DES
POÈTES ÉPIQUES.

i.

HOMÈRE.


i.

C’était un des argumens familiers à l’antiquité pour démontrer l’existence du créateur en présence de son œuvre ; on disait : Quel est celui qui, voyant l’ordonnance d’un long poème héroïque, prétendrait que ce poème n’a point d’auteur ? L’antiquité pensait ainsi porter le défi au doute. Mais ce qu’elle croyait impossible est devenu le lieu commun de la critique moderne. Le XVIIIe siècle a accepté son défi ; il a trouvé sa chimère.

Entre les croyances du paganisme, il en était une surtout qui semblait indestructible. C’était la foi que l’on avait à ce vieillard aveugle qui s’appelait Homère, et qui payait son hôte avec ses chants. On avait bien pu renoncer à ses dieux ; mais le moyen de croire que cette voix qui vibrait encore aux oreilles du monde n’eût jamais résonné, que les sept villes se fussent disputé une ombre, que cet immense festin dont Eschyle avait recueilli les débris, n’eût été qu’une illusion, et ce génie incomparable un néant qui n’avait été possédé par personne ? Certes, voilà, aujourd’hui, le vieillard de Chio plus misérable qu’il ne fut jamais sur les chemins poudreux de l’Ionie, si le monde continue d’accepter ses chants, et lui refuse en retour le pain de miel de sa gloire accoutumée. Le rhapsode immortel a erré et chanté depuis trois mille ans sur le seuil de tous les peuples. Tous ont cru en lui ; tous ont lavé ses pieds et touché avec respect ses vêtemens ; et lui s’en allait, errant de siècles en siècles, recueillant de chaque nation nouvelle une couronne nouvelle. Il est bien tard après cela pour le traiter de fantôme, et quand même aujourd’hui le siècle viendrait à bout de lui arracher sa couronne, qu’en ferait-il ?

Mais la question de l’existence d’Homère n’est point une question de simple curiosité. Elle tient à toutes les origines de la poésie. Il ne peut y avoir de système de critique littéraire qui n’ait sur ce sujet sa solution. Selon que cette solution est déterminée dans un sens ou dans un autre, on change les bases même de l’art ; ce que l’on admet pour Homère peut être appliqué à d’autres noms, à d’autres temps, et devenir surtout la règle de l’épopée ; en sorte qu’il s’agit ici d’une loi générale bien plus que d’un accident particulier. Aussi, n’est-il aucun fait de l’histoire littéraire qui soit discuté de nos jours encore avec plus d’obstination par la critique européenne.

Le premier qui dénia formellement l’existence à Homère, fut ce même Vico que l’on rencontre à l’entrée de toutes les routes philosophiques, espèce de Titan qui agite sur leurs gonds les portes des songes. Pour lui, il débuta par réduire Homère à une abstraction. Il en fit l’écho, la voix de la Grèce antique ; écho de la parole divine, voix de la foule qui n’appartient à personne, ame des temps héroïques, où chaque bouche était d’or, où chaque homme était rhapsode. Cette audacieuse métaphysique toucha peu son époque. Le vieil aveugle n’en fut point ébranlé sur son piédestal, et personne ne comprit alors ce que l’on gagnait à cette manière de douter qui débutait sur le ton des oracles de Thrace.

Toutefois, le signal avait été donné ; le siècle ne devait pas finir sans que la critique allemande acceptât, pour son compte, la théorie de la Science nouvelle. Wolf fut celui qui attacha son nom à cette entreprise. Bien avant lui, les commentateurs alexandrins avaient remarqué dans l’Iliade et l’Odyssée des passages falsifiés, des anachronismes de langage et de mœurs ; et plus d’un vers portait encore au front le signe injurieux dont il avait été marqué par Aristarque. À cette critique de détail, Wolf ajouta celle de l’ordonnance des poèmes d’Homère. Il tirait son principal argument de l’époque tardive dans laquelle il rejetait l’usage de l’écriture parmi les Grecs. D’une part, il établissait l’impossibilité que des plans si incohérens fussent l’œuvre d’un seul poète ; de l’autre, à cette raison il joignait la difficulté de croire que des poèmes d’une aussi longue étendue eussent été composés, retenus, transmis, sans le secours de l’écriture. L’hypothèse qu’il présentait mettait fin à ces incertitudes. Les poèmes homériques étaient une série de chants populaires ; les auteurs en étaient nombreux ; chacun avait suivi son inspiration, à sa guise. Ils n’avaient eu entre eux d’autres rapports que celui du sujet et du lieu, d’autre unité que celle du génie grec ; car il n’était point sûr qu’ils eussent vécu à la même époque. Loin de là, il y avait mille raisons de penser qu’ils s’étaient succédés les uns aux autres à la distance de plusieurs siècles. D’ailleurs, on ignorait le nom de ce peuple de rhapsodes ; ou plutôt la mémoire d’eux tous s’était absorbée dans ce nom générique d’Homère, si pesant qu’il semblait impossible qu’un homme l’eût porté à lui seul. À cela se rapportaient des considérations importantes, le mystère jeté sur la vie d’Homère, la facilité de trouver à son nom des significations emblématiques, le penchant bien connu de l’antiquité pour le symbole, son défaut absolu de critique historique qui faisait qu’on ne pouvait respecter, en aucune manière, son idolâtrie pour les personnes. Rien n’était plus conforme à la tradition que d’admettre que ces chants eussent été réunis d’abord par les soins de Pisistrate. Ainsi s’expliquaient sans peine les discordances du poème, et le caractère officiel et légal qui leur fut propre dans l’antiquité.

Ceux qui embrassèrent cette opinion et qui étaient familiers avec le moyen-âge ajoutaient que des exemples d’un travail semblable s’étaient reproduits dans les temps chrétiens. On citait les chants allemands recueillis par Charlemagne, les romances du Cid, les divans des Arabes. Les découvertes que l’on venait de faire dans l’histoire des temps chevaleresques semblaient éclairer tout à coup, par une analogie incontestable, le problème de l’épopée grecque. Elles donnèrent, au moins, une sorte de popularité à cette question mêlée au goût renaissant des origines nationales et chrétiennes.

Cette solution séduisait, au reste, par sa simplicité, outre qu’elle offrait aux conjectures une carrière inattendue ; elle déplaçait l’ornière accoutumée, elle rejetait toutes les questions surannées en des termes où l’imagination et l’érudition pouvaient facilement s’aiguillonner l’une l’autre. Aussi, est-il difficile de se figurer l’empressement avec lequel elle fut accueillie par les contemporains. Wolf eut pendant quelques années une ovation semblable à celle de Macpherson. Il semblait qu’il venait de retrouver les poèmes auxquels il donnait une origine si imprévue. On eut alors un exemple de la facilité avec laquelle les esprits allemands, les plus rassasiés de science positive, se laissent entraîner presque sans défense aux moindres lueurs de l’imagination. L’hypothèse de Wolf fut promptement admise comme l’axiome fondamental de la critique nouvelle. Chacun sépara, divisa, disséqua à son aise les rhapsodies ioniennes. C’est alors que les membres du poète furent dispersés sur tous les monts de la Thrace. Les uns rejetèrent le début de l’Iliade, les autres les six derniers livres. Si quelque voix s’élevait contre tant d’audace, elle était bien vite couverte par la science des novateurs. Ils avaient alors, pour eux, la science et la croyance. Les Prolégomènes de Wolf avaient paru en 1795, et la convention française n’avait pas été plus ardente à renverser la royauté politique, deux années auparavant, que cette convention d’érudits ne l’était alors à abolir dans Homère la vieille et légitime royauté des poètes. L’opinion des plus réservés était qu’un plan primitif avait à la vérité précédé la rédaction actuelle des poèmes homériques ; mais le plan d’un rhapsode inconnu n’avait dû être qu’une ébauche informe, laquelle avait été d’âge en âge développée jusqu’aux proportions dans lesquelles l’Iliade et l’Odyssée nous sont parvenues. Ce fut là le jugement des plus timides. D’ailleurs, cette explication fut promptement étendue à d’autres monumens de l’antiquité orientale et grecque. Tout le système des anciens fut ébranlé, et la mémoire d’un grand nombre d’entre eux menacée d’être abolie en un jour, comme un rêve du genre humain.

Si l’on recherche quelle fut l’opinion des poètes dans une question où leurs sentimens étaient de quelque poids, on trouve qu’ils furent presque tous ou neutres ou contraires. Jamais Herder ni Schiller n’inclinèrent vers l’opinion nouvelle. Gœthe s’en railla ouvertement ; Voss fit long-temps de son opposition un secret de famille, mais il l’avoua à la fin. En Angleterre, la théorie allemande fut attaquée par le poète Coleridge. En France, elle ne fut ni acceptée, ni défendue, ni combattue avec éclat. La France de 1795 avait assez à faire de ses propres ruines ; elle n’en cherchait point d’autres.

Bien des années se passèrent avant qu’aucune réaction se fit sentir parmi les érudits. Si la marche des vrais poètes ne fut pas sérieusement modifiée par le système nouveau, ce n’est pas la faute de la critique, qui en fit à l’art de nombreuses applications. Il est certain que la critique grecque étant entièrement fondée sur l’idée de l’unité d’Homère, toute la poétique des anciens fut renversée en un moment. Ce fut la première fois que leurs lois littéraires étaient sérieusement menacées par la base. On avait ainsi obtenu un double résultat. On avait changé à la fois l’histoire et la théorie, c’est-à-dire le passé et l’avenir. Ce résultat s’accordait merveilleusement avec les hardiesses d’un art nouveau, qui paraissait surgir de toutes parts. Pour ruiner Aristote, on avait trouvé la vraie voie ; on avait détrôné Homère.

Cependant, lorsque l’hypothèse de Wolf eut parcouru toutes ses phases, il fallut s’arrêter ; ce système tant vanté présentait lui-même d’insurmontables difficultés qui commencèrent à éclater. De nos jours, quelques-uns de ses plus ardens défenseurs n’hésitent pas à l’abandonner, et à se mettre du côté de ses adversaires ; on revient à Homère par l’impossibilité de rien résoudre sans lui. Avec la théorie de Wolf beaucoup d’autres chancellent et vont tomber d’une chute commune. Celle de Niebuhr, par exemple, sur les premiers temps de Rome n’est guère assise sur une base plus solide ; et le temps approche, j’en ai peur, où le sol va être jonché de ces triomphantes hypothèses qui, partout mettant des forces abstraites à la place des personnalités humaines, abolissaient partout la vie dans l’histoire et dans l’art.

ii.

Avant que les vers d’Homère parvinssent jusqu’à nous, ils ont traversé un certain nombre de vicissitudes dont l’histoire ferait seule une longue Odyssée. On rencontre d’abord, dès l’origine, ce mystérieux nom d’Homère. Après lui surviennent des générations d’hommes appliqués seulement à transmettre ses chants. Ce sont les homérides, les aœdes, les rhapsodes, puis les scholiastes et les grammairiens d’Alexandrie. Chacun de ces noms désigne des conditions très différentes. Les homérides, qui se glorifiaient d’être de la famille d’Homère, étaient une dynastie de poètes qui prétendaient avoir hérité de ses chants, et se les transmettaient les uns aux autres. Ils avaient gardé eux-mêmes une partie de l’inspiration des temps héroïques. La même chose peut être dite des aœdes. Les rhapsodes qui les suivirent se bornèrent peu à peu à l’étude du chant ou de la déclamation. C’est de leur bouche, dit-on, que Pisistrate fit recueillir les poésies homériques. Mais ce qu’il fit pour l’Attique, d’autres villes le firent, sans doute, pour leur propre compte, et rien ne prouve que les éditions de Marseille, de Chio, d’Argos, de Sinope, de Chypre et de Crète, aient été copiées sur la sienne. Les diaskeuastes formèrent le lien entre les rhapsodes et les grammairiens d’Alexandrie. Le texte d’Homère fut alors fixé ; les rois de Macédoine et d’Égypte le commentèrent à leur tour, et il y a des hommes de ce temps-là, dont le nom est immortel, seulement parce qu’ils y ont déplacé un accent. Jusqu’au dernier moment l’antiquité se tient ainsi courbée, comme un scribe, sur le texte d’Homère. Quand à la fin les Bysantins tournèrent la page, ils y trouvèrent l’Évangile.

Maintenant, si l’on se représente les altérations de tout genre que ces poèmes ont dû subir en passant par tant de mains, au lieu de s’étonner de la discordance de quelques parties avec l’ensemble, on admirera bien plutôt que ces incohérences ne soient pas plus nombreuses. Pour moi, toutes les fois que je réfléchis à ce mode de transmission par le chant, aux fantaisies des rhapsodes, à la variété et à la lutte des états, à l’orgueil des villes, intéressées à falsifier à leur guise le récit du poète, surtout, à cet espace si périlleux à traverser de la tradition orale à l’écriture ; puis, après cela, aux caprices des scholiastes, aux systèmes des philosophes et des critiques ; je suis, au contraire, confondu qu’à travers tant de chances, l’unité du poème ait pu survivre telle quelle, et je conclus que cette unité a dû être, au commencement, l’œuvre d’une main souveraine, puisque de semblables révolutions n’empêchent pas d’en reconnaître la marque. Si l’on disait que cette ordonnance est l’œuvre de Pisistrate, j’ajouterais que Pisistrate fut alors le plus grand et le plus incompréhensible des poètes ; car pour unir bout à bout des membres de corps différens, pour concilier sans les recomposer des rhapsodies vagabondes, pour rassembler dans un même système des inspirations et des volontés si diverses, pour soumettre ces fragmens à une transformation générale, capable de produire l’illusion de la vraie beauté, et d’abuser sur ce point l’œil si assuré de toute l’antiquité, on oublie qu’il faudrait plus de génie que le monde n’en a jamais attribué à Homère. Le prodige ici surpasserait le poème.

Mais cette difficulté n’est pas la seule. Si les œuvres d’Homère sont un recueil de chants de divers poètes de semblable génie, comment ne nous est-il resté que ces deux épisodes si bornés de l’Iliade et de l’Odyssée ? Au temps des Alexandrins, on avait recueilli dans les écoles une série entière de poèmes qui s’achevaient l’un l’autre, et comprenaient tout le cercle des traditions de la guerre de Troie. Leurs auteurs avaient reçu pour cela le nom de Cycliques. On avait alors, entre autres, la Titanomachie, la Danaïde, l’Amcazonie, l’Œdippide, la petite Iliade, la prise d’Ilion, la Télégonie. J’admets, pour un moment, que chacun de ces poèmes fût véritablement authentique, et que nul d’entre eux ne fût le fruit de l’inspiration tardive d’Alexandrie. Voilà la tradition entière des temps héroïques. Elle forme un grand, un immense poème, semblable à ceux de l’Inde. Que l’on m’explique maintenant pourquoi en présence de cette foule d’épopées de même nature, l’antiquité n’a des yeux et des oreilles que pour Homère ; pourquoi elle le distingue avec tant de soin de ses imitateurs, et pourquoi Pisistrate, voulant fonder un corps complet de traditions, abandonne tout cet ensemble pour se renfermer dans les chants de l’Iliade et de l’Odyssée. Si cet édifice de poésie formait avec Homère un tout homogène, contre l’assertion positive d’Aristote, il ne valait guère la peine d’être le chef du premier état de la Grèce, et de mettre en mouvement toutes les ressources de l’Attique, pour ne recueillir du poème national que deux fragmens étrangers aux traditions locales d’Athènes. Ou bien, si, conformément à l’opinion des anciens, ces poètes cycliques ne faisaient que végéter aux pieds d’Homère, d’où venait cette différence ? Assurément de la différence de génie et de la supériorité d’un seul sur tous les autres. On n’échappe à cette conséquence que par la réhabilitation tardive que l’on a voulu faire des cycliques, contre le sentiment formel de la haute antiquité. Entre Athènes ou Alexandrie il faut choisir.

Que de difficultés et de faux-fuyans pour aboutir à un prodige ! Je doute qu’il en coûtât davantage de revenir à la tradition toute simple, telle qu’elle a été si long-temps acceptée par le bon sens du genre humain. En effet, que met-on en balance de ces contradictions évidentes, insolubles ? Que leur oppose-t-on pour rejeter l’unité d’Homère ? la difficulté d’admettre que ses poèmes aient été inventés sans l’usage de l’écriture ; objection qui tire toute sa force d’une manière fausse de considérer le procédé de composition des poètes antiques.

Il ne faut pas oublier que le chant était alors un élément inséparable de leur art, un moyen de conservation et de transmission tel, qu’il a pu être pour eux ce que l’écriture est devenue pour le moyen-âge, l’imprimerie pour les temps modernes. On est trop enclin à se représenter ces vieux poètes, à la manière des contemporains, seuls avec leur inspiration et leur sujet, gardant tristement, comme l’avare, le secret de leur œuvre jusqu’à ce qu’elle soit achevée. Rien de pareil chez eux à cet isolement. Jamais ils n’étaient séparés du peuple. Ils vivaient au sein d’une atmosphère éternellement résonnante, où la moindre de leurs paroles était aussitôt recueillie. À peine avaient-ils chanté une rhapsodie, mille mémoires s’en emparaient autour d’eux ; mille voix la répétaient et se la transmettaient l’une à l’autre. Cet écho de tout un peuple vibrant, c’était là leur publicité et leur manière de fixer leurs pensées. Il y a quelque chose de vrai dans cette idée, que les poèmes homériques ont été composés par fragmens. Cela veut dire que le poète ne les a pas entassés tous à la fois dans sa mémoire, comme un écrivain moderne entasse les pages de son livre. Ce n’étaient point des livres que ces heureux poètes composaient ; et quand on s’occupe d’eux, on ne pourrait trop oublier tout ce qui se rapporte aux procédés de la littérature écrite. Chaque chant tombait dans le domaine de la tradition publique, à mesure qu’il était entendu. C’est aussi là que le poète allait le rechercher quand il en avait besoin. Tout vivait de son œuvre autour de lui ; tout la lui renvoyait, tout la lui reproduisait. Qu’avait-il à faire de feuilleter des pages écrites pour retrouver son passé ? Il pouvait feuilleter la mémoire de tous ceux qui l’entouraient. C’est dans ce sens qu’il est permis d’admettre le mot de Vico, que l’Iliade et l’Odyssée sont l’œuvre du peuple grec. Le peuple, en effet, y travailla autant que le poète. Le poète inventait ; le peuple se ressouvenait. L’un était la voix ; l’autre était l’écho. Le peuple grec tout entier, voilà le livre incessamment ouvert sur lequel le poète des premiers temps a écrit, jour par jour, son œuvre impérissable.

Quelque chose de semblable à cela se retrouve dans la manière dont le Coran a été publié. Chaque chapitre augmentait à son tour et successivement le domaine de la révélation religieuse ; de même chaque rhapsodie a complété peu à peu la révélation de l’art grec. De nos jours même, n’avons-nous pas un exemple frappant de ce qui précède ? Qui doute que les principales chansons de notre Béranger n’eussent pu être recueillies l’une après l’autre, seulement par le secours du chant ? Il lui eût été possible de composer et de publier ses œuvres sans l’appareil d’aucun des arts mécaniques propres aux modernes. Que l’on étende cet exemple aux proportions de la Grèce héroïque, on aura retrouvé le procédé de ses premiers artistes.

Il n’est douteux pour personne, aujourd’hui, que Wolf n’ait assigné à l’usage de l’écriture, chez les Grecs, une origine trop récente ; il n’est pas moins certain que l’institution des rhapsodes fut suffisante pour assurer d’abord la durée de l’œuvre du poète. On apprenait les poésies d’Homère comme on apprend aujourd’hui une profession libérale. La mémoire de ces vers était un héritage que les familles se léguaient les unes aux autres. La rivalité des chanteurs servait à en garantir l’authenticité. On mettait son orgueil, non-seulement à les déclamer mieux qu’un autre, mais aussi à en posséder la version la plus belle, la plus complète, la plus correcte. Au commencement, les rhapsodes plus rapprochés du poète s’accompagnaient comme lui d’un instrument. On peut se figurer cette partie musicale comme un prélude, ou comme un accord très simple qui formait la basse naturelle d’un récitatif continu. Dans tous les cas, c’était un moyen de soutenir la voix du chanteur, lequel l’empêchait de détonner plutôt qu’il ne servait réellement à la mélodie. Plus tard, les rhapsodes abandonnèrent la lyre ; ils prirent à sa place une branche de laurier. Le temps approchait où le chant lui-même allait disparaître devant l’écriture.

On admet que ces poèmes aient été retenus par les rhapsodes ; mais, dit-on, où trouver un auditoire capable de les entendre jusqu’au bout ? De la même manière que ces épopées n’ont pas été produites dans un même moment de la vie du poète, elles n’ont pas été non plus chantées en un seul jour. Pour les anciens, la poésie était une condition nécessaire de la vie ; tout était une occasion pour elle : le matin, le soir, le repas, la fête, les travaux, les noces, l’arrivée, le départ. Dans une vie ainsi faite, l’attention en quelque sorte ne s’épuisait pas plus que le poème. Les mêmes contrées offrent encore quelques restes de cette passion du chant. En Morée, on m’a montré, aux environs de Mistra, un Klephte qui récita pendant tout le printemps, à la même place, les chants populaires des Grecs modernes, et son auditoire ne lui manqua jamais. À Naples, j’ai vu les improvisateurs du Môle continuer leur profession pendant l’année entière. La même histoire n’était jamais terminée le même jour, ni souvent dans la même semaine. C’était au contraire un de leurs artifices, que de remettre chaque soir la conclusion au lendemain. La foule revenait, bien avant l’heure, à sa place accoutumée, et je n’ai jamais remarqué que ni le vent, ni le soleil l’ait dissipée. Ces improvisations, que le peuple paie, durent chaque jour trois ou quatre heures. Maintenant, que l’on suppose au peuple grec d’Athènes, de Syracuse, de Chio, des Cyclades, le même degré de curiosité poétique qui se retrouve encore chez les peuples du midi, et sous les haillons des lazzaronni, le même chanteur pourra réciter facilement mille vers en un jour, et les poèmes d’Homère suffiront à peine pour un mois au même rhapsode.

iii.

Il est difficile au reste d’admettre que l’Iliade et l’Odyssée ne soient rien autre chose que des chants populaires. Ces poèmes sont nationaux ; mais ils dépassent évidemment les forces de l’instinct abandonné à lui seul. Que l’on compare tous les chants reconnus pour émaner directement de l’inspiration du peuple, et que l’on dise si l’on trouve dans un seul le caractère achevé de cette poésie homérique. Dans lesquels découvrira-t-on rien qui ressemble à cette plénitude de diction, à ce nombre, à ce tempérament majestueux, et il faut le reconnaître aussi, à cette réflexion assidue ? Les irrégularités et les licences du rhythme, les vers faux, si fréquens qu’on veuille les supposer, ne feront jamais que cet hexamètre olympien appartienne dans l’art à une condition pleinement analogue, par exemple, aux redondillas des romances espagnoles, ou aux chants serbes ou bohêmes. Le vers d’Homère est né de l’inspiration populaire ; il en conserve les formes et quelques habitudes, mais il porte déjà la couronne et le sceau d’un art cultivé. Il est sorti de la foule ; on reconnaît le roi à sa démarche royale.

Non-seulement Homère appartient à la poésie cultivée, il suppose encore une tradition d’art fort antérieure à lui. Les poètes qui l’ont devancé resteront éternellement inconnus. Rien ne soulèvera le voile qui couvre leur mémoire ; mais il y en eut parmi eux, sans doute, de grands et de puissans. C’est lui qui s’empara de leurs chants isolés, et qui fit réellement la tâche que l’on veut attribuer à Pisistrate. Seulement il ne recueillit pas ces rhapsodies pour les coudre au hasard ; il absorba dans son œuvre les gloires passées, et c’est là sa grandeur. Plusieurs noms sont contenus dans le sien, qui en doute ? Ce sont les noms des hommes dont il a, sans le vouloir, usurpé la mémoire. Ainsi, le poète persan, Ferdoussi a résumé les traditions qui l’ont précédé. Ainsi, Arioste, en les altérant, a résumé les œuvres des trouvères de Charlemagne et de la Table Ronde. Deux ou trois noms ont échappé. Thamyris peut avoir été pour Homère ce que Boiardo a été pour Arioste.

L’Iliade et l’Odyssée ne marquent pas le commencement de la vie du peuple grec. Ces poèmes sont bien plutôt, suivant un des caractères de l’épopée, le testament d’une époque passée, et le moment qui clôt une antiquité oubliée. Ils sont placés sur la limite d’un monde qui finit et d’un monde qui commence. Celui qui périt est le régime du sacerdoce et des rois ; celui qui va naître est le monde de l’aristocratie et de la démocratie ; Sparte et Athènes vont remplacer Mycènes. Le long travail des élémens qui ont formé le caractère grec est déjà achevé dès leur début. Avant eux est la fondation de Troie. Ils n’en connaissent que la chûte. Le vieux rhapsode ne sort pas du berceau du monde. Il est déjà assis sur des ruines.

Pour mesurer les temps qui l’ont précédé, il suffirait de considérer ses dieux. Ce n’est point en un jour, en effet, que son Jupiter Olympien est sorti ainsi tout armé des croyances du monde. Qui pourrait dire ce qu’il a fallu d’années pour que sa Vénus surgît des eaux, et que l’univers lui nouât sa ceinture ? Par combien de transformations n’ont pas passé ces dieux ténébreux de l’époque de Saturne, avant de venir à sourire sur le seuil de leurs temples de marbre ! Chacun d’eux est une statue lentement taillée dans le bloc grossier des croyances primitives. Que de peuples artistes ont lentement travaillé dans ce grand atelier des temps héroïques, avant que la croyance fût complète, et que chaque divinité fût dressée sur sa base ! Pour apparaître d’abord dans la splendeur de son œuvre, la Grèce a brisé ses ébauches.

Homère est déjà loin des croyances antiques. Son Olympe n’est plus l’Olympe des vieux jours, et voilà sans doute pourquoi Platon le tenait pour un corrupteur du dogme religieux. Parmi les modernes, celui qui l’explique le mieux est Raphaël. Lui aussi abandonna la tradition. Il renonça ouvertement à peindre les vierges bysantines telles que l’art sacerdotal du moyen-âge les avait long-temps conservées. Il se fit un ciel nouveau, peuplé des images des jeunes filles de Foligno, de Sienne et de Pérouge. De même, Homère et ceux qui l’ont précédé changèrent la nature et l’aspect des dieux du passé. Ils leur donnèrent, quelle que fût leur origine, le profil du génie grec. Ils les couvrirent de la pourpre des rois d’Argos et d’Orchomène. C’était là de l’hérésie ; mais cette hérésie allait devenir la foi de l’avenir. Orphée était remplacé par Homère, le prêtre par l’artiste.

On a prodigieusement disputé dans ces derniers temps sur la forme et le sens de cette ancienne orthodoxie du paganisme grec avant Homère. D’où sortaient ces dieux ? du sol de la Grèce, ou du sol de l’Orient ? On a attribué à ces prêtres du passé une science profonde, cachée sous des symboles. Il est permis de croire que l’on a transporté au berceau des religions ce qui ne se rencontre guère que sur leur déclin. Les premiers prêtres furent certainement les premiers croyans ; et quand ils firent cette distinction théologique entre le dogme et le sens naturel, la foi était déjà tombée. Il est difficile de s’empêcher de penser que la simplicité fut avant tout le caractère de ces premières époques. Des pêcheurs de Galilée ont, les premiers, prêché le christianisme. Difficilement, le paganisme aurait-il été fondé par des docteurs.

Quoi qu’il en soit, le vrai sens d’Homère et qui résume tout le reste, est d’avoir été l’expression de l’unité du peuple grec. Toutes ces tribus hostiles les unes aux autres, différentes de mœurs, de cultes, d’institutions, se rapprochèrent, sous la protection de ce grand nom d’Homère. Jamais des chants épars, sans ordonnance et sans plan, eussent-ils produit rien qui ressemblât à cet effet ? Si la poésie eût été abandonnée à toutes les chances de la diversité des peuples et des tribus, au lieu de la sagesse et de l’harmonie que l’antiquité admirait dans les œuvres de son poète, ne serait-ce pas plutôt le désordre et les incompatibilités politiques des états grecs qui s’y feraient sentir ? On aurait des rhapsodies doriennes, ioniennes ; l’aristocratie heurterait la démocratie. On aurait une poésie de contraste. On n’aurait pas la poésie d’Homère. Chez ces peuples épars, il fallait un Moïse païen qui ramenât le chaos à l’unité. Homère fut, après Orphée, le Moïse du monde grec. L’Iliade et l’Odyssée furent sa Genèse et son Deutéronome. Tout un peuple d’artistes reçut à son berceau la Bible de l’art, non point écrite sur le rocher de Sinaï, au milieu des éclats de la foudre, mais gravée dans la mémoire des hommes, au son de la cythare de Smyrne. Les peuples grecs peuvent désormais s’engager à leur aise dans leurs luttes intestines. Leur lien de famille ne sera plus brisé. Tous, ils portent dans leur souvenir une même et ineffaçable loi d’harmonie et de beauté. Lentement ils vont chanter et épeler le livre du vieux rhapsode ; lentement aussi, un autre peuple dans les montagnes de Judée, va psalmodier sous son dattier l’Homère du Sinaï. Plus tard, quand leur éducation sera achevée, ils se rencontreront l’un et l’autre à Éphèse, dans l’auditoire de saint Paul.

Les poèmes d’Homère ont été donnés à l’enfance de la Grèce pour qu’elle les feuilletât, en souriant, sur ses gradins d’albâtre, comme un livre fait de gravures et d’images coloriées ; car l’éducation de ce peuple s’est faite dans la joie et non pas dans les larmes. Il était le dernier né du dieu antique. Il a été caressé de la main du Jacob olympien, comme son dernier fruit et son Benjamin, entre toutes les nations. Son breuvage lui a été présenté soir et matin, dans la double coupe emmiellée de l’Iliade et de l’Odyssée. Ô l’étrange idée de Platon, de vouloir faire d’Homère un triste philosophe. Qui jamais le fut moins que lui ? La sérénité était sa plus grande science. Considérez seulement la simplicité de son mécanisme. Son hexamètre, formé presque tout entier de dactyles, s’avance, comme Achille aux pieds légers, puis se repose un moment, à la fin de sa course, sur son lent spondée ; puis comme un voyageur qui a repris haleine, ou comme un laboureur qui s’est assis au bout de son sillon, le vers se relève et part plus agile pour sa nouvelle carrière. À cette simplicité des moyens répond la simplicité du but. Si c’est Homère qui a changé la figure des dieux, assurément il l’a fait sans se mêler de doctrine. Que l’on étende, autant que l’on voudra, la science des symboles, pour lui, il s’en est peu soucié. Ô l’heureux poète qui n’avait besoin que de rechercher dans son œuvre la beauté la plus pure, pour être en même temps le plus savant, le plus politique, le plus religieux de tout son peuple ! Il ne manquera pas, après lui, de poètes qui imiteront cette sérénité divine, son principal caractère. Mais toujours quelque malaise du monde les démentira. Virgile, Tasse, Camoens, ont caché maintes blessures sous leur pourpre tyrienne. Dante, Shakspeare, sont venus à leur tour. D’autres siècles ont amené d’autres vers. Le temps des rires a passé comme celui des larmes. Le moyen-âge, contristé, a fini comme la Grèce imprévoyante. La douleur s’est effacée comme la joie. Tout a été essayé ; tout a changé ; tout a reparu. Mais rien n’a plus souri sur terre du sourire de la poésie d’Homère, ni la fleur, ni la vierge, ni le vieillard, ni le poète.

Souvent j’ai vu, en Grèce, au lever du soleil, la terre épanouie, à la brise de mer comme à une espérance nouvelle. Les bois, les vallées l’embaumaient d’une odeur particulière à ce pays. Peu à peu, les montagnes, les golfes sortaient des ténèbres. Ou l’on passait sous des bosquets humides d’agnus castus et d’ébéniers sauvages, ou l’on arrivait près d’une baie dont les bords fumaient, au matin, comme une braise ardente, ou l’on voyait de loin de blondes colonnes suspendues, comme un rayon de miel, aux flancs murés de la montagne, et tout faisait silence, et restait dans l’attente. On eût dit que cette terre, renouvelée en une nuit, avait retrouvé, dans le repos, comme un athlète, ses forces consumées. Malgré soi, on s’arrêtait pour entendre si des flots, des ravins, des collines, n’allait pas s’élever une harmonie séculaire ; si ce sol n’allait pas vibrer et enfanter de lui-même un nouveau chant d’Homère. Mais à mesure que le jour grandissait, et divulguait la misère de ces contrées, cette impression de l’adolescence de la nature se dissipait par degrés ; ou l’on rencontrait une ville écroulée, ou la carcasse d’un aqueduc vénitien, ou des champs blanchissant d’ossemens, et le soir, au chant du hibou, au cri du chacal, la terre se rendormait avec un soupir, comme épuisée de ce rêve du passé et de cette illusion évanouie.

La différence qu’il y a entre les anciens et les modernes se fait bien voir dans la préférence qu’ils ont donnée à l’un ou l’autre des poèmes homériques. L’antiquité, éprise des vertus héroïques, mettait l’Iliade fort au-dessus de sa rivale. Au contraire, les modernes, élevés dans la vie de famille, ont choisi l’Odyssée. En effet l’Iliade est le poème de la jeunesse du monde. L’Odyssée est le poème des vieillards. Dans l’Iliade, le matin de la vie grecque commence à éclater. Tout est espérance et désir. Chacun a sa passion qu’il n’a point assouvie. L’incertitude de la victoire laisse à chacun son avenir intact ; les glaives brillent pour tous au soleil. Dans l’Odyssée, le but est accompli ; c’est le retour. Les vaisseaux, chargés de butin, sont dispersés ; ils brisent leurs pesantes carènes sur le sable, comme autant d’espérances naufragées. Les hommes ont atteint leur chimère ; muets, ils retournent dans leurs foyers. La Troie fumante, comme un désir abandonné, reste seule en ruine et déshabitée sur la côte d’Asie. Les loups, les chacals la visiteront ; les hommes ne la visiteront plus. C’en est fait ! le poème de la vie est fini. La jeunesse et la vieillesse, l’avenir et le passé, le désir et le regret, tout déjà a été raconté. On pourrait s’en tenir à ces deux livres.

Les poètes grecs ont tous les traits d’Homère ; ils sont de la même famille. Ils n’ont pas seulement recueilli les miettes de son banquet ; ils sont du même sang, ils vivent du même souffle ; par-dessus tout, ils ont les mêmes conditions d’art et de beauté. Un seul d’entre eux est marqué d’un type tout différent et appartient à une autre lignée. C’est Eschyle. Celui-là remonte à Orphée. Jamais la tradition d’Homère ne suffirait à l’expliquer. Il possède, lui seul, le mystère des origines ; il porte, comme Électre, l’urne et les cendres du passé, pendant que la maison est remplie de la joie des convives. Quant aux autres, ils sont aussi étrangers qu’Homère à toute intention de mysticisme. S’il est des profondeurs cachées sous leur polythéisme, ils l’ignorent ; ils acceptent leurs dieux de la même manière que le moyen-âge acceptait ses croyances, sans arrière-pensée ; ils marchent comme le cercle des heures, autour de ce grand char d’Homère, touchant à peine le sol, loin d’en fouiller le triste abîme. On ne peut douter que cette préoccupation unique de l’idée de beauté ne soit la principale cause de la supériorité de l’art grec sur tous les autres ; et quand le vieil Aristophane dénonçait à l’aréopage les interprétations morales du dogme païen, il défendait la cause de la poésie, non moins que celle de la religion. C’est ce qui parut assez clairement lorsque la Grèce d’Alexandrie pénétra le mystère de son culte. Sa philosophie avait grandi, mais son art était perdu. La curieuse Psyché avait allumé sa lampe ; le dieu s’était enfui. De tout son passé d’héroïsme que lui restait-il ? La couche vide et le chevet de la Grèce bysantine.

Si l’on recherche pourquoi la haute antiquité n’a pas produit d’autres épopées que celles qui touchent aux traditions voisines de la guerre de Troie, il est facile de voir que l’unité nécessaire à ce genre de poésie ne s’est plus rencontrée jamais, si ce n’est par intervalle et par surprise, dans l’histoire grecque. À peine cette époque achevée, le vieux monde se divise. La venue des Héraclides établit une dissension qui ne finira plus. Il y aura encore quelques momens passagers où la Grèce essaiera de retrouver l’harmonie qu’elle a perdue. Mais ces momens rapides ne constitueront plus un état durable ; ils seront l’exception, non la loi. Dans un état ainsi partagé, le drame naîtra de la nature des choses ; il fomentera à son aise ses discordes au milieu des discordes de tous. Deux fois, il est vrai, la Grèce, avant de périr, remonte à l’unité, une fois à Salamine, contre les Perses ; mais cette levée de boucliers ne dure qu’un jour ; une autre fois, sous Alexandre, et cet effort ne se prolonge pas davantage. Le drame était dans l’histoire, il fut aussi dans l’art. Sur le terrain éternellement chancelant des discordes d’Athènes et de Sparte, au milieu de ce dialogue sanglant des deux cités, il y a place pour Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, mais non plus pour l’escabeau paisible du vieil Homère.

Pour voir combien la cause de l’épopée était désespérée au temps d’Aristote, il faut lire ce qui reste de sa Poétique. Cet ouvrage peut être considéré comme le recueil des lois qui ressortaient nécessairement, pour la poésie, des conditions politiques de l’époque où il fut écrit. La forme qui frappe son auteur est celle du drame, parce que c’est celle qui s’accommodait le mieux avec l’état permanent du monde ; et quand il plaçait l’épopée au-dessous de la tragédie, Aristote ne faisait en cela qu’apprécier avec justesse les élémens du génie contemporain. Après lui, son disciple Alexandre pleura, pensant qu’il n’aurait point d’Homère. Ce furent là les plus nobles larmes de l’antiquité. Le héros prenait congé de l’art grec ; il se sentait irrévocablement tombé du poème à l’histoire. Il laisserait bien après lui, dans Alexandrie, un peuple savant et philosophe ; mais cette ville éternellement balbutiante saurait-elle jamais enfanter un art nouveau ? Alexandre est l’Achille d’une Troie pédantesque. Il a heurté du glaive et provoqué de toutes parts la civilisation antique, et pas un écho n’a répondu ; ses larmes tombent sur terre, parce que la terre est devenue froide et muette. Pourquoi régner ? pourquoi combattre ? Il n’y a plus ni lyre, ni poète dans l’Ionie, sur l’Euphrate, ni sur l’Indus. En ce moment Alexandre sentit s’approcher la mort du monde païen. Cette ame immense connut d’avance cette infinie douleur qui devait enfanter un jour le christianisme.

Il suffit d’indiquer l’influence d’Homère sur les temps qui suivirent. Chez les Romains, ses œuvres furent traitées comme un monument, non de main d’homme, mais de la nature même. Tout l’art consista à s’en rapprocher le plus qu’il fut possible. On l’imitait comme on aurait imité le ciel, ou l’océan, ou le désert. Plus tard le moyen-âge ne connut de lui que son nom ; et quand même il en eût été autrement, que pouvait-il y avoir de commun entre le mysticisme du xiiie siècle et les traditions de l’Ionie ? De quel air Dante, chargé de soucis, aurait-il abordé la figure rayonnante d’Homère ? qu’aurait compris le vieux rhapsode à l’éternelle douleur du Florentin ? Le mélancolique Virgile, voilà l’initiateur, le guide naturel du moyen-âge, il duca mio, à travers les cercles d’épreuve et la tradition de douleur de l’humanité chrétienne et païenne. Le premier changement que l’on rencontre chez les modernes, en quittant l’Iliade et l’Odyssée, est dans la forme même du récit ; le narrateur épique reprend souvent haleine ; sans cesse il s’interrompt comme un vieillard embarrassé dans ses longs souvenirs. Combien les chants de Dante ne sont-ils pas fréquemment coupés et brisés ! C’est pis encore dans l’Arioste, dans le Tasse, dans Camoens. Le récit, partagé en stances, a perdu là entièrement sa continuité ; il se rompt, il se renoue sans cesse ; mais jamais les paroles ne coulent plus comme le miel de la bouche du poète. Milton est peut-être le seul qui ait conservé dans sa forme quelque chose du repos et de l’abondance antique. On le dirait né d’un ange d’épouvante d’Israël, et d’une naïade de Thessalie. Dans la littérature française du siècle de Louis XIV, si l’on excepte Fénelon, les traces visibles de l’influence grecque ne paraissent pas remonter plus loin qu’à Sophocle. Les Allemands, venus les derniers, se sont épuisés en scientifiques efforts pour retrouver, dans quelques œuvres, le repos et la félicité d’Homère. Mais ils se sont bien vite lassés eux-mêmes de cette épreuve d’un jour passé sous le chaume de l’art et de la poésie patriarcale.

Aujourd’hui, l’artiste n’est pas séparé d’Homère par moins de commentaires que le croyant ne l’est de l’Évangile. Que de gloses, que de systèmes, que d’interprétations à traverser pour remonter à son sens propre et littéral ! Les modernes sont venus à bout de cacher, sous le fracas des paradoxes, cette colossale figure. Ce n’est pas sans effort que l’on repousse cette science parasite, pour retrouver la beauté toute nue du poète ; il ne faudrait pas moins que la brise d’Asie elle-même pour dissiper cette poussière des écoles.

Je me souviens qu’un jour je me trouvai au fond du golfe d’Argos. La mer brillait à l’extrémité de la rade. Des montagnes nues, évasées, cernaient l’horizon ; et d’épais nuages, poussés par le vent, refoulaient leurs ombres vagabondes au milieu de la plaine. Vers le soir, j’atteignis des collines chauves et désertes ; sur leurs flancs pendaient des murailles cyclopéennes ; à travers les ouvertures de ces murailles, on voyait de longues couleuvres qui dardaient leurs langues sur le bord des ravins. Je passai près d’une porte où était sculpté un lion, et en descendant quelques pas, je parvins à l’entrée d’un grand tombeau. Cette ville était Mycènes. Cette porte était celle par où le roi des hommes Agamemnon, avait dû passer pour aller à Troie. Ce tombeau était celui de l’un des Atrides. En ce même moment, le vent de mer arrivait en murmurant, comme une cythare ionienne, dans les touffes d’herbes séchées. Ce soir-là je dis adieu pour jamais aux systèmes des glossateurs, et je vis bien qu’il n’est qu’un seul vrai commentaire d’Homère, à savoir, son pays, son ciel, ces murailles de géans, et là-bas cette mer divine, et ces vagues du golfe qui continuent de se bercer à son chant, comme la danse des filles de Chio.


Ed. Quinet