Poésies (Poncy)/Vol. 1/À mon ami Coste

PoésiesI (p. 191-195).

À MON AMI COSTE

peintre de nature morte.


I


Peintre qui fais surgir de tes féconds pinceaux,
Des poissons et des fruits, des fleurs et des oiseaux ;
Coste ! jeune vieillard dont les veilles arides
Sur ton front, avant l’âge, ont ciselé des rides ;
Qui, voué dès l’enfance à des labeurs ingrats,
As dû sacrifier ta pensée à tes bras ;
Né sous le même ciel, comme lui prolétaire,
Mon luth dans ton pinceau vient saluer un frère ;
Et, narguant le dédain, la misère et l’affront,
Épines dont les dards ont tatoué ton front,

Secouer sur tes jours, vierges de jalousie,
Toute mon amitié, toute ma poésie.

Oui, frère de mon cœur ! mes destins sont les tiens.
Et je tremble pour toi lorsqu’en nos entretiens,
Tu me dis qu’en ton âme aigrie et déchirée,
La résignation n’est pas encore entrée.

Scrute ton avenir, pauvre prédestiné,
À la plèbe, au travail pour jamais condamné.
Vois combien de Midas commenteront tes œuvres
Qu’ils ne comprendront pas ; et combien de couleuvres
Baveront, en sifflant, sur leurs points imparfaits !
Vois ces petits Crésus, qui prônent leurs bienfaits,
Accueillir tes débuts sous un masque hypocrite :
Puis, à leur vanité, dans leurs regards inscrite,
T’immoler sans pitié. Le génie est l’aimant
Qui de la foudre humaine attire l’élément :
Si tu dois la braver, viens sur son autel, Coste,
Offrir ta jeune tête en sublime holocauste !

II



Frère, ce tableau-là n’est point exagéré,
Car ces maux, tour à tour, m’ont moi-même ulcéré.
De toutes ces douleurs ma lèvre a bu le philtre
Et je sens qu’à travers mon cœur ce poison filtre.

Quand le bruit du travail se mêle aux gais refrains,
Mon esprit enchaîné vole en brisant ses freins :
Et je voudrais alors dans les glaces des pôles
Engloutir le manteau qui brûle mes épaules.
Voilà souffrir ! Pourtant ma truelle et mon luth
Ont ensemble au travail trois fois crié salut.
Les promesses des grands n’ont pas pu les corrompre
Et, sous leur joug de fer, j’ai ployé sans me rompre.

Et j’en bénis le ciel ; car un ange aux yeux noirs,
A de ses blanches mains, célestes encensoirs,
Versé sur mes destins un miel de poésie ;
Car de joie et d’amour elle me rassasie ;
Car je sentais en moi la sève de mes jours
Comme un ruisseau glacé, se figer dans son cours.
D’Escousse et de Gilbert les ombres fraternelles
Arrachaient chaque nuit des pleurs à mes prunelles,
Et dans Paris, égout de boue, océan d’or,
Le spectre de Moreau, fatal Adamastor,
M’indiquait le grabat chaud de son agonie,
Et me disait : Voilà le pavois du génie !

Prends garde, ami ; ton art compte plus d’un martyr !
Si quelque affreux démon t’excitait à partir
De ton toit paternel pour un ciel plus propice,
Songe que Zurbaran mourut dans un hospice ;

Qu’Esteban mendia pour un maravédis ;
Que Salvator, pour vivre, eut recours aux bandits,
Et que, faute de pain et d’un rayon de gloire,
Géricault expira dans sa mansarde noire.

III



Ici, nos cœurs chargés d’une semblable croix,
Nouveaux Cyrénéens, s’entr’aideront ; et crois
Que la sororité de nos deux existences
Adoucira, du moins, nos communes souffrances !
Nous irons quelquefois, assis sur les penchants,
De la création ouïr les mille chants.
Nous irons admirer les champs perlés de givre ;
Les bois mélodieux, où chaque arbre est un livre
Dont l’insecte rongeur, qui s’y creuse un séjour,
Illustre les feuillets d’arabesques à jour ;
Les horizons d’azur, la mer et ses rivages
Dont ton art reproduit les riches coquillages
Qui vivent, incrustés dans les veines des rocs.
Nous irons voir nos monts, aux gigantesques blocs,
Et leur base fleurie où nos sœurs les abeilles
D’un butin parfumé remplissent leurs corbeilles.

Et là, se nourrissant des chastes voluptés
Que leur versent du ciel les sereines beautés,

Nos deux cœurs que de l’art le culte saint rassemble,
Amants de l’idéal, le chercheront ensemble.
Et, malgré la misère et le monde railleur,
Moi par la poésie, et toi par la couleur,
Nous essaîrons toujours de peindre et de traduire
Tout ce que l’idéal pour nous aura fait luire.




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