la vie, vers l’action et la parole, vers l’image et l’harmonie. Que ce monde semblait grand, tant que le fruit que j’en attendais resta voilé ! Hélas ! quel faible germe en est sorti, quel pauvre fruit en est éclos !

Avec quel courage audacieux le jeune homme, dont nulle sollicitude n’arrêtait l’essor, s’élançait, dans l’illusion de ses rêves, sur les routes de la vie ! son vol l’emportait jusqu’aux astres les plus élevés. Il n’y avait rien de si éloigné, rien de si haut où son aile ne pût atteindre.

Comme il était légèrement porté vers le bonheur le plus difficile à obtenir ; comme il voyait se balancer devant lui le riant cortége de la vie ; l’amour avec ses douces faveurs, la fortune avec sa couronne d’or, la gloire avec son diadème étoilé, la vérité avec son éclat céleste !

Mais, hélas ! au milieu de la route, toutes ces images infidèles se détournèrent de lui et s’enfuirent l’une après l’autre. Le bonheur s’évanouit, la soif du savoir fatigua vainement son âme altérée, et les sombres nuages du doute s’étendirent sur le soleil de la vérité.

Je vis les saintes couronnes de la gloire profanées sur des fronts vulgaires, et en quelques instants, hélas ! après un rapide printemps, les belles heures de l’amour disparurent ; et il se fit de plus en plus un grand silence sur le rude sentier du pèlerin solitaire. À peine une pâle lueur d’espérance éclairait-elle encore son horizon sombre.

Après avoir perdu toute ma joyeuse escorte, que m’est-il resté dans mes regrets ? Que m’est-il resté pour me consoler, pour me conduire à ma dernière demeure ? C’est toi qui guéris toutes les blessures, douce et tendre main de l’amitié ; toi qui partages avec affection le fardeau de la vie ; toi que j’ai cherchée dès mon jeune âge et que j’ai trouvée !

Et toi qui t’unis facilement à l’amitié, qui apaises comme elle les orages de l’âme, amour du travail, qui jamais ne se lasse, qui produit lentement, mais sans relâche ; qui, pour l’édifice éternel, n’apporte, il est vrai, qu’un grain de sable après un grain de sable, mais qui efface de la grande dette du temps les minutes, les jours, les années !

LA FLOTTE INVINCIBLE.

D’après un ancien poëte.


Elle arrive, elle arrive, la superbe flotte du Sud ; l’Océan gémit sous son fardeau, elle s’approche de toi avec un bruit de chaînes, un nouveau Dieu, et mille tonnerres. Citadelle flottante, l’Océan n’en vit jamais une semblable : on la nomme l’Invincible ; les vagues qu’elle traverse semblent la regarder avec effroi, et la terreur qu’elle répand justifie son nom orgueilleux. Neptune tremblant soutient d’une main majestueuse cette armée de navires ; elle apporte la mort dans son sein, elle approche et tous les orages s’apaisent.

La voilà en face de toi, île heureuse, souveraine des mers ! Ses canons te menacent, audacieuse Bretagne. Malheur à ton peuple libre ! Voilà le nuage qui porte la tempête. Qui a fait de toi la reine de tant de contrées sous la domination de rois orgueilleux ? N’as-tu pas composé sagement les lois qui te gouvernent ? Ce qui est ta gloire, c’est cette grande charte qui de tes rois fait des citoyens et de tes citoyens des princes. Quant à la puissance de tes voiles, tu l’as conquise par des millions de mains avides dans les luttes navales. À qui la dois-tu ?… rougissez, peuples de la terre… à qui, si ce n’est à ton intelligence et à ton épée ? Malheureuse, regarde ces bouches d’airain enflammées, regarde et songe à ta chute. Le monde te contemple avec inquiétude, le cœur des hommes libres palpite, et toutes les nobles âmes prennent part au danger qui te menace.

Le Dieu tout-puissant voit flotter le pavillon de tes ennemis : il voit s’ouvrir ta tombe. « Faut-il donc, dit-il, que mon Albion périsse, que la race de mes héros s’éteigne et que la dernière digue de l’oppression et de la tyrannie soit anéantie sur la terre ? Non, jamais le paradis de la liberté, bouclier puissant de la dignité de l’homme, ne disparaîtra. » Le Dieu tout-puissant souffle sur la flotte invincible, et elle s’enfuit, dispersée de tous côtés.

LA MORT DU NATCHEZ.

Voyez, il est là sur sa natte, assis, tel qu’il était lorsqu’il vivait encore.

Mais où est la force de ses bras ? où est le souffle qui envoyait encore naguère vers le grand Esprit la fumée de tabac ?

Où sont ces yeux de faucon qui suivaient les traces du renne, qui reconnaissaient les ondulations du gazon dans la rosée des champs ?

Où sont ces pieds qui couraient sur la neige aussi rapides que le cerf et le chamois de la montagne ?

Où sont ces bras qui tendaient la forte corde de l’arc ? Voyez, la vie l’a quitté. Ses membres sont inertes.

Il est heureux, il est allé dans la contrée où il n’y a pas de neige, où les vallées sont couvertes de maïs qui grandit de lui-même ;

Où tous les arbres sont couverts d’oiseaux, toutes les forêts pleines de gibier, tous les étangs remplis de poissons.

Il assiste au repas des esprits, et il nous a laissés seuls ici pour chanter ses exploits, pour lui faire une tombe.

Apportez les derniers présents, entonnez le chant de mort. Que tout ce qui peut le réjouir soit enseveli avec lui.

Placez sous sa tête la hache qu’il maniait si bravement, et la grasse cuisse de l’ours, car le chemin est long.

Joignez-y le couteau aigu qui, dans trois coups habiles, enlevait la peau et les cheveux du crâne d’un ennemi.

Mettez entre ses mains les couleurs qui servent à peindre le corps, afin qu’il puisse se montrer revêtu d’un rouge brillant dans la terre des âmes.

LA FÊTE DE LA VICTOIRE.

Les remparts de Priam étaient tombés ; la ville de Troie gisait dans la poussière, et les Grecs, ivres de leur victoire, chargés de leur butin, étaient sur leurs navires au bord de l’Hellespont, songeant avec joie à leur retour dans la belle Grèce. Entonnez les chants de bonheur ! les navires sont tournés du côté du foyer paternel et s’en vont voguer vers la patrie.

Là aussi étaient les Troyennes, pâles, les cheveux épars, pleurant et se frappant la poitrine avec douleur. Aux accents de la joie elles mêlaient leurs lamentations ; elles gémissaient sur leurs souffrances et sur le désastre de leur empire. Adieu, sol chéri ! loin de la terre natale nous suivons des maîtres étrangers ; heureux sont les morts !

Calchas offre un sacrifice aux Dieux : il invoque Pallas qui fonde les villes et qui les détruit, Neptune qui entoure le globe de ses vagues, Jupiter qui répand la terreur et balance ses foudres redoutables ; le long et rude combat est achevé, le cercle du temps est accompli ; la grande ville est vaincue. Le fils d’Atrée, qui commande ces troupes, a vu les légions qui venaient avec lui sur les bords du Scamandre, et le nuage de la douleur obscurcit son regard. De ceux qu’il a amenés bien peu lui sont restés ; qu’ils chantent gaiement ceux qui vont revoir leur patrie, de ceux qui vivent encore tous ne retourneront pas dans leurs foyers.

Tous ceux qui y retournent ne s’applaudiront pas de ce voyage. Auprès des Dieux Lares le meurtre est préparé : « Plus d’un, dit Ulysse d’une voix prophétique, plus d’un de ceux qui ont échappé à la bataille sanglante sera victime de la trahison d’un ami. Heureux ceux à qui une épouse fidèle conserve une maison chaste et pure ! La femme est d’une nature fausse, et son esprit méchant aime la nouveauté. »

Atride est fier de la femme qu’il a conquise ; il enlace autour de son beau corps ses bras avec volupté : mauvaise œuvre doit avoir mauvaise suite. La vengeance suit le crime, car dans les hauteurs du ciel est le Dieu qui juge et qui punit. Le méchant finira mal. Jupiter châtie d’une main équitable la race perverse et venge les droits de l’hospitalité.

Que celui qui est heureux, s’écrie le brave fils d’Oilée, vante les maîtres du ciel ! ils distribuent leurs dons sans choix, ils donnent la fortune sans équité, car Patrocle est mort et Tirsis est en vie. De même que la Fortune, le Destin est aveugle. Qu’il se réjouisse donc et qu’il chante celui qui a conservé la vie.

La guerre emporte les meilleurs. Nous penserons toujours à toi, ô notre frère ! à toi qui étais la forteresse des Grecs, à toi qui t’élevais comme une tour dans les combats. Quand nos navires étaient enflammés, notre salut fut dans ton bras. Mais la plus belle récompense échut à l’homme fin et habile. Paix à tes mânes sacrées ! ce n’est pas l’ennemi qui t’a vaincu. Ajax est tombé par la force d’Ajax. Le courroux perd les meilleurs.

Néoptolème offre une libation de vin au Dieu puissant, au Dieu créateur. De toutes les destinées de la terre, c’est la tienne, ô père ! que j’estime le plus. De tous les biens de la vie, la gloire est le plus grand. Quand le corps tombe en poussière, un nom illustre ne meurt pas. La renommée de ton courage subsistera éternellement dans les chants. L’existence terrestre passe, l’honneur des morts reste.

Puisque nul ne parle de celui qui a été vaincu, s’écrie le fils de Tydée, moi je veux parler d’Hector : il a combattu pour sa patrie et pour ses Dieux ; l’honneur fut sa couronne, le noble but qu’il poursuivait le glorifie : l’ennemi doit savoir rendre hommage à celui contre lequel il a combattu, et qui défendait ses Dieux et ses foyers.

Le vieux Nestor, qui a vu trois âges d’homme, offre à Hécube en larmes la coupe couronnée de lauriers : « Bois, lui dit-il, et oublie ta profonde douleur ; les dons de Bacchus ont une vertu balsamique pour les cœurs déchirés. Prends cette boisson rafraîchissante et oublie ta profonde douleur ; les dons de Bacchus ont une vertu balsamique pour les cœurs déchirés.

« Car Niobé, sur laquelle les Dieux en colère lançaient leurs flèches, goûta le fruit de la vigne et apaisa ainsi ses souffrances. Aussi longtemps que la source de la vie est sur le bord des lèvres, la douleur est ensevelie dans les vagues du Léthé. Aussi longtemps que la source de la vie est sur le bord des lèvres, la douleur est ensevelie dans les vagues du Léthé. »

Et sous l’inspiration du Dieu la prophétesse se leva ; du haut des navires elle vit flotter la fumée des toits de la Grèce. « Tout ici-bas n’est que fumée, les grandeurs de la terre s’élèvent comme de vains tourbillons, les Dieux seuls sont inébranlables. Le souci plane autour du coursier de l’homme de guerre et autour du navire ; demain peut-être nous ne serons plus : aujourd’hui jouissons de la vie. »

PÉGASE SOUS LE JOUG.

Un jour un pauvre poëte dans le besoin amena pour le vendre le coursier des Muses à la foire aux chevaux, peut-être bien à Heymark, où l’on trafique de beaucoup d’autres denrées.

L’hippogriffe hennissait et se cabrait fier et superbe. Chacun le regardait avec surprise et s’écriait : Quelle belle bête ! quel royal coursier ! C’est dommage que ces vilaines ailes déparent sa taille élégante, ce serait un superbe cheval de poste. Une telle race, dites-vous, est rare ; mais qui songe à se faire charrier dans les airs ? et personne ne veut exposer son argent. Un fermier enfin prend courage. « Il est vrai, dit-il, que ses ailes sont parfaitement inutiles, mais on peut les lier et les diminuer, alors ce cheval pourra servir à l’attelage : je veux me risquer à en donner vingt livres. » Le poëte, content du marché, lui crie : « Un homme n’a que sa parole. » Et le fermier s’éloigne avec son emplette.

Le noble cheval est attelé ; mais à peine sent-il ce fardeau inaccoutumé, qu’il s’élance avec une ardeur sauvage et jette, dans sa noble colère, le chariot au bord de l’abîme. « C’est bien, dit le fermier, je ne confierai plus une charrette à cette bête fougueuse : l’expérience rend sage. Demain je dois conduire des passagers, je le place en tête du convoi, il m’épargnera deux chevaux, et les années le calmeront. »

Dans le commencement tout alla bien : le léger coursier s’anime, galope, entraîne rapidement la voiture. Mais qu’arrive-t-il ? les yeux tournés vers les nuages et inaccoutumé à toucher le sol de son pied, bientôt il abandonne le chemin, et, fidèle à sa puissante nature, il s’élance à travers les bruyères et les marais, les champs ensemencés et les broussailles. Le même vertige saisit les autres chevaux : en vain l’on crie, les rênes sont impuissantes, jusqu’à ce qu’enfin, au grand effroi des voyageurs, la voiture ébranlée, disloquée s’arrête sur la cime d’une montagne.

« Cela ne va pas, dit le fermier Jean d’un air chagrin, et cela n’ira jamais ; voyons si par le travail et le jeûne je ne pourrai vaincre cet enragé. » L’épreuve est faite, bientôt le noble coursier est maigre comme une ombre. « Enfin m’y voilà, dit Jean, allons, à l’œuvre, attelez-moi ce cheval à la charrue avec mon plus fort taureau. »

Aussitôt fait que dit. On voit ce ridicule attelage du cheval ailé et du bœuf. Pégase se soumet à regret et tente un dernier effort pour prendre son vol, mais en vain ; le taureau marche d’un pas mesuré, et le coursier d’Apollon doit cheminer de même. Épuisé enfin par sa longue résistance, privé de ses forces et accablé de douleur, le noble animal tombe par terre et se roule dans la poussière.

« Maudite bête ! s’écria Jean en colère, et en faisant jouer le fouet, tu n’es donc pas même bon à labourer le sol ; j’ai été la dupe d’un fripon. »

Pendant qu’il exhale ainsi sa rage, un joyeux garçon passe gaiement sur la route : le luth résonne sous ses doigts légers et un ruban d’or pare sa blonde chevelure. « Que veux-tu donc faire, ami, dit-il au paysan, de ce couple étrange ? Soumettre à un même joug le bœuf et l’oiseau, quelle singulière idée ! confie-moi pour quelques instants ton cheval et regarde, tu vas voir des merveilles. »

L’hippogriffe est dételé, le jeune homme s’élance sur son dos en riant. À peine le coursier a-t-il senti la main assurée du maître, il tressaille, se relève et l’éclair jaillit de ses yeux. Ce n’est plus l’animal abattu par la fatigue, c’est un coursier royal, un esprit, un Dieu qui s’élance majestueusement au souffle de la tempête, qui s’en va vers le ciel : et tandis que les regards le cherchent encore, il plane dans les régions azurées.

LES PAROLES DE LA FOI.

Je vous dirai trois paroles, d’un sens profond, qui courent de bouche en bouche, mais qui viennent du cœur : c’est le cœur seul qui nous les révèle, il n’a plus nulle valeur l’homme qui cesse de croire à ces trois paroles.

L’homme est créé libre. Il est libre, fût-il né dans les chaînes. Ne vous laissez point égarer par les rumeurs de la populace, par les extravagances des insensés furieux ; ne tremblez ni devant l’esclave quand il rompt ses chaînes, ni devant l’homme libre. La vertu n’est pas un vain son, l’homme doit la pratiquer dans cette vie. Dût-il chanceler à chaque pas, il doit s’efforcer d’atteindre un but céleste. Ce que l’intelligence des savants ne voit pas, une âme candide le découvre dans sa simplicité : il y a un Dieu, une volonté sainte qui toujours subsiste quand celle de l’homme vacille. Au-dessus du temps et de l’espace plane la pensée vivante, la pensée suprême. Que tout change, que tout se modifie dans un cercle sans fin, il y a au milieu de ce changement un esprit calme et inébranlable.

Conservez ces trois paroles d’un sens profond ; qu’elles aillent de génération en génération ; c’est dans le cœur que vous les trouverez, c’est le cœur qui vous les révélera. Il n’a plus aucune valeur l’homme qui a cessé de croire à ces paroles.

LES PAROLES DE L’ERREUR.

Trois paroles pleines de sens sont sur les lèvres du bon et du méchant. Elles se propagent en vain ; elles n’ont qu’un vain son, qui ne peut ni guérir ni consoler. Les fruits de la vie sont perdus pour l’homme aussi longtemps qu’il court après une ombre ;

Aussi longtemps qu’il croit à un âge d’or, où le bien, le juste doit remporter la victoire. Le bien, le juste ont une lutte éternelle à soutenir : leur ennemi ne succombera pas, et, si tu ne l’étouffes pas dans les airs, il reprendra de nouvelles forces sur la terre.

Aussi longtemps qu’il croit que la fortune propice cherche les nobles cœurs, elle cherche avec amour les mauvais. La terre n’appartient pas aux bons ; ce sont des étrangers qui voyagent dans le désir de trouver une demeure impérissable.

Aussi longtemps qu’il croit que la vérité se révélera à l’intelligence terrestre, la main d’aucun mortel ne soulèvera le voile qui la recouvre. Nous ne formons que des conjectures et des opinions. Tu enchaînes l’esprit dans un mot sonore, et la pensée libre s’égare dans l’orage.

Ainsi arrache-toi, âme noble, à l’erreur, et conserve la croyance céleste. Ce que nulle oreille n’a entendu, ce que nul œil n’a vu, c’est le beau, c’est le vrai. Il n’est pas dans les choses du dehors où l’insensé le cherche, il est en toi ; c’est là que tu le portes à tout jamais.

LES DIEUX DE LA GRÈCE.

Lorsque vous gouverniez encore ce monde riant, avec les légers liens de la joie ; lorsque vous dirigiez d’heureuses races, charmants êtres d’un âge fabuleux ; lorsque brillaient les pompes de votre service, et lorsqu’on couronnait de guirlandes tes temples, Vénus Amathonte, ah ! comme tout était autre qu’à présent ! alors de son voile magique la poésie enveloppait encore la vérité. Alors la création jouissait de la vie dans toute sa plénitude, et ce qu’on ne sentira jamais on le sentait dans ces temps-là. Se reposer sur le sein de l’amour, c’était obéir à la noble nature ; tout conduisait à des regards adorés, tout indiquait la trace d’un Dieu.

Là où, comme nos sages le disent, se meut un globe de feu sans vie, Hélios conduisait majestueusement son char doré, les Oréades peuplaient ses hauteurs, une Dryade vivait dans ses arbres et l’écume de l’onde argentine s’échappait de l’urne des Naïades.

Ce laurier est le refuge d’une nymphe ; la fille de Tantale habite dans ce roc ; les plaintes de Syrinx résonnent dans ces roseaux, et les douleurs de Philomèle dans ces arbustes. Chaque ruisseau recevait les larmes que Démétère répandait sur Perséphone ; et, du haut de sa colline, Cythérée rappelait, hélas ! en vain, son jeune bien-aimé.

Alors les êtres célestes descendaient encore parmi les races de Deucalion. Pour vaincre la fille de Pyrrha, Apollon prit la houlette de berger. L’amour établissait un doux lien entre les hommes, les Dieux, les héros, et tous rendaient hommage à la déesse d’Amathonte.

La gravité sombre, l’austère abstinence étaient bannies de votre joyeuse religion ; tous les cœurs devaient être heureux, car le mortel heureux était votre allié. Alors rien n’était sacré que le beau, le Dieu n’avait honte d’aucune joie, quand la pudique Thiémone, quand la Grâce ordonnait. Vos temples étaient riants comme des palais, les luttes des héros, les fêtes, les couronnes de l’isthme et les courses de chars étaient pour vous autant d’hommages. Autour de vos autels se formaient des danses vives, pleines d’expression ; les lauriers de la Victoire paraient votre front ; les couronnes s’élevaient sur votre tête parfumée.

Le thyrse joyeux d’Évoé, l’attelage de Panthéus annonçaient l’approche de celui qui apporte la gaieté. Les Faunes et les Satyres courent devant lui. Les Ménades dansent autour de lui ; leur danse fait l’éloge du vin, et les joues rubicondes de l’hôtelier invitent au plaisir de prendre la coupe.

Alors nul spectre hideux ne se plaçait au chevet du mourant. Dans un baiser la vie s’exhalait des lèvres, et un Génie retournait son flambeau. Dans les enfers mêmes c’était le descendant d’une mortelle qui tenait la balance du juge, et les plaintes touchantes du poëte ébranlaient les Furies.

Dans les champs de l’Élysée l’ami retrouvait son ami, l’épouse fidèle retrouvait son époux, le conducteur de chars retrouvait son chemin, le poëte reprenait ses chants accoutumés, Admète tombait dans les bras d’Alceste, Oreste reconnaissait son compagnon et Philoctète ses flèches.

De nobles récompenses fortifiaient le courage de celui qui s’efforçait de suivre le laborieux sentier de la vertu. De grandes actions conduisaient au séjour des bienheureux. La troupe des Dieux s’inclinait devant celui qui venait réclamer un mort, et les Gémeaux étaient placés dans l’Olympe pour éclairer le pilote.

Monde riant, où es-tu ? reviens, âge fleuri de la nature. Hélas ! tes vestiges fabuleux n’ont été conservés que dans les régions féeriques de la poésie. Les campagnes sont tristes et muettes, nulle Divinité ne s’offre à mon regard. De ces images si belles et si vives l’ombre seule nous est restée.

Au souffle mélancolique du Nord toutes ces fleurs sont tombées ; ce monde divin s’est écroulé pour en enrichir un autre. J’interroge avec tristesse les astres, Sélène, je ne trouve plus ; je m’adresse aux vagues, aux forêts, et ne répète qu’un vain son.

Dépouillée de sa divinité, ignorante de la joie qu’elle donne, la nature n’éprouve point le ravissement de sa splendeur. Elle ne sent pas l’esprit qui la dirige, elle ne se réjouit pas de ma joie ; insensible même à l’honneur de son action, elle ressemble au pendule qui suit servilement les lois de la pesanteur.

Pour se renouveler demain, elle s’ouvre aujourd’hui son propre tombeau, et la lune s’efface, reparaît sans cesse dans son cours uniforme. Les Dieux sont retournés dans la terre des poëtes, inutiles désormais à un monde qui, rejetant ses lisières, se soutient par son propre poids.

Ils sont partis, emportant avec eux le beau, le grand, toutes les couleurs, tous les tons ; il ne nous est resté que la lettre morte. Échappés au déluge du temps, ils se sont réfugiés sur les hauteurs du Pinde : ce qui doit être immortel dans la poésie doit périr dans la vie.

LE JEU DE LA VIE.

Voulez-vous voir le jeu de la vie, le monde en petit ? Je vais vous le montrer. Seulement ne vous avancez pas trop près. Il faut le regarder de loin à la lueur du flambeau de l’amour.

Regardez : le théâtre n’est jamais vide. On apporte un enfant qui vient de naître. Bientôt l’enfant saute gaiement ; puis voici le jeune homme ardent, puis l’homme audacieux qui veut tout entreprendre.

Chacun tente la fortune ; mais l’arène est étroite, le char vole, les essieux sont brûlants. Le héros se précipite en avant, le faible reste en arrière, l’orgueilleux fait une chute ridicule, l’adresse remporte le prix.

Voyez-vous le long des barrières les femmes qui, avec un doux regard, donnent d’une main délicate la couronne aux vainqueurs ?

L’AMITIÉ.

Ami, celui qui gouverne les êtres nous suffit. Honte à ces petits penseurs d’école qui observent avec tant d’inquiétude les lois, le monde des esprits et le monde des corps tourne sur ses rouages et arrive à son but. Newton a vu ses mouvements.

Notre guide suprême tient les sphères suspendues à un fil comme des esclaves, et leur trace leur chemin dans le labyrinthe de l’espace. Dans une union fidèle, les esprits s’en vont vers le soleil des esprits, comme les fleuves vers l’Océan.

N’est-ce pas par cette puissante impulsion que nos cœurs se sont rejoints dans l’éternel lien de l’affection ? Raphaël, ô bonheur ! appuyé sur ton bras, je puis aussi avec joie et courage m’en aller vers le soleil des esprits.

Heureux que je suis ! je l’ai trouvé, je t’ai choisi entre des millions d’hommes, et entre des millions d’hommes, tu m’as appelé ton ami. Laisse le Chaos ébranler ce monde et les atomes s’agiter, nos cœurs fuiront toujours l’un vers l’autre. Dans le feu de tes yeux, je vois une joie se refléter. Je me considère en toi avec surprise ; par l’amitié qui nous lie, la terre riante me semble plus belle, et le ciel plus pur.

La douleur rejette ses anxiétés, essuie ses larmes pour se reposer doucement dans le sein d’un ami, et le ravissement qui nous oppresse s’ensevelit avec ardeur dans les regards éloquents d’un ami.

Si j’étais seul dans la création, je chercherais une âme dans les rochers, je les embrasserais. Je répandrais mes plaintes dans les airs, et je me réjouirais, pauvre insensé ! d’entendre les grottes répondre à mes accents de sympathie.

Dans la haine, nous ne sommes que des corps sans vie ; dans l’amour, nous sommes des Dieux. Nous aspirons à de douces contraintes, et ce besoin céleste monte de degré en degré dans l’échelle des êtres, et gouverne des esprits sans nombre.

Appuyés l’un sur l’autre, allons sans cesse plus haut, depuis le Mongol jusqu’au Prophète grec qui touche au dernier Séraphin ; allons dans notre marche heureuse jusqu’à ce que l’espace et le temps se perdent dans l’océan de l’éternelle splendeur.

Le Maître du monde ayant fait son œuvre sentit un vide ; il créa les esprits, heureux miroir de sa béatitude. Déjà il n’avait aucun semblable, l’empire des âmes étend autour de lui l’infini.

LE COMTE EBERHART DE WURTEMBERG.

Vous qui de par le monde faites les fanfarons, sachez que le pays de Souabe a produit aussi maint homme, maint héros, sage dans la paix et fort dans les combats.

Glorifiez-vous d’avoir eu Charles, Édouard, Frédéric, Louis : le comte Eberhart est pour nous Charles, Frédéric, Louis, Édouard. C’est une tempête dans les combats.

Et son fils Ulrich aimait à se trouver là où l’on entendait le bruit du fer. Ulrich, fils du comte, ne reculait pas d’une ligne quand on était dans la mêlée.

Les gens de Reutling, jaloux de notre splendeur, nous gardaient rancune. Ils voulaient avoir la couronne de la victoire, ils se ceignirent les reins et se risquèrent plus d’une fois dans la danse des épées.

Le comte les attaque et ne remporte pas la victoire ; il s’en retourne chez lui tout confus ; le père faisait une triste figure, le jeune guerrier fuyait la lumière, et des pleurs coulaient de côté et d’autre. Cette affaire lui pèse sur le cœur et lui fatigue le cerveau. ― Ah ! coquins, attendez. Par la barbe de son père, il veut réparer cette défaite ; il prendra sa revanche sur ceux de Stadtler.

La guerre est déclarée. Les cavaliers en grand nombre se rassemblent près de Doffing, et le jeune homme a l’âme joyeuse. Hourrah ! s’écrie-t-il, et l’affaire fut chaude.

La bataille que nous avions perdue devait cette fois nous servir. Le souvenir de cette bataille fait bouillonner notre sang, et nous emporte, comme le vent, au milieu des lances épaisses.

Le fils du comte, avec une colère de lion, balance son arme de héros ; devant lui est le tumulte, derrière lui les pleurs et les gémissements, autour de lui le tombeau.

Mais, malheur ! un coup de sabre lui tombe sur la tête. Auprès de lui les guerriers accourent en tout hâte ; c’est en vain, c’est en vain, son corps se roidit, son regard s’éteint.

La douleur arrête le cours de la victoire ; amis et ennemis pleurent à la fois. Mais le comte dit aux chevaliers : Mon fils n’est pas plus qu’un autre : marchez à l’ennemi.

Les lances étincellent, la vengeance excite le courage. La terre est jonchée de cadavres. Les gens de Stadtler courent à droite et à gauche, dans les bois, sur la montagne, dans les vallées.

Au son du cor, nous revenons gaiement dans notre camp. Femmes, enfants dansent, chantent autour de nous et célèbrent, la coupe en main, notre succès.

Mais le comte… que fait-il ? Dans sa tente, il est assis seul, en face de son fils mort, et une larme brille dans ses yeux.

Voilà pourquoi nous sommes fidèlement et de cœur attachés au comte notre seigneur. Lui seul vaut une armée de héros. Il est l’étoile du pays, et le tonnerre est dans son bras.

Vous donc qui de par le monde faites les fanfarons, sachez que le pays de Souabe a produit maint homme et maint héros, sage dans la paix et fort dans les combats.

LES CHEVALIERS
DE L’ORDRE DE SAINT-JEAN.

L’armure redoutable de la Croix vous sied à merveille, lorsque, lions des combats, vous défendez Saint-Jean-d’Acre et Rhodes, lorsque vous conduisez le pèlerin tremblant dans les déserts de la Syrie, et que vous gardez l’entrée du saint sépulcre avec l’épée du Chérubin. Mais le vêtement du simple gardien vous sied encore mieux, lorsque, lions des combats, fils des plus nobles races, vous vous placez près du lit du malade pour présenter la boisson à celui qui souffre, pour accomplir les plus humbles devoirs de la compassion chrétienne. Religion du Christ, c’est toi seule qui unis dans la même couronne la palme de la force et celle de l’humilité.

ULYSSE.

Ulysse a sillonné toutes les ondes pour trouver sa patrie ; il a passé par les périls de Scylla et les périls de Charybde, par les écueils d’une mer ennemie et les dangers de la terre. Dans sa course aventureuse, il a pénétré jusqu’au royaume de Pluton. Pendant son sommeil, sa destinée le conduit sur les rives d’Ithaque, il s’éveille et le malheureux ne reconnaît pas sa patrie.

LE MARCHAND.

Où va ce navire ? Il est monté par des Sidoniens qui des plages glacées du Nord rapportent l’ambre et l’étain. Sois-lui favorable, Neptune ! balancez-le doucement, ô vents ! qu’il trouve dans une baie hospitalière des eaux rafraîchissantes ! Dieux puissants, le marchand vous appartient ; en cherchant à accroître sa fortune, il travaille à la prospérité générale.

LE MÉTAPHYSICIEN.

Que le monde est loin de moi, et que les hommes sont petits, vus de cette hauteur ! à peine si je les distingue. Mon art, le plus admirable de tous, m’élève jusqu’à la voûte du ciel. Ainsi parle du haut de sa tour le couvreur de toits ; ainsi parle dans sa cabinet le superbe métaphysicien. Mon noble petit-maître, dites-moi, cette tour du haut de laquelle vous jetez des regards si dédaigneux, comment a-t-elle été construite ? sur quoi repose-t-elle ? comment êtes-vous arrivé à son sommet, et à quoi sert-elle, si ce n’est à vous ouvrir l’aspect de la vallée ?

LES DIGNITÉS.

Quand un rayon de lumière se reflète dans les eaux, elles semblent briller de leur propre éclat ; mais les flots se pressent l’un l’autre, se poursuivent et fuient loin du point lumineux. Il en est de même de l’éclat des dignités : ce n’est pas l’homme qui brille, c’est la place qu’il occupe.

LE SAVOIR DE L’HOMME.

Tu t’imagines connaître la nature parce que tu lis dans ses œuvres ce que tu y as inscrit toi-même, parce que tu ranges en groupes méthodiques ses beautés, parce que tu as tracé tes mesures sur l’espace du fini. Ainsi l’astronome, pour promener plus facilement ses regards à travers l’espace azuré, représente le ciel par des figures, réunit à la fois des planètes séparées par de longues distances. Mais connaît-il l’accord mystérieux des sphères parce qu’il les voit représentées sur son globe artificiel ?

À MES AMIS.

Mes amis, il y a eu des temps meilleurs que le nôtre : c’est un fait incontestable, et il y a eu des races meilleures : si l’histoire ne le disait pas, les milliers de pierres qu’on tire des entrailles du sol nous le diraient. Mais elle est éteinte, elle a disparu cette race privilégiée, et nous, nous vivons ; les heures sont à nous, et le pouvoir est aux vivants.

Mes amis, il y a, selon le témoignage de ceux qui ont voyagé au loin, des contrées plus heureuses que la terre où nous habitons ; mais si la nature nous impose de nombreuses privations, l’art du moins nous est propice, notre cœur se réchauffe à son foyer. Si le laurier ne croît point sur notre sol, si le myrte ne résiste point à nos hivers, nous voyons du moins reverdir, pour couronner nos fronts, le gai feuillage de la vigne.

Que l’on vante le mouvement de ce pays où quatre mondes échangent leurs trésors, la richesse de la Tamise, marché de l’univers ! Là viennent des milliers de navires, là on voit toutes les choses précieuses, là règne l’argent, Dieu de la terre. Mais là, le rayon de soleil ne se reflète pas dans l’eau des torrents, dans le miroir paisible des ruisseaux.

À la porte des anges, le mendiant est plus splendide que nous autres hommes du Nord, car il voit Rome, la ville éternelle, la ville unique. Une éclatante beauté l’environne, un autre ciel lui apparaît dans le dôme merveilleux de Saint-Pierre ; mais avec tout son éclat, Romme n’est que le tombeau du passé ; il n’y a de vie que dans la plante fraîche qu’une heure propice fait éclore.

Ailleurs, il se passe de plus grands événements que dans le cercle restreint de notre vie ; mais plus rien de nouveau sous le soleil. Nous voyons s’enfuir devant nous la grandeur de tous les temps sur les tablettes de l’histoire du monde. La vie n’est qu’une répétition des mêmes choses ; la fantaisie seule est toujours jeune. Ce qui n’a jamais été nulle part, cela seul ne vieillira jamais.

HERCULANUM ET POMPÉI.

Quelle merveille se révèle à nous ! On te demandait, ô terre, des sources rafraîchissantes, et qu’avons-nous vu sortir de tes entrailles ? La vie est-elle aussi dans l’abîme ? Y a-t-il une nouvelle race cachée sous la lave et revient-elle à nous ? Grecs, Romains, approchez et voyez : la vieille ville de Pompéi reparaît, la ville d’Hercule s’élève de nouveau ; le pignon joint le pignon ; le portique est là avec sa large enceinte. Oh ! venez l’animer. Le théâtre est ouvert : que la foule y entre par ses sept ouvertures. Mânes, où êtes-vous ? avancez. Que le fils d’Atrée achève son sacrifice et que le chœur lamentable suive Oreste ! Où va cet arc de triomphe ? reconnaissez-vous le Forum ? Que vois-je sur cette chaise curule ? Licteurs, marchez en avant avec la hache ; que le prêteur monte sur son siège ; que le témoin vienne avec l’accusateur ! Les rues se développent, et sur un pavé élevé, un sentier plus étroit s’étend le long des maisons. Les toits penchés en avant offrent un sûr abri, les appartements élégants sont rangés autour de la cour. Ouvrez les boutiques et les portes longtemps fermées. Que le jour pénètre dans ces ténèbres. Voyez comme les bancs sont bien rangés, comme les pierres de différentes couleurs brillent sur le carreau. Les murailles sont revêtues de riantes peintures. Où est l’artiste ? Il vient de quitter son pinceau. Les festons sont ornés de fleurs et de fruits. Ici, s’avance un Amour avec sa corbeille pleine. Là, des Génies actifs foulent la vigne de pourpre. D’un côté la Bacchante danse, de l’autre elle sommeille, et le Faune indiscret ne peut se lasser de la voir. Plus loin elle étourdit le Centaure rapide et le pousse gaiement avec son thyrse. Enfants, que tardez-vous ? allons ! Les beaux harnais ! Jeunes filles, venez et puisez dans le vase étrusque. Le trépied n’est-il pas là sur le Sphinx ailé ? Attisez le feu, esclaves : préparez le foyer. Achetez, voici des monnaies du temps de Titus et voici la balance, il n’y manque rien. Posez la lumière sur les flambeaux brillants et remplissez la lampe d’une huile pure. Qu’y a-t-il dans cette cassette ? Oh ! voyez ce que le fiancé envoie à sa fiancée : des agrafes d’or, des parures superbes. Conduisez la jeune fille dans le bain odorant. Voici les parfums, et dans ce vase de cristal je retrouve encore le fard. Mais où sont les hommes, les vieillards ? Dans une retraite sérieuse on découvre un précieux trésor de rouleaux rares, on découvre le poinçon et les tablettes de cire. Rien n’est perdu, la terre a tout fidèlement conservé. Les Pénates sont là aussi et tous les autres Dieux. Où sont allés les prêtres ? Hermès aux ailes légères balance le caducée ; la Victoire s’enfuit des mains qui la tiennent ; les autels sont debout. Oh ! venez et allumez le feu du sacrifice dont les Dieux ont été longtemps privés.

LE GÉNIE.

« Croirai-je, me dis-tu, aux enseignements des maîtres de la sagesse, aux paroles qu’une foule de disciples proclament comme des dogmes certains ? La science seule peut-elle me conduire à une paix assurée ? Le bonheur et la justice reposent-ils sur un échafaudage de systèmes ? Dois-je me défier de ce mouvement intérieur, de cette loi que tu as toi-même, ô nature, gravée dans mon sein, avant que l’école imprimât son cachet sur une sentence éternelle et que mon esprit ardent fût enchaîné par de rigoureuses formules ? Dis-moi, toi qui es descendu dans ses profondeurs, ce que l’on rapporte de la poussière des tombeaux ; dis-moi ce qu’il y a de caché dans l’obscurité des morts, et si les vivants doivent chercher parmi des momies leur consolation. Dois-je m’aventurer dans ces routes ténébreuses ? Elles m’effrayent, je l’avoue ; mais je les suivrai cependant si elles doivent me conduire à la vérité.

— Mon ami, tu connais cet âge d’or dont les poètes nous ont fait de naïfs et touchants récits ; tu connais ce temps où la vertu habitait la terre, où le sentiment se conservait encore dans sa virginale pudeur, où la loi qui gouverne le cours des astres et anime le germe caché dans l’œuf, où l’arrêt continu de la destinée qui agite la poitrine de l’homme libre, où les sens fidèles ramenaient l’homme à la vérité, et, de même que l’aiguille nous indique l’heure, lui indiquaient l’Éternel. Alors, il n’y avait point de profanes et point d’initiés. On n’allait pas chercher parmi les morts ce qu’on éprouvait dans la vie même. Chacun comprenait également les règles éternelles et chacun ignorait également la source d’où elles découlaient. Ce temps de félicité n’est plus. Un présomptueux orgueil a troublé le calme divin de la nature. Le sentiment dégradé n’est plus l’oracle des Dieux, et leur parole se tait dans les cœurs avilis. L’esprit seul l’entend encore lorsqu’il s’interroge dans le calme, et des paroles mystiques en voilent le sens sacré. Le sage invoque cet oracle dans la pureté de son âme, et la nature le ramène à la vérité. Heureux homme ! n’as-tu jamais perdu ton ange gardien ? n’as-tu point méconnu les salutaires avertissements de ta conscience ? La vérité se reflète-t-elle encore sans nuages dans tes yeux ? Sa voix résonne-t-elle dans ton sein candide ? L’agitation du doute n’est-elle pas entrée dans ton esprit ? penses-tu pouvoir l’éloigner à jamais de toi ? Penses-tu que tes sentiments en discorde n’auront pas besoin d’un juge, que la perversité du cœur ne troublera jamais ton intelligence ? S’il en est ainsi, abandonne-toi à ta précieuse innocence, la science n’a rien à t’enseigner, c’est à toi au contraire à devenir son maître. Elle n’est pas faite pour toi cette loi qui conduit l’être chancelant avec une verge d’airain. Agis comme il te plaît, voilà ta loi. Les races futures admireront l’œuvre sainte façonnée par tes mains et les saintes paroles prononcées par ta bouche. Toi seul, tu ne remarques pas le Dieu qui réside en ton sein, et la puissance du sceau qui t’assujettit les esprits ; tu continues, calme et modeste, ta route à travers le monde que tu as subjugué. »

THÉKLA.



LA VOIX D’UNE OMBRE.


Tu demandes où je suis ? en quel lieu j’ai cherché un refuge, quand mon ombre fugitive s’évanouit à tes yeux ? N’avais-je pas accompli ma destinée ? n’avais-je pas aimé et vécu ?

Demande ce que deviennent les rossignols dont les touchantes mélodies te ravissent aux jours du printemps. Ils ne sont là qu’aussi longtemps qu’ils aiment.

Tu veux savoir si j’ai retrouvé celui que j’avais perdu. Crois-moi, je suis réunie à lui dans un lieu où ceux qui sont réunis ne se séparent plus, et où l’on ne répand plus de larmes.

C’est là que tu nous retrouveras, si ton amour ressemble à notre amour. Là, mon père est purifié de ses fautes ; là, le meurtre sanglant ne peut plus l’atteindre.

Il sent que ce n’était pas dans une vaine erreur qu’il élevait ses regards vers les astres. Chacun sera jugé comme il aura jugé. La Divinité est près de celui qui croit.

Dans ce vaste asile chaque sentiment vrai et élevé trouve sa récompense. Ose donner l’essor à tes rêves, un sens profond se cache souvent sous un jeu enfantin.

COLOMB.

Vogue, courageux navigateur ! qu’importe que les critiques te raillent et que le gouvernail échappe à la main fatiguée du pilote ? Marche, marche vers l’occident ! c’est là que le rivage doit apparaître ! c’est là qu’il se montre déjà clairement à ton intelligence ! Fie-toi au Dieu qui te conduit, poursuis ta course sur l’Océan silencieux. Si le rivage n’était pas là, il surgirait du sein des ondes. La nature est alliée au génie par un pacte éternel : ce que le génie promet, la nature l’accomplit toujours.

JEANNE D’ARC.

Pour profaner la noble image de l’humanité, la raillerie t’a jetée dans la poussière. L’esprit moqueur est en lutte perpétuelle avec le beau ; il ne croit ni à Dieu ni aux anges. Il veut ravir au cœur ses trésors ; pour combattre les préjugés, il offense la foi : mais la poésie, femme candide comme toi, simple et pieuse bergère comme toi, la poésie te présente sa main divine et s’élance avec toi vers les astres éternels. Elle t’a mis une auréole au front ; le cœur t’a créée : tu seras immortelle.

Le monde se plaît à noircir la lumière qui brille à ses yeux, à traîner dans la poussière ce qui est élevé ; mais ne crains rien, il y a encore de nobles âmes qui se passionnent pour ce qui est beau et grand. Que Momus égaye la place publique, un noble esprit aime les nobles créations.

MÉLANCOLIE.



À LAURA.


Laura, le rayon du soleil levant brille dans tes regards, un sang de pourpre colore tes joues et le ravissement fait tomber comme des perles les larmes de tes yeux. Celui qui a vu cette douce rosée qui, à travers les larmes, contemple la Divinité, celui-là voit l’aurore apparaître à ses yeux.

Ton âme, pure et riante comme le cristal de l’onde, change en un jour de printemps mon pâle automne. Le désert, silencieux et sombre, s’égaye à ton aspect ; les nuages obscurs de l’avenir se dorent par ta puissance ; tu souris aux harmonies de ce monde, et moi je les pleure. L’empire de la nuit n’a-t-il déjà pas enseveli les monuments de la terre ? Nos palais superbes, nos villes splendides s’élèvent sur des ossements modernes ; les œillets puisent leur doux parfum dans la corruption, et la source d’eau limpide tombe d’une sépulture humaine.

Élève tes regards vers les astres flottants, fais-toi raconter leur histoire sous leurs globes, des milliers de printemps ont déjà passé, des milliers de trônes se sont élevés, des milliers de batailles ont retenti d’un bruit sinistre. Cherche dans les campagnes la trace de ces événements : tôt ou tard brisés, les mages retournent dans le cercle des astres.

Regarde maintenant ce soleil éclatant qui se plonge dans la mer ténébreuse. Demande-moi d’où viennent tes fraîches couleurs, d’où vient l’éclat de tes yeux. Peux-tu être fière du sang qui colore ta joue et qui vient d’un impur limon ? Ah ! la mort te prête cette fraicheur avec usure et te la fera payer chèrement.

Ne parle pas des forts. Une joue jeune, colorée, est le plus beau trône de la mort. Derrière ces fleurs de ton visage elle prépare déjà son arc. Crois-moi, c’est la mort même que ton regard languissant appelle, et chaque rayon de tes regards consume la lampe de ta vie. Tes artères, me dis-tu, palpitent encore si vivement. Hélas ! dans leurs palpitations, elles préparent ta destruction.

D’un souffle, la mort fera disparaître ce sourire comme le vent dissipe l’écume légère d’une eau diaprée. En vain tu demandes où est cette mort, elle est dans le printemps de la nature, dans la vie et dans ses germes. Malheureux ! je vois les roses de ta jeunesse s’effeuiller, tes douces lèvres pâlir, tes joues, aux suaves contours, altérées par les hivers, voilées par les sombres années, je vois la source de ton printemps couverte d’un nuage sombre, alors Laura n’aimera plus et Laura ne sera plus aimable.

Jeune fille, ton poëte reste ferme comme le chêne, le dard impuissant de la mort s’émoussera sur le roc de ma jeunesse. Mes regards seront plus ardents, mon esprit plus audacieux.

Tu tressailles, Laura, ton cœur bat violemment : apprends donc, jeune fille, que ce bonheur dont je parle, que ce calice où je respire un arôme divin est empoisonné. Malheureux ! malheureux sont ceux qui osent faire jaillir de la poussière l’étincelle céleste. Ah ! la plus grande harmonie brise l’instrument, et cette flamme éthérée, que l’on appelle génie, ne s’entretient que des rayons de la vie.

LA BATAILLE.

À travers la verte campagne l’armée soulève un nuage lourd et épais. Dans l’espace immense on n’entrevoit que les armes de fer ; les regards s’abaissent vers le sol, le cœur bat dans la poitrine, le major passe devant les troupes. Halte ! et ce commandement arrête les bataillons. Ils restent muets et immobiles.

Aux rayons ardents du matin que voyez-vous là-bas sur les montagnes ? Voyez-vous flotter les étendards ennemis ? Oui, nous voyons flotter les étendards ennemis. Que Dieu soit avec vous ! Femmes et enfants, allons ; entendez-vous le chant joyeux, le bruit des tambours ? Le son des fifres vibre dans les cœurs ; quelle rumeur terrible et régulière ! elle résonne dans tous les membres. Frères, recommandez-vous à Dieu, nous nous reverrons dans un autre monde.

Déjà l’éclair de la tempête scintille, le tonnerre éclate, l’œil est étonné, des décharges retentissent d’une armée à l’autre. Laisse-les retentir, au nom du ciel. Déjà l’on respire plus librement. La mort est en action, la lutte va commencer, les dés du sort tombent dans les nuages de la poudre.

Les armées se joignent, de peloton en peloton court l’ordre des chefs ; les soldats du premier rang font feu à genoux, beaucoup d’entre eux ne se relèvent pas. La balle fait de longues trouées, le fantassin tombe sur le fantassin qui le précède, la destruction s’étend à droite et à gauche, la mort renverse des bataillons.

Le soleil disparaît : la bataille est brûlante : la nuit s’étend sur l’armée. Recommandez-vous à Dieu, frères, nous nous reverrons dans un autre monde.

Le sang jaillit : les morts succèdent aux morts, les pieds foulent des cadavres. ― « Et toi aussi, Frantz ! ― Salue ma Charlotte ! ― La fureur du combat redouble : je la saluerai. Dieux ! voyez comme les balles sautent derrière nous ; ami, je saluerai ta Charlotte. Dors en paix, je tombe abandonné sous la pluie des balles. »

La bataille s’étend de côté et d’autre, la nuit sombre enveloppe les armées. Recommandez-vous à Dieu, frères, nous nous reverrons dans un autre monde.

Écoutez : on court au galop : les adjudants passent : les dragons s’élancent vers l’ennemi, et ses canons cessent de mugir. Victoire ! frères, la terreur s’est emparée de nos adversaires, leurs drapeaux s’abaissent.

Elle est décidée la bataille terrible : le jour reparaît brillant à travers les ombres, on entend le bruit du tambour, le son des fifres, les chants de triomphe. Adieu ! vous qui êtes morts, nous nous reverrons dans un autre monde.

POÉSIE DE LA VIE.

Qui pourrait se repaître d’images mensongères dont la fausse apparence nous cache la réalité et trompe notre espoir par un vain jeu ? Moi, je veux voir la vérité sans voile, dût mon beau ciel disparaître avec mon illusion, dût le sentiment réel des choses enchaîner le vol de mon esprit dans l’immense région des chimères ! n’importe ! mon esprit apprendra à se vaincre lui-même et il n’en sera que plus résigné à la loi sacrée des devoirs, à l’arrêt terrible de la destinée. Comment supporterait-il la nécessité, celui qui s’effrayerait de la douce jouissance de la vérité ?

C’est ainsi que tu parles, mon ami, c’est ainsi que tu considères les choses : retiré dans le port que l’expérience t’a ouvert, c’est ainsi que tu rejettes toute vaine apparence. Effrayé de ta sévérité, l’essaim des Amours s’enfuit, les Muses se taisent, les Heures suspendent leurs danses joyeuses, les trois Grâces enlèvent leurs couronnes de leurs belles chevelures, Apollon brise sa lyre d’or, Mercure son caducée. Le tissu doré des Songes qui s’étendait sur la pâle aridité de la vie s’anéantit, et le monde paraît ce qu’il est réellement, un tombeau. Le fils de Cythère arrache de ses yeux son magique bandeau, l’Amour voit, et il voit un mortel dans son idole ; il s’effraye, s’éloigne ; la jeune image de la beauté se flétrit, le baiser de ton amante se glace sur tes lèvres, et dans l’élan de la joie tu deviens froid comme le marbre.

ADIEUX D’HECTOR.

ANDROMAQUE.

Hector veut-il donc à tout jamais s’éloigner de moi, veut-il s’en aller aux lieux où Achille d’une main inexorable offre à Patrocle un sacrifice terrible ? Qui donc enseignera désormais à ton fils à lancer le javelot, à honorer les Dieux, si tu tombes dans le sombre empire de Pluton ?


HECTOR.

Chère femme, arrête le cours de tes larmes. Mes désirs ardents m’entraînent sur le champ de bataille ; il faut que ce bras soutienne Pergame, il faut que je tombe, en combattant pour le sanctuaire des Dieux, et que, sauveur de la patrie, je descende sur les rives du Styx.


ANDROMAQUE.

Plus jamais je n’entendrai le son de tes armes : ta lance restera oisive dans ta demeure, et c’en est fait de la race héroïque de Priam : tu veux t’en aller là où nulle lumière n’apparaît, où le Cocyte gémit dans les champs déserts. Tu veux noyer ton amour dans le Léthé.


HECTOR.

Je veux plonger dans le Léthé tous mes désirs, toutes mes pensées, mais non pas mon amour. Écoute : notre ennemi farouche fait entendre sa voix au pied de nos remparts : ceins-moi mon glaive ; subjugue ta douleur : l’amour d’Hector ne mourra pas.

LE PHILOSOPHE ÉGOÏSTE.

As-tu vu l’enfant, ignorant encore de l’amour qui le réchauffe et le berce, et dormant tantôt sur un bras, tantôt sur un autre, jusqu’à ce que l’ardeur de la passion éveille le jeune homme, et que tout à coup le monde se révèle à lui avec le sentiment de son existence ?

As-tu vu la mère lorsqu’elle veille sur le repos de son enfant, lorsqu’elle achète, par la privation de son propre sommeil, le sommeil de son bien-aimé, qu’elle s’inquiète des rêves qu’il fait, qu’elle alimente de sa vie cette vie tremblante, et ne se paye de ses sollicitudes que par d’autres sollicitudes ?

Et tu blasphèmes cette grande nature qui, sous l’image d’un enfant et sous celle d’une mère, tantôt reçoit et tantôt donne, et ne subsiste que par le besoin ! Tu veux te suffire à toi-même, te soustraire à cette noble chaîne, qui unit dans une douce confiance la créature à la créature. Tu veux, pauvre être, rester seul, uniquement seul, quand l’infini même ne se compose que de l’échange des forces.

HONOREZ LES FEMMES.

Honorez les femmes : elles tressent et mêlent des roses célestes à la vie terrestre ; elles forment l’heureux lien de l’amour et, sous ce voile pudique des grâces, elles entretiennent d’une main pieuse et vigilante le feu éternel des nobles sentiments.

Sans cesse hors des bornes de la vérité s’égare l’ardeur sauvage de l’homme : sans cesse ses pensées l’entraînent sur l’océan des passions. Il étend une main avide vers l’espace, jamais son cœur n’est satisfait, ses rêves inquiets l’emportent jusque dans les sphères éloignées.

Mais avec le charme d’un regard tout-puissant les femmes rappellent le fugitif, et lui font reconnaître les traces du présent. Sous la sainte garde de leur mère, dans leurs habitudes, elles sont restées les filles fidèles de la vraie nature.

Rudes sont les efforts de l’homme ; avec sa force écrasante, il s’en va à travers la vie sans repos et sans relâche. Ce qu’il créa, il le détruit : jamais la lutte de ses désirs ne s’arrête : ils tombent, et renaissent comme les têtes de l’hydre.

Mais satisfaites d’une gloire paisible, les femmes cueillent la fleur du moment et l’entretiennent avec des soins touchants ; plus libres que l’homme dans leur cercle restreint, plus riches que lui dans les domaines de leur savoir, dans les immenses trésors de la poésie.

Fière et superbe, se suffisant à elle-même, l’âme froide de l’homme ne connaît pas le bonheur de l’union des cœurs, les joies célestes de l’amour. Elle ne connaît pas l’échange des âmes, elle ne se fond pas en larmes affectueuses, les combats de la vie ne font qu’endurcir encore sa dureté première.

Mais l’âme sensible de la femme ressemble à la harpe éolienne qui frémit au souffle léger du Zéphire. L’image de la souffrance jette une tendre anxiété dans leurs cœurs généreux, et les larmes mouillent leurs paupières comme une rosée céleste.

Là où s’étend l’impérieuse domination de l’homme, là règne orgueilleusement le droit du plus fort. Le Scythe brandit son épée, et le Perse devient esclave. Les désirs impétueux et sauvages sont en lutte, et la rude voix des sombres puissances commande aux lieux abandonnés par les Grâces.

Mais avec de douces et persuasives prières, les femmes tiennent le sceptre de la vertu : elle éteignent le feu ardent des dissensions, elles apprennent aux forces hostiles et ennemies, à se contenir sous des formes aimables, et réunissent ce qui toujours se fuit.

NÉNIE.

Le beau doit aussi mourir ; le beau, qui subjugue les hommes et les Dieux, ne peut fléchir la poitrine de fer du maître du Styx.

Une fois le roi des ombres fut attendri par l’Amour, et soudain il réclama d’une voix sévère son présent. Aphrodite ne peut guérir les blessures qu’un sanglier sauvage a faites au corps d’un beau jeune homme. Une Déesse ne peut sauver le héros divin, son fils, lorsqu’à la porte Scée il accomplit son destin. Elle sort de la mer avec les filles de Nérée, et se lamente sur le sort de son noble enfant. Les Dieux pleurent avec les Déesses : ils pleurent, parce que la beauté meurt, parce que la perfection périt. Mais il est beau d’entendre un chant de deuil dans la bouche d’un être aimé, le vulgaire seul descend aux enfers sans qu’on le plaigne.

GROUPE DU TARTARE.

Écoutez : comme le murmure d’une mer courroucée, comme le gémissement d’une onde qui tombe des rocs caverneux, écoutez résonner une plainte lourde, profonde, comprimée.

La douleur ronge leur visage. Le désespoir ouvre leurs lèvres à la malédiction. Leurs yeux sont creux, leurs regards cherchent avec anxiété le pont du Cocyte dont les flots surchargés de larmes poursuivent leur triste cours.

À voix basse, ils se demandent avec angoisse, s’ils ne touchent pas encore au terme de leurs souffrances. L’éternité ferme son cercle sur leur tête, et brise la faux de Saturne.


L’ÉLYSÉE.

Loin d’ici les plaintes douloureuses, toutes les plaintes expirent dans les joies de l’Élysée. Vie de l’Élysée, éternel essor, éternelles délices ! ruisseau harmonieux dans des campagnes fleuries.

Un printemps perpétuel égaye sans cesse ces champs paisibles. Les heures s’écoulent dans des rêves d’or. L’âme plane dans les espaces infinis, la vérité déchire son voile.

Une joie inaltérable remplit le cœur entier. Ici on ignore le nom de la souffrance ! ce qu’on appelle douleur est un doux transport.

Ici, le pèlerin, quittant à tout jamais son fardeau, repose ses membres fatigués à l’ombre des arbres où le vent mélodieux soupire. Ici, le laboureur laisse tomber sa faucille, et, assoupi par les accords des harpes, il rêve qu’il voit des épis coupés.

Celui dont les drapeaux flottaient comme un orage, celui dont les oreilles n’entendaient que le bruit des combats, celui qui dans sa marche audacieuse faisait trembler les montagnes, dort ici près d’un ruisseau limpide qui coule avec un doux murmure, et n’entend plus le cliquetis de l’épée.

Ici, les époux fidèles s’embrassent sur une herbe fraîche, où passe un vent embaumé. Ici, l’amour reçoit sa couronne. À l’abri désormais des coups de la mort, il célèbre son éternelle fête nuptiale.

LE POUVOIR DU CHANT.

Voyez le torrent qui tombe du haut des rocs : il descend avec le bruit de la foudre, entraînant dans sa course les pierres de la montagne et les troncs des chênes. Le voyageur étonné écoute ce fracas avec un plaisir mêlé de terreur. Il entend le mugissement des flots et ne sait d’où ils viennent. Ainsi le chant s’échappe d’une source qu’on n’a jamais découverte.

Qui peut expliquer la magie du poëte uni aux redoutables êtres dont le pouvoir dirige les fils de la vie ? Qui peut résister à ses accords ? Comme s’il tenait entre les mains la baguette du messager des Dieux, il gouverne le cœur ému, il le fait descendre dans l’empire des morts, il l’élève vers le ciel, il le conduit de pensée en pensée et le berce entre les sentiments sérieux et légers.

Quelquefois, dans les cercles de la joie pénètre tout à coup, avec sa nature mystérieuse et gigantesque, un affreux destin. Alors toutes les grandeurs de la terre s’inclinent devant cet hôte étranger. Les vaines rumeurs de la joie se taisent, tout masque tombe, et devant l’image victorieuse de la vérité toute œuvre de mensonge disparaît.

Ainsi, lorsque le chant résonne, l’homme se dégage de tout vain fardeau, pour prendre sa dignité intellectuelle et sentir une force sainte. Aussi longtemps que dure la magie des chants, il se sent plus près des Dieux ; rien de terrestre ne doit arriver à lui, toute autre puissance doit rester muette, nulle douleur ne l’atteint, et les rides de la sollicitude s’effacent.

De même qu’après les larmes d’une longue séparation, après les désirs sans espoir, un enfant se précipite sur le cœur de sa mère avec les larmes du repentir ; de même le chant ramène des régions étrangères le cœur fugitif, au bonheur de son innocence ; les froides règles le glaçaient, la nature fidèle le réchauffe.

LE SECRET DU SOUVENIR.

À LAURA.


Toujours rester suspendu à tes lèvres ! qui m’expliquera ce désir ardent, cette volupté que j’éprouve à respirer ton souffle, à m’identifier avec toi quand nos regards se rencontrent ?

Lorsque je te contemple, mon esprit ne s’enfuit-il pas au delà des limites de la vie, docile comme un esclave qui se soumet sans résistance à son vainqueur ?

Dis-moi, pourquoi mon esprit s’enfuit-il ainsi ? cherche-t-il sa patrie, ou trouve-t-il, en se rejoignant à toi, une sœur dont il était séparé ?

Nos êtres ont-ils été déjà unis, est-ce de là que viennent nos battements de cœur ? avons-nous vécu ensemble dans les rayons d’un soleil éteint, dans des jours de bonheur évanouis depuis longtemps ?

Oui, tu as été étroitement unie à moi dans des accords qui ne sont plus. Ma muse le lit sur les tables obscures du passé, j’ai déjà connu ton amour.

Et dans notre alliance éternelle, étroite, je le reconnais avec surprise, nous étions un Dieu, une vie créatrice, et le monde nous était donné pour le gouverner librement.

Autour de nous des sources de nectar versaient sans cesse la volupté, nous pouvions rompre le sceau des choses, et nos ailes planer dans les rayons lumineux de la vérité.

Pleure, Laura, ce Dieu n’est plus : nous ne sommes que des débris de ce Dieu, et nous éprouvons l’insatiable désir de retrouver la nature que nous avons perdue, de reprendre notre divinité.

De là vient, Laura, ce besoin ardent de rester suspendu à tes lèvres, ce désir ardent, cette volupté que j’éprouve à respirer ton souffle, à m’identifier avec toi quand nos regards se rencontrent.

De là vient que, lorsque je te regarde, nom esprit s’enfuit au-delà des limites de la vie, docile comme un esclave qui se soumet sans résistance à son vainqueur.

Mon esprit m’échappe, pour chercher sa patrie, affranchi des liens corporels, et il reconnaît et embrasse la sœur dont il était depuis longtemps séparé.

Et toi, quand mon œil t’observait, que signifiait la rougeur de pourpre de tes joues ? Ne nous sommes-nous pas rapprochés avec ardeur, comme si nous étions de la même famille, et avec joie, comme des exilés qui retrouvent leur patrie ?

LA FAVEUR DU MOMENT.

Nous nous retrouvons encore dans notre vive et joyeuse réunion ; nous allons encore former les fraîches et les vertes guirlandes de poésie. Mais à quel Dieu offrirons-nous d’abord le premier tribut de nos chants ? Chantons avant tout celui qui crée la joie.

Car, que nous importe que Cérès pare l’autel de fruits vivifiants, et que Bacchus exprime dans nos coupes le suc empourpré de la vigne ?

Si l’étincelle qui enflamme le foyer ne descend pas du ciel, si l’esprit n’éprouve pas une ardente ivresse, le cœur n’est pas réjoui.

C’est du milieu des nuages, c’est du sein des Dieux que le bonheur doit venir, et le plus puissant de tous, c’est le Dieu du moment.

Entre tous les éléments primitifs de l’immense nature, ce qu’il y a de divin sur la terre, c’est la pensée de lumière.

Lentement, dans le cours des heures, la pierre s’unit à la pierre ; mais l’idée entière de l’œuvre doit être conçue rapidement comme l’œuvre de l’esprit.

De même qu’une riante verdure éclôt par un beau rayon de soleil ; de même qu’Iris jette à travers le ciel son pont diapré ;

De même chaque doux présent est fugitif comme l’apparition de l’éclair. La nuit l’ensevelit dans son obscur tombeau.

CHANSON DES MONTAGNES.

Le sentier qui donne le vertige conduit au bord de l’abîme ; il serpente entre la vie et la mort. Les géants ferment cette route solitaire et te menacent d’une mort certaine. Si tu ne veux pas éveiller le Dieu destructeur qui dort, marche en silence dans la route de la terreur.

Un pont s’élève sur le bord des profondeurs terribles ; ce n’est pas l’œuvre d’une main humaine. Nul homme n’aurait osé le construire. Sous ce pont, le torrent écume, mugit matin et soir ; il mugit sans cesse et jamais ne le détruit.

Voyez cette sombre et effroyable porte. On croirait qu’elle s’ouvre et qu’elle conduit dans l’empire des morts. Au delà de cette porte une riante campagne, où le printemps se marie à l’automne. Pour échapper aux fatigues, aux sollicitudes éternelles, je voudrais fuir dans cette heureuse vallée.

Quatre torrents grondent dans ce vallon ; leur source est cachée à tous les regards ; ils coulent vers les quatre parties du monde, vers le Nord et le Sud, vers l’Orient et l’Occident, et, comme la source qui les a enfantés, ils coulent sans cesse et sont à tout jamais perdus.

Deux pics aigus s’élèvent dans les airs au-dessus de la race des hommes ; sur ces pics voltigent dans une auréole dorée les nuages enfants du ciel. Ils poursuivent là leur course solitaire dont nul être terrestre n’est témoin.

Là, sur un trône splendide et inébranlable, réside la reine des montagnes. Son front est couronné de diamants merveilleux. Le soleil y darde son rayon de flamme ; il les dore et ne peut les échauffer.

FANTAISIE.

À LAURA.


Ma Laura ! dis-moi quel est cet attrait qui emporte les corps vers les corps. Ma Laura ! dis-moi quelle est la magie qui entraîne l’esprit vers l’esprit.

Vois ! c’est la puissance qui dans un cercle éternel fait tourner les planètes autour du soleil, qui les groupe comme des enfants autour de leur mère, comme une assemblée pompeuse autour d’une reine.

Chaque astre, dans son cours, aspire les rayons d’or du soleil et se fortifie à ce calice de feu, comme les membres puisent la vie dans le cerveau.

Les étincelles du soleil s’unissent à d’autres étincelles, dans une fidèle harmonie ; l’amour guide les sphères : c’est par l’amour seul que le système du monde existe.

Si l’on enlevait l’amour des rouages de la nature, tout se disjoindrait violemment, les mondes s’écrouleraient dans le chaos, et vous pleureriez, ô Newton ! leur chute gigantesque.

Si l’ordre disparaissait du monde des esprits, la mort les glacerait : sans l’amour point de printemps, sans l’amour nul être ne loue Dieu.

Lorsque ma Laura m’embrasse, qu’est-ce qui répand cette flamme de pourpre sur mes joues ? qu’est-ce qui accélère les mouvements de mon cœur et jette la fièvre dans mon sang ?

Les désirs franchissent toutes les limites, le sang bouillonne dans ses artères, les corps veulent s’unir aux corps, les âmes brûler d’une même ardeur.

L’amour entoure, comme dans un tissu d’Arachné, le mouvement éternel de la création, et y règne par sa toute-puissance.

Vois ! Laura : la joie calme par un embrassement la douleur impétueuse, et le désespoir muet se console par les tendres regards de l’espoir.

La volupté adoucit, tempère les ténèbres de souffrance, et le regard, animé par l’amour, reflète l’éclat du soleil.

Une sympathie terrible ne règne-t-elle pas aussi dans l’empire du mal ? nos vices s’accordent avec l’enfer et sont en lutte avec le ciel.

Les Euménides donnent au péché la honte et le repentir et des couronnes de vipères. Dans les airs le danger se joint traîtreusement au vol de l’aigle.

La chute joue avec l’orgueil, l’envie s’attache au bonheur, le plaisir ouvre les bras à la mort.

Avec les ailes de l’amour l’avenir court vers le passé, et Saturne poursuit sa fiancée, l’éternité.

Un jour, disent les oracles, Saturne atteindra cette fiancée, et lorsque le temps s’unira à l’éternité, l’embrasement du monde leur servira de flambeau nuptial.

Une plus belle aurore nous apparaît après notre longue nuit de fiançailles ; Laura, Laura, réjouis-toi !

LES QUATRE ÂGES DU MONDE.

Le vin de pourpre étincelle dans les coupes ; l’œil des convives pétille ; le poëte s’avance et ajoute par sa présence au bonheur de chacun, car sans la lyre il n’y aurait, dans les régions célestes où l’on sert le nectar, qu’une joie vulgaire.

Les Dieux lui ont donné le clair miroir du cœur, où le monde entier se reflète. Il a vu tout ce qui arrive sur la terre et tout ce qui est caché sous le sceau de l’avenir. Il a assisté aux plus anciens conseils des Dieux, et il a entendu le mouvement du germe le plus secret des choses.

La vie se déroule dans toute son étendue, riante et splendide à ses yeux. Il fait un temple de la maison terrestre que la Muse lui a donnée. Nul toit n’est si bas, nul cabane si petite qu’il ne puisse y attirer un ciel rempli de Divinités.

Et de même que l’enfant ingénieux de Jupiter représentait avec un art divin, sur les simples contours d’un bouclier, la terre, la mer, les astres ; de même le poëte représente l’image du tout infini dans l’accord rapide d’un instant d’inspiration.

Il vient de l’âge primitif du monde, de l’époque où les peuples goûtaient la joie de la jeunesse. Heureux voyageur, il s’est associé à toutes les races et à tous les temps ; il a vu quatre âges de l’humanité, et il les voit arriver à un cinquième.

D’abord ce fut Saturne, dont le règne fut doux et équitable. Alors la veille était comme le lendemain. Alors vivait la race inoffensive des pâtres ; ils n’avaient aucune sollicitude ; ils aimaient, et ne faisaient rien de plus : la terre leur donnait tout sans effort.

Puis vint le travail, la lutte contre les monstres et les dragons. Alors apparurent les héros, les maîtres et les faibles cherchèrent l’appui du fort. La lutte s’établit dans les champs du Scamandre et la beauté resta toujours l’idole du monde.

La victoire couronna le combat, la force enfanta la douceur. Alors on entendit chanter le chœur céleste des Muses ; alors s’élevèrent les images des Dieux, ce fut l’âge de la divine fantaisie. Il s’est évanoui, il ne reviendra jamais.

Les Dieux tombèrent de leur trône Olympique, les colonnes superbes furent renversées, l’enfant de la Vierge naquit pour guérir les plaies du monde. Le léger plaisir des sens fut proscrit, et l’homme rentra pensif en lui-même.

Et il disparut le frivole, le voluptueux charme qui réjouissait l’heureuse jeunesse du monde. Le moine et la nonne se macérèrent le corps ; le chevalier bardé de fer courut au tournois. Mais si la vie était alors sombre et terrible, l’amour lui conservait sa grâce et sa douceur. Les Muses paisibles restèrent fidèles à l’autel chaste et sacré ; la noblesse, la pureté des mœurs se perpétuaient dans l’âme pudique des femmes, et la fidélité de l’amour et les doux sentiments enflammaient le génie du poëte.

Voilà pourquoi un doux lien doit à jamais réunir les poëtes et les femmes. Ils doivent marcher ensemble et former ensemble l’alliance du beau et du juste ; le chant et l’amour réunis conservent à la vie l’apparence de la jeunesse.

LA MUSE ALLEMANDE.

Le siècle d’Auguste n’a point fleuri pour toi. La magnificence des Médicis n’a point souri à l’art allemand. Les germes de notre poésie n’ont pas été semés par la gloire. Ils ne se sont pas épanouis aux rayons de la faveur des princes. La Muse allemande a été abandonnée, privée d’honneur par les hommes les plus puissants de l’Allemagne, par le grand Frédéric même, et l’Allemand peut dire avec orgueil, et il peut proclamer dans son cœur, qu’il a lui-même créé sa dignité.

Voilà pourquoi le chant des bardes allemands monte si haut, et se répand si loin. Voilà pourquoi ce chant sonore, issu des sources du cœur, se répand à larges flots et brave la contrainte des règles.

LES FLEURS.

Enfants des beaux jours du soleil, fleurs de la prairie, la nature vous a fait naître pour le plaisir et le bonheur, la nature vous aime. Votre vêtement brille comme la lumière, et Flore a mis dans vos couleurs un éclat céleste. Doux enfants du printemps, plaignez-vous : elle vous a refusé l’âme et vous vivez dans la nuit.

Le rossignol et l’alouette vous chantent les joies de l’amour ; les sylphes caressants baisent votre sein. La couronne de votre calice n’a-t-elle pas été arrondie pour être le chevet de l’amour ? Doux enfants du printemps, pleurez, la Déesse vous a refusé l’amour et ses sentiments heureux.

Mais lorsque la sentence d’une mère m’éloigne des regards de Nany, lorsque nos mains vous cueillent pour faire de vous un gage d’amour, cette pensée vous donne, ô messagers muets des tendres souffrances, la vie, le langage, l’âme, le cœur ; et le plus puissant des Dieux cache sa divinité dans vos feuilles silencieuses.

L’ENFANT.

Joue, enfant, sur le sein de ta mère ! Dans cet heureux asile, nul regret, nulle sollicitude ne peut t’atteindre. Les bras de ta mère te tiennent avec amour au bord de l’abîme, et tu regardes en souriant, dans ton innocence, les profondeurs du tombeau. Joue, heureux enfant ! L’Arcadie est encore là autour de toi. Autour de toi la nature libre n’a que de doux mouvements. La force virile, cherchant la volupté, se crée des barrières imaginaires, et le devoir et le but manquent souvent à la témérité. Joue ! bientôt viendra le travail, l’aride et sérieux travail, et le plaisir et le courage manquent souvent au devoir impérieux.

LES PLAINTES DE CÉRÈS.

L’aimable printemps est-il revenu ? La terre est-elle rajeunie ? Les collines reverdissent, et la glace se brise. Dans les fleuves limpides comme des miroirs, le ciel se reflète sans nuage. Plus doux est le souffle des zéphyrs, les tendres rameaux ouvrent leurs bourgeons. Dans les bois résonnent les chansons, et l’Oréade dit : Tes fleurs reviennent, ta fille ne revient pas.

Hélas ! combien voilà de temps que j’erre et que je la cherche à travers les campagnes ! Titan, j’ai employé tes rayons pour découvrir ses traces, et nul rayon n’a éclairé son doux visage, et le jour qui découvre tout n’a pas découvert celle que j’ai perdue. Jupiter, me l’as-tu enlevée ? Pluton, ébloui de ses charmes, l’a-t-il emportée dans le sombre empire ?

Qui sera mon messager sur les rives ténébreuses ? La nacelle revient sans cesse vers la terre, mais il n’y entre que des ombres. L’entrée des enfers est interdite à l’œil des vivants, et depuis que le Styx coule, il n’a porté aucun être vivant. Des milliers de degrés conduisent les ombres dans l’enfer ; aucun degré ne s’élève pour les ramener au jour. Les larmes que ma fille répand, nul témoin ne les rapportera à sa mère inquiète.

Les femmes de la race mortelle de Pyrrha peuvent suivre à travers la flamme du bûcher leur enfant chéri, mais celles qui habitent auprès de Jupiter n’approchent point les sombres rives. Votre main rigoureuse, ô Parques, n’épargne que les heureux. Du haut des parvis célestes, précipitez-moi dans la nuit des nuits. Ne vous arrêtez pas devant les privilèges de la Déesse, hélas ! c’est ce qui fait le tourment d’une mère.

Je voudrais descendre avec les ombres légères dans les lieux où elle est assise tristement près de son noir époux, et m’avancer sans bruit devant elle. Hélas ! ses yeux baignés de larmes cherchent en vain la riante lumière, et se tournent vers les sphères lointaines. Elle ne voit pas sa mère, et jusqu’à ce qu’elle retrouve la joie qu’elle regrette, jusqu’à ce qu’elle pose son cœur sur le cœur maternel, le fleuve des enfers pleure, ému de compassion.

Vain désir ! plaintes inutiles ! Le char du jour roule comme de coutume. Éternel est l’arrêt de Jupiter. Loin de ces tristes profondeurs, il a détourné sa tête suprême. Emportée dans les régions de la nuit, ma fille m’est ravie jusqu’à ce que les rayons de l’aurore brillent sur les vagues du fleuve ténébreux, jusqu’à ce que l’arc-en-ciel d’Iris s’étende au milieu des enfers.

Ne m’est-il rien resté d’elle, rien qui atteste à mon souvenir que ceux qui sont éloignés l’un de l’autre s’aiment encore ? N’ai-je pas quelque don de ses mains chéries ? N’y a-t-il nul lien d’affection entre la mère et l’enfant, nul lien entre les vivants et les morts ? Non, elle n’a pas tout entière disparu pour moi. Non, nous ne sommes pas tout à fait séparées. Les êtres éternels nous ont donné un langage éloquent.

Lorsque les enfants du printemps meurent, lorsque l’arbuste dépouillé de ses fleurs et de ses feuilles par le souffle froid du nord apparaît nu et triste, dans la corbeille de Pomone je prends les germes de la vie, les épis d’or pour les offrir au Styx. Je les jette dans le sein de la terre, je les place sur le cœur de mon enfant pour qu’ils soient les interprètes de mon amour, de ma douleur.

Lorsque, dans leurs danses joyeuses, les Heures ramènent le printemps, les germes morts se ravivent aux rayons du soleil, les germes dérobés aux regards sous la froide enveloppe du sillon montent à la surface du sol, revêtus de brillantes couleurs. Tandis que leur tige s’élève vers le ciel, leur racine se cache dans la nuit ; la puissance du Styx et de l’atmosphère agit également sur eux.

Ils touchent d’un côté à l’empire des morts, de l’autre à celui des vivants. Hélas ! ce sont pour moi de doux messagers, des voix chéries du Cocyte. Il tient aussi ces jeunes plantes enfermées dans ses sinistres contours, et ma fille me dit, dans le murmure de ces plantes du printemps, que dans les lieux où les ombres s’en vont à regret loin des jours dorés, le cœur reste ouvert aux sentiments de l’amour, l’âme conserve son ardente tendresse.

Je vous salue avec joie, doux enfants des plaines reverdies. Votre calice doit être rempli d’une rosée pure comme le nectar. Je veux vous parer des plus beaux rayons d’Iris, je veux donner à vos feuilles les couleurs de l’aurore. Que dans le riant éclat du printemps, que dans les guirlandes fanées de l’automne, chaque cœur attendri apprenne à connaître ma joie et ma douleur.

LE SECRET.

Elle ne pouvait me dire aucun mot, trop de témoins étaient là à nous observer ; je n’ai pu qu’interroger timidement son regard, et j’ai bien compris ce qu’il exprimait. Je viens sous votre ombre paisible, beaux arbres de la forêt ! cacher dans vos frais asiles, cacher aux regards du monde ceux qui s’aiment.

De loin j’entends les rumeurs confuses des travaux du jour, je reconnais le murmure de différentes voix et le bruit du lourd marteau. C’est ainsi que l’homme accomplit avec peine sa rude destinée. Mais le bonheur tombe légèrement du sein des Dieux.

Oh ! les hommes ne savent pas quelle félicité nous donne un amour fidèle ; ils ne savent que troubler la joie, car la joie même ne leur cause aucun ravissement. Dans ce monde, le bonheur n’est pas permis, il faut le poursuivre comme une proie, le saisir à la dérobée avant que le destin contraire nous surprenne. Il arrive secrètement d’un pied léger, il aime la nuit et le silence, il fuit en toute hâte les lieux où veille un regard perfide. Onde charmante, forme une ceinture autour de nous, et que tes vagues courroucées défendent l’entrée de ce sanctuaire.

L’ATTENTE.

N’ai-je pas entendu la petite porte s’ouvrir, n’ai-je pas entendu le verrou résonner ? Non, c’est le souffle du vent qui murmure à travers ces peupliers.

Oh ! pare-toi, vert feuillage, tu vas recevoir la grâce et la beauté. Rameaux de ces arbres, formez une retraite ombreuse pour la protéger dans le silence mystérieux de la nuit. Légers zéphyrs ! éveillez-vous, caressez ses joues de roses, quand d’un pied léger elle s’avancera vers les lieux où l’amour l’attend.

Silence ! quel bruit fugitif ai-je entendu dans les broussailles ? Ah ! c’est un oiseau effrayé qui s’est enfui de ces arbustes.

Jour, éteins ton flambeau ; nuit heureuse, reviens avec ton doux mystère, étends ton voile sur ces champs empourprés, sur ces paisibles réseaux de feuillage. L’amour, dans son bonheur, évite les oreilles curieuses, il fuit la lumière importune, la discrète étoile du soir peut seule être sa confidente.

N’ai-je pas entendu là-bas un léger bruit pareil au murmure d’une voix ? Non, c’est le cygne qui se promène en cercle sur l’eau limpide.

Une douce harmonie résonne dans l’air, l’eau de la source jaillit avec un agréable murmure, la fleur s’incline sous les baisers de la brise, je vois tous les êtres de la nature ivres de volupté. La grappe de raisin se penche vers la pêche qui apparaît pleine et savoureuse derrière les feuilles, l’air imprégné de parfums aspire la chaleur de mes joues brûlantes.

N’ai-je point entendu des pas derrière le bosquet ? Non, c’est un fruit qui est tombé par sa propre pesanteur.

Les rayons du jour expirent doucement ; ses couleurs pâlissent ; déjà, au frais crépuscule s’épanouissent les fleurs qui redoutent l’ardeur du soleil. La lumière argentée de la lune apparaît ; tous les objets confondus se montrent par grandes masses paisibles, toutes les ceintures sont dénouées, toutes les beautés de la nature s’offrent nues à mon regard.

N’ai-je pas vu briller là-bas une robe blanche, un vêtement de soie ? Non, ce sont les colonnes dont la blancheur se détache sur la muraille sombre. Ô mon cœur impatient ! ne t’abandonne pas ainsi au vain jeu de quelques douces images ! Les bras qui tendent à enlacer celle que j’aime restent vides, une ombre illusoire ne peut satisfaire mon cœur. Oh ! amenez-moi ma bien-aimée, laissez-moi sentir sa douce main, entrevoir le bord de son manteau, et des rêves trompeurs j’entrerai dans la vie.

L’heure de la félicité arrive doucement comme si elle descendait des hauteurs du ciel. Ma bien-aimée s’est approchée sans être vue et a réveillé son ami par ses baisers.

LE PARTAGE DE LA TERRE.

« Prenez le monde, dit un jour, du haut de son trône, Jupiter aux hommes, prenez-le : il est à vous, je vous le donne pour en jouir à tout jamais ; sachez seulement en faire un partage fraternel. »

Alors, on vit accourir tous ceux qui pouvaient en prendre une part ; jeunes et vieux arrivèrent à la hâte ; le laboureur s’empara du produit des champs ; le gentilhomme, de la forêt.

Le marchand remplit ses chariots, l’abbé choisit le vin chaleureux, le roi mit une barrière sur les ponts et les chemins, et s’écria : « La dîme est à moi ! »

Longtemps après que le partage était terminé, arriva le poëte ; il venait de loin, hélas ! et il ne restait plus rien, chaque chose avait son maître.

« Malheur à moi ! faut-il que je sois ainsi seul entre tous oublié, moi, ton fils le plus fidèle ! » Il exhalait ainsi sa plainte et il se jeta devant le trône de Jupiter.

« Ne m’accuse pas, répondit le Dieu, si tu t’égares dans l’empire des rêves : où étais-tu lorsqu’on a partagé le monde ? ― J’étais, reprit le poëte, près de toi.

Mes regards contemplaient ta splendeur, mon oreille écoutait l’harmonie céleste. Pardonne à l’esprit qui, dans le charme de ta lumière, oublie les biens terrestres.

― Que faire ? s’écria Jupiter : le monde est donné, les fruits, la chasse, les marchés ne m’appartiennent plus. Veux-tu venir dans mon ciel, auprès de moi ? chaque fois que tu voudras y monter, il te sera ouvert ! »

AU PRINTEMPS.

Sois le bienvenu, doux enfant, délices de la nature ; avec ta corbeille de fleurs, sois le bienvenu dans la campagne.

Ah ! te voilà ! que tu es doux et beau à voir ! ton aspect nous réjouit et nous courons au-devant de toi.

Penses-tu encore à la jeune fille que j’aime ? Oh ! oui, pense à elle ! c’est là qu’elle m’a aimé et qu’elle m’aime encore.

Je te demandais bien des fleurs pour elle, je reviens t’en demander encore, et tu me les donneras.

Sois le bienvenu, doux enfant, délices de la nature ; avec ta corbeille de fleurs, sois le bienvenu dans la campagne.

LE
COMMENCEMENT DU XIXe SIÈCLE.

Mon noble ami, où y a-t-il un refuge pour la paix, un asile pour la liberté ? Un siècle finit dans la tempête, le nouveau siècle s’ouvre par le meurtre. Les liens des peuples sont rompus, les vieilles coutumes sont renversées, et la mer, et le dieu du Nil, et le vieux Rhin n’arrêtent pas le tumulte de la guerre.

Deux nations puissantes se disputent la possession du monde ; pour écraser la liberté des autres pays, elles balancent le trident et la foudre. Chaque contrée doit pour elles peser de l’or, et, comme Brennus dans les temps anciens, le Franc met son épée de fer dans la balance de la justice.

Le Breton avide étend de côté et d’autre ses flottes marchandes ; il voudrait fermer comme sa propre maison l’empire de la libre Amphitrite. Jusqu’aux astres ignorés du pôle sud il poursuit sa course infatiguable ; il explore toutes les îles, tous les rivages ; les régions célestes lui restent seules fermées.

Hélas ! tu chercherais en vain sur la carte une terre heureuse, où l’on pourrait voir encore l’éternelle fraîcheur de la liberté et la riante jeunesse de l’homme.

Le monde s’étend à tes yeux dans son espace infini ; les navigateurs le mesurent à peine ; mais dans cette immense étendue, il n’y a pas de place pour dix heureux.

C’est dans le sanctuaire du cœur qu’il faut chercher un refuge contre le tumulte de la vie. La liberté n’existe que dans le royaume des songes, et le beau ne se manifeste que dans l’œuvre des poëtes.

AU PLAISIR.

Plaisir, étincelle céleste, enfant de l’Élysée, nous entrons dans ton sanctuaire avec une ardente ivresse. Ton charme réunit ce que de froids usages séparent strictement. Tous les hommes sont frères aux lieux où planent tes ailes riantes.


CHŒUR.

Millions d’êtres, enlacez-vous ! Un baiser au monde entier. Frères, au-dessus des sphères étoilées doit habiter un tendre père. Que celui qui a le bonheur de posséder un ami, que celui qui a conquis une douce femme unisse sa joie à la nôtre ! que celui qui n’a qu’une âme à lui sur la terre vienne à nous aussi, et que celui qui n’a jamais aimé s’éloigne en pleurant de notre cercle !


CHŒUR.

Que tout ce qui habite le globe rende hommage à la sympathie et mous élève jusqu’aux étoiles où plane l’inconnu.

Aux mamelles de la nature, tous les êtres puisent le plaisir, tous les bons et les méchants suivent ses traces ; il nous donne les baisers, la vigne, et ami fidèle jusqu’à la mort ; le vermisseau même connaît la volupté, et le chérubin est devant Dieu.


CHŒUR.

Prosternez-vous, millions d’êtres ! monde, pressens-tu ton Créateur ? Cherche-le par-dessus les étoiles, c’est au-dessus des étoiles qu’il doit habiter !

Le plaisir est le mobile puissant de l’éternelle nature. Le plaisir fait tourner les rouages de la grande horloge du monde ; il fait sortir les fleurs de leur germe, il fait briller le soleil au firmament, et met en mouvement dans l’espace les sphères que l’œil de l’astronome ne connaît pas.


CHŒUR.

Joyeux comme le soleil qui poursuit son cours à travers les splendides rayons du ciel ; joyeux comme un héros qui court à la victoire, suivez, ô frères ! suivez votre carrière.

Du miroir étincelant de la vérité, le plaisir sourit à celui qui le cherche. Il soutient le malheureux sur le sentier escarpé de la vertu. On voit flotter sa bannière sur les hauteurs rayonnantes de la foi ; à travers l’ouverture des sépulcres brisés on le voit apparaître dans le chœur des Anges.


CHŒUR.

Souffrez avec courage, millions d’êtres, souffrez pour un monde meilleur ! Là-haut, au sein des étoiles, un Dieu puissant vous récompensera.

On ne peut récompenser les Dieux. Il est beau de leur ressembler. Que le chagrin et la pauvreté se réjouissent avec les joyeux. Oublions la haine et la colère, pardonnons à notre ennemi, que nulle larme ne fatigue ses yeux, que nul remords ne le ronge.


CHŒUR.

Anéantissons le souvenir des offenses, que le monde entier soit réconcilié ! frères, au-dessus des étoiles, Dieu jugera comme nous aurons jugé !

Le plaisir pétille dans les verres. Les cannibales puisent la douceur dans les flots dorés de la vigne : le désespoir y puise du courage. Frères, levez-vous de vos siéges quand le verre rempli circulera : laissez l’écume de la boisson enivrante jaillir vers le ciel ; offrez ce verre au bon génie.


CHŒUR.

À celui que les astres célèbrent ! à celui que chante l’hymne du séraphin ! au bon génie qui habite au-dessus des étoiles !

Courage et fermeté dans les souffrances ! secours à l’innocent qui pleure ! Éternité des serments, vérité envers l’ami et l’ennemi, mâle fierté devant les trônes ; voilà, frères, ce qu’il faut, dussions-nous sacrifier nos biens et notre vie. À chaque mérite, sa couronne. Au mensonge, le malheur.


CHŒUR.

Recevez le cercle saint, jurez sur ce vin doré, jurez par le juge suprême d’être fidèles à vos serments.

Affranchissement des chaînes de la tyrannie, générosité envers le méchant, espoir sur le lit de mort, grâce sur l’échafaud ! Que les morts vivent aussi ! buvez, frères ! et répétez à la fois : Que tous les péchés soient pardonnés et que l’enfer ne soit plus.


CHŒUR.

Une douce gaieté à la dernière heure, un doux sommeil dans le linceul, et une sentence de paix sur les lèvres de celui qui jugera les morts.

LES
POËTES DE L’ANCIEN TEMPS.

Dites, où sont-ils ces poëtes qui, par leurs paroles éloquentes, ravissaient les peuples attentifs ; qui, s’abandonnant à l’essor ardent de leur pensée, chantaient les Dieux du ciel et élevaient l’homme jusqu’au ciel ? Ah ! ils vivent encore ; mais il leur manque les grandes actions qui font vibrer la lyre ; hélas ! il leur manque une oreille attentive. Heureux poëtes d’un monde heureux, de bouche en bouche, de génération en génération, vos paroles se perpétuaient ; chacun recevait avec piété ce que le génie créateur lui dictait, comme on reçoit la parole d’un Dieu. L’ardeur du chant enflammait l’auditeur et l’ardeur de celui-ci soutenait l’enthousiasme du poëte ; elle le soutenait et le purifiait. Le poëte entendait retentir dans le peuple l’écho de ses chants ; il voyait dans la vie extérieure la Divinité que les poëtes aujourd’hui entrevoient à peine dans leur cœur.

LA
FORTUNE ET LA SAGESSE.

Séparée de son favori, la Fortune s’approcha un jour de la Sagesse : « Je t’offre mes trésors, lui dit-elle, sois mon amie.

« J’ai donné, avec une tendresse maternelle, à celui que je quitte, mes trésors les plus précieux ; et il veut en avoir encore, et il m’appelle avare.

― Viens, ma sœur, unissons-nous, tu te fatigues à ton rude travail ; je verserai mes trésors dans ton sein. Il y en a assez pour toi et pour moi. »

La Sagesse sourit à ces mots, et, essuyant la sueur de son front : « Rejoins ton ami, dit-elle, qui va se tuer, réconciliez-vous, je n’ai pas besoin de toi. »

À EMMA.

Mon bonheur est passé dans les nuages, dans les nuages sombres d’un horizon lointain. Mes regards ne voient plus qu’une belle étoile qu’ils contemplent encore avec amour ; mais, comme toutes les étoiles, celle-ci n’est qu’une lumière de la nuit !

Si tu étais plongée dans le long sommeil ; si la mort te fermait les yeux, ma douleur te posséderait encore, tu vivrais pour mon cœur. Mais, hélas ! comme tu jouis encore de la clarté du soleil, tu ne vis pas pour mon amour.

Les doux désirs de l’amour peuvent-ils, Emma, être passagers ? Ce qui s’éteint, ce qui meurt, est-ce l’amour ? Sa flamme céleste peut-elle disparaître comme un bien terrestre ?

LE CHASSEUR DES ALPES.

« Ne veux-tu pas garder les agneaux ? Les agneaux sont si paisibles et si doux ! ils se nourrissent des fleurs de gazon et jouent au bord du ruisseau. ― Ma mère ! ma mère ! laisse-moi m’en aller chasser sur les cimes de la montagne.

― Ne veux-tu pas appeler les troupeaux par les sons joyeux de la corne rustique ? Écoute comme le son des cloches se mêle harmonieusement aux chants de la forêt ! ― Ma mère ! ma mère ! laisse-moi m’en aller sur les montagnes sauvages.

― Veux-tu prendre soin des fleurs qu’il est si beau de voir éclore ? Là-bas, tu n’auras nul frais jardin : sur les montagnes, tout est d’un aspect sinistre.

― Ma mère ! ma mère ! ne parle pas des fleurs ! laisse-moi m’en aller. »

Et le jeune homme part pour la chasse : emporté par son aveugle ardeur, il monte, il monte sans cesse, jusqu’aux cimes effrayantes de la montagne. Devant lui la tremblante gazelle s’enfuit avec la rapidité du vent.

Elle s’élance d’un pied léger sur les pointes escarpées des rocs, et, d’un saut hardi, franchit les abîmes. Le jeune homme audacieux la suit avec le dard meurtrier.

La voilà à la sommité d’un pic aigu au bord du précipice ; toute trace de sentier a disparu : devant elle est l’abîme, derrière elle est l’ennemi. Elle invoque le rude chasseur avec un regard muet et plein de douleur ; elle l’invoque en vain, car déjà il s’apprête à lâcher la corde de son arc, quand soudain le vieux Génie de la montagne sort d’une fente de rocher.

De ses mains puissantes il protège la pauvre petite bête inquiète, et s’écrie en regardant le chasseur : « Faut-il donc que tu apportes jusqu’ici le malheur et la mort ? La terre a assez de place pour tous, respecte mon troupeau ! »

LE COMBAT.

Non, je ne soutiendrai pas plus longtemps ce combat, ce terrible combat du devoir. Si tu ne peux étouffer les agitations brûlantes de mon cœur, ô vertu ! n’exige pas ce sacrifice.

J’ai juré, oui, j’ai juré de me dompter moi-même. Voici ta couronne, qu’elle soit à jamais perdue pour moi ! reprends-la, et laisse-moi faillir !

Rompons le pacte que nous avions fait ensemble. Elle m’aime : je me ris de tes récompenses. Heureux celui qui, plongé dans les douces voluptés, se console comme moi de sa chute profonde !

Elle voit le ver rongeur qui dévore la fleur de ma jeunesse ; elle admire en silence ma résignation héroïque et se résout généreusement à me donner ma récompense.

Défie-toi, âme noble, de ton angélique bonté, ta compassion m’enhardit au crime. Y a-t-il dans les domaines immenses de la vie, une autre, une plus belle récompense que toi ?

Une autre récompense que le crime que je voulais à jamais fuir ? Affreuse destinée ! l’unique prix que je devais attendre de ma vertu marquera le dernier moment de ma vertu.

ROUSSEAU.

Monument de la honte de notre époque, éternelle tache de ta patrie, tombe de Rousseau, salut à toi ! paix et repos aux débris de ta vie ! La paix, tu la cherchas en vain, tu l’as trouvée ici.

Quand donc les vieilles plaies seront-elles cicatrisées ! Dans les âges de ténèbres, les sages mouraient. Maintenant le monde est éclairé, et le sage meurt. Socrate a été la victime des sophistes ; Rousseau souffre, meurt victime des chrétiens ; Rousseau, qui des chrétiens fait des hommes.

AMÉLIE.

Il était le plus beau des jeunes gens, beau comme un esprit enchanteur du Walhala. Son regard céleste avait la douceur du soleil de mai, et l’azur du miroir des mers.

Ses baisers… ô sensation divine ! comme deux rayons de flamme se réunissent, comme les sons d’une harpe s’accordent dans une merveilleuse harmonie ;

De même, dans ses baisers, l’esprit courait au-devant de l’esprit et se confondait avec lui ; les lèvres, les joues palpitaient, brûlaient, l’âme se mariait à l’âme ; la terre et le ciel disparaissaient autour des deux amants.

Il n’est plus ! en vain, en vain un soupir inquiet le rappelle. Il n’est plus ! et toutes les joies de la vie se perdent dans une plainte inutile.

LE RAVISSEMENT.

Laura, il me semble que je m’élance autour de ce monde, que je me plonge dans les rayons d’un ciel de printemps, quand ton regard répand sa flamme sur mon regard. Il me semble que je respire l’air éthéré quand mon image se reflète dans le céleste azur de tes beaux yeux.

Je crois entendre la harpe du paradis, la mélodie des astres, et ma muse s’abandonne à d’amoureux transports quand ton accent harmonieux s’échappe de ta bouche charmante.

Je vois les Amours agiter leurs ailes, les arbres émus frémir derrière toi, comme aux accords de la lyre d’Orphée ; et les pôles tournent rapidement autour de moi, lorsque, dans l’essor du bal, ton pied sa balance comme une vague légère.

Quand tes regards sont animés par l’amour, ils pourraient donner la vie au marbre et faire palpiter le rocher. Mes rêves deviennent une réalité quand je puis lire dans tes yeux, Laura, ma Laura !

LE TRIOMPHE DE L’AMOUR.

C’est par l’amour que les Dieux sont heureux ; c’est par l’amour que les hommes ressemblent aux Dieux : l’amour rend le ciel plus beau et fait de la terre un séjour céleste.

Un jour, disent les poëtes, le monde fut formé derrière Pyrrha de quartiers de rocs, et les pierres se changèrent en hommes ; leurs cœurs étaient de roc et de pierre, la lumière du ciel n’éclairait point la nuit de leur âme.

Le doux Amour ne leur apportait point de guirlandes de roses, les tendres Muses ne les réjouissaient pas par l’harmonie de leurs chants.

Il n’y avait point d’amant pour tresser des couronnes de fleurs ; les printemps s’enfuyaient dans l’Élysée. On ne saluait point l’Aurore quand elle sortait du sein des mers, on ne saluait point le Soleil quand il se plongeait dans le sein des ondes.

Ces pauvres êtres erraient sous le poids d’un joug de fer, à la lueur pâle de la lune, et nulle douleur secrète ne s’élevait dans ses désirs vers les astres pour invoquer les Dieux.


Mais, voici que du milieu des flots d’azur apparaît, sur le rivage joyeux, la douce fille du Ciel, portée par les Naïades.

Une jeunesse nouvelle se répand, comme le crépuscule de l’aurore, à travers le monde entier, dans les airs, dans le ciel, sur les vagues et sur la terre.

La lumière du jour sourit dans les ombres des forêts, et des fleurs balsamiques s’épanouissent au pied des arbres.

Déjà le rossignol soupire le premier chant d’amour, et la source harmonieuse répète ce même chant.

Heureux Pygmalion ! ton marbre s’émeut, s’anime. Dieu d’amour, Dieu vainqueur, embrase tes enfants !


C’est par l’amour que les Dieux sont heureux ; c’est par l’amour que les hommes ressemblent aux Dieux : l’amour rend le ciel plus beau et fait de la terre un séjour céleste.

Au milieu des festins où coule le nectar, les jours des Dieux s’écoulent comme un plaisir éternel, comme un rêve voluptueux.

Assis sur son trône élevé, Jupiter balance la foudre ; l’Olympe tremble effrayé ; le maître souverain secoue la tête d’un air menaçant, mais il abandonne son trône aux Dieux, descend parmi les fils de la terre, soupire, comme un pâtre d’Arcadie, sous le feuillage, laisse son tonnerre immobile à ses pieds, et le destructeur des Géants s’endort sous les baisers de Léda.

À travers les larges espaces du ciel, Phébus conduit, avec des rênes d’or, les chevaux du soleil ; de ses traits il renverse des peuplades entières : mais il abandonne ses traits, ses chevaux brillants, et les oublie avec bonheur dans les charmes de l’amour et de l’harmonie.

Devant l’épouse de Jupiter s’inclinent les astres ; devant son char pompeux brillent les paons superbes, et ses cheveux parfumés d’ambroisie portent la couronne suprême.

Belle Déesse, l’Amour aussi va s’approcher de ta majesté, et la reine des Dieux est forcée de descendre de ces sphères élevées pour demander la ceinture des Grâces à celle qui enchaîne les cœurs.


C’est par l’amour que les Dieux sont heureux ; c’est par l’amour que les hommes ressemblent aux Dieux : l’amour rend le ciel plus beau et fait de la terre un séjour céleste.

L’amour éclaire l’empire des ténèbres ; l’enfer est soumis à la magie puissante de l’amour : le regard de Pluton s’adoucit au sourire de la fille de Cérès. L’amour éclaire l’empire des ténèbres.

Tes chants, Orphée, retentissaient harmonieusement dans les enfers, ils subjuguèrent le terrible gardien des rives sombres. Minos, les yeux humectés de larmes, rendit des sentences moins rigoureuses ; les serpents furieux baisèrent avec tendresse les joues de Mégère, et le bruit des fouets fut suspendu. Le vautour de Tithion s’enfuit, chassé par la lyre d’Orphée : le Léthé et le Cocyte s’arrêtèrent sur leur rivage pour entendre tes chants, ô poëte, car tu chantais l’amour.


C’est par l’amour que les Dieux sont heureux ; c’est par l’amour que les hommes ressemblent aux Dieux : l’amour rend le ciel plus beau et fait de la terre un séjour céleste.

À travers l’éternelle nature, les traces de l’amour sont semées de fleurs, et partout flottent ses ailes d’or. Si l’œil d’Aphrodite ne m’apparaissait pas dans les rayons de la lune, si l’amour ne me souriait pas dans les rayons du soleil, dans l’océan des astres, les astres, le soleil et la lune n’animeraient point mon âme. C’est l’amour, l’amour seul qui se reflète dans la nature comme dans un miroir.


Le ruisseau argentin parle d’amour ; c’est l’amour qui lui enseigne à couler plus doucement : l’âme entend la voix de l’amour dans les soupirs mélodieux du rossignol. L’amour ! l’amour se fait entendre dans toutes les voix de la nature.

Sagesse aux regards clairvoyants, retire-toi, cède à l’amour. Tu n’as jamais fléchi le genou devant les conquérants ni les princes, fléchis-le devant l’amour !

Qui s’éleva d’un pas hardi par le chemin des astres jusqu’au séjour des Dieux ? qui ouvrit le sanctuaire et nous montra l’Élysée à travers les crevasses du tombeau ? N’est-ce pas l’amour qui nous enseigne que nous pouvons être immortels ? Les esprits chercheraient-ils sans lui le maître universel ? C’est l’amour, l’amour seul qui conduit les esprits vers le père de la nature.

C’est par l’amour que les Dieux sont heureux ; c’est par l’amour que les hommes ressemblent aux Dieux : l’amour rend le ciel plus beau et fait de la terre un séjour céleste.

LA GRANDEUR DU MONDE.

À travers l’espace du globe que le Créateur fit sortir du chaos, je fuis avec la rapidité du vent jusqu’aux bords de l’Océan. Je jette l’ancre là où nul être ne respire, là où est placée la limite de la création.

J’ai vu les étoiles se lever et accomplir pendant des milliers d’années leur cours à travers le firmament ; je les ai vues courir, flotter vers leur but. Je promène mes regards errants autour de moi, et je vois l’espace vide d’étoiles ;

Je veux continuer mon vol dans l’empire de la nuit, je vais hardiment avec la rapidité de la lumière. Le ciel, de plus en plus sombre, disparaît derrière moi, et les globes et les ondes tourbillonnent à la suite du soleil. Par ce sentier solitaire un pèlerin s’avance vers moi : « Arrête, me dit-il, que cherches-tu ici ? ― Je veux aller jusqu’aux dernières rives du monde : là où nul être ne respire, là où est posée la limite de la création.

― Arrête : tu cherches en vain… devant toi est l’infini… Arrête : tu cherches en vain : replie tes ailes d’aigle, ardente pensée ; jette ici, téméraire imagination, l’ancre du découragement. »

PLAINTES DE LA JEUNE FILLE.

La forêt de chênes mugit, les nuages s’amoncellent ; la jeune fille est assise sur le rivage ; l’onde se plaint, gémit ; la jeune fille soupire dans la nuit sombre, les yeux pleins de larmes :

« Mon cœur est mort, le monde est vide ; il n’a plus rien pour satisfaire à mes désirs. Dieu de bonté ! rappelez votre enfant. J’ai connu le bonheur terrestre, j’ai vécu, j’ai aimé.

« En vain mes larmes coulent, en vain je soupire, les soupirs ne réveillent pas les morts. Mais dites-moi ce qui console, ce qui guérit l’âme qui a perdu les joies de l’amour. Je ne veux pas, ô Dieu, renoncer à cette consolation.

― Laisse couler tes larmes. Les soupirs n’éveillent pas les morts. Le plus doux bonheur pour l’âme qui a perdu les joies de l’amour, c’est la douleur et la plainte de l’amour. »

LA SCIENCE.

Pour celui-ci, c’est la divinité puissante, la divinité céleste ; pour celui-là, c’est une bonne vache qui le pourvoit de beurre.

KANT ET SES ÉDITEURS.

Voyez combien un seul riche nourrit de mendiants ! Quand les rois bâtissent, les charretiers ont de la besogne.

VALEUR ET DIGNITÉ.

As-tu quelque chose, fais-m’en part, et je te paierai ce qui sera juste. Es-tu quelque chose, oh ! donne-moi ton âme en échange de la mienne.

LES
TROIS ÂGES DE LA NATURE.

La fable lui donna la vie, l’école la lui enleva, le jugement la lui rend.

L’ALLIANCE DIFFICILE.

Pourquoi le goût et le génie sont-ils si rarement unis ? Celui-là craint la force, celui-ci méprise la règle.

CORRECTION.

Échapper au blâme est à la fois ce qu’il y a de plus élevé et de plus vulgaire. On n’échappe au blâme que par la grandeur et par l’impuissance.

LOI DE LA NATURE.

Il en a toujours été ainsi, mon ami, et il en sera toujours ainsi. L’impuissance a pour elle les règles, mais la force a le succès.

LA FONTAINE DE JOUVENCE.

Croyez-moi, ce qu’on raconte de la source qui rajeunit, n’est pas une fable ; cette source existe réellement. Vous demandez où elle se trouve ? Dans la poésie.

ATTENTE ET SATISFACTION.

Le jeune homme s’élance sur l’Océan avec des milliers de mâts. Le vieillard rentre dans le port avec le bateau qu’il a sauvé.

ÉTENDUE ET PROFONDEUR.

Il y a beaucoup de gens de par le monde qui savent parler de tout ; on peut les interroger sur ce qui plaît et sur ce qui charme ; quand on les entend disserter, on dirait qu’ils ont vraiment conquis la fiancée.

Mais ils s’en vont silencieusement hors de ce monde ; leur vie a été sans fruit. Que celui qui veut faire quelque œuvre digne d’éloge, amasse lentement et sans relâche la plus grande force sur le plus petit point.

La tige de l’arbre s’élève dans les airs avec ses larges et brillants rameaux ; les feuilles ont une couleur éclatante et un doux arome, mais elles ne produisent point de fruit. Le germe seul renfermé dans une étroite enveloppe, porte en soi l’orgueil de la forêt, l’arbre.

SENTENCE DE CONFUCIUS.

Le cours du temps se divise en trois parties : l’avenir, qui arrive lentement ; le présent, qui fuit avec la rapidité d’une flèche ; le passé, qui est inébranlable.

Nulle impatience ne hâte la marche de l’avenir. Nulle crainte, nul doute n’arrête la fuite du présent. Nul repentir, nulle évocation ne fait mouvoir le passé.

Si tu veux accomplir heureusement le voyage de la vie, prends l’avenir pour conseil et non pour instrument de ton œuvre ; ne fais pas du présent ton ami, ni du passé ton ennemi.

LE PÈLERIN.

J’étais au printemps de la vie, quand je me mis en route ; je laissai les jeux charmants de la jeunesse dans la maison paternelle ;

Je quittai gaiement, avec foi, mon héritage, mon bien, et je m’en allai avec une légèreté enfantine et le bâton de pèlerin.

Car, j’étais entraîné par un espoir puissant, par un sentiment de croyance, par une voix qui me disait : « Marche ! le chemin est ouvert. Va-t’en jusqu’au but ;

« Jusqu’à ce que tu franchisses une porte d’or : là, tout ce qui est terrestre devient céleste et impérissable. »

Le soir vient ; l’aurore succède à la nuit ; je marche sans m’arrêter, et ce que je cherche, et ce que je veux me reste caché !

Des montagnes s’élèvent sur mon chemin, des fleuves arrêtent mes pas. Je me fraye un sentier à travers les abîmes ; je me construis un pont sur les torrents fougueux.

J’arrive au bord d’un fleuve qui roule vers l’orient ; je me fie à son cours ; je me jette dans son sein.

Ses vagues m’emportent vers une grande mer. Devant moi est l’espace libre, je ne suis pas plus près du but.

Hélas ! nul chemin ne m’y conduira ; le ciel pour moi ne se rejoindra pas à la terre, et le lieu où je suis n’est jamais celui où je voudrais être.

LE BONHEUR.

Heureux celui que les Dieux ont aimé avant sa naissance, que Vénus a bercé dans ses bras, dont Phébus a ouvert les yeux, Mercure les lèvres, et sur le front duquel Jupiter a imprimé le sceau de la puissance ! Une haute destinée, une destinée divine lui est échue en partage ; sa tête est couronnée avant le commencement même du combat ; avant qu’il ait vécu, sa vie est déjà remplie ; avant qu’il ait supporté la fatigue, il est déjà l’ami des Grâces. Il est grand l’homme qui est son propre maître, son créateur, qui par sa force subjugue les Parques, mais s’il ne peut dompter la fortune, acquérir ce que les Grâces jalouses lui refusent, jamais il n’atteindra, par ses efforts, un succès complet. Une volonté sérieuse peut te préserver d’une situation indigne, mais les dons les meilleurs nous viennent des Dieux ; ils nous viennent des Dieux, comme l’amour d’une femme chérie ; la faveur règne dans l’empire de Jupiter, comme dans celui de l’amour. Les Dieux ont des penchants, ils se plaisent à voir la fraîche jeunesse, les chevelures ondoyantes, et leur esprit joyeux recherche la joie ; ce n’est pas le savant qu’ils favorisent de leurs apparitions, l’aveugle a vu l’éclat de leur magnificence ; ils choisissent l’âme simple, candide, et dans un vase modeste ils placent leurs présents divins ; ils arrivent près de celui qui ne les espère pas, et trompent l’attente orgueilleuse. Nulle conjuration ne peut les forcer à venir. Le père des hommes et des Dieux envoie son aigle vers celui qui lui plaît, et le fait monter dans les régions célestes ; il choisit librement dans la foule un front qui lui convient, et d’une main propice il y place le laurier et la couronne du souverain. Devant l’homme heureux marche Phébus, vainqueur de Python, et l’Amour qui dompte en souriant les cœurs. Devant l’homme heureux, Poséidon aplanit la mer, et conduit doucement la barque qui porte César et sa fortune. Au pied de l’homme heureux s’étend le lion, et le dauphin sort des vagues pour lui faire une place sur son dos. Ne t’irrite pas, lorsque tu vois l’homme heureux auquel les Dieux accordent si facilement la victoire, et que Vénus arrache au péril. Je porte envie à ceux qu’elle sauve ainsi, non point à ceux dont elle voile le regard. Achille est-il moins imposant parce qu’Éphestos a lui-même forgé son bouclier et son épée meurtrière ? parce que ce mortel met tout l’Olympe en mouvement ? Ce qui l’illustre, c’est que les Dieux l’ont aimé, qu’ils ont honoré sa colère, et que, pour augmenter la gloire de ce favori du ciel, les plus braves guerriers ont été précipités dans les enfers. Ne t’irrite point contre la beauté, de ce qu’elle est belle sans l’avoir mérité, de ce qu’elle brille comme le calice par la faveur de Vénus. Laisse-lui son bonheur, regarde-la, et tu seras heureux. Sans l’avoir mérité, elle jouit de son éclat, et sans l’avoir mérité elle te ravit. Réjouis-toi d’entendre le poëte auquel le Ciel accorde le don du chant : c’est un Dieu qui l’anime, et pour ceux qui l’écoutent il doit être Dieu. Il est heureux de sa mission, sois heureux de l’entendre. Thémis tient au milieu des hommes sa balance, et distribue d’une main sévère ses récompenses ; mais la joie ne vient que des Dieux : là où il n’y a point de miracles, il n’y a point d’être heureux. Tout ce qui est humain doit naître, grandir, se développer et changer de forme avec le temps. Le bonheur et la beauté ne se développent point ainsi, ils apparaissent accomplis en un instant. Chaque Vénus de ce monde est, comme celle de l’Olympe, issue tout à coup de l’Océan infini, et chaque pensée lumineuse est, comme Minerve, sortie de la tête de Jupiter avec l’égide sur la poitrine.

DÉSIR.

Ah ! si je pouvais trouver une issue à cette vallée profonde, sur laquelle pèse un froid nuage, oh ! que je serais heureux ! Là-bas j’apercevrais les belles collines toujours riantes et toujours vertes. Que n’ai-je des ailes pour m’élancer vers ces collines !

J’entends résonner les douces harmonies du ciel, et des vents légers m’apportent des parfums balsamiques. Je vois briller des fruits d’or sous un épais feuillage, et les fleurs qui s’épanouissent là ne seront la proie d’aucun hiver.

Oh ! qu’il doit être doux de vivre à cet éternel rayon de soleil ! que l’air de ces collines doit être rafraîchissant ! Mais un torrent fougueux me sépare de cette contrée, et la fureur des vagues épouvante mon âme.

Je vois une nacelle se balancer sur l’onde ; mais, hélas ! je ne vois point de batelier. Allons, courage ! n’hésitons pas, les voiles sont enflées ; il faut croire, il faut oser, sans attendre l’assurance des Dieux. Le miracle seul peut te porter dans la terre du miracle.

LUMIÈRE ET CHALEUR.

L’homme le meilleur entre dans le monde avec une joyeuse confiance. Il croit trouver autour de lui ce qui fait palpiter son âme, et, animé d’une noble ardeur, il consacre à la vérité son bras.

Mais tout lui semble si petit, si étroit ! Dès qu’il a fait cette épreuve, dans le tourbillon du monde il ne cherche plus qu’à se garder soi-même, et dans son calme froid et fier il se ferme à l’amour.

Hélas ! les purs rayons de la vérité ne répandent pas toujours la chaleur. Heureux celui qui ne paye pas les joies de la science par les tristesses de son cœur. Pour assurer votre félicité joignez aux pensées sérieuses du rêveur enthousiaste le coup d’œil de l’homme du monde.

L’AGRICULTEUR.

Vois, tu confies avec espoir la semence dorée au sillon, et tu attends qu’elle pousse des germes au retour de la belle saison. Mais penses-tu à répandre dans les sillons du temps des actions qui, semées par la sagesse, fructifient pour l’éternité ?

LA PUISSANCE DE LA FEMME.

Vous êtes puissante par le charme paisible du moment. Ce que le calme ne peut faire, le tumulte ne le fera jamais. J’attends de l’homme la force : il maintient la dignité de la loi : mais la femme ne règne que par la douceur. Beaucoup de femmes ont, il est vrai, exercé l’empire de la force d’esprit et de l’action ; mais elles n’ont pas eu la plus belle couronne. La véritable reine est la douce beauté de la femme. Là où elle apparaît elle règne, et elle règne par cela même qu’elle apparaît.

LES
DEUX CHEMINS DE LA VERTU.

Deux chemins s’offrent à l’homme pour arriver à la vertu. Si l’un t’est fermé, l’autre te reste ouvert. L’homme heureux y arrive par l’action, le malheureux par la souffrance. Honneur à celui que la destinée conduit favorablement par ces deux chemins !

L’ENFANT AU BERCEAU.

Heureux enfant ! ton berceau te présente un large espace. Deviens homme, et le monde immense te paraîtra étroit.

TÉOPHANIE.

Quand je vois un homme heureux j’oublie les Dieux du ciel ; mais je me souviens d’eux quand je vois un être souffrant.

LA CLEF.

Veux-tu te connaître toi-même, vois ce que font les autres. Veux-tu connaître les autres, regarde dans ton propre cœur.

AMI ET ENNEMI.

Mon ami m’est cher ; mais mon ennemi peut m’être utile. Si mon ami me montre ce que je puis faire, mon ennemi m’enseigne ce que je dois faire.

LA DESTINÉE COMMUNE.

Regarde : nous haïssons, nous discutons ; nos penchants, nos opinions nous divisent, et pendant ce temps tes cheveux blanchissent comme les miens.

LE JEUNE HOMME PRÈS DU RUISSEAU.

Près du ruisseau est assis le jeune homme, il tresse des fleurs pour en faire une guirlande, et les voit emportées dans le mouvement des flots. Ô ruisseau ! mes jours s’écoulent sans cesse comme ton onde, ma jeunesse pâlit et se fane comme cette guirlande.

Ne demandez pas pourquoi je suis triste à l’époque fleurie de la vie. Tout se réjouit et tout espère, quand le printemps renaît ; mais les mille voix de la nature ravivée n’éveillent dans mon cœur qu’un lourd chagrin.

Que m’importe la joie ? que m’offre le printemps ? il n’y a qu’un être que je cherche, un être qui est près de moi et à tout jamais loin de moi. J’étends avec ardeur mes bras vers cette ombre chérie. Hélas ! je ne puis l’atteindre, et mon cœur reste vide.

Viens, ô belle image, descends de ta demeure suprême. Je répands sur ton sein les fleurs écloses au printemps. Écoute ! le bois retentit d’un chant harmonieux, et l’eau argentine murmure doucement. Il y a assez de place dans la plus petite retraite pour un heureux couple qui s’aime.

LA JEUNE FILLE ÉTRANGÈRE.

Dans la vallée, parmi de pauvres bergers, aussitôt que les premières alouettes chantaient, on voyait apparaître une belle et admirable jeune fille.

Elle n’était pas née dans ce vallon : on ne savait d’où elle venait, et dès qu’elle s’éloignait on perdait sa trace. Près d’elle on se sentait heureux, tous les cœurs se dilataient ; cependant sa dignité majestueuse éloignait toute familiarité. Elle apportait des fleurs, des fruits nés dans une autre contrée, éclos sous un autre soleil, au milieu d’une terre meilleure.

Elle distribuait à tous ses présents, à l’un des fruits, à l’autre des fleurs ; le jeune homme et le vieillard la quittaient enrichis de ses dons.

Tous ceux qui arrivaient à elle étaient les bien venus ; mais s’il se présentait un couple d’amants, elle gardait pour eux ses présents les plus précieux, ses fleurs les plus belles.

LA RENCONTRE.

Je la vois encore. Elle était là, au milieu de ces femmes, la plus belle de toutes ; elle était douce à contempler comme un riant soleil. Je la regardais de loin et n’osais m’approcher. Devant cet éclat majestueux j’éprouvais un effroi plein de délices ; mais, tout à coup saisi d’un transport nouveau, je fis résonner les cordes de la lyre.

Je cherche en vain ce que j’éprouvais, ce que je chantais alors. Je trouvais en moi un organe ignoré, qui exprimait les saintes émotions de mon cœur. Longtemps enchaînée, mon âme brisait tout à coup ses liens et faisait entendre les sons célestes et inespérés qui jusque-là dormaient dans mon sein.

Et lorsque ma harpe cessa de retentir, lorsque je revins à moi-même, je vis l’Amour sous des traits angéliques en lutte avec une sainte pudeur, et il me sembla que j’avais conquis le ciel, quand j’entendis ces douces et légères paroles (oh ! je le entendrai encore résonner dans le chœur des esprits célestes) :

« Je connais le cœur fidèle qui se torture sans consolation, qui dans sa modestie résignée n’ose se révéler. Je connais sa valeur secrète qu’il ignore lui-même. Je veux venger ce noble cœur. Que la plus belle récompense soit donnée à celui qui souffre. L’amour peut seul cueillir les fleurs de l’amour, et le trésor le plus précieux appartient au cœur qui peut l’apprécier et le rendre. »

DITHYRAMBE.

Jamais, croyez-moi, jamais les Dieux ne se montrent isolément. À peine suis-je avec Bacchus le joyeux, que voici venir Amour, le riant enfant, et Phébus le superbe. Ils approchent, ils viennent, les êtres célestes. La retraite terrestre est pleine de Dieux.

Dites-moi, comment recevrai-je, moi, enfant de la terre, le chœur céleste ? Accordez-moi, ô Dieux, votre vie éternelle. Quels dons pourrait vous offrir le simple mortel ? Élevez-moi jusqu’à votre Olympe. La joie n’habite qu’auprès du trône de Jupiter. Oh ! donnez-moi la coupe pleine de nectar.

« Héhé ! donne la coupe au poëte, baigne ses yeux de la rosée céleste, afin qu’il ne voie pas le Styx maudit et qu’il croie être un des nôtres. » Elle pétille, elle écume, la boisson divine. Le calme renaît dans l’âme et le regard s’éclaircit.

LE FUGITIF.

La brise vivifiante du matin s’élève, à travers les sombres rameaux de sapin apparaît la riante lumière, et des rayons dorés étincellent sur les nuages qui couronnent les montagnes. L’alouette salue avec gaieté, par ses chants mélodieux, le soleil qui sourit et s’enflamme dans les bras de la jeune Aurore.

Salut à toi, lumière ! tes rayons répandent la chaleur sur les coteaux et dans les plaines : les prairies reluisent comme des tapis d’argent, des milliers de soleils étincellent dans les perles de rosée.

Dans une douce fraîcheur commencent les jeux de la nature : les zéphyrs voltigent avec amour autour de la rose, et les campagnes riantes sont inondées de suaves parfums.

Au-dessus des villes flottent des nuages de fumée : on entend hennir, piétiner les chevaux et courir les voitures dans la vallée retentissante : les bois sont animés ; l’aigle, le faucon, l’épervier planent dans l’air, élèvent leur vol jusqu’aux astres éblouissants.

Pour trouver la paix, où dois-je m’en aller, avec mon bâton de pèlerin ? La terre si riante, avec sa vie et sa jeunesse, n’est pour moi qu’un tombeau.

Lève-toi, lumière du matin, colore de tes baisers la bruyère et les champs. Reviens, crépuscule du soir ; brise de la nuit, assoupis dans tes doux murmures le monde fatigué. Aurore du matin, tu ne revêts de ta lumière qu’un champ de mort. Brise du soir, tu ne murmures que sur mon long sommeil.

SÉMÉLÉ.

PERSONNAGES

Junon.

Sémélé, princesse de Thèbes.

Jupiter.

Mercure.

L’action se passe dans le palais de Cadmus à Thèbes.

Scène première.


Junon, (descend de son char entouré de nuages).

Éloignez-vous, oiseaux qui traînez le char de Junon, attendez-moi sur les cimes nébuleuses du Cithéron. (Le char et les nuages disparaissent.) Salut à toi, maison de ma colère, salut à toi, demeure ennemie, seuil abhorré ! Voici donc le lieu où Jupiter commet ses forfaits à la face du jour, où une femme, une mortelle, une créature de poussière, a l’audace d’arracher de mes bras le Dieu de la foudre et de l’enchaîner à ses baisers. Junon ! Junon ! tu es seule, abandonnée sur le trône du ciel ! l’encens fume sur tes autels et tous les genoux s’inclinent devant toi ; mais sans l’amour, qu’est-ce que l’honneur, qu’est-ce que le ciel ? Malheur ! pour humilier ton orgueil, il a fallu que Vénus sortit des ondes : son regard magique a jeté le trouble dans le cœur des hommes et des Dieux. Malheur ! pour augmenter ta honte, il a fallu qu’Hermione devint mère, et c’en est fait de ton repos.

Ne suis-je pas la reine des Dieux, la sœur de celui qui tient le tonnerre, l’épouse du puissant Jupiter ? les régions célestes n’obéissent-elles pas à mes ordres ? et la couronne olympique ne pare-t-elle pas ma tête ? Ah ! je sens ce que je suis ! Dans mes veines immortelles bouillonne mon sang royal, et mon cœur divin s’agite ! Vengeance ! vengeance ! cette femme m’offenserait-elle impunément ? Pourra-t-on impunément semer la discorde parmi les Dieux éternels dans les joyeuses assemblées de l’Olympe ? Vaine et folle créature, meurs et apprends sur les bords du Styx à distinguer la différence qui existe entre une nature divine et une misérable poussière ! Que ton armure gigantesque t’écrase ! que ton amour ambitieux t’anéantisse ! Je descends de l’Olympe armée pour la vengeance, j’ai médité de douces et trompeuses paroles, d’insidieux discours qui recèlent la punition et la mort.

Paix ! J’entends ses pas : elle vient ; elle marche à sa perte. Cache-toi, Divinité, sous un vêtement mortel. (Elle s’éloigne.)

Sémélé.

Déjà le soleil est sur son déclin ; jeunes filles, hâtez-vous ! répandez dans la salle de doux parfums ; semez de tous côtés les roses et les narcisses ! N’oubliez pas non plus les coussins tissus d’or. Il ne vient

pas : déjà le soleil est sur son déclin.
Junon, (sous la figure d’une vieille femme).

Que les Dieux soient loués, ma fille !

Sémélé.

Ah ! suis-je éveillée ? est-ce un rêve ? Dieux ! Béroé !

Junon.

Sémélé aurait-elle oublié sa vieille nourrice ?

Sémélé.

Béroé ! par Jupiter ! laisse-moi te presser sur mon cœur… ta fille… Tu vis !… Qui t’amène d’Épidaure ici ? Dans quelle situation es-tu ? Ah ! tu es encore ma mère !

Junon.

Ta mère ! c’est ainsi que tu me nommais autrefois.

Sémélé.

Tu l’es encore, tu le seras toujours, jusqu’à ce que je sois ensevelie dans l’eau du Léthé.

Junon.

Bientôt Béroé puisera l’oubli dans l’onde du Léthé ; mais la fille de Cadmus ne boira pas cette onde.

Sémélé.

Comment, ma chère nourrice ? Tes paroles jadis n’étaient pas si obscures, si énigmatiques. L’esprit de la vieillesse parle par ta bouche ; je ne boirai pas,

dis-tu, l’eau du Léthé ?
Junon.

Oui, je le dis. Mais pourquoi te moquer de la vieillesse ?… Il est vrai qu’elle n’a point enlacé de Dieux comme tes cheveux blonds.

Sémélé.

Pardonne à mon étourderie ! Comment pourrais-je me moquer de la vieillesse ? Mes cheveux ne flotteront pas toujours en blondes tresses sur mes épaules. Mais que murmurais-tu donc entre tes dents ?… un Dieu ?

Junon.

Ai-je parlé d’un Dieu ? Eh bien, oui, les Dieux sont partout et les faibles hommes ont raison de les invoquer. Les Dieux sont là où tu es, Sémélé. Que me demandes-tu ?

Sémélé.

Malicieuse femme ! Mais dis-moi ce qui t’amène d’Épidaure. Ce n’est sans doute point parce que les Dieux s’arrêtent volontiers auprès de Sémélé.

Junon.

Par Jupiter ! c’est cela même. Mais quelle rougeur subite a coloré tes joues, lorsque j’ai prononcé le nom de Jupiter ? C’est cela même, ma fille. La peste fait des ravages terribles à Épidaure. Chaque souffle est empoisonné, chaque souffle donne la mort. La mère brûle son fils, le fiancé sa fiancée, les bûchers enflammés rendent les nuits resplendissantes comme le jour, et les gémissements retentissent sans cesse dans les airs. Le mal est au delà de toute expression, Jupiter est irrité contre notre pauvre peuple. En vain coule le sang des hécatombes, en vain le prêtre meurtrit ses genoux au pied de l’autel, les oreilles du Dieu sont sourdes à nos prières. Voilà pourquoi les gens de ma contrée m’ont envoyée auprès de la fille de Cadmus, afin que je tâche de détourner de nous le fléau céleste. Béroé, ont-ils dit, a beaucoup de pouvoir sur Sémélé dont elle fut la nourrice, et Sémélé a beaucoup de pouvoir sur Jupiter. Je ne sais rien de plus, je comprends encore moins ce que signifient ces paroles : Sémélé a beaucoup de pouvoir sur Jupiter.

Sémélé, (avec vivacité).

La peste cessera demain : dis-le à ton peuple ; Jupiter m’aime, dis-tu, la peste cessera dès aujourd’hui.

Junon, (avec impétuosité).

Ah ! ce que la Renommée aux mille voix a répandu depuis l’Ida jusqu’à l’Hémus est donc vrai ! Jupiter t’aime ! Jupiter vient te voir dans toute la pompe qui étonne les habitants du ciel ! Laissez, ô Dieux, laissez la vieille nourrice descendre aux enfers, j’ai assez vécu. Le maître de l’Olympe vient dans sa majesté divine près d’elle, près de celle que mon sein a

nourrie !
Sémélé.

Ô Béroé, il m’est apparu comme un beau jeune homme, plus beau que les rayons de l’aurore, plus charmant que Vesper, quand il se plonge, inondé de parfums, dans les airs épurés. Sa démarche est grave et majestueuse comme celle d’Hypérion, quand le carquois, l’arc et les flèches résonnent sur son épaule. Ses vêtements lumineux sont comme les vagues de la mer soulevée par la brise de mai ; sa voix a la mélodie d’une source de cristal, elle résonne plus doucement que les cordes d’Orphée.

Junon.

Ah ! ma fille ! l’enthousiasme emporte ton cœur jusque sur les cimes de l’Hélicon. Qu’il doit être beau de le voir ! qu’il doit être admirable de l’entendre, si son souvenir seul produit un tel enthousiasme ! Mais quoi ! tu me tais ce qu’il y a de plus merveilleux, tu ne me parles pas de la plus belle parure de Jupiter, de ces foudres qui retentissent à travers les nuages déchirés. Prométhée et Deucalion peuvent avoir aussi inspiré l’amour, Jupiter seul lance le tonnerre. C’est le tonnerre qu’il jette à tes pieds qui fait de toi la première femme du monde.

Sémélé.

Comment ! que dis-tu ? il n’est pas question de tonnerre.

Junon, (souriant).

La plaisanterie te sied.

Sémélé.

Nul fis de Deucalion ne fut aussi céleste que mon Jupiter ; peu m’importe le tonnerre !

Junon.

Allons, de la jalousie !

Sémélé.

Non, Béroé, par Jupiter !

Junon.

Tu jures.

Sémélé.

Par Jupiter, par mon Jupiter !

Junon.

Tu jures, malheureuse !

Sémélé, (avec anxiété).

Qu’as-tu donc, Béroé ?

Junon.

Prononce encore une fois ce mot qui fait de toi la plus misérable des créatures… Ce n’était pas Jupiter…

Sémélé.

Ce n’était pas Jupiter… Horreur !

Junon.

C’est quelque fourbe rusé de l’Attique qui, sous le masque d’un Dieu, t’a ravi l’innocence, la pureté, l’honneur. (Sémélé se laisse tomber.) Oui, tombe pour ne te relever jamais, qu’une nuit éternelle te voile la lumière ! Qu’un silence éternel règne autour de toi ! Reste à jamais ici immobile comme un roc ! Oh ! honte ! honte ! tu devrais fuir le jour, dans la retraite d’Hécate. Dieux ! Dieux ! est-ce donc ainsi qu’après seize pénibles années de séparation Béroé devait revoir la fille de Cadmus ? Je venais d’Épidaure avec joie, je retournerai à Épidaure avec horreur. J’emporte le désespoir dans l’âme. Ô calamité ! ô mon peuple ! La peste peut continuer ses ravages ; elle peut amonceler les cadavres jusqu’au sommet du mont, Œta et changer la Grèce en un bûcher de morts, avant que Sémélé fléchisse la colère des Dieux. Que nous sommes trompés, moi et toi, et la Grèce et le peuple entier !

Sémélé, (se lève tremblante).

Ô ma Béroé !

Junon.

Rassure-toi, mon enfant ! peut-être est-ce Jupiter, quoique ce soit bien peu probable ; peut-être cependant est-ce Jupiter, et nous allons le savoir. Il faut qu’il se découvre ou que tu le fuies à jamais, et que tu livres l’infâme à la vengeance mortelle de Thèbes. Regarde, ma chère fille, regarde ta Béroé qui prend part à tes anxiétés : ne voulons-nous pas le mettre à l’épreuve ?

Sémélé.

Non, par les Dieux ! je ne trouverais pas…

Junon.

Seras-tu moins misérable, si tu languis dans un doute cruel ?… Et si pourtant c’était lui…

Sémélé, (cachant sa tête dans le sein de Junon).

Hélas ! ce n’est pas lui !

Junon.

Et s’il se montrait à toi dans tout l’éclat où l’Olympe le contemple… Sémélé, tu ne te repentirais pas de l’avoir mis à l’épreuve.

Sémélé, (avec vivacité).

Oui, il faut qu’il se découvre.

Junon.

Il faut qu’il se découvre avant de reposer dans tes bras. Écoute, mon enfant, les conseils de ta fidèle nourrice ; écoute ce que l’amour m’inspire, ce que l’amour doit exécuter : dis-moi, viendra-t-il bientôt ?

Sémélé.

Il a promis de venir avant qu’Hypérion descende dans le lit de Thétis.

Junon, (avec emportement).

En vérité ! Il l’a promis ! aujourd’hui, déjà ! (En se contenant.) Laisse-le donc venir ! et lorsque, dans l’ivresse de son amour, il étendra les bras vers toi, retire-toi en arrière, comme si tu étais frappée de la foudre. Grande sera sa surprise, et tu ne le laisseras pas longtemps dans cette surprise : tu le repousseras avec une froideur glaciale : il deviendra de plus en plus ardent ; la pudeur de la beauté est une digue qu’un torrent de pluie ébranle et que la force emporte. Alors tu commenceras à pleurer ; il pourrait voir avec calme des géants se dresser devant lui, il pourrait voir sans crainte Typhon aux cent bras entassant dans sa colère montagne sur montagne, pour atteindre au trône du Dieu de l’Olympe ; mais les larmes de la beauté subjuguent Jupiter. Tu ris : l’écolière est-elle donc plus savante que le maître ? Tu le supplies alors de t’accorder une petite, très petite grâce, qui doit mettre le sceau à son amour et à sa divinité ; il le promet par le Styx, et par le Styx il est engagé, il ne peut plus manquer à sa parole. Tu lui dis qu’il ne recevra pas un de tes baisers, jusqu’à ce qu’il se montre à la fille de Cadmus dans tout l’éclat où le voit Junon. Ne te laisse pas effrayer, si, pour éloigner de toi ce désir, il te parle des flammes qui étincellent autour de lui, des foudres qui l’environnent. Ce sont de vains fantômes ; les Dieux peuvent ménager ces apparences si imposantes : persiste dans ta demande, et Junon même te regardera avec envie.

Sémélé.

La laide Junon, avec ses yeux de bœuf. Dans nos heures d’amour, il m’a souvent parlé des chagrins qu’elle lui cause par sa noire jalousie.

Junon, (en colère et à part).

Ah ! misérable ! la mort pour cette raillerie !

Sémélé.

Quoi ? Ma Béroé, que murmures-tu ?

Junon, (embarrassée.)

Rien, mon enfant ; la noire jalousie me tourmente aussi : ah ! un regard vif, pénétrant, peut souvent être considéré comme un regard jaloux, et les yeux de bœuf ne sont pas de si vilains yeux.

Sémélé.

Oh ! fi donc, Béroé ! les plus vilains que l’on puisse voir. Puis, ajoute à cela des joues vertes et jaunes, où l’on voit les marques visibles du venin de l’envie. J’ai pitié de Jupiter quand je pense que Junon, avec son hideux amour, ne lui fait pas grâce d’une nuit, et le poursuit sans cesse de ses soupçons : ce doit être une vraie roue d’Ixion dans le ciel.

Junon, (dans le plus grand trouble et en fureur).

Ne parlons plus de cela.

Sémélé.

Comment, Béroé ! tu me réponds d’un ton si amer ? Ai-je outre-passé les bornes de la vérité et de la prudence ?

Junon.

Oui, jeune femme, tu les as outre-passées : réjouis-toi, si tes yeux bleus ne te conduisent pas trop tôt dans la barque de Caron. Saturnia a aussi des temples, des autels : elle siège parmi les humains, et ne punit rien aussi sévèrement que les sots railleurs.

Sémélé.

Qu’elle vienne donc et soit témoin de la raillerie ! Que m’importe ? Mon Jupiter garde chacun de mes cheveux, Junon ne me peut rien. Mais en voilà assez sur ce sujet ; Jupiter doit m’apparaître aujourd’hui même dans toute sa pompe, et si Saturnia devait trouver le chemin des enfers…

Junon, (à part).

Une autre le trouvera avant elle, ce chemin, si les traits de Jupiter ont jamais atteint leur but. (À Sémélé.) Oui, Sémélé, elle mourra d’envie, si la fille de Cadmus s’élève, à la vue de la Grèce, en triomphe jusqu’à l’Olympe.

Sémélé, (souriant).

Penses-tu que dans la Grèce on parle de la fille de Cadmus ?

Junon.

Depuis Sidon jusqu’à Athènes, on ne parlera pas d’une autre, les Dieux descendront de l’Olympe pour s’incliner devant toi ; les mortels se courberont dans un humble silence devant la fiancée du vainqueur des Géants, et, tremblant à l’écart…

Sémélé, (gaiement, la prenant dans ses bras).

Béroé !

Junon.

Un marbre blanc l’annoncera aux mondes à venir, à l’éternité. Ici, dira-t-on, fut vénérée Sémélé, la plus belle des femmes ; Sémélé qui attira par ses baisers le Dieu de la foudre du haut de l’Olympe ; et sur ses ailes rapides la Renommée aux cent voix fera retentir ta gloire au delà des mers et des montagnes.

Sémélé

Apollon… Si seulement il venait !

Junon.

Et on lui rendra des hommages divins sur des autels couverts d’holocaustes.

Sémélé, (avec enthousiasme).

J’écouterai les prières, j’apaiserai sa colère par mes supplications, j’éteindrai l’ardeur de ses regards par mes larmes, je rendrai les peuples heureux.

Junon, (à part).

Pauvre créature ! Non, jamais. (D’un air pensif.) Bientôt anéantie !… Mais, n’est-ce pas mal à moi ? Non, je chasse la pitié dans les enfers. (À Sémélé.) Éloigne-toi, éloigne-toi, mon enfant, afin que Jupiter ne te remarque pas ; laisse-le attendre longtemps, pour te faire désirer avec plus d’ardeur.

Sémélé.

Béroé ! c’est le Ciel qui t’envoie. Ô bonheur ! Voir les Dieux s’incliner devant moi et les mortels dans un humble silence… Va, va : il faut que je m’éloigne d’ici.

Junon, (la regardant d’un air de triomphe).

Faible, vaniteuse femme, facile à tromper ! ses regards seront un feu dévorant ; ses baisers t’écraseront ; ses embrassements seront un orage ! Les simples mortels ne peuvent supporter la présence de celui qui lance le tonnerre… Ah !… (avec ravissement) quand son corps se fondra sous cette flamme divine, comme la neige sous un rayon du soleil ; quand le parjure, au lieu de sa douce et tendre fiancée, ne verra qu’un objet de terreur, avec quelle joie, du haut du Cithéron, je me repaîtrai de ce spectacle ! Avec quelle joie je lui crierai, en faisant trembler la foudre dans ses mains : Malheureux Saturne, ne sois pas si cruel dans tes embrassements ! (Elle sort. ― Symphonie.)



Scène II.

Même salle que la précédente. Clarté subite.


Jupiter (sous la figure d’un jeune homme) ;
Mercure (dans l’éloignement).


Jupiter.

Fils de Maïa !

Mercure, (la tête et le corps inclinés).

Jupiter ?

Jupiter.

Hâte-toi, prends ton vol, va sur les bords du Scamandre, là pleure un berger sur le tombeau de son amante. Personne ne doit pleurer, lorsque Saturne aime. Rappelle la jeune fille morte à la vie.

Mercure, (se relevant).

En un clin d’œil ta volonté toute-puissante me conduira là, en un clin d’œil je reviendrai.

Jupiter.

Attends ! Lorsque je quittai Argos, je sentis l’odeur des sacrifices qui fumaient dans mes temples, je me réjouis de me voir ainsi honoré par le peuple. Va trouver Cérès, ma sœur, dis-lui que Jupiter ordonne qu’elle multiplie dix mille fois, pendant cinquante ans, la moisson de ce peuple.

Mercure.

J’obéis en tremblant à ta colère, et avec joie à ta clémence. Pour les Dieux, c’est une volupté de rendre heureux les hommes, c’est une affliction de les perdre. Parle, où dois-je t’apporter leurs actions de grâces ? sera-ce ici, dans la poussière, ou là-haut, dans le séjour des Dieux ?

Jupiter.

Ici, dans le séjour des Dieux, dans le palais de ma Sémélé. Hâte-toi. (Mercure s’éloigne.) Elle ne vient pas, comme de coutume, à ma rencontre, pour enlacer dans ses bras voluptueux le roi de l’Olympe. Pourquoi ma Sémélé ne vient-elle pas au-devant de moi ? Un silence de mort, un silence terrible règne dans ce palais solitaire, qui d’ordinaire retentit d’un bruit joyeux. Aucun vent ne souffle… Sur le Cithéron Junon est assise joyeuse et triomphante… Et Sémélé n’accourt pas à la rencontre de son Jupiter !… (Pause.) La cruelle ! aurait-elle osé pénétrer dans le sanctuaire de mon amour ? Saturnia… Cithéron… Son triomphe… Horreur ! pressentiment… Sémélé… Non, je me console… Je suis ton Jupiter, le ciel entier doit l’apprendre… Sémélé, je suis ton Jupiter… Quel vent funeste oserait souffler sur celle qui est aimée de Jupiter ? Je me ris de toute colère… Sémélé, où es-tu ? Je languis dans l’impatience de reposer ma tête sur ton sein, de calmer mes sens agités par la domination du monde, d’éloigner de moi mon sceptre, mon char, mes foudres, pour me plonger dans les jouissances de la volupté. Ô bonheur ! charme des Dieux ! douce ivresse ! Qu’est-ce que le sang d’Uranus, le nectar et l’ambroisie, le trône de l’Olympe, le sceptre doré du ciel ? Qu’est-ce que la puissance, l’éternité, l’immortalité et le Dieu même sans l’amour ? Le berger qui, sur les bords d’une onde fraîche, oublie ses troupeaux dans les embrassements de son épouse, n’envierait pas mon pouvoir. Elle s’approche… Elle vient… Ô perle de mes œuvres, femme… L’artiste qui t’a formée doit t’adorer… C’est moi qui t’ai faite, adore-moi ! Jupiter adore le Jupiter qui t’a créée ! Ah ! qui, dans le cercle entier des êtres, pourrait me condamner ? Ah ! comme je dédaigne, comme j’oublie mes mondes, mes astres étincelants, mes sphères roulantes ! Comme tout ce que les sages appellent ma grandeur harmonique me paraît mort, auprès d’une âme ! (Sémélé s’approche.)

Jupiter.

Mon orgueil, mon trône n’est qu’une vaine poussière… Ô Sémélé ! (Il s’élance près d’elle, elle s’éloigne.) Tu fuis, tu te tais… Ah ! Sémélé, tu fuis !

Sémélé, (le repoussant).

Loin de moi !

Jupiter, (étonné).

Est-ce un rêve ? La nature va-t-elle s’abîmer ? Est-ce ainsi que parle Sémélé ? Quoi ! point de réponse… Mes bras avides s’étendent vers toi… jamais mon cœur n’a battu ainsi pour la fille d’Agénor… jamais il n’a tressailli si vivement sur le sein de Léda… jamais mes lèvres n’ont éprouvé cette ardeur en goûtant les baisers de Danaé.

Sémélé.

Tais-toi, traître !

Jupiter, (avec tendresse.)

Sémélé !

Sémélé.

Fuis !

Jupiter, (se levant avec majesté).

Je suis Jupiter !

Sémélé.

Toi, Jupiter ! Tremble ! Le Dieu puissant te redemandera d’une voix terrible le nom que tu lui as enlevé ; tu n’es pas Jupiter !

Jupiter, (avec grandeur).

Le monde entier tourne autour de moi et me donne ce nom.

Sémélé.

Ah ! blasphème !

Jupiter.

Quoi ! ma bien-aimée, d’où vient ce ton de reproche ? Quel misérable a détourné de moi ton cœur ?

Sémélé.

Mon cœur fut consacré à celui que tu singes. Souvent les hommes apparaissent sous un masque divin pour tromper la femme. Va, tu n’es pas Jupiter.

Jupiter.

Tu doutes ! Sémélé peut-elle douter de ma divinité !

Sémélé, (avec douleur).

Si tu étais Jupiter ! Nul fils du néant ne doit toucher ces lèvres : mon cœur est consacré à Jupiter… Oh ! si tu étais Jupiter !…

Jupiter.

Tu pleures ! Jupiter est là, et Sémélé pleure ! (Il se prosterne.) Parle, exige, et la nature esclave va s’incliner tremblante devant la fille de Cadmus ! Ordonne, et les fleuves suspendront leur cours et, à un signe de ma toute-puissance, l’Hélicon, le Caucase, le Xanthe, l’Athos, le Mikale, le Rhodope, le Pinde, arrachés à leur base, vont descendre dans les vallées et sauter comme des flocons de neige dans les airs assombris ! Ordonne, et les vents du nord, de l’est, vont ébranler le trident tout-puissant, renverser le trône de Poséidon ; la mer renversera ses digues et ses rivalités, l’éclair scintillera dans la nuit, les pôles et le ciel craqueront, le tonnerre retentira de tous côtés, l’Océan s’élancera contre l’Olympe, et la tempête te chantera un chant de victoire. Ordonne…

Sémélé.

Je suis une femme, une femme mortelle. Comment le potier peut-il s’incliner devant son vase, l’artiste devant sa statue ?

Jupiter.

Pygmalion s’incline devant son chef-d’œuvre, Jupiter adore sa Sémélé.

Sémélé, (pleurant).

Lève-toi, lève-toi ! Malheur à moi, pauvre fille ! Jupiter a mon cœur, je ne puis aimer que les Dieux, et les Dieux se raillent de moi, et Jupiter me méprise.

Jupiter.

Jupiter qui est prosterné à tes pieds !

Sémélé.

Lève-toi ! Jupiter assis sur son trône suprême se moque, dans les bras de Junon, d’un vermisseau.

Jupiter, (avec impétuosité).

Ah ! Sémélé et Junon… Qui est ce vermisseau ?

Sémélé.

Oh ! quel bonheur inexprimable pour la fille de Cadmus, si tu étais Jupiter ! Mais, malheur, tu n’es pas Jupiter !

Jupiter, (se lève).

Je le suis ! (Il étend la main : un arc-en-ciel brille dans la salle. La musique accompagne cette apparition.) Me connais-tu maintenant ?

Sémélé.

Puissant est le bras de l’homme, quand les Dieux le soutiennent. Saturne t’aime ; moi, je ne puis aimer que les Dieux.

Jupiter.

Tu doutes encore ! tu crois que mon pouvoir me vient des Dieux et non pas de moi ! Les Dieux, Sémélé, donnent aux hommes des forces bienfaisantes, mais ils ne leur donnent jamais la terreur de la puissance. La mort et la perdition sont le sceau de la divinité. Que par la mort Jupiter se révèle à toi ! (Il étend la main : tonnerre, flammes, fumée, tremblement de terre, musique.)

Sémélé.

Retire ta main… Oh ! grâce ! grâce pour le pauvre peuple ! Saturne t’a enfanté.

Jupiter.

Ah ! femme légère, faut-il donc, pour vaincre ton opiniâtreté, que Jupiter arrête le cours des astres et du soleil ? Jupiter le fera. Souvent un fils des Dieux a fait jaillir la flamme du sein des rochers ; mais sa force ne va pas jusqu’aux entrailles de la terre, ce pouvoir n’appartient qu’à Jupiter. (Il étend la main : le soleil disparaît. Nuit subite.)

Sémélé.

Être tout-puissant ! Oh ! si tu pouvais aimer ! (Le jour reparaît.)

Jupiter.

Ah ! la fille de Cadmus demande à Jupiter si Jupiter peut aimer ! Dis un mot, et il abdique sa divinité ! il se fait de chair et d’os, simple mortel, pour être aimé.

Sémélé.

Jupiter ferait un tel sacrifice ?

Jupiter.

Parle : que veux-tu de plus ? Apollon lui-même avouait que c’était un bonheur d’être homme parmi les hommes.

Sémélé, (l’embrassant).

Ô Jupiter ! les femmes d’Épidaure se raillent de ta Sémélé : elles disent que c’est une folle enfant qui, chérie du maître des Dieux, ne peut rien obtenir de lui.

Jupiter.

Honte aux femmes d’Épidaure ! Demande, demande seulement, et, par le Styx dont les Dieux esclaves reconnaissent la puissance sans bornes, si Jupiter hésite, le Dieu doit à l’instant être anéanti.

Sémélé, (avec joie).

Je reconnais mon Jupiter : tu l’as juré, et le Styx t’a entendu ; permets donc que je ne t’embrasse jamais que comme…

Jupiter, (avec effroi).

Malheureuse, arrête !

Sémélé.

Saturnia…

Jupiter.

Tais-toi !

Sémélé.

… T’embrasse.

Jupiter, (pâle et s’éloignant d’elle).

C’en est fait : le mot est prononcé… Le Styx… Sémélé, tu as demandé la mort.

Sémélé.

Est-ce là l’amour de Jupiter ?

Jupiter.

Ah ! je donnerais le ciel pour t’avoir moins aimée. (La regardant avec effroi.) Tu es perdue !

Sémélé.

Jupiter !

Jupiter, (à part, avec douleur).

À présent, ô Junon, je comprends tes regards triomphants. Maudite jalousie !… Oh ! cette rose va mourir trop belle, trop précieuse pour l’Achéron…

Sémélé.

Tu crains de me montrer ta magnificence.

Jupiter.

Maudite soit cette magnificence qui doit t’aveugler ! Maudite soit ma grandeur qui t’anéantit ! Malédiction sur moi, qui ai fondé mon bonheur sur une fragile poussière !…

Sémélé.

Ce sont là de vaines paroles. Jupiter, tes menaces ne m’effrayent pas.

Jupiter.

Folle enfant, va, dis un dernier adieu à tes amis. Rien, rien ne peut plus te sauver. Vois, je suis ton Jupiter et je ne le suis plus.

Sémélé.

Dieu jaloux… Le Styx… Tu ne m’échapperas pas.

Jupiter.

Non, elle ne triomphera pas : qu’elle tremble ! Par l’effet de la toute-puissance, qui me fait un marchepied de la terre et du ciel, j’enchaînerai la perfide avec une chaîne de diamants au plus âpre rocher de la Thrace. Ce serment aussi… (Mercure apparaît.) Pourquoi ce vol rapide ?

Mercure.

Pour t’apporter les larmes de reconnaissance et les actions de grâces d’un peuple heureux.

Jupiter.

Anéantis-le.

Mercure

Jupiter !

Jupiter.

Personne ne doit être heureux !…

(Sémélé meurt. Le rideau tombe.)

ADIEU AU LECTEUR.

Ma Muse se tait. Les joues couvertes d’une rougeur pudique, elle s’avance près de toi pour entendre son jugement. Elle le respecte et ne le craint pas. Les suffrages qu’elle envie sont ceux de l’homme au cœur droit que la vérité touche, que le clinquant n’émeut pas. Celui-là seul qui a le cœur ouvert au sentiment du beau est digne de la couronner.

Puissent ces chants trouver une âme sensible que leur accord réjouisse, l’entourer de riantes fantaisies, l’élever à de nobles pensées, et qu’ensuite ils meurent ! Ils n’aspirent point à émouvoir la postérité lointaine, ils doivent résonner et s’éteindre dans le même temps. Le caprice du moment les a enfantés, ils s’enfuient dans la danse légère des Heures.

Le printemps renaît. Dans les campagnes réchauffées revient la vie joyeuse et jeune. L’arbrisseau répand ses parfums dans les airs. Des chants de bonheur retentissent sous la voûte du ciel. Jeunes et vieux s’en vont dans les champs, et regardent et écoutent tout ce qui charme leurs sens. Le printemps finit, la fleur se fane, et de toutes celles qui étaient écloses, pas une ne reste.


  1. Hoffmeister, Schiller’s Jugend Geschichte, p. 40
  2. La première et la sixième.
  3. Voyez la biographie mise en tête de la traduction de son Théâtre.