Poésies (Poncy)/Vol. 1/Promenade sur les quais

PROMENADE SUR LES QUAIS



C’était l’heure où l’on voit la foule promeneuse
Se croiser sur les quais, élégante et causeuse ;
Où viennent s’étaler la toilette et l’orgueil ;
Où l’on voit s’échanger plus d’un furtif coup d’œil ;
Où quelque Sméralda, séduisante sirène,
Chante ou danse à ravir, sylphide aérienne,
Et retrace à nos cœurs, attachés à son vol,
La valse bohémienne ou le chant espagnol.

Puis je vis s’écouler les heures et la foule.
Les songes, que le bruit au fond du cœur refoule,
Volèrent vers le ciel que la paix leur rouvrit.
Comme le firmament, je sentis mon esprit

S’illuminer. Je vis les vapeurs violettes
Estomper des vaisseaux les grises silhouettes.
Quelques fanaux lointains dessinaient dans la mer
De longs zigzags, pareils à l’anguleux éclair :
Et la forêt de mâts rendait de sourds murmures,
Comme un souffle orageux à travers des armures.

Dans un calme profond la ville s’endormait.
La lune, de nos toits blanchissait le sommet ;
Et sur les quais déserts mouraient les flots rapides.
Je crus entendre alors les deux caryatides,
Chef-d’œuvre dont Puget dota notre cité
Et que les traits du temps ont encor respecté,
Râler sous le fardeau qui fait gonfler leurs veines.
Je crus voir, de leur proue animant les poulaines,
Les navires marchands évoquer les héros
Dont ils portent l’image et le nom sur les flots.
C’était un rendez-vous de ces têtes sublimes
Qui de l’histoire humaine ont éclairé les cimes :
Socrate, Phidias, Pithagore, Newton,
Guttenberg, Raphaël, Mozart, Dante, Milton,
Et cent autres encor. J’écoutais leurs paroles.
Je les ressuscitais dans l’éclat de leurs rôles
Et je me sentais vivre aux siècles glorieux
Que ces noms immortels retracent à nos yeux.

Mais mon extase, hélas ! devait être éphémère.
La liqueur de la joie a tant de lie amère !

Si souvent ici-bas un instant de bonheur
Est payé par un jour d’angoisse et de douleur !
 
Poète ! tu jouis, me dit une voix sombre,
Et cependant il est des malheureux sans nombre
Qui n’ont pas un abri pour reposer ce soir,
Qui n’ont rien que leurs pleurs pour baigner leur pain noir.
Qu’est-ce donc que ce monde où toute chose avorte ?
Qu’est-ce que ce plaisir que le chagrin escorte ?
Tant de petits enfants meurent sans voir le jour !
Tant d’autres, premiers fruits d’un ineffable amour,
Anges où sont unis deux sangs, deux existences,
Après avoir goûté la coupe des souffrances
Et repoussé loin d’eux le breuvage de fiel,
Aux premières douleurs sont retournés au ciel !
Tant de vierges d’amour ont vu leur sein de neige
Se faner, se flétrir au contact sacrilège
De quelque séducteur, Lovelace éhonté
Que le monde et la loi couvrent d’impunité,
Qui va de sa victime aux rires d’une fête,
Livrer à ses pareils le nom et la défaite !
Tant de fils du génie, assis sur un grabat
Où le luth se détend, où la vigueur s’abat,
Antichambre d’horreur d’une tombe qui bée,
Ont vu, d’un ciel heureux dans la fange tombée
Leur âme s’éclipser ! Tant de peuples divers
Sous un joug oppresseur languissent dans les fers !

Tant d’autres, gémissant dans l’opprobre et les larmes,
Ont vu leurs frères sourds à leurs clameurs d’alarmes !
Oh ! lorsque dans ce gouffre on ose regarder,
On trouve un noir chaos bien horrible à sonder !
Un océan de maux et de pleurs dont la lame,
Semblable au cauchemar, étreint et brise l’àme.
Et l’on demeure triste en ces sombres séjours !
Et, bien qu’on se résigne et qu’on marche toujours,
On lance quelquefois un blasphème à la vie !

Mais quand des jours amers la montagne est gravie,
Qu’on arrive au sommet, haletant, épuisé,
Par ces rudes combats où le cœur s’est usé,
Le ciel calme, où la foi comme un soleil projette
D’immortelles clartés, se révèle ; l’on jette
À la tempête humaine un solennel adieu,
Et les bras de la mort nous remettent à Dieu.



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