Poésies (Poncy)/Vol. 1/Le Somnambule des mers

LA SOMNAMBULE DES MERS

ballade



I


Minuit, sur chaque pendule,
Douze fois a frappé l’air.
C’est l’heure où la somnambule
S’aventure seule en mer.

Elle hésite., elle s’approche,
Et, d’un pas silencieux,
Monte au sommet d’une roche,
Pour interroger les cieux.


Mais l’horizon est sans tache.
Elle court sur le récif
Et, de ses doigts blancs, détache
Le nœud qui retient l’esquif.


II


« Viens ! soupirait le zéphyr tendre :
« Pour toi j’ai parfumé la mer,
« Et j’ai convoqué, pour t’entendre,
« Les sylphes de l’onde et de l’air.

« Oh ! viens sous mon plafond d’étoiles
« Mes ailes sont pour tes pensers,
« Mon souffle pour tes blanches voiles,
« Et pour ton sein tous mes baisers !

Et la barque était entraînée :
Et son sillage soulevait
Une lumineuse traînée
Que, des yeux, la vierge suivait.

« Voilà, disait la douce fille,
« Voilà l’étoile des guerriers
« Dont sa jeune poitrine brille,
« Et sa couronne de lauriers.


« La patrie, un jour, le réclame :
« Il part… je suis seule à savoir
« Tout ce qu’il souffrit quand son âme
« Immola l’amour au devoir.

« Oh ! que le ciel le récompense
« De tant de sublimes douleurs !
« Qu’un ange, dans ses maux, le panse
« Avec le baume de mes pleurs !

« Mais voici des drapeaux, des glaives !
« Voici mon bien-aimé vainqueur,
« Qui foule le sable des grèves
« El qui m’appelle sur son cœur…


« Volons !… « L’esquif cingla vers le large. Et la vierge
Semblait presser quelqu’un contre son sein mouvant.
Mais ses bras étendus n’embrassaient que le vent ;
Et l’éclair s’allumait, comme un funèbre cierge,
Dans un ouragan noir qui montait du levant.

« Oh ! s’écriait l’enfant si joyeuse naguère,
« Pourquoi, mon beau vainqueur, ramènes-tu la guerre" ?
« Entends-tu le canon ? n’est-ce pas l’ennemi
« Qui vient incendier le village endormi ? »

Ce n’est pas le canon, c’est la foudre qui gronde !
Chaque soir le trépas sur les mers fait sa ronde.

Oh ! qui te sauvera de la fureur des flots ?
Quelle oreille entendra les déchirants sanglots
Quand tu t’éveilleras, et que loin de la rive
L’orage aura jeté ta barque à la dérive ?
 
Et les nuages noirs que le vent appelait,
Accouraient à la voix de leur sombre monarque :
Et, froide de terreur, la vierge s’éveillait
À l’instant où la foudre éclatait dans sa barque.


III


On a dit que les flots ne l’engloutirent pas ;

Que sur la mobile surface
Du gouffre amer où tout s’efface,

Un flamboyant guerrier vint lui tendre les bras.
Il était décoré de la balle ennemie :
« Me voici ! viens, dit-il, viens, ma fidèle amie,
« Viens, toi qui m’appelais dans le calme des nuits
« Toi, dont l’âme, livrée à d’éternels ennuis,
« Éclipse en pureté la neige des lavanges !
« Ne regrette jamais le monde que tu fuis ;
« Car le digne séjour des héros et des anges,

« C’est le ciel, et je t’y conduis ! »