Poésies (Amélie Gex)/À Victor Hugo

Claude-Paul Ménard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 102-104).

À VICTOR HUGO

ODE.

Il marché, car il sait où son œuvre le mène.


Maître, Jésus disait : « Heureux celui qui donne,
Bienheureuse la main qui s’entr’ouvre en mon nom !
« L’aumône est une fleur que mon Père moissonne,
« Qu’au ciel il paiera d’amour et de pardon. »

Que te réserve-t-il pour le bien que tu sèmes,
Poète dont le cœur s’émiette pour chacun !
Qui fit naître un sourire où grondaient les blasphèmes,
Dont les pleurs, en tombant, se changent en parfum…

Quelle part te donner à toi, l’esprit sublime,
L’âme qui fut l’écho de chaque vérité,
Le champion du droit ou la fière victime,
Inflexible et superbe en ta sérénité !

Cette part ce n’est point l’éphémère couronne
Que la gloire attacha sur ton front rayonnant,
Hochet futile et vain dont l’éclat monotone
Pour toi, grave penseur, n’a plus rien d’attrayant !…


Ce n’est point la richesse, orgueilleuse en son faste ;
Le pouvoir entouré du prestige mondain ;
L’idolâtre clameur d’un peuple enthousiaste,
Ce triomphe d’un jour, souvent sans lendemain…

Non, ta lèvre n’est point la lèvre qui s’abreuve
À ce fleuve bourbeux qu’on nomme le plaisir…
Dieu garde pour ta soif tout le fiel de l’épreuve,
La souffrance est la part qu’il voulut te choisir.

Ton front n’est point de ceux que la joie illumine :
« Souffrir étant ton lot », pleurer est ton destin !
Jour par jour, le malheur en ta maison butine
Quelque fleur, souvenir de ton jeune matin.

Si, courbé par le sort, quelquefois tu demandes
Le pourquoi des sanglots qui soulèvent ton sein,
Pourquoi sur cette croix Dieu veut que tu t’étendes,
Pourquoi l’amer calice est toujours, toujours plein !…

Dans la nuit qui se fait au dedans de ton âme,
Maître, n’entends-tu pas la voix de Jéhova
Te crier : — Ô lutteur, l’avenir te réclame,
Marche, car sur tes pas tout un peuple s’en va !

Marche, malgré l’affront, l’injure et la huée !
Poète, devant toi mes Cieux restent ouverts !
Marche, car tu verras l’éclatante nuée
Qu’Israël entrevit dans les sombres déserts !…


Tu seras le voyant ! tu seras le prophète !
De tous les hauts sommets, découvrant le chemin,
Sans cesse, dans les vents, la foudre et la tempête,
Reste le timonier du pâle genre humain !

Verse ton cœur, ton âme et tes pleurs sur la foule ;
Donne-toi tout entier sans jamais te lasser.
Que ta sainte douleur soit le baume qui coule
De l’arbre que le fer aigu vient de blesser !

Oui, Maître, c’est bien là ton âpre destinée !
Toujours meurtri ! toujours saignant ! toujours brisé !
Mais, sublime en sa foi, ta grande âme obstinée
Courbe sous le malheur un front cicatrisé !

Et tu dis : « Je serai, sur le bord de ce gouffre
Que le mal a creusé dans ce temps vermoulu,
La voix qui crie encore à chaque être qui souffre :
Tout martyr ici-baş est au Ciel un élu ! »

D’autres vont s’en aller en ayant la main pleine
D’amour, de volupté, de richesses, d’honneurs ;
Toi, tu t’endormiras, la figure sereine,
Riche de tout le bien que tu fis à nos cœurs !