Poésies (Poncy)/Vol. 1/Promenade sur Mer

PROMENADE SUR MER



— Pousse au large, pêcheur ! la belle promenade
Qu’assis dans ton esquif nous ferons sur la rade !

Comme elle est calme ce matin !
Le vent n’agite aucune lame :
Pécheur, il faudra que ta rame
Sur la mer nous ouvre un chemin.

Je m’assieds sur la proue aiguë
Pour regarder le fond des eaux.
Chante, pêcheur, enfant des flots !
Mon âme, doucement émue,
Croira que ta voix vient du bord.

Peins-moi tes plaisirs purs, que mon âme t’envie ;

Dis-moi combien de fois, des flots et de la mort,

Ton courage a sauvé ta vie.


chant du pêcheur


« Je te salue, ô mer paresseuse, qui dors
Quand déjà tout s’éveille et que l’aube étincelle.
Sur ton onde, où le ciel sema tant de trésors,

Reconnais-tu la main fidèle
Du vieux pécheur né sur tes bords ?

« Noble mer ! dans tes nuits de démence sublime,
Souvent j’ai vu tes flots poussant de sombres cris,
D’un navire détruit emporter les débris.
Aussi, quand ta fureur se réveille et s’anime,
Quand le char de l’orage, en volant sur ton sein,

Pour ornière y creuse un abîme,

Et, dans les cieux voilés, sonne comme un tocsin
Prompt à mettre en défaut sa colère barbare,
De mon bon gouvernail je détourne la barre ;
Et bravant l’ouragan, ton courroux et la mort,

Bientôt ma barque atteint le port ! »

— Pécheur, arrête ta nacelle !

J’aperçois sous la mer une verte forêt,

Où des poissons l’écaille argentée étincelle,

Puis, comme un éclair disparaît.
 
Ah ! voici la rose girelle
Qui passe et file comme un trait,
Le rouget qui fouille la vase,

La muge qui décrit des cercles inégaux. !

Rien ne peut peindre mon extase,

Quand je vois voltiger ces habitants des eaux,
Ces beaux poissons ailés, pareils à des oiseaux,

Dans l’algue que le soleil dore.

Pêcheur ! à l’horizon, la mer
Des feux du jour se décolore.

Le soleil est monté dans les hauteurs de l’air…

Vogue, pêcheur, et chante encore !


chant du pêcheur


« Si je reste un seul jour sans jeter mes filets,

Mer, dans tes liquides palais,
Tes flots, en brisant sur les roches,
M’adressent de tendres reproches.

Mais à peine ma barque a quitté les galets,

Qu’aussitôt la vague endormie

La berce en soupirant, la guide sans efforts,

Et reconnaît la main amie
Du vieux pécheur né sur ses bords. »

Arrète encore, ami ; mais c’est une féerie !

Je découvre le fond des mers,
Où, comme une fraîche prairie,
S’étend la mousse aux cheveux verts.
Vois la sèche au ventre d’ivoire,
Le homard aux flancs de corail,
La dorade dont la nageoire
S’agite comme un éventail ;
La vive et gracieuse anguille
Se glissant sous l’algue qui brille,
Et la murène au dos d’émail !

Ainsi les hôtes de l’onde,
Pareils à ceux de ce monde,
Ont leurs champêtres séjours ;
Et la féconde nature
Leur a donné la verdure,
Puis une forêt obscure
Pour y cacher leurs amours…


Les rochers que la mer encadre

Montrent, dans les brouillards, leurs fronts noirs et chenus

Et les manœuvres de l’escadre
Jettent au loin des bruits confus ;
Le parfum des mers s’évapore…
Je veux voir de près ces vaisseaux

Qui viennent de quitter les rivages du Maure ;

J’y vois échelonnés de nombreux matelots ;

Ils vont sécher, au vent des flots,

Leur voile humide encor des larmes de l’aurore.

Vogue, pécheur, et chante encore !


chant du pêcheur


« Je n’ai jamais quitté la rive où je suis né.
On m’a dit que, bien loin du climat fortuné

De ma tiède et verte Provence,

J’aurais vu des cités qu’inonde l’opulence.
Mais, au-dessus des monts où mon âme s’élance,
Ne vois-je pas un ciel, comme partout ailleurs ?
Ne resplendit-il pas des plus riches couleurs,
Ne révèle-t-il pas une vie éternelle

D’amour, de joie et de bonheur,

Et ne chante-t-il pas, quand sa voûte étincelle,

La gloire du Dieu créateur ? »

— Nous y voici ! Rasons l’arrière
De l’énorme vaisseau de guerre
Dont les triples rangs de canons
Sortent, pareils à des lions,
Leurs têtes hors de leur tanière.

J’aperçois, sur le pont, l’intrépide marin
Au poste désigné courir avec entrain.

Attentif au sifflet du maître,
Sur le champ il sait reconnaître
Chaque manœuvre du vaisseau.

Quels sont ces deux géants ancrés loin de la plage,
Et dont cent vingt canons défendent l’équipage ?

L’Océan, le Montebello !

— Et ceux dont les marins couvrent la grande hune,

Leur nom ? — le Trident, le Neptune !

— Là-bas, plus près du bord, quels sont ces autres deux ?

L’inflexible et le Généreux !

— Et celui caressé par la vague vermeille,

Son nom ? — La Ville de Marseille !

— Les deux derniers ? — L’Hercule et le Santi-Pétri !

— Hélas ! tous ces marins, dont le cœur fut pétri
Pour vivre de combats, pour narguer les tempêtes.
Afin de ne point voir leur pavillon flétri

Tenaient toujours leurs armes prêtes.

Mais ce fut vainement, et leurs bras valeureux
Des débris de Beyrouth sont revenus poudreux !

Le vent qui soufflait la vengeance

Semblait y ménager au drapeau de la France

Une revanche d’Aboukir.
Et si, dans leurs gouffres humides,

Les vagues avaient vu les Anglais s’engloutir,
On aurait entendu du haut des Pyramides

Quarante siècles applaudir !

Pécheur, mon âme est oppressée

Quand ces beaux souvenirs réveillent ma pensée !
La France n’avait pas de rivale en splendeur ;
À la tête du monde elle s’était placée.
Mais, tombée aujourd’hui du haut de sa grandeur,
Sans force dans les bras et sans courage au cœur,
Dans l’oubli de sa gloire elle dort affaissée !
Ô Seigneur ! que mes vœux ne soient pas superflus !
Rends à mon beau pays tous ces grands jours perdus
Dont l’astre de juillet semblait montrer l’aurore !
Toi, pour qui ces chagrins sont restés inconnus,

Vogue, pêcheur, et chante encore !


chant du pêcheur


« Comme la brise dans les airs,

Berce les nids d’oiseaux suspendus au feuillage,
Ainsi mon frêle esquif, par le vent du rivage,
Est mollement bercé sur le flot bleu des mers.
Mais il faut retourner à la rive chérie
Où dans l’obscurité s’écoule mon destin.

Le vent, autour de nous, charrie
Les flots qu’il soulève au lointain ;
Le charme riant du matin
Avec le jour perd son mystère !…

Maître, la barque touche à terre. »