Poésies (Poncy)/Vol. 1/À un vaisseau de cent-vingt
À UN VAISSEAU DE CENT-VINGT
en démolition
I
Où sont donc tes beaux jours : quand l’haleine des brises
Caressait ton drapeau, gonflait tes voiles grises,
Et t’éloignait du port ;
Quand tu portais, au sein des batailles sanglantes,
Sur tes deux larges flancs, cent-vingt gueules brûlantes
Qui vomissaient la mort ?
Quand tes bombes volaient, puis éclataient : les unes
Sur les ponts mutilés, les autres dans les hunes
Des vaisseaux ennemis,
Et que ces lourds trois-ponts, orgueil de l’Angleterre,
Baissaient, pour décider tes canons à se taire,
Leurs pavillons soumis ?
Qu’as-tu fait de ces mâts, dont les flèches aiguës
Cent fois pendant la nuit, déchirèrent les nues
Qui pèsent sur les mers ?
Qu’as-tu fait des couleurs si noblement rangées,
Qui dessinaient sur toi six terribles rangées
Aux rapides éclairs ?
Des cordages sans nombre et des vergues immenses
Où tes fils, alignés, entonnaient les romances
De leurs pays lointains :
De ton drapeau criblé qui, sur la brigantine,
Serpentait, et laissait vers la voile latine
Flotter ses plis mutins ;
Des voiles, des haubans, des focs triangulaires,
Du sillage argenté qui, sur les eaux améres,
Écumait après toi :
De tes combats, toujours suivis de la victoire,
De toute ta splendeur et de toute ta gloire
Qu’as-tu fait, réponds-moi ?
II
Maintenant te voilà… penché sur le rivage !
Échoué sur le sable ! et la vague sauvage
Sur ton corps délabré
Se venge de ces jours où, pendant la tempête,
Ta proue aux dents de fer éperonnait sa crête.
Te voilà démembré !
De tous côtés le flot t’assiège sans relâche.
Je vois se détacher, sous les coups de la hache,
Tes bordages de bois…
Ils brûleront, peut-être, aux chaumières prochaines
Qui les virent jadis, grands et robustes chênes,
Ombrager leurs vieux toits.
III
Colosse ! à ton aspect j’ai vu pleurer mon père.
Dans ton sein s’écoula sa jeunesse prospère,
Féconde en beaux élans.
Il aime à me conter que, souvent, pauvre mousse,
Sur un fragile pont, il a gratté la mousse
Attachée à tes flancs.
Bientôt de ce vaisseau qui fouilla les entrailles
Des plus lointaines mers, du géant des batailles
Il ne restera rien…
Rien qu’un nom admiré dans nos gloires navales
Un nom qu’à l’avenir légueront nos annales.
Et ce nom, c’est le tien !
IV
Tombe, tombe sans bonté, ô vieillard centenaire !
Après avoir bravé flots, trombe, écueils, tonnerre,
Et furieux autans,
Et navires anglais, léopards maritimes
Qui, masqués par des caps, dévoraient leurs victimes,
Tu vas braver le temps !