Poètes épiques/02

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DES
POÈTES ÉPIQUES.

ii.

DE L’ÉPOPÉE ROMAINE.[1]


Rome et Athènes ne sont pas seulement sœurs. L’une est l’achèvement de l’autre. Ce sont deux phases d’une même société. Mêmes dieux, même ciel, même droit, même esclavage ; par conséquent même idéal et même poésie. D’où il suit encore que l’on ne peut ébranler Homère sans ébranler le système des antiquités romaines. Le Parthénon a toujours eu son écho dans le mont Palatin.

Les hypothèses de Wolf sur l’épopée ionienne avaient paru vers la fin du siècle dernier. Seize ans après, elles furent appliquées avec beaucoup plus d’éclat encore à l’histoire romaine, par un homme qui possédait toutes les qualités nécessaires pour détruire et pour édifier ; car il avait du scepticisme et de l’enthousiasme dans une mesure égale, presque autant d’imagination que de science, et par-dessus tout cela, une ardeur de prosélytisme, une gravité, un héroïsme d’intelligence, tels qu’il est bien difficile à ses adversaires même de prononcer son nom sans vénération. Imaginez un Curtius érudit, toujours prêt à se jeter dans les gouffres inconnus. C’est de lui qu’on pouvait dire à juste titre, qu’il prophétisait le passé, tant il excellait à découvrir dans l’histoire de merveilles inconnues à ce passé lui-même. Cet homme était Niebuhr ; esprit, ame, imagination du nord, s’il en fut jamais ; vrai Scandinave sous la figure d’un compatriote de Montesquieu et de Montaigne ; il tenait d’ailleurs de cette grande époque de guerre, où la nation allemande, maniant à la fois l’épée et la truelle, combattait en même temps qu’elle bâtissait, dans sa poésie et dans sa philosophie, l’édifice de ses rêves. Personne ne sentit plus que Niebuhr l’héroïsme des passions de ce temps-là. De son camp d’érudit, il commença par attaquer Napoléon avec le texte commenté des Philippiques de Démosthènes. Plus tard, cette épée athénienne ne suffisant plus, il travailla à épauler des batteries aux journées de Bautzen, de Lutzen, de Leipsick. Ce fut, en tout, un noble, un courageux, un implacable ennemi.

Ce fut aussi au milieu de ces passions encore refoulées, qu’il publia en 1811, la première partie de son Histoire Romaine. Cette époque est importante à constater. Les chants nationaux venaient d’acquérir dans la mêlée de l’Europe une valeur imprévue. L’expression soudaine et inculte des sentimens de la foule avait alors plus de prix que n’en avait eu jamais l’art savant et cultivé ; on entendait dans l’air comme un éternel murmure de mélodies nationales, qui précédaient le cri de la bataille. Romances espagnoles, ballades écossaises, irlandaises, chansons des Tyroliens, des Russes, des Serbes, étaient incessamment traduites d’une langue dans une autre. Les poètes comme les princes s’humiliaient devant la muse des peuples. Par-dessus tout, c’était le règne du poème des Niebelungen. On adorait de nouveau le vieux poème germanique comme une de ces reliques que l’on exhume de leurs châsses, à la veille du combat ; tout vivait, tout s’inspirait, tout s’enivrait du chant populaire, le poète, le critique, le soldat, le prêtre, le roi. Ce fut le tour de l’érudit. C’est sous cette préoccupation, ou plutôt sous cette obsession, que Niebuhr conçut sa théorie de l’histoire primitive de Rome. Ainsi, du moins, s’explique comment il transporta la harpe de Siegfried dans le Pomœrium des Latins, et comment il attribua à la plèbe romaine le génie idéal des Scandinaves et l’instinct de poésie des Burgondes. On a reproché au siècle de Louis XIV d’avoir fait des anciens autant de seigneurs de la cour de Versailles. Ne pourrait-on pas dire que Niebuhr les a trop souvent changés en Germains de sa tribu, des Dittmarses ?

De la même manière que Wolf avait aboli Homère, Niebuhr abolit les trois premiers siècles de Rome, au profit du chant populaire. Cette hypothèse n’était ni moins hardie, ni moins riche que la précédente ; elle s’appuya comme elle sur l’analogie ; en outre, elle édifiait ce qu’elle semblait détruire ; déjà à moitié renversées par Beaufort, les annales des rois et des premiers consuls se changeaient en une suite d’aventures fictives et de rhapsodies héroïques ; ainsi dans Virgile, les vieux vaisseaux échoués s’étaient métamorphosés en amoureuses naïades. Dans cette transformation, on perdait trois ou quatre siècles de l’histoire ; on y gagnait une poésie primitive, indigène, ou du moins l’ombre de tout cela. Au lieu d’une succession d’évènemens souvent impossibles, presque toujours contestables, on avait le chant de Romulus, le chant de Tarpéia, le chant de Numa, d’Ancus, de Servius, de Lucrèce, de Tarquin. Par une analogie nouvelle avec les Niebelungen, on établissait que ces poèmes latins n’avaient été achevés que plusieurs siècles après les temps auxquels ils se rapportaient par leurs sujets. De plus, chose merveilleuse ! ces chants étaient tantôt d’origine populaire, tantôt d’origine aristocratique ; il y avait, pour ainsi dire, le chœur plébéien sous Servius, le chœur patricien sous Tarquin-le-Superbe ; de sorte que la grande épopée se partageait en un dialogue dans lequel on reconnaissait la différence des voix et des conditions. La harpe de fer du Capitole exprimait les deux modes entre lesquels se divisait la cité de Romulus.

L’histoire allemande avait commencé par le chant de Siegfried dans le poème des Amales, l’espagnole par celui du Cid, la bretonne par celui d’Arthus. Pourquoi en serait-il autrement de l’histoire romaine ? Que de raisons se joignaient à celle-là ! Les contradictions des historiens, l’absence de monumens certains, l’incendie du Capitole dans lequel avaient péri tous les vestiges de la tradition écrite ; ces motifs avaient une valeur négative : on y ajoutait le merveilleux des aventures, la poésie des caractères, et puis enfin, quelques textes égarés ; car c’était le côté faible de ce système, que le petit nombre et l’insuffisance des témoignages sur lesquels il s’appuyait. Mais cette faiblesse n’était-elle pas bien rachetée par les ressemblances de l’histoire universelle, par la grandeur des résultats, par l’audace même de la découverte qui tenait d’une sorte de révélation, surtout par l’accent convaincu du chef de la nouvelle doctrine. Son intolérance étant un gage de vérité, on cédait à une conviction si orgueilleuse tout ce que la science laissait douteux. Voilà comment on crut voir reparaître, sous les récits oratoires de Tite-Live, comme sous de maladroits palimpsestes, une série de chants épiques en mètres saturnins. Ces chants, qui commençaient à Romulus, avaient pour dénouement la bataille de Regille. Après cette journée seulement, on entrait dans l’histoire. Par là était résolu le problème de l’épopée romaine. Ce n’était plus dans le siècle d’Auguste qu’il fallait chercher le vrai monument de la poésie latine. Tout au contraire c’est au commencement, et dans les langes de la société romaine, que se rencontrait ce chef-d’œuvre. Les lignes principales, les formes, les divisions, les épisodes, et même quelques débris du rhythme, venaient d’en être découverts ; chacun pouvait le refaire à son gré. Est-il besoin de dire que l’on attribuait tout d’abord à ce Paradis perdu de la poésie latine, toutes les qualités que l’on refusait à l’époque de culture, l’originalité, la grandeur, la naïveté, l’indépendance ? Au milieu de cela, survinrent les critiques ; ils arrachèrent à Virgile sa couronne chancelante ; ils la mirent au front du fantôme de l’Homère latin, nouvellement retrouvé dans les huttes de la Rome primitive ; bien des cordes, il est vrai, manquaient à cette lyre perdue depuis trois mille ans. Mais l’imagination des érudits était empressée à les rattacher et à les faire vibrer à leur guise. Ainsi s’acheva le triomphe d’un rêve ; rien ne manqua au fantôme, pas même l’apothéose, après quoi on se demanda un jour s’il avait réellement existé, et quelle preuve on en avait ; ce jour-là, la foi tomba comme elle s’était élevée. Niebuhr était appuyé sur Wolf ; la ruine de l’un devait entraîner la ruine de l’autre. Ni chez les anciens, ni chez les modernes, il n’y a place à la fois pour deux Homère.

Il y eut un temps où toutes les hypothèses, pourvu qu’elles arrivassent d’Allemagne, étaient acceptées par nous en France sans presque aucun contrôle. Il semblait qu’elles portassent au front le signe visible de l’infaillibilité. Plus elles sortaient des habitudes reçues, plus ces filles de la révélation nouvelle étaient accueillies avec avidité. Mais ces temps sont passés ; un trop grand nombre de ces fantômes nous ont trompés, se donnant chez nous pour jeunes et nouveaux quand ils étaient déjà surannés et décrédités dans leur pays. La barque qui va et vient sur le Rhin nous a apporté de la contrée des songes assez d’ombres sans corps, auxquelles nous avons accordé le droit de cité. Avant de les suivre dans leurs vides royaumes, il doit nous être permis aujourd’hui d’examiner ces hôtes, sans être taxé d’intolérance.

Quand je considère de près la question d’une épopée populaire dans les premiers temps de Rome[2], autant cette hypothèse agrée d’abord à ma fantaisie, autant, après cela, je trouve peu de raison de me fier à cet attrait ; et je finis par ne découvrir pas moins d’invraisemblance dans le système nouveau que dans la fable antique. La première chose que je demande est de savoir par quels organes cette épopée s’est exprimée, par quels moyens elle s’est transmise et perpétuée. Or, cette difficulté si élémentaire m’arrête tout court. Où sont, dans Rome, les chanteurs des poèmes romains ? où sont les rhapsodes, les homérides latins ? Il n’y en a point, et je n’aperçois rien qui puisse les suppléer. Évidemment, si, pendant quatre siècles, les souvenirs nationaux se sont transmis par le chant, on aura découvert dans les habitudes publiques des Romains la trace d’établissemens semblables à ceux des Grecs. Il y aura parmi eux des familles qui feront profession de réciter, de père en fils, l’Iliade de Romulus ; cette profession elle-même sera une sorte de sacerdoce. Ce que la société héroïque du moyen-âge a fait pour des fictions qu’elle savait être telles, la société romaine ne l’aura-t-elle pas fait pour le poème sacré de la cité ? Chez les modernes, je connais des bardes, des ménestrels, des trouvères, des jongleurs, des meistersaengers, qui tous ont chanté la fable d’Arthus ou de Charlemagne ; à plus forte raison trouverai-je un grand nombre d’hommes et de conditions semblables dans la vieille Rome. Mais il n’en est rien, loin de là ; le nom même du poète manque à la langue de cette société du patron et du client, tant ils sont loin de posséder une école de rhapsodes épiques ; ils ne connaissent d’abord que le prophète et le devin augural, vates. Ainsi voilà une société fondée, dit-on, sur l’épopée, et qui n’a pas même dans sa langue un mot pour désigner la condition du poète[3] ! Mais au moins, en admettant que ce dernier, quelque nom qu’on lui donne, ait été l’unique conservateur de la tradition des ancêtres, il sera, sans nul doute, honoré dans Rome plus qu’en aucun lieu du monde. Le rhapsode latin, s’il existe, aura sa part de gloire au festin du patriciat ; sa place sera marquée dans la cité ; il n’aura rien à envier au rhapsode d’Ionie. Or, c’est précisément encore le contraire qui a lieu dans la vieille Rome, le poète n’est rien autre chose qu’un histrion, un parasite. Caton peut reprocher à un proconsul, comme une action déshonorante, d’avoir lié commerce avec l’un d’eux, quand même cet histrion était le grand Ennius. Ce sont là de singulières contradictions dans une société qui devrait tout au poète.

J’admets qu’on n’en tienne point de compte, non plus que de cette autre circonstance, qu’aucun Romain n’a été sur la voie des origines romaines. De semblables méprises se découvrent ailleurs, et je consens qu’on n’en tire aucun argument sérieux. Mais, après cela, je m’informe des autorités antiques sur lesquelles le nouveau système est fondé ; et mon étonnement est grand de voir qu’en éconduisant les citations parasites, tout se réduise à deux ou trois lignes de Caton l’ancien, répétées presque dans les mêmes termes par Varron et par Denys d’Halicarnasse. Dans le peu de mots extraits de son livre sur les origines, Caton affirme que, long-temps avant lui, c’était une coutume, dans les repas, de chanter des vers à la louange des vertus des grands hommes. Qui croirait que ce soit là, avec quelques mots semblables, l’unique fondement de la théorie nouvelle ? Rien pourtant n’est plus vrai. Détachée de ce qui la précédait et de ce qui la suivait, l’assertion de Caton prouve bien l’existence de quelques chants de table, quand même elle laisse ignorer si ces chants étaient véritablement populaires, ou s’ils étaient déjà imités des Grecs. Seulement il y a loin de là à une série de longues aventures, qui formeraient ensemble un cycle et une histoire continue. On pourrait même dire que les circonstances indiquées par le vieux sénateur s’opposent à cette dernière supposition. Dans la société frugale des premiers Romains, la coutume fut-elle jamais de prolonger les festins aux accords interminables de la lyre épique ? Un chant de guerre, une prière sacrée, une nénie de funérailles, voilà ce qui s’accorde avec ces mœurs ; de lentes rhapsodies au banquet de Cincinnatus, c’est là ce qu’on ne peut se figurer. Il ne sert de rien de remarquer que les faits de l’histoire romaine, pendant trois siècles, sont pleins de merveilleux ; car, pour affirmer sans réplique que des évènemens ont leur origine dans un poème, il ne suffit pas que le récit en soit mêlé de circonstances surnaturelles. D’une part, la tradition la plus merveilleuse peut fort bien se transmettre et durer sans le secours du chant et sans celui du rhythme. C’est ce que l’on voit par les traditions ecclésiastiques, par les contes populaires, par la légende dorée. D’une autre part, il est des faits poétiques qui, sous des accessoires fabuleux, peuvent être très réels. De nos jours, nous avons eu de cela un exemple frappant qui ne doit point être perdu. Il a été donné à notre temps d’observer dans des faits très authentiques, dans ceux de la guerre des Grecs contre les Turcs, l’effort d’une mythologie naissante, qui rappelle, par beaucoup de points, l’esprit de l’antiquité héroïque. À presque tous les Klephtes, nos contemporains, sont attribuées des actions surhumaines. Que manque-t-il, dès le présent, à Karaiskaky, à Botzaris, à Tzamados, à Nikitas le turcophage, pour devenir, entre nos mains, autant de types généraux ? Ils conversent avec leurs sabres, avec les têtes coupées, avec les fleuves où ils passent, avec la montagne qu’ils gravissent ; les oiseaux aux ailes d’or leur parlent leur langue magique. D’ailleurs, un seul d’entre eux accomplit dans la tradition des actions pour lesquelles suffirait à peine une armée entière. En est-ce assez pour me démontrer que ces hommes que j’ai vus de mes yeux et touchés de ma main ne sont que des êtres de raison, et qu’ils n’existent qu’en vertu d’un poème inventé par l’orgueil populaire ? Cependant la plupart des raisonnemens de Niebuhr s’appliqueraient à eux, et conduiraient invinciblement à ce résultat : Souli n’est pas moins fabuleuse que Rome.

Que si, laissant les considérations extrinsèques, je pénètre plus avant dans la question, et si j’examine les règnes des sept rois de Rome, non-seulement j’y cherche en vain le caractère évident de poésie populaire qu’on croit y découvrir ; mais encore j’y aperçois tout le contraire. Les éternelles divisions de tribus, de curies, de centuries, les réglemens politiques, les établissemens de lois, de colléges pontificaux, de monnaie, les commentaires, les grandes annales, les libri lintei, la division des artisans par Numa, des classes par Servius, les constructions d’aqueducs, de murs d’enceinte, de routes, de cloaques ; voilà d’étranges sujets de chansons et de thèmes héroïques ! À quoi bon tout inventer pour n’inventer pas mieux ? Dans la plupart des autres faits se découvre un mélange d’érudition grecque, peut-être plus opposé encore au génie de l’inspiration plébéienne ; et dans tous les cas, l’empreinte d’un génie juridique s’y laisse voir bien plutôt que celle d’un génie poétique et spiritualiste. Ce triste peuple romain ne chante pas ; il écrit : il écrit sur le bois, sur l’écorce, sur le cuivre, sur le plomb, sur l’airain, sur la toile. En vain les sibylles ont tiré de bonne heure son horoscope dans la langue d’Homère ; il n’a point la sérénité de l’Ionie pour épancher ses rudes souvenirs en longues rhapsodies. Il n’a point eu d’enfance ; sa jeunesse a mûri en un moment, et le travail, la guerre, le châtiment, la loi, la nécessité, l’imitation, l’ont vieilli avant l’âge. Ses années sanglantes sont marquées une à une par le grand pontife, et marquées d’un clou au pilori sacré ; voilà sa première épopée, la seule indubitable. Prédestinée à la prose, Rome a toujours su écrire. Elle s’est formée et s’est accrue à l’ombre d’Alexandrie ! Ses rois, hommes ou idées, Klephtes ou symboles, ont deux visages comme son Janus : l’un très idéal, l’autre très réel. À côté de la louve du Tibre, vous les rencontrez dans tous les embarras de la jurisprudence et de la parole écrite. Des fastes, des commentaires, des annales, un droit fécial, un droit papirien, écrits sur l’écorce du figuier ruminal ; est-ce là le berceau d’un rhapsode ? N’est-ce pas plutôt le berceau d’un légiste ?

En vain oppose-t-on que les livres ont été détruits dans l’incendie du Capitole, et que chacun, plébéien, patricien, a recomposé à sa guise les âges perdus. Admettez qu’un seul monument ait échappé aux flammes, l’arbitraire dans la tradition devient impossible, et personne ne nie aujourd’hui qu’il n’y en ait eu plusieurs de sauvés. Joignez à cela que le chant populaire ne se reforme pas systématiquement trois ou quatre cents ans après les événemens dont il s’inspire ; cet artifice est le contraire même de la nature. Les livres écrits se sacrifient en un moment ; il n’est besoin que d’un trait de plume, et voilà des interpolations, des omissions irréparables. Avec l’épopée chantée, il en est autrement. Pour la falsifier en un jour, il faudrait la conspiration de tout le monde sans que personne en fût instruit. Le chant populaire s’altère avec le temps de génération en génération ; il se développe, il se modifie, il s’atténue, il se transforme, il ne se recompose pas tout d’un coup et sciemment au profit d’un autre âge. Supposé même que cela fût, le corps des prêtres (que l’on fait au reste trop peu intervenir dans cette question) n’a pu perdre entièrement le souvenir du passé. Si le peuple romain eût voulu, à certains jours, façonner un poème systématique à son profit, qui doute que cette version mensongère n’eût été démentie par les pontifes ? Au moins elle n’eût jamais pris la place de leurs annales. Partout où le sacerdoce a été établi, la muse plébéienne n’a pu l’emporter en autorité sur la tradition des prêtres. Ceci est confirmé par l’exemple des Hébreux, des Égyptiens et du monde catholique. Au moyen-âge, les caractères d’Attila, de Charlemagne, ont été défigurés par la poésie populaire. Mais, au sein de l’ignorance de l’époque, qui, certes, équivaut à l’incendie du Capitole, la simple chronique des monastères a empêché dans le monde la confusion absolue de l’histoire et du poème. Ce que le magicien Turpin n’a pu sous les Carlovingiens, je doute qu’il l’eût pu davantage dans le grand cloître de la Rome patricienne.

D’ailleurs il n’est que trop visible qu’à force de l’exagérer, Niebuhr détruit lui-même son assertion. Il suppose que les poèmes héroïques de Romulus et de Numa existaient encore au temps d’Auguste ; c’était donc à l’insu de tout le siècle. Il croit aussi reconnaître dans la prose de Tite-Live des lambeaux de vers saturnins, et, après cela, des vestiges d’un mètre lyrique dont personne au monde ne connaît seulement les règles. Autant vaudrait dire que les œuvres de Pascal et de Bossuet sont les débris d’un vieux poème, sur ce fondement qu’il se trouve dans leur prose des lambeaux d’hémistiches.

Non, Rome n’est point sortie de terre, comme les villes grecques, au son des flûtes enchantées ; un plus rude commencement l’a préparée à une virilité plus austère. Pas davantage les exemples tirés de l’épopée germanique, espagnole, persane, ne s’appliquent à elle. Le plébéien romain ne s’égare pas, comme le Siegfried des Niebelungen, dans une vague contrée, au chant des cygnes du Rhin et au son des harpes des Valkyries. Il n’est point assis, comme l’Arthus breton, dans un festin éternel ; à la table ronde, parmi les bardes de Cornouailles et du pays de Galles. Il n’écoute pas, comme le Cid à côté de Chimène, les luths de Castille ; il ne ressemble pas même au Serbe errant sur son cheval caparaçonné, ni au Klephte libre sur le sommet du Vourcano. Avant tout, le plébéien romain est dominé par la loi, par l’écriture, par la prose. C’est un débiteur entre les mains de son créancier ; c’est un jurisconsulte, un Gaius, un Papirius, non un Homère. S’il balbutie un poème, c’est la litanie des laboureurs et des prêtres arvales, ou plutôt quelque lambeau du poème horrible des douze tables, lex herrendi carminis. Les formules des patriciens, le nom secret de la cité, les cérémonies, les ruses, le spectacle dramatique de la loi, voilà ce qui excite son imagination plus que des aventures idéales, que rejette son esprit matérialiste et de bonne heure enchaîné. Il a des traditions de famille, des légendes, quelques rares chansons de guerre et de table, des hymnes religieux, point de poèmes ni de rhapsodies continues. Quand même il en aurait, où les chanterait-il ? Quel loisir lui laisse la guerre ou l’ergastulum ? Est-ce sous le fouet du créancier qu’il chantera le triste chant du plébéien ? Il n’a point d’assemblées qui soient des assemblées poétiques, point de jeux de Némée ni d’Olympie. Il ne voyage pas comme le rhapsode grec ; il ne chevauche pas comme le chanteur serbe. À trois lieues de sa ville il trouve l’ennemi. Au dedans, au dehors, est l’esclavage. Son foyer est muet. De là il faut supposer ou que ce furent les patriciens qui chantaient à leurs banquets le chant composé contre eux par les plébéiens, ou que ce poème populaire fut de bonne heure écrit et conservé en secret par le peuple sous cette forme savante ; et je ne sais laquelle de ces deux hypothèses est la plus inadmissible.

Ce n’est pas tout. Si les plébéiens ont été capables de produire dans l’âge barbare une épopée telle qu’on la suppose, cette faculté n’aura pas disparu en un moment. On retrouvera plus tard, je ne dis pas des poèmes semblables, mais au moins des fragmens et des tentatives du génie populaire. Quand les poètes patriciens, formés sur les modèles grecs, commenceront à paraître, on verra une lutte, un effort de la pensée plébéienne, pour résister à l’innovation. Si l’on n’admet pas la lutte de deux écoles, il y aura au moins quelque part un regret pour cet ancien vers saturnin inventé par les Faunes[4] et aboli par Ennius. Dans les grandes occasions, on entendra encore le retentissement de ces chants évanouis. Après le poète viendra l’écho, après Homère les homérides. Dans l’époque d’art le plus cultivé, le génie national conservera encore des marques de son origine, et la muse des premiers temps visitera par intervalles le siècle de Mécène. Sur ce dernier point, je sais bien qu’à nous autres Français on peut objecter l’oubli dans lequel le siècle de Louis XIV a laissé tomber les formes de la vieille poésie indigène ; mais cet oubli n’a pas été complet. Dans cette seconde renaissance, il y eut toujours des hommes et des monumens qui représentèrent la tradition du vieux génie que l’on appelait gaulois. Sans parler des Amadis et des poèmes chevaleresques en prose, Lafontaine seul ferait soupçonner tout un monde perdu. Il n’y a point de Lafontaine sous Auguste.

Enfin, on ne sait où remonter pour trouver dans la poésie romaine la trace du chant populaire : plus vous poursuivez ce fantôme, plus il vous échappe ; dès que vous entendez prononcer un nom de poète, la réaction grecque est déjà complète. Le plus ancien de tous, Livius Andronicus, débute par une traduction de l’Odyssée. Après lui, Nœvius et surtout Ennius, en racontant les histoires les plus intimes de la vieille Rome, sont déjà sous le joug d’Euripide. Si l’on remonte plus haut, on trouve la liturgie des prêtres pour bénir le temple, le champ, le tombeau, mais point de rhapsodies, point de poèmes héroïques, point d’épopée. Pour enfanter une série de poèmes, il faut à un peuple une certaine oisiveté ou liberté poétique ; celle du Germain dans la forêt hercynienne, du Gaël dans le clan, de l’Arabe dans le désert, du trouvère dans sa maison joyeuse de Provence. Mais il n’y a point, il ne peut y avoir d’épopée de l’esclave dans la prison, du serf sur la glèbe, du débiteur entre les mains du créancier, du plébéien sur le mont Aventin. Jusqu’à l’établissement du tribunat, la plèbe romaine fut en quelque sorte muette ; c’est là son caractère dans la loi et dans l’art. Il ne faut pas le lui ôter. Pour créer un poème héroïque, il lui manquait bien plus que le génie de la poésie et de l’art instinctif ; il lui manquait la libre possession d’elle-même. Sa langue était liée, car l’épopée nationale a toujours été l’expression idéale de l’indépendance et de la personnalité conquise, non celle de la servitude consentie ou disputée. C’est, à mon avis, une contradiction insupportable que de réduire, d’une part, presque à rien le droit et la personnalité morale de la population plébéienne dans les premiers temps de Rome, et de l’autre, d’attribuer à cette espèce de paria ou d’outlaw, ce qui est dans un peuple le produit le plus manifeste du sentiment exalté de l’existence, je veux dire, le poème héroïque et épique ; et cette contradiction, à la vérité, d’un ordre purement philosophique, se trouvant jointe à celles qui naissent, en foule, du fond même des choses, des circonstances de la langue, de l’histoire, et du concours entier des faits, m’empêche de donner la moindre créance à l’hypothèse d’une épopée idéale dans les quatre premiers siècles de Rome.

Ces principes posés, il est aisé de voir comment ils ont été confirmés par la poétique des Romains. Le vice que l’on découvre dans leurs origines se perpétue pour eux à travers toutes les époques. Ce qu’ils n’ont point eu dans les âges barbares, ils ne le possèdent pas davantage dans les âges les plus cultivés. Le poème héroïque n’étant que le développement continu des formes indigènes et spontanées dans l’art, aucune science, aucun mécanisme n’a pu suppléer pour eux ces formes qui leur manquaient ; le défaut d’une Énéide populaire, dans les premiers temps de Rome, devait entraîner tôt ou tard, pour résultat, la forme empruntée et abstraite de l’Énéide du siècle d’Auguste. Ce fut là ce qui, à la fin, poussa Virgile au désespoir. Comme son héros, il sentit qu’il n’avait embrassé qu’une ombre.

Une conséquence qui tient de près à celle-là, est l’idée que les Romains en général se formaient du but de la poésie. De ce qu’elle n’avait point été chez eux l’expression consacrée des croyances populaires et nationales, il s’ensuit qu’ils la considérèrent de bonne heure comme une invention arbitraire qui pouvait être ou n’être pas plus propre à orner le mensonge que la vérité, et faite surtout pour l’amusement des patriciens. Chez les Grecs, elle avait été religion, culte et dogme tout ensemble. Elle était pour eux plus vraie que l’histoire ; et c’est même là tout le système d’Aristote. Chez les Romains, rien de cela. La poésie est fiction, fable, mensonge ; c’est devenu un grand mérite que de savoir s’en défier. De là, quand Tite-Live transcrit Ennius, il se garde bien de le citer ; il croirait, en le faisant, manquer à la dignité de la tradition. En un mot le divorce entre la poésie et la réalité s’est accompli par les Romains. Le monde idéal et le monde réel, réunis jusque-là dans les lyriques orientaux, dans les prophètes hébreux, dans les hymnes orphiques, dans les rhapsodes ioniens, sont désormais, séparés ; ils ne se confondront plus. Le poète n’est plus le guide des peuples. Il a perdu une à une toutes ses couronnes, hors la couronne des songes. Il n’est plus ni législateur, ni prêtre, ni historien. Il est devenu on ne sait quoi, une espèce de fou de cour fait pour divertir, après le lion muselé du cirque, l’univers devenu vieux.

D’après ce qui a été dit plus haut, il est également manifeste que l’art romain devait nécessairement adopter pour loi suprême la loi d’imitation. C’était la règle à laquelle il était soumis en naissant. Ses formes lui étaient imposées en même temps que la théodicée et la cosmogonie des Grecs. Un même système religieux ne pouvait pas produire deux systèmes d’art différens ; et les dieux helléniques une fois reconnus, la conséquence était de donner à l’Iliade et à l’Odyssée presque la même importance sociale dans Athènes et dans Rome. Tout se tient dans la poétique païenne, même lorsque tout semble s’y contredire. Depuis le grammairien jusqu’au père des dieux, tout s’engendre l’un de l’autre ; tout s’appuie l’un sur l’autre ; Terentianus sur Horace, Horace sur Aristote, Aristote sur Homère, Homère sur Jupiter. Pour changer la forme de l’art, il fallait changer les dieux, et il n’y avait que le Christ qui pût déshériter Homère. De là, quand les critiques modernes ont tenté de rétablir telle quelle la théorie d’imitation, ils ont fait une règle générale de ce qui avait été un cas particulier à l’établissement des Romains. Ce sophisme a son nom dans les écoles.

En effet, il est arrivé aux Romains ce qui est advenu à toutes les civilisations naissantes quand elles ont été subitement mises en rapport avec des civilisations plus avancées. Celles-ci ont promptement dévoré celles-là. Dès le berceau, l’Hercule latin a été enlacé par les replis du serpent grec ; jamais il n’a pu s’en dégager. Au-dessus des huttes de Romulus planait le fantôme de la civilisation homérique. À peine ce dernier commença-t-il à paraître, qu’il fût le maître, et qu’on n’en voulut plus reconnaître d’autre. La révolution commença par les dieux ; le tagès d’Étrurie s’inclina sur sa glèbe, comme un serf, devant le Jupiter Panhellénien.

Ce changement ne produisit pas même un schisme, et le polythéisme païen fonda dès-lors dans Rome une sorte de catholicisme païen. Le vieux Saturne d’Italie se laissa détrôner sans résistance par les dynasties des dieux étrangers. Le ciel grec s’abaissa avec toutes les nuées olympiennes sur l’Italie, sans qu’il sortît un seul murmure de cette terre déshéritée. Il est vrai que les populations les plus religieuses avaient été extirpées au préalable. Les cités cyclopéennes n’étaient déjà plus habitées que par les couleuvres toscanes, et les Romains avaient traité les Étrusques de la même façon que plus tard Charlemagne traita les Saxons hérétiques. Par là fut frayé le chemin aux croyances et aux divinités nouvelles. Quand fut ainsi consommée l’invasion religieuse, que restait-il à faire à l’art ? il lui restait à l’admettre et à s’y conformer.

Supposez que dans la lutte les Étrusques l’eussent emporté sur les Romains, l’Italie ancienne eût certainement produit une poésie plus originale. Au lieu de tout puiser dans l’imitation de la Grèce, leur art eût trouvé ses formes dans la liturgie toscane, dans les hymnes des prêtres, des augures, des sibylles. Mais l’extirpation de ce peuple fut en même temps l’anéantissement de la vieille poésie italique. Je remarque que la même question de civilisation et d’art qui se débattit entre Athènes et les Persans, se résolut dans le même sens entre Rome et les Étrusques. En soumettant ces derniers, Rome soumit avec eux le sacerdoce qui devint muet, et perdit sa poésie dans l’esclavage de la cité politique : ainsi, on peut dire que dans l’antiquité l’école d’Homère triompha deux fois du génie sacerdotal et oriental, la première avec les Grecs à Salamine, la seconde avec les Romains au bord du lac Regille.

Si pour produire un système de faits propres à la poésie épique, il n’était besoin que du concours du monde matériel, aucune tradition, aucune histoire, ne seraient plus riches en cela que la tradition et que l’histoire romaines. Il suffit de rappeler les principaux sujets qu’elles fournissent, et qui touchent à tous les rapports du monde antique. — La tradition d’Énée, — l’époque des rois, — les guerres puniques, — César, — les invasions des Barbares. — Ces sujets ont été traités séparément par Nœvius, Ennius, Virgile, Lucain, Silius Italicus, Claudien. Mais chacun d’eux porte en soi un vice commun à tous, et que rien ne peut racheter. Rome a beau être placée au cœur du monde, un univers tout entier échappe constamment à sa conquête, je veux dire l’univers impalpable des croyances et des idées. Le monde réel dominait trop fortement chez elle le monde idéal, pour qu’il pût s’établir entre eux les justes proportions d’où naît l’harmonie de l’art ; l’action surpassait la pensée, l’histoire opprimait le poème. Entre la terre et le ciel, l’accord ne fut jamais parfait, et la faute en fut toujours aux dieux.

Premièrement, les dieux étrangers, sortis de la Grèce, restent froids et inanimés dans leur nouvelle patrie ; point de sympathie ni d’alliance entre eux et les évènemens au milieu desquels le poète les transporte. Ils ne sont pas nés de ce sol, ils n’ont pas grandi avec ce peuple. C’est un monde qu’ils ignorent, qu’ils protègent sans l’avoir fait, qu’ils condamnent sans le haïr, qu’ils servent sans l’aimer. Pour eux, les honneurs politiques du culte romain ne valent pas l’indépendance des monts de la Thrace. Dans le Panthéon d’Agrippa, ils regrettent la liberté de l’Olympe et le grand ciel d’Homère ; à proprement parler, ils sont prisonniers de guerre dans l’épopée latine. Comme des rois vaincus, ils suivent, enchaînés et muets dans l’Énéide, le char de triomphe de l’imagination romaine.

Autre difficulté. Ces dieux ont beau arriver de toutes les parties du monde antique dans le Panthéon latin, ils ne le remplissent qu’à peine, car leur nombre augmente en raison inverse de la foi. D’abord, à mesure que les dieux étrusques commencent à déchoir, leurs sièges vides sont occupés par les dieux grecs. Ceux-ci, venant à décliner à leur tour, les dieux orientaux sont admis à leur place ; les Romains en usent avec l’Olympe comme les modernes avec leurs chambres hautes : ils créent à volonté, selon le besoin qu’ils en ont, des dieux politiques, comme ceux-ci des lords et des barons. C’est ainsi que se forma, en moins de rien, cette cohue olympienne dans laquelle se coudoient Jupiter, Brama et Osiris. Dès le temps de Virgile, les cieux étaient pleins de ces ombres qui traînaient leur éternité défunte dans les ruines du firmament de Saturne. De toutes parts, de l’Orient et du Sud, les dieux morts arrivaient dans la grande Josaphat de la Rome impériale pour entendre à la fois le jugement du Christ nouveau-né : Retirez-vous, maudits !

Il résulte de là que l’état romain, se développant incessamment dans les limites et les conditions du monde matériel, tandis que le monde idéal (celui des croyances) suivait un progrès tout contraire, la faible concordance qui existait à l’origine de l’un et de l’autre ne devait pas tarder à être rompue. Sous César, l’univers matériel présentait, comme il a été remarqué ailleurs, des conditions très épiques. Mais le système de la théodicée païenne était dès-lors aussi impuissant à le comprendre qu’à le régir. Les grands dieux étaient devenus trop petits pour suffire à l’administration du monde romain. L’humanité avait grandi, Jupiter auprès d’elle était un nain. En un mot, il y avait une sorte d’unité dans l’établissement humain, et une anarchie absolue dans l’établissement céleste, c’est-à-dire tout le contraire de l’équilibre nécessaire à un art novateur. De plus, dans la lutte déjà flagrante entre la civilisation antique et les hommes du Nord, les dieux de Rome, épuisés et vieillis sous leur pourpre, n’auraient pas eu facilement raison des dieux barbares sous le frêne sacré. Les premiers ne pouvaient plus résoudre les difficultés où le monde était plongé. Lequel eût cédé la place à l’autre ? Odin ou Jupiter ? Il était temps que le Christ parût pour les concilier l’un et l’autre.

Par tout ce qui précède, on peut se faire une idée des difficultés au milieu desquelles était plongé le poète romain. Il n’avait pour lui ni le peuple ni les dieux ; il fallait qu’il pût dire à chaque instant du jour comme Médée : Moi seul, et c’est assez. Aussi, Nœvius, Ennius, malgré tous leurs efforts pour imiter Homère, ne furent-ils que des chroniqueurs en vers, ou ce que l’on appelait des cycliques. L’art romain était un ange tombé de la sphère idéale des Grecs dans la Sodome impériale. Le poème y fut de bonne heure asservi à l’histoire, d’où il semble que la poésie latine, abandonnée à son propre instinct, eût dû produire à la fin une grande chronique nationale, moitié fictive, moitié réelle, et telle peut-être que le Schanameh des Persans et que les Sagas d’Islande. Cette voie se présentait à Virgile ; pour la suivre, il lui suffisait de résumer dans son œuvre, comme dans un Panthéon, les rudes poètes qui l’avaient précédé. Il pouvait aussi sortir des formes nationales, et s’élever, par l’imitation d’Alexandrie, à une sorte d’épopée abstraite et savante ; c’est là le parti qu’il choisit : c’est celui qui était dans le génie de son temps. Le vieil esprit de Rome était mort avec Caton ; l’esprit cosmopolite avait vaincu avec César. La tradition d’Énée, quelle que soit son origine, marque au moins l’alliance de la Grèce et de Rome. C’est sur l’idée de la parenté de ces deux civilisations que repose l’œuvre de Virgile. Dans ce sens, ce poème, plus cosmopolite que romain, a pour unité l’unité même de l’antiquité. L’Énéide clôt comme d’un sceau le paganisme ; son rapport avec l’Iliade est le même que celui du Paradis perdu avec la Bible. Homère et Virgile sont unis entre eux comme le sont le commencement et la fin d’un même monde. C’est la queue du serpent qui va rejoindre sa tête. En outre, si Homère marque le lien de l’Orient et de la Grèce, Virgile marque celui de la Grèce et de l’Italie ; et par ce côté, il s’est attaché à l’une de ces idées qui appartiennent à l’épopée philosophique du genre humain. D’où il arriva qu’au moyen-âge il représenta lui seul l’antiquité tout entière, et qu’il devint un personnage plus poétique que son poème. Les légendes des monastères firent de lui un prophète moitié païen, moitié chrétien, qui survivait à tout un monde détruit. Parmi les ruines de l’empire romain, il resta comme le spectre de la poésie antique ; ombre vagabonde qui devait initier Dante à la cité des morts.

Malgré cela, Virgile ne peut servir de centre à l’histoire de la poésie latine. Les poètes romains ne forment pas autour de lui une étroite famille, comme les Grecs autour d’Homère ; et l’avare festin de l’Énéide ne les nourrit pas tous ensemble de ses débris. C’est dans Rome que s’est brisé, pour la première fois, le chœur antique des rhapsodes et des muses. L’inspiration religieuse et populaire, qui jusque-là tenait tout réuni, a disparu. Chacun s’en va sans savoir où, l’un dans sa joie, l’autre dans sa douleur. Les poètes ne sont plus frères. Plus d’unité, plus de lien, plus de système qui les rassemble, si ce n’est peut-être le matérialisme de Lucrèce. Enfans prodigues, ils vont paître au hasard le troupeau dispersé d’Épicure ; au reste, sans aïeul, sans chef, sans guide, ils sont tous orphelins.

Une chose pouvait les réunir. En effet, si l’asservissement prématuré du sacerdoce, si la pénurie des élémens nationaux nuisaient au développement du poème lyrique et du poème héroïque, une troisième forme restait, qui paraissait devoir résumer tout le génie romain ; c’est la forme du drame. La querelle incessante des patriciens et des plébéiens faisant le fond de leur histoire, qui ne penserait, au premier abord, que ce dût être là une situation éminemment propre aux inventions du théâtre ? Cette querelle éternelle de l’aristocratie et de la démocratie, qui commence entre Romulus et Rémus sous le figuier ruminal, qui se poursuit sur l’Aventin et dans le soliloque du mont Sacré ; ce dialogue sans fin, qui s’agite dans la paix plus que dans la guerre ; ce peuple muet qui transmet sa parole au tribun ; cette lutte acharnée dans l’enceinte des mêmes murailles ; ces péripéties continues ; ces réconciliations subites, et de nouveau ces récriminations furieuses, et au dénouement comme le dieu de la machine, tantôt un Marius, tantôt un Sylla, tantôt un César, qui, détruisant tout, renversant tout à son profit, concilie tout aussi, voilà certainement une tragédie ou une comédie historique dont chaque scène suffisait à la vie d’un poète. Sans doute elle eût été exécutée par quelque Shakspeare du mont Aventin si la violence des patriciens n’y eût mis bon ordre ; mais la loi des douze tables, en punissant de mort l’ironie plébéienne, coupa court de bonne heure à toutes les tentatives. Malgré cela, le poème fut commencé par Nœvius, qui expia son audace dans la prison des Métellus. Après lui, il fallut trois siècles avant que sa colère étouffée éclatât dans Juvénal. Rome finissait alors comme elle avait commencé, par la satire.

Lorsqu’on entre plus avant dans le temps de la décadence romaine, c’est aujourd’hui l’usage d’expliquer cette époque par ses ressemblances avec la nôtre ; on cède volontiers au plaisir de fustiger son siècle avec cette vieille férule ; et pourtant Dieu sait sur quels faux-semblans reposent presque toujours ces analogies ! Si Lucain, Silius Italicus, Stace, Claudien, marquent une chute si prodigieuse dans l’art, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont altéré la diction et la langue. Jusqu’au dernier soupir, les Romains ont excellé à composer ce que l’on appelle de beaux vers et de belles phrases, sorte d’art mécanique dans lequel ils sont de beaucoup supérieurs aux Grecs, le moindre d’entre eux pouvant en remontrer là-dessus au vieil Homère. La décadence ne vient pas non plus de ce qu’ils ont quitté les principes du siècle d’Auguste. Le contraire de cette idée serait plus exact. Dites que ces poètes sont demeurés stériles parce qu’ils sont restés asservis à une loi morte, et vous toucherez au vrai. Pour eux, la vieille société a beau mourir, ils n’en ont cure. La même expression, la même règle, la même mythologie, ils l’appliquent à l’Italie d’Évandre et à l’Italie des empereurs. Avant comme après les Barbares, Rome est toujours pour eux la Rome de Fabricius et de Caton. Que leur fait le bélier qui frappe à la porte ? jusqu’au bout, ils continuent le jeu classique des temps de Saturne. C’est toujours, quoi qu’il arrive, même sénat, mêmes naïades, même triomphe, surtout même imitation. Sous le Goth Stilicon reparaît l’âge d’or. Alaric est le commensal d’Énée ; le siècle de Claudien se revêt de la peau du lion homérique. La poétique du siècle d’Auguste régit jusqu’à la fin le siècle d’Augustule.

Qui ne voit clairement que si l’art de cette époque n’a aucune valeur sérieuse, ce perpétuel mensonge en est la cause ? car ce n’est pas la poésie en soi qui manquait au spectacle de cette société agonisante ; le spectateur seul y manquait. De tant de prophètes officiels, augures, devins, aruspices, pas un n’a le pressentiment de ce qui menace le monde antique. Tranquillement et stupidement la société romaine s’en va à l’abîme sans qu’il se trouve, parmi tous ces intrépides disciples du siècle d’Auguste, un homme qui ait le cœur de se lever, et de dire : « Nous périssons ! » Certes, il ne valait guère la peine d’avoir à son berceau tant de sibylles pour n’être pas prévenu de sa chute une heure d’avance. Ni Attila, ni aucun des Barbares, ne peuvent arracher cette momie impériale à l’imitation de l’Énéide, qu’elle balbutie encore dans son tombeau de Byzance. Veut-on voir quelque chose de plus, il faut relire Symmaque. Quand tout est fini, et qu’il n’y a déjà plus de Rome, sous Théodose, il se trouve encore un homme pour demander, au nom de la société qui n’est plus, le rétablissement du culte de Janus. Sans doute cet homme-là croyait qu’il ne fallait qu’un décret de l’empereur pour ressusciter les dieux ensevelis, depuis trois siècles, sous le grand tumulus de l’Olympe. S’il y a parmi nous des Symmaques, on avouera au moins qu’ils se cachent bien mieux.

Cela admis, je demande sur quel fondement certain on peut comparer une société si peu préoccupée de sa fin à la société moderne, au contraire si habile à compter ses plaies, à écouter ses ruines, à sonder ses blessures, à prophétiser sa chute, et qui de plus tire de cette science même sa principale grandeur. Chez les Romains, on ne trouve point, comme il a été dit ci-dessus, de Jérémie ni d’Isaïe pour pleurer sur leur misère future. Mais il n’y a point non plus parmi eux de René, point de Childe-Harold, point de Faust pour dévoiler à mesure leurs combats intérieurs. Il n’y a pas même de don Juan à la dernière orgie du paganisme. Le monde romain et la société moderne sont, si l’on veut, et quand même cela pourrait se nier, deux établissemens près de se dissoudre. Ils se ressemblent par une même apparence de ruine. Mais, pénétrez au-delà, tout est divers. Le monde païen n’a pas la conscience de sa misère ; il est tel que cet univers physique dont parle Pascal, et qui ne sait pas qu’il meurt ; l’autre, le monde moderne, le sait si bien, qu’il est toujours sur le point de s’exagérer son mal. Et pour ce qui regarde la poésie, la philosophie, ou, pour tout dire, le principe de la morale, ces deux conditions d’une ruine qui se connaît et d’une ruine qui s’ignore sont si différentes entre elles, l’une est si pauvre, l’autre est si riche de sa propre misère, que ce point seul, une fois bien établi, suffirait à renverser toutes les analogies qu’on y pourrait opposer. À quoi bon attacher ce corps vivant à ce corps mort ? On ne serait pas plus loin du vrai en comparant aujourd’hui la plainte de la société chrétienne à la plainte des prophètes, laquelle était aussi pleur et joie, passé et avenir tout ensemble.

Depuis long-temps on nous assure qu’il se prépare dans la poésie contemporaine un retour vers l’imitation de l’antiquité. Si cette réaction tant promise conduisait à la fin à l’étude des formes grecques, nul doute qu’elle ne fût un progrès pour tous. Au contraire, si ce devait être seulement un retour à la poétique latine, il y aurait plusieurs inconvéniens à redouter d’un aussi brusque repentir. Il a été composé sur ce sujet quelques stances qui semblent ne devoir pas être séparées de cette étude sur l’épopée et la critique romaines, puisqu’elle en est, en plusieurs points, le commentaire.

À LA MUSE LATINE.

Sous mon toit résonnant gazouille l’hirondelle ;
Le petit du bouvreuil dont j’ai vu croître l’aile
Commence à becqueter mon pain de chaque jour.
Car le toit du poète est ouvert dans l’orage
À la jeune hirondelle, aux parfums du rivage,
À tous les chants d’amour.

Il n’est fermé qu’à toi, triste muse latine !
Loin ton ciel plagiaire où le frélon butine,
Sur leurs longs pieds de bouc tes mètres saliens,
Vieux enfans d’un vieillard tes hymnes de Saturne,
Puis au bord de ton urne
L’épopée épanchée à flots olympiens !

Sans ailes, sans guirlande et plus riche que belle,
Je ne t’aimai jamais. Ton avare mamelle,
Loin de ma mère, enfant, m’a nourri de mes pleurs.
Tu ne sus qu’insulter les plus doux de mes songes ;
Et dans mon ciel d’avril tu mêlas tes mensonges
À mes premières fleurs.

Ta férule outragea ma muse à la lisière ;
Et moi, fuyant déjà ta classique lanière.
J’allais où va l’oiseau me plaindre dans les champs ;
Et quand j’avais pleuré mes larmes de poète,
Sautillant sur ma tête,
C’est l’oiseau nouveau-né qui m’enseignait mes chants.

Mais toi, pendant ce temps, sur le trépied montée,
Vestale, qu’as-tu fait du feu de Prométhée ?
Tu l’as laissé mourir sous ta tremblante main.
Ton souffle sur ton âtre ose à peine descendre ;
Car les pensers d’amour qui raniment la cendre
N’habitent pas ton sein.

Vestale, qu’as-tu fait du foyer d’Ionie ?
Dans tes mètres d’emprunt la torche du génie
Sur l’autel des Latins n’a brillé qu’en mourant.
Ton œuvre la plus belle est un sépulcre vide
Où, dans ta cruche aride.
Tu taris en un jour l’eau puisée au torrent.


Fille de ravisseurs, sans semer tu moissonnes ;
Des guirlandes d’autrui tu te fais tes couronnes ;
Aux prophètes vieillis tu dérobes leurs cieux.
Quand tes Lares sont nus, pour les vêtir de soie,
Dans les tombeaux de Troie,
Tu ravis le linceul à l’épaule des Dieux.

Hors du monde des sens pour toi tout est chimère ;
Et ton vers parasite à la table d’Homère
N’a foi qu’en ses cinq pieds de dactyles chaussés.
Tu crois qu’au lieu de l’ame un lambeau d’anapeste,
Comme un Mercure ailé, porte au faîte céleste
Tes larcins cadencés ;

Que l’iambe inégal peut forger sur l’enclume,
Comme un Vulcain boiteux, sans que le cœur s’allume,
De deux coups de marteau ses brûlans javelots ;
Et que mieux qu’une veuve en sa douleur voilée,
Auprès d’un mausolée,
Un spondée, à pas lents, va traîner ses sanglots.

Le métier use en toi la verve sibylline.
Tu fardes ta Vénus du fard de Messaline ;
De Delphes sans profit tu pilles le trésor ;
Rien n’enrichit jamais les cythares menteuses,
Et c’est en vain qu’au front des prières boiteuses
Tu mets un masque d’or.

Voilà, voilà comment, quittant le laticlave,
Et ceignant à ses reins ta ceinture d’esclave.
L’art se fit artisan au fond des lupanars.
Ouvrier des Pisons à la courte tunique,
Dans ta geôle classique,
Il tourna sur le grain la meule des Césars.

Tous les grands ciseleurs d’une vide parole,
Tous les beaux désespoirs qu’une rime console.
Tous les prophètes faux dans leur vaste cité,
Des poètes sans cœur les rampantes extases,
Tous les limeurs de mots, les artisans de phrases,
Sont ta postérité.

Ah ! si pour apaiser la fièvre de notre âge,
À l’ame il faut verser un antique breuvage,

Dans la coupe des Grecs nous boirons à longs traits.
Quand l’épine est au cœur qu’un long passé dévore,
Nous apprendrons encore
À cueillir sur l’Ida les simples des forêts.

Je n’ai point oublié le sentier de l’Attique.
J’ai suivi plus d’un jour, au bord de mon caïque,
Dans le flot albanais la plainte de Sapho.
Mes yeux ont vu de près les grands dieux sur leur faîte,
Et, dans ma longue nuit, des cinq voix du Taygète
J’entends partout l’écho.

Mais toi, n’espère pas que nos libres pensées
Reprennent, sous ton joug, les entraves passées,
Comme un honteux bétail qui choit sur ses genoux.
Non, non ; trop de sentiers, sur de nouveaux abîmes,
Ont aplani nos cimes.
La muse repentie habite loin de nous.

De tes philtres latins nous défions les charmes.
Des amours plus puissans ont de leurs chaudes larmes
Effacé dans nos mains tes livres entr’ouverts.
Que feraient, sous nos toits, tes petits Dieux de plâtre,
Et tes Lares gourmands, qui, rangés dans ton âtre,
Nous cachent l’univers ?

Maudit ! maudit cent fois le poète parjure
Qui le premier, livrant son aile à ton injure,
Voudrait tout ramener aux lois de ton ciseau ;
Et, prenant ta quenouille où ta main l’a laissée,
Dans ton froid gynécée,
En rimes filerait un servile fuseau !

Que jamais sa maison ne soit de chants remplie !
Que l’amphore en ses mains ne garde que la lie !
Que les mots dans son cœur ne rendent qu’un vain bruit !
Que jamais une vierge, amante de sa gloire,
N’éveille, pour l’entendre, en leur couche d’ivoire,
Les songes de la nuit !


Edgar Quinet
  1. Voyez la livraison du 15 mai.
  2. Les ouvrages modernes que j’ai pu consulter sur ce sujet sont, après l’Histoire Romaine de Niebuhr, les examens qui en ont été faits par William et Frédéric Schlegel, 1815 et 1816 ; de Fontibus historicis T.-Livii, Lachmann, 1822 ; Epicrisis quœstionis de Hist. Rom. antiq. fontibus et veritate, Beck ; de Originibus Hist. Rom. dissertatio, Petersen, 1835 ; Histoire de l’état romain, Wachsmuth ; Hist. lat., Krause, 1835 ; Blum, 1828.
  3. Le mot vates n’a eu cette signification que depuis Ennius.
  4. Sripsêre alii rem
    Versibù quos olim Fauni vatesque canebant.

    Ennii fragmenta.