Théophile Berquet, Libraire (p. 79-83).

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À M. Le Pelletier de Souzi.

Je ne saurais m’en empêcher ;
Il faut, seigneur, que je vous gronde.
Je vous cherche avec soin : mais j’ai beau vous chercher,
Je ne saurais vous approcher
Que lorsque votre porte, ouverte à tout le monde,
Me mêle avec les gens qu’on aime à dépêcher.
Quelque réflexion profonde
Que fasse là-dessus mon esprit alarmé
Je ne devine point sur quoi cela se fonde ;
Et je n’ai pas accoutumé
Que dans la foule on me confonde.
Si vous pouviez savoir les affligeans discours
Que me tient en secret le plus insurmontable,
Le plus dangereux des amours,
Vous seriez moins impraticable.
Vous êtes étonné, seigneur ;
Mais que votre esprit se rassure :
Je n’aspire point à l’honneur
D’aucune galante aventure.
L’amour dont je vous parle à lui-même est borné ;

Il fait d’un peu d’encens toute sa nourriture :
La raison, la sagesse, en vain l’ont condamné ;
Avec nous cet amour est né,
Autant que nous cet amour dure.
C’est un faible, il est vrai ; mais, tout examiné,
C’est un faible que la nature
Aux plus grands hommes a donné.

Personne n’est assez sincère
Pour avouer, comme je fais,
Tout ce que fait souffrir l’amour-propre en colère.
L’un dit, Je n’en ai point ; l’autre, Je n’en ai guère.
Si de tels discours étaient vrais,
Les dames craindraient moins qu’on les vît négligées,
De n’avoir pas dormi seraient moins affligées,
Et n’emprunteraient pas d’attraits ;
Les amans, les guerriers ne rompraient point la tête
De leur bonne fortune, et de tous leurs hauts faits,
Messieurs les beaux-esprits se feraient moins de fête ;
Et quand ce qu’ils font est mauvais
Ils souffriraient du moins en paix
Qu’on fît de leur ouvrage une critique honnête.

Mais que fais-je ? et pourquoi dans ma lettre entasser
Bagatelle sur bagatelle ?

Seigneur, en la lisant, vous pouvez les passer.
Revenons à notre querelle.
Comme votre bonté, jointe à votre pouvoir,
A beaucoup d’importuns tous les jours vous expose,
Peut-être croyez-vous que je ne veux vous voir
Que pour demander quelque chose ;
En ce cas c’est bien fait d’avoir sa porte close :
Dans un temps de besoins et d’embarras tissu,
Demandeur, quel qu’il soit, doit être mal reçu.
Mais, seigneur, un portier doit-il être barbare
Quand on vient pour remercier ?
Et d’un compliment aussi rare
Doit-on si peu se soucier ?

Ne dirait-on pas, à m’entendre,
Que le malheur du temps fixe votre bonté,
Que pour les maux d’autrui vous devenez moins tendre,
Et qu’un remercîment doit par sa rareté
Agréablement vous surprendre ?
Ah ! si, comme chacun a de différens goûts,
Les raretés pouvaient vous plaire,
Il faudrait, pour vous satisfaire,
Vous faire voir des gens qui se plaignent de vous.
Mais où les rencontrer, quand chacun vous honore,
Quand de tous côtés on n’entend

Que des gens que l’excès de vos bontés surprend,
Qui se disent : Personne en vain ne les implore ;
Partout il fait des cœurs une riche moisson,
Et quoiqu’il serve bien, on ne voit point encore
De malheureux de sa façon ?
Que cet éloge est grand ! Seigneur, toute la gloire
Qu’au milieu des sanglans combats
Donne une célèbre victoire,
À beaucoup près, ne le vaut pas.

D’un si précieux caractère
On a vu la nature avare en tous les temps ;
Et même, dans le cours des emplois éclatans,
Un si beau naturel ne se conserve guère.
Cependant, moi, qu’on ne verra
Ni juger brusquement d’une chose future,
Ni mettre volontiers mon bien à l’aventure,
Je gagerai ce qu’on voudra
Que, lorsque de Louis l’équité toute pure
Vous placera, seigneur, au gré de mes souhaits,
L’abondance de ses bienfaits,
Dont le parfait mérite est toujours la mesure,
En vous ne corrompra jamais
Ce qu’a mis de bon la nature ;
Et je gagnerai ma gageure.

En attendant cet heureux jour,
Où, par une conduite habile, juste et sage,
Vous ramènerez ce bel âge
Où le monde naissant du bien et de l’amour
Faisait un innocent usage,
Donnez ordre, seigneur, qu’on ne me dise plus
Ce qu’on s’accoutume à me dire.
Souffrez que j’aille enfin, dans vos momens perdus,
Délasser votre esprit de tout l’ennui qu’attire
Un pénible travail et des soins assidus.
Je ne m’en fîrai point à moi seule, et je pense
Qu’avec moi je vous mènerai
Des gens de votre connaissance,
Horace, Virgile, Térence ;
Et peut-être avec eux je vous amuserai.