Poésies (Dujardin)/Vous qui m’avez aimé

PoésiesMercure de France (p. 153-160).


VOUS QUI M’AVEZ AIMÉ…


THÈME


Vous qui m’avez aimé,
Si vous ne m’aimez plus,
Vous aimerez un autre ;

Vous qui m’avez trompé,
Si je ne suis plus vôtre,
Vous tromperez un autre ;

Vous qui vous en êtes allée,
Un autre
En ses pensées vous tiendra arrêtée ;

Vous qui ne m’aimez plus,
Hélas ! vous oublierez
Que vous m’avez aimé,
Si vous aimez un autre.


VARIATIONS

I


Quand tu m’as quitté,
Pouvais-je soupçonner
Que je tenais à toi si follement ?
Quand tu m’as quitté, je refusais de croire
Qu’une telle part de mon cœur
Fût prise dans cette histoire.
Quand tu m’as quitté,
Oh ! je n’ai pas pleuré,
Mais quel affreux moment
Et quel vide,
Quel silence et quelle horreur !
De tes baisers étais-je avide ?
Quand tu m’as quitté, mon cœur
Est resté tout déchiré.

Le soir où tu n’es pas venue,
Je t’attendais…
Oh ! comme je t’ai haletant et fiévreux attendue !…
Je me disais :

Peut-être tout à l’heure
Dans une heure
Elle va frapper à mes volets…
Mais la nuit est passée et tu n’es pas venue…
Peut-être elle viendra à l’aube,
Au lever du malin, à l’heure du midi ;
L’astre de son regard évanoui
Va reparaître enfin, fidèle, toujours ami,
Et ce front où mes rêves luisent
Et ce sourire où mes joies se grisent !…
Mais tu ne vins pas ;
Je restais à guetter l’apparition de ta robe ;
Je l’attendais, hélas !
Reviendrais-tu le soir, le lendemain,
Le soir de ce lendemain,
Le matin de l’autre lendemain ?
Oh ! quand reviendrais-tu ?
Reviendrais-tu ?…
En mon cœur éperdu
Sonnait un glas lamentable.
Et j’ai souffert l’angoisse inexpiable,
Longtemps, ainsi, longtemps, hélas !


II


 
Tu m’as quitté. Ton âme
Dans le champ de mon âme avait fait sa moisson ;
De sillon en sillon
Tu passas, chère femme,
Et tu cueillis
Les longs épis, les lourds épis
De mes désirs où tes désirs avaient leur aliment ;
Ô moissonneuse,
En l’été de notre tendresse amoureuse
Tu fis ta gerbe
Et d’herbe en herbe
Tu choisis le froment…
Va, maintenant,
Vers d’autres champs, vers d’autres prés.
Vers d’autres blés
Et vers d’autres baisers,
Vers des terres inexplorées.
Vers des moissons nouvelles nées.

Un autre a tes caresses ;

Un autre a les largesses
De tes mains verseuses d’espoir ;
Un autre est le miroir
Où tu mireras tes liesses ;
Un autre sera le lac
Où lu promèneras l’entrelac
De tes désirs et de tes souvenances ;
Un autre sera la forêt
Où s’endormiront tes regrets ;
Un autre sera le reflet
De tes plus suaves confiances.

Là-bas
Ainsi tu recommenceras
Ton chemin au long de la route
Où tu passas heureuse et toute
Rayonnante de bon amour.
Peut-être avec un autre un jour
Tu reverras la haie fleurie
Et la prairie
Si douce et ta folie
Si belle ! Après l’épreuve
Tu le retrouveras, le fleuve
Où ta pensée voguait, les ailes blanches,
Entre l’enlacement des branches

Et le miroitement des eaux pourprées.
Sans doute viendra-t-il,
Le soir subtil,
Le soir serein,
Le soir divin ;
Et l’éclair encore luira
T’illuminant d’un glauque et fulgurant éclat,
Et l’heure
Pour toi de nouveau sonnera
Où tes deux yeux se pâmeront.
Tandis qu’entre tes lèvres passeront
Des sanglots et des cris et ce leurre
Effroyable que sont les serments
Des amants.

Je serai
L’exilé,
L’ami
Proscrit,
Le serviteur
Chassé, l’époux trahi,
Le cœur
Percé du triple glaive,
Le rêve
Enfui,

Je serai l’âme
Dont tu pris la flamme,
Le champ vidé,
Le sillon épuisé.
Le labour déserté.
Et le silence
Qui recouvre la lande immense
Où jadis
Résonnaient des cris
De paradis.


III


 
Ainsi s’en va vers des amours nouvelles
Celle à qui notre passé s’était donné ;
Oiseau fugace ! fantôme ! rayon envolé !
Ses ailes
S’éparpillent en de nouveaux azurs
Et son front
Se baigne au plus profond
Des oublis les plus sûrs.
Un autre elle aimera,
Un autre elle trompera,
Vers un autre elle partira.
Lui, cependant, il aimera son âme.
Elle sera sa femme,
Comme je l’eus pour femme
Et comme j’eus son âme…
Et qui sait seulement si ma voix douloureuse qui clame,
Ô fugitive, te fera jamais te souvenir
Que tu m’aimas et que ton âme
A pu, jadis, un jour, m’appartenir ?