DES
POÈTES ÉPIQUES.

iii.
L’ÉPOPÉE FRANÇAISE.[1]

Au moment où le génie païen venait de disparaître, on entendit un chœur de voix sortir du fond des catacombes ; c’était le chant de l’éternelle poésie qui ressuscitait avec le Christ. Durant quatre siècles les litanies des martyrs formèrent l’épopée de l’avenir. L’art chrétien naquit dans un tombeau, comme la société chrétienne.

Pendant que Rome s’écroule, l’hymne ecclésiastique retentit comme la trompette du jugement dernier ; depuis saint Ambroise jusqu’à saint Bernard, un éternel Te Deum, qui passe de bouche en bouche, célèbre en des mots différens l’humanité perdue et rachetée. Ce chant immense de l’église, prolongé de génération en génération, fait le lien de la société qui n’est plus et de la société nouvelle. Il occupe dans la civilisation des modernes la place du chœur dans la civilisation grecque. Quand tous les empires sont tombés, comme des acteurs, et que les faux dieux ont jeté le masque, il reste seul sur la scène, et c’est lui qui tire la morale de la pièce. Il éclate comme le clairon ; il vibre comme la harpe ; il enfle sa voix comme l’orgue ; il balbutie comme un peuple de ressuscités. Tout émane de lui ; tout commence par lui : rhythme, stance, ode, drame, épopée. La poésie, depuis deux mille ans, s’appuie sur l’hymne, comme l’architecture gothique sur le pilier byzantin.

En même temps naissaient les légendes, poèmes qui n’appartiennent à personne ; sans formes comme la société qui les produit, ils vivent, pour ainsi dire, secrètement dans les cœurs, et croissent avec l’herbe sur les tombeaux des saints et des martyrs. L’union du ciel et de la terre, du dieu et de l’homme, était alors si complète, que le merveilleux et le divin apparaissaient en toutes choses. Ce n’étaient pas seulement les ames des hommes qui étaient enivrées de la foi nouvelle ; l’univers muet, saisi de repentir, semblait abjurer aussi les voluptés passées, et un nouveau soleil sortait de la nuit païenne, rajeuni dans le baptême d’un océan immaculé. En ce temps-là, les lions creusaient le tombeau des anachorètes ; les oiseaux de proie apportaient aux ermites le pain des anges dans les cavernes. Au fond des cellules, les saints se taisaient pour entendre sur le toit le cantique des hirondelles à l’étoile matinale. Le matin et le soir, les cigales[2] écoutaient, comme les panthères, la prière des cénobites ; et les biches sauvages[3] venaient lécher la main des vierges à la porte des monastères. Sur le tombeau des fiancés, la vigne mystique se mariait miraculeusement aux roses de Judée. Alors aussi finissaient les invasions barbares ; et le pape Grégoire[4] voyait dans le ciel de Rome les deux archanges vengeurs du Christ remettre dans le fourreau l’épée d’extermination. Dans leurs sépulcres olympiens, les dieux ressuscitaient sous des formes nouvelles. Sur le chemin des solitaires, les faunes effrontés enflaient leurs pipeaux ; et dans la Thébaïde, les divinités de l’Égypte, noircies par le soleil, venaient murmurer à l’oreille d’Antoine les incantations du désert. Ailleurs, le géant Christophe emportant sur ses épaules le Christ nouveau-né, et lui faisant franchir le grand fleuve, était un symbole des peuples barbares qui recueillaient le christianisme au berceau, et l’aidaient à franchir la limite des vieux empires. Les idées les plus hautes comme les sentimens les plus simples, la nature, l’histoire, le monde, se résumaient ainsi dans des emblèmes divins. Sur les ruines de la mythologie païenne ressuscitait une mythologie spiritualiste et sainte. L’église enfantine, comme la vierge de Raphaël, s’asseyait parmi les fleurs des champs, et rêvait. Le Christ au berceau jouait auprès d’elle avec les insignes du Calvaire. Poésie du dogme naissant et de la foi inviolée ! fondement de tout ce qui s’appellera plus tard imagination, mélodie, sculpture, peinture et art catholique !

Au milieu de cela, quand on voit les peuples germaniques passer le Rhin, on doit croire que leurs traditions vont former les élémens dominans de l’art au moyen-âge. Mais il n’en est rien. Leurs souvenirs s’évanouissent comme leurs langues, et la chaîne commence à se rompre sitôt qu’ils quittent le sol natal. Les bardes des Celtes ont laissé avec leurs noms quelque trace dans l’imagination de la France au moyen-âge. Les traditions héroïques des Francs, des Bourguignons, des Goths, n’en ont laissé aucune. Tout ce que ces peuples ont gardé de leur passé a été l’habitude des chants de guerre. Ainsi, l’hymne, la légende, le chant guerrier, le lai des bardes, voilà les premiers rudimens de l’art en France. Chacune de ces formes se développant séparément, il y avait une poésie et point de poèmes, comme il y avait des débris de peuples et point de peuple, des hommes et point de société.

Si de cette première époque, on jette les yeux sur le xiie siècle, un grand miracle est accompli ; la société est née. Le germe caché dans le sillon barbare a lentement percé le sol. Des siècles serfs, et qui n’ont point de nom, courbés sur la glèbe, ont travaillé sans bruit ; ils n’ont point vu leur œuvre ; et maintenant, comme une plante qui naîtrait d’elle-même, une architecture nouvelle surgit de terre. En même temps, des compositions épiques de trente, de quarante, de soixante mille vers, éclatent presque à la fois, dans des dialectes naissans. Qui a ainsi enchanté la terre de la barbarie ? Qui a délié la langue des siècles muets ? Le catholicisme et la féodalité. Pendant que la société se formait de l’alliance de l’église et de la force barbare, l’épopée qui devait la représenter se formait de l’alliance de la légende et du chant de guerre.

La première chose que l’on remarque dans ces poèmes, c’est que les évènemens qui se passaient au temps où ils furent composés n’y tiennent point de place ; ces temps furent pourtant de ceux où l’homme s’agita le plus. Les cœurs vibraient encore au souvenir de saint Bernard. L’émancipation des communes qui est partout le signal de l’émancipation des langues vulgaires, la France et l’Angleterre mises l’une après l’autre en interdit, les croisades, la guerre des Albigeois, la bataille de Bovines, la prise de Constantinople, Innocent III, Philippe-Auguste, Richard-Cœur-de-Lion, Frédéric II, Dandolo, remplissaient ces jours de colère et de bruit ; et pourtant jamais l’homme ne vécut dans une séquestration plus complète du monde réel. Au milieu de ce fracas, le siècle, sous le cilice, se condamnait et se macérait lui-même. Les yeux baissés, sans rien voir autour d’eux, les peuples, comme des fantômes qui vont à Josaphat, s’acheminaient vers la Syrie. La Terre repentante se cachait sous l’aile des anges de la passion. Rois, empereurs, nations, tous reniaient le présent. Comment le poète eût-il fait autrement ?

En vain une épopée vivante l’environnait ; en vain l’un après l’autre les peuples-pélerins vinrent à passer devant son seuil ; il ne détourna pas les yeux vers eux. Comme le saint dans sa cellule, le trouvère ne vit que l’idéal qui lui avait été légué par la tradition ; il ne chercha que son propre songe. Si les évènemens qui le réveillaient au milieu de ce songe divin entrèrent pour quelque chose dans ses chants, ce fut à son insu. À travers le bruit des armées des croisés, il n’entendit que les pas des paladins sur la feuillée, dans les forêts enchantées d’Ardennes ou de Broceliande. Le xiiie siècle, qui est pour nous aujourd’hui le paradis de la foi, avait déjà son âge d’or, vers lequel il se retournait avec douleur. Cet idéal religieux que nous cherchons dans le moyen-âge, le moyen-âge le cherchait dans les temps qui l’ont précédé ; et véritablement les grandes épopées de cette époque ne sont que l’expression de cet infini désir d’une condition qui n’a jamais été éprouvée, mais dont le christianisme avait éveillé l’idée. Elles prouvent irrésistiblement que les hommes n’étaient point frappés de la poésie qui se développait sous leurs yeux. Ils regrettaient une chose qui n’avait jamais été, qui ne pouvait pas être, et ce regret prodigieux d’un passé impossible fut le principe et l’aliment de toute la poésie au moyen-âge. L’empire d’Arthus et celui de Charlemagne devinrent le paradis terrestre de la féodalité et du catholicisme. Toutes les pensées, repoussées de la réalité, se réfugièrent, comme des veuves et des orphelines, dans leurs châteaux imaginaires. L’un et l’autre, ils devinrent les rois de l’empire idéal, et chevauchèrent, entourés de leurs paladins, à travers la contrée des songes qui leur était inféodée. Chaque civilisation a commencé ainsi par se créer un passé imaginaire, l’Orient son Eden, la Grèce son âge d’or, Rome le temps d’Évandre. Arthus est l’Évandre du moyen-âge.

De cette vue générale si l’on descend à un examen plus détaillé, on s’aperçoit d’abord que ces deux noms d’Arthus et de Charlemagne, qui se partagent l’empire des songes, marquent deux systèmes différens de tradition, d’origine et d’art. Inconnus l’un à l’autre, ils règnent chacun dans un monde séparé ; et tout le système religieux et politique du moyen-âge se trouve figuré dans ces deux vivans emblèmes.

Arthus, parmi les rochers de Cornouailles, au milieu des paladins qui s’égarent dans les forêts primitives, est le vague représentant d’une nation perdue. Les souvenirs des peuples dépossédés par les invasions germaniques se sont rassemblés sous sa couronne ; les forêts enchantées, les chênes fatidiques, les sources qui provoquent les tempêtes, les nains errans sur les décombres, les serpens ensorcelés, les monstres de la mythologie des Celtes, voilà ce qui reste de ces souvenirs. Dans cet horizon imaginaire, Arthus, qui n’a rien de commun avec les chevaliers d’origine germanique, est le roi des songes de la population conquise. Il vit refoulé dans le pays de Galles, avec le peu de sujets qu’il a conservés, Parceval, Lancelot, Tristram, Yseult la blonde ; fantômes d’un peuple évanoui, ils ne poursuivent que des fantômes.

Bien différent est Charlemagne. Maître du monde, dans ses voyages fabuleux, il erre librement des Pyrénées aux Ardennes, des Ardennes en Terre-Sainte. Ses grands vassaux, Renaud de Montauban, Aubry le Bourguignon, Guillaume, Olivier, les fils Aymon, installés dans leur donjon, ont pris fortement possession du sol. Ils sont d’origine franke et barbare. Leurs exploits se rattachent à l’établissement de la féodalité. Ils en sont les champions et les héros.

Cette première différence en entraîne de plus grandes. Le personnage d’Arthus, plus imaginaire, se pliait plus facilement aux fantaisies des légendaires. De là son palais devient promptement un des centres de la poésie ecclésiastique. Son empire est celui de l’ascétisme et de la macération. Arthus est le roi de la légende ; Charlemagne reste le roi du poème héroïque. Comme il y avait dans la société deux principes fortement constitués, l’église et la féodalité, il y eut aussi deux mythologies, deux héros, deux systèmes de poésie épique, lesquels jusqu’au bout se distinguèrent l’un de l’autre par deux systèmes de rhythme et de versification.

Dans le cycle d’Arthus, la poésie de l’église s’est rencontrée quelque part avec un reste des croyances celtiques ; le prêtre s’est uni avec le barde pour chanter ensemble le lai des traditions bretonnes. La légende du Saint-Graal[5], c’est-à-dire du vase mystique qui contient le sang du Christ, a grandi là peu à peu jusqu’aux formes de l’épopée ; car tout ce système de poésie est subordonné à l’idée du calice de la passion, de la même manière que le moyen-âge tout entier s’agenouille devant les reliques du Calvaire. Voilà le but des courses, des épreuves, des combats des chevaliers ; c’est d’aller en quête de ce talisman de douleur. Le mont, la plaine, la forêt, le château abandonné, le sentier, tout vous ramène au sang encore mal étanché du Golgotha. Dans maintes directions passent des cavaliers taciturnes. De loin à loin, l’un d’eux demande à l’ermite le chemin de l’infini ; l’ermite montre un sentier escarpé sur un mont sauvage. Le cavalier reprend, sans mot dire, son mystérieux voyage et disparaît. Sous cette forme, l’épopée ressemble à un prêtre templier ; elle cache le cœur du moine sous la cuirasse et le haubert.

Il y avait une autre forme sous laquelle le Graal, symbole de perfection, apparaissait aux chevaliers. C’était sous la forme d’une pierre précieuse. Les rubis, les diamans, les nobles métaux, gardés par des griffons, étaient alors doués de vertus divines[6], qui se montraient dans les incantations. L’émeraude donnait la chasteté ; l’agate, l’éloquence ; l’améthyste, la tempérance ; le jaspe, la puissance ; l’onyx, la beauté ; le saphir, la paix. Le corail préservait de la foudre ; la turquoise, des embûches ; la calcédoine[7], des illusions ; l’escarboucle, des fantômes ; l’iris, des fausses ténèbres ; la chrysolithe, des passions ; la sardoine, de la tristesse ; la topase, de la folie ; mais c’était le Saint-Graal qui rassemblait toutes ces facultés, et d’autres plus célestes encore. Talisman de sainteté, d’amour, d’immortalité ! le chevalier cherchait à travers monts et vaux, dans la nature, cette pierre précieuse, comme l’alchimiste cherchait dans son creuset la pierre philosophale ; et cette tradition à laquelle se rattache la philosophie d’Albert-le-Grand, et qui se lie à la mythologie arabe, à la science d’Avicenne, des mages et de l’Hermès égyptien, est le point par où l’épopée catholique s’allie à la poésie orientale. Ainsi, dans l’architecture gothique, l’ogive vous renvoie de Reims à Damas et Ispahan.

Si l’on se contentait de chercher ce mélange du génie sacerdotal et arabe dans les poèmes de la langue d’oil du xiie siècle, on ne l’y trouverait qu’à grand’peine ; car la poésie, en France, est sortie de bonne heure du sein de l’église. Telle que les trouvères l’ont faite, elle est déjà toute profane et mondaine. Les chevaliers, il est vrai, poursuivent encore la recherche du saint vase ; la lance sanglante du Calvaire brille encore au sein des nuits enchantées de Parceval. Mais, à chaque moment, le but sacré est oublié, et la galanterie chevaleresque distrait déjà les poursuivans de l’amour divin. Chrétien de Troie, qui a été dans le nord le chantre de ce cycle, ne conserve plus rien du génie sacerdotal. Si l’on ne considérait que ses œuvres, on conclurait avec raison que ce génie n’a jamais existé. Rien n’arrête, rien ne précipite son petit vers de huit pieds, qui, à l’origine, peut avoir été celui des proses rimées des chants d’église. Il va du même pied sans s’arrêter jamais, comme le palefroi amblant d’une noble demoiselle. Évidemment, le poète de Philippe-Auguste emploie à chaque instant des emblèmes sacrés qui ont perdu pour lui leur ancienne importance, soit que le génie des symboles répugne essentiellement à l’esprit français, soit que l’art au berceau ait déjà commencé à remplacer la foi.

Cette transformation de la poésie, qui d’ecclésiastique devint séculière, ne s’est pourtant pas opérée sans combats ; il reste assez de monumens de cette lutte pour qu’elle soit hors de doute. La partie religieuse et sacerdotale qui a promptement péri dans l’épopée française, était celle qui était le plus conforme au génie de la vieille Allemagne ; c’est aussi celle qui a été le mieux conservée dans les traductions tudesques, faites par les poètes de l’époque des Hohenstauffen. Le Lohengrin et les deux poèmes d’Eschembach, le Titurel, le Parceval, tous composés d’après d’anciennes versions françaises du cycle d’Arthus, ont fidèlement gardé le sens pieux des originaux. C’est là que l’on retrouve ces généalogies de rois servans de l’amour divin, qui dans une éternelle macération veillent sur le mont sauvage, auprès du vase sacré ; le temple symbolique du Saint-Graal, les chevaliers, qui sans vieillir, contemplent, pendant des siècles, la goutte de sang du Calvaire. Tout ce mysticisme, si promptement aboli dans les imaginations champenoises et normandes, est surtout frappant dans le Titurel, poème à la fois enfantin et gigantesque, dont l’auteur pouvait dire :

« Celui qui le lira, ou l’entendra, ou le copiera, son ame sera emparadisée. »

C’est dans ce même poème que l’on retrouve cet élan d’amour religieux qui semble une variante du fameux chant de saint François d’Assise :


« L’amour dompte le chevalier sous son casque ;
L’amour ne veut point de partage dans sa gloire ;
L’amour comprend le grand et le petit ;
L’amour a sur la terre et dans le ciel Dieu pour compagnon ;
L’amour est partout, hormis dans l’enfer. »


Ici l’épopée chevaleresque se rencontre avec les hymnes de l’église, avec le génie de saint Bernard, de saint Thomas, de saint Louis ; poésie immaculée de l’église militante, de l’amour divin ; commencée en France, continuée en Allemagne, elle devait trouver sa forme achevée dans le pays de la papauté et dans le paradis de Dante.

Lorsqu’à l’amour de Dieu, qui faisait le fonds de ces traditions. succéda l’idéal de l’amour humain, tout ce cycle de poésie perdit en un moment son caractère. Ce changement arracha aux poètes les plus religieux un cri de douleur. Au nom de la foi allemande, Eschembach s’éleva contre l’école nouvelle[8]. Après lui, Dante[9] plongea dans l’enfer des voluptueux le cycle d’Arthus dégénéré de sa forme sainte. Pétrarque[10] ne fut pas moins sévère. Pourtant c’est par le dogme que le changement avait commencé. Marie venait d’être placée dans l’église à côté et souvent au-dessus du Dieu jaloux des premiers siècles. Les hymnes de cette époque, l’Ave Regina, le Salve Mater y saluaient tous l’avènement de la reine des cieux. Les litanies de la Vierge retentissaient plus haut que les psaumes de Jehovah. L’Étoile matinale avait lui à l’horizon. La Tour d’ivoire s’était levée sur la montagne ; le Vase d’élection s’était rempli jusqu’aux bords ; la Rose mystique s’était épanouie ; elle embaumait la terre. Partout la Madone d’Italie se substituait aux images lugubres du Christ des catacombes. Cette apothéose de la femme passa du dogme dans l’art et dans la poésie. Au lieu de l’emblème de la sagesse infinie, mille fantômes adorés, l’épouse du roi Arthus, la reine Genièvre aux mains plus blanches que fleurs d’été, la reine Yseult-la-Blonde, qui tient sa tête encline, la châtelaine de Vergy, la Dame du Lac, Berthe aux yeux plus vairs que faucons ni émérillons, Aude aux crins d’or, Alice au cœur dolent, Clarisse, Églantine,


Qui toujours sent un dard d’amour sous la mamelle,


et l’enchanteresse Morgane, et, à la fin, Béatrix de Portinari, en qui semblent se résumer toutes ces images, remplirent peu à peu le paradis des poètes. Les sentimens continuèrent d’être infinis ; mais l’objet de ces sentimens avait changé. Il arriva au moyen-âge tout entier ce qui arrive encore au petit nombre d’hommes jeunes dont le siècle n’abâtardit pas de bonne heure les facultés. L’ardeur céleste qui consumait les cœurs avait fini par se concentrer sur un objet terrestre ; et comme l’amour avait commencé par être tout divin, la langue qui servit à l’exprimer conserva long-temps l’empreinte et le caractère du culte. Le vase de la passion du Christ se remplit des philtres des enchanteresses et des larmes des amans. Cette révolution, qui en contenait tant d’autres, commença par la France. La femme remplaça l’église, le fabliau la légende, le roman l’épopée. Assise au festin de la Table-Ronde, la France goûta la première, sur les lèvres d’Yseult et de Tristan, le breuvage des voluptés condamnées. Dès ce moment, elle commença à oublier, avec eux, la coupe trop amère du Golgotha.

ii.

Les poèmes du cycle de Charlemagne se distinguent tout d’abord des précédens. Ils portent une autre bannière ; ils sont invariablement composés de vers de dix ou de douze pieds[11]. Avec leurs longues tirades, pendant lesquelles la même rime se reproduit et se répète sans relâche, à l’imitation de la poésie arabe, ils marchent pesamment, comme des chevaliers bardés de fer. Privée encore d’articulations mobiles, la langue se brise sous ce lourd vêtement d’airain. Nouvellement émancipée et naturellement forte, précise, héroïque, inflexible, encore grossière, mais jamais recherchée, à la fois tragique et enjouée, propre par là au grand récit, c’est un moule qui a été brisé avant d’avoir été achevé. Il n’en est rien resté depuis la Renaissance, Corneille, en qui survit le génie héroïque des trouvères de Normandie, ayant donné à sa langue un rhythme et un accent tout différens.

Par leurs sujets, ces poèmes n’appartiennent pas tous à l’époque de Charlemagne. Il y en a qui remontent aux Mérovingiens et à Clovis, le plus loyaux homme de France ; il y en a, au contraire, qui se rapportent à l’époque de Charles-le-Chauve. En général, tout le temps compris depuis la création jusqu’à l’avénement de la troisième race est un espace neutre, dont les trouvères se sont emparés. Ils en disposent à leur fantaisie. Mais la société, les mœurs, les habitudes qu’ils dépeignent étant partout les mêmes, leurs compositions, souvent différentes par le temps et par le lieu, appartiennent toutes à un même système. Elles doivent porter un même nom. Par le droit divin de la poésie, Charlemagne fut, préférablement à tout autre, élu roi de ce vague et incommensurable empire. L’importance personnelle et presque miraculeuse du fils de Pépin, les souvenirs de la féodalité naissante, par-dessus tout la lutte du mahométisme et du christianisme, dont on lui attribuait la plus grande part, ne laissaient pas un autre choix à faire aux imaginations populaires. Il ne s’agissait plus d’ailleurs, comme dans le système d’Arthus, de poursuivre un vague idéal. L’objet de la nouvelle épopée était, au contraire, très réel. C’était le foyer même de la civilisation occidentale qu’il fallait défendre contre l’Orient. Le même intérêt, qui, chez les anciens, s’était attaché à la guerre de Troie, devait s’attacher, pendant le moyen-âge, au souvenir des guerres contre les Sarrasins. L’Ilion des trouvères fut toujours la cité catholique.

Ce qui donne, après cela, le caractère épique à ces poèmes, c’est qu’ils sont un tableau complet du système féodal. Ni l’amour ni la religion n’y tiennent une grande place ; au contraire, l’intérêt politique y passe toujours avant l’intérêt romanesque. L’anarchie du moyen-âge est le fonds même du sujet. Chaque province de France est le centre d’une épopée, chaque duché a son héros ; Huon de Bordeaux, Gérard de Roussillon, Guillaume d’Orange, Renaud de Montauban, Aymeric de Narbonne, voilà les héros de la langue d’oc ; Aubry-le-Bourguignon, Garin de Lorraine, Richard de Normandie, Raoul de Cambray, Thierry des Ardennes, voilà les héros de la langue d’oil. Le grand fief de l’antiquité était aussi représenté par le personnage de l’imagination bysantine, Alexandre de Macédoine. Au sommet de cette féodalité idéale apparaît Charlemagne, à la barbe plus blanche que fleurs de lis ; il préside solennellement et fastueusement à l’héroïsme de ses barons. Oisif et impuissant, il perd la France au jeu d’échecs. Il offre une couronne contre un cheval. Maugis l’emporte tout endormi dans le château de ses chevaliers rebelles. Incessamment il pleure, il se lamente, presque autant que l’Attila des Niebelungen. En un mot, le grand empereur d’Eginhard, l’auteur des Capitulaires, n’est plus, dans cette épopée, que l’image du roi féodal, abusé, moqué, bravé par ses turbulens vassaux. D’ailleurs, les chartes et les diplômes ne marquent pas mieux les conditions des hommes que ne font ces poèmes. Les relations des seigneurs et des vassaux, des vassaux et des serfs, les hommages-liges, les droits d’aînesse, d’aubaine, d’épave, le système de la propriété, les obligations et redevances des fiefs, sont mis là partout en action. On ne sent plus, il est vrai, l’exaltation d’amour qui est propre au cycle d’Arthus ; mais on a devant soi le tableau de la famille féodale ; non pas l’amant et la fiancée dans la forêt enchantée de Broceliande, mais le père, l’épouse, le fils, la sœur, au grave foyer du châtelain. Par-dessus tout, la vie extérieure du moyen-âge est peinte en couleurs très vivaces, comme elle l’est sur les vitraux ou dans les vignettes des manuscrits. C’est dans ces longs récits que se retrouvent à leur place le baron dans sa tour, la guette sur les créneaux, le saint dans son monastère, les dames au clair visage cueillant les fleurs de mai, ou, du haut des balcons, attendant les nouvelles ; l’ermite au fond du bois qui lit son livre enluminé ; la demoiselle sur son palefroi pommelé ; les messagers, les pèlerins, les nains, assis à table et devisant dans la salle pavée ; le bourgeois sous la poterne, le serf sur la glèbe ; les pavillons tendus au vent, les enseignes brodées et dépliées ; les chasses au faucon, à l’émérillon ; les jugemens par le feu, par l’eau, par le duel ; les plaids, les joutes, les épées héroïques ; la Durandal, la Joyeuse, la Hauteclaire ; les chevaux piaffans et nommés par leurs noms, à l’instar d’Homère, le Bayard des fils Aymon, le Blanchard de Charlemagne, le Valentin de Roland ; tout ce qui accompagnait et suivait les disputes des seigneurs, défis, pourparlers, injures, prises d’armes, convocation du ban et de l’arrière-ban, machines de guerre, engins, assauts, pluies de flèches d’acier, famines, meurtres, tours démantelées ; c’est-à-dire le spectacle entier de cette vie bruyante, silencieuse, variée, monotone, religieuse, guerrière, où tous les extrêmes étaient rassemblés ; en sorte que ces poèmes, qui semblaient extravaguer d’abord, finissent souvent par vous ramener à une vérité de détails et de sentimens plus réelle et plus saisissante que l’histoire.

Tous les sujets que pouvait fournir le moyen-âge étaient ainsi traités par les trouvères ; mais dans ce grand nombre de thèmes principaux, il y en avait un auquel ils revenaient sans cesse ; ils ne pouvaient ni l’épuiser, ni le quitter quand ils l’avaient touché ; c’étaient les joutes et les batailles, non pas combats de galanterie, mais combats à outrance. Le génie guerroyant de la France respire principalement dans ces valeureux poètes. Avec cela, leur langue de fer les secondait à merveille ; pauvre en moralités, singulièrement riche et à l’aise, quand il s’agit d’armures, de hauberts rompus et démaillés, de sang vermeil, de vassaux navrés et de cervelles répandues. Aussi, au milieu de leurs interminables épopées, où souvent ils sommeillent comme leur ancêtre Homère, le signal de la bataille est-il toujours pour eux le réveil du génie. Un enthousiasme sincère les possède ; ils trouvent des lumières soudaines au plus fort de la mêlée. On pourrait leur appliquer ce que Napoléon disait de l’un de ses lieutenans : ils excellent à communiquer l’étincelle électrique aux hommes et aux chevaux. Des prouesses d’imagination les égalent à leurs héros, car ils sont eux-mêmes les chevaliers errans de l’art et de la poésie. Malgré toutes les difficultés d’un idiome embarrassé, leurs fières fantaisies éclatent par grands traits, comme la Durandal hors du fourreau. Sans le secours de l’art, ils combattent, à proprement dire, nus et sans armes ; et par la seule vaillance de la pensée, ils s’élèvent à un sublime naïf que l’on n’a plus retrouvé depuis eux. Qu’importe, direz-vous ? ils mentaient aux événemens. Oui, mais encore une fois, sous ce mensonge, il y avait une vérité plus vraie que l’histoire ; et dans ces vers incultes, vous respirez le génie de la force indomptée, de l’orgueil suprême, qui s’emparait de l’homme dans la solitude des donjons, d’où il voyait à ses pieds la nature abaissée et corvéable. Poésie, non d’aigles de l’Olympe, mais de milans et d’éperviers des Gaules.

Roland, à Roncevaux, est resté seul vivant de toute l’arrière-garde avec l’archevêque Turpin. Les Sarrasins vont l’atteindre. L’archevêque est descendu dans la vallée pour lui chercher à boire. Roland évanoui se relève sur son séant ; il sonne de son cor d’ivoire pour appeler Charlemagne à son secours. Dans ce dernier moment, il adresse ses adieux à son épée, sa fameuse Durandal. De peur qu’elle ne tombe entre les mains des mécréans, il veut la rompre contre le rocher ; mais c’est le rocher qui se brise. À la fin il l’enfonce jusqu’à la garde dans le granit ; il la met en pièces en la tournant dans ses mains. Après cela il souffle de nouveau dans son cor jusqu’à ce que sa poitrine se brise. Et ce grand cri, plus fort que celui d’Achille, retentit dans toute la chevalerie et la noblesse de France jusqu’à la fin du moyen-âge. Voilà l’individualité du grand vassal, seul avec lui-même et son épée.

Le duc Guillaume défend, lui seul, les approches de sa ville contre l’armée innombrable des Sarrasins. Son neveu, encore enfant, est blessé à côté de lui. Il le prend sur ses épaules, il combat de l’autre main, il se retire à pas lents, poursuivi par une nuée d’ennemis. La duchesse, du haut des créneaux, le voit sans le reconnaître. Les ennemis l’entourent. Il frappe à grands coups à la porte. « Ouvrez, dit-il à sa femme, je suis Guillaume. — Non, vous n’êtes point Guillaume, répond la duchesse en refusant d’ouvrir. Ce n’est pas Guillaume qui fuirait devant une armée. » Poussé à bout par ces paroles, le duc s’élance au milieu des mécréans. Il les disperse, il les pourfend, après quoi il revient vers la duchesse en victorieux. Voilà l’héroïsme dans la famille féodale.

Dans une bruyère, deux paladins de Charlemagne, Olivier et Roland, sont aux prises l’un avec l’autre. Le combat dure depuis un jour entier ; les deux chevaux des chevaliers gisent coupés en morceaux à leurs pieds ; le feu jaillit des cuirasses bosselées ; le combat dure encore ; l’épée d’Olivier se brise sur le casque de Roland. — Sire Olivier, dit Roland, allez en chercher une autre, et une coupe de vin, car j’ai grand’soif. Un batelier apporte de la ville trois épées et un bocal de vin. Les chevaliers boivent à la même coupe ; après cela, le combat recommence. Vers la fin du second jour, Roland s’écrie : — Je suis malade, à ne vous le point cacher. Je voudrais me coucher pour me reposer. Mais Olivier lui répond avec ironie : — Couchez-vous, s’il vous plaît, sur l’herbe verte. Je vous éventerai pour vous rafraîchir. Alors Roland, à la fière pensée, reprend à haute voix : — Vassal, je le disais pour vous éprouver. Je combattrais encore volontiers quatre jours sans boire et sans manger ; en effet, le combat continue. Plusieurs évènemens du poème se passent, et l’on revient toujours à cet interminable duel. Les cottes démaillées, les écus brisés, rien ne le ralentit. Le soir arrive, la nuit arrive ; le combat dure toujours. À la fin, une nue s’abaisse du ciel entre les deux champions. De cette nue sort un ange. Il salue avec douceur les deux francs chevaliers ; au nom du Dieu qui fit ciel et rosée, il leur commande de faire la paix, et les ajourne contre les mécréans à Roncevaux. Les chevaliers tout tremblans lui obéissent ; ils se délacent l’un à l’autre leurs casques ; après s’être entrebaisés, ils s’asseient sur le pré en devisant comme de vieux amis. Voilà le seigneur féodal dans ses rapports avec Dieu. Tout cela n’est-il pas singulièrement grand, fier, énergique ? Le tremblement de ces deux hommes invincibles devant le séraphin désarmé[12], n’est-ce pas là une invention dans le vrai goût de l’antiquité, non romaine, mais grecque ; non byzantine, mais homérique ? Or, il y en a un grand nombre de ce genre dans les trouvères.

Si l’on demande quel rang ils occupent dans l’art, à moins d’être ébloui par le fanatisme commun aux érudits, on ne peut les mettre au rang des poètes des âges savans et cultivés. Leur place est celle des rapsodes avant Homère, ou des peintres toscans avant Giotto et Orcagna. Quelques-uns d’eux avouent franchement que leur art est surtout un métier, et l’auteur des Quatre fils Aymon termine en demandant or et argent assez


Pour donner aux fillettes et maint bon compagnon.
Car c’est tout ce qu’il aime ; que vous célerait-on ?


Il est certain que les trouvères résumaient des chroniques fabuleuses auxquelles ils ajoutaient de leur chef peu de circonstances vraiment nouvelles. Les personnages et les types principaux qui doivent remplir la scène épique ont été créés ou plutôt évoqués par eux. Les temps qui suivront accepteront tous ces types et n’y en ajouteront pas un seul. Mais l’art n’a point encore réellement varié ces figures. Sous leurs casques, tous les chevaliers sont semblables ; et la poésie, sans nuances, sans expression individuelle, tient encore comme Clorinde sa visière baissée. Le nain parle comme le géant, le seigneur comme le serf ; formes à moitié ébauchées, qui ne peuvent se soulever de l’abîme, chaos balbutiant d’où doit sortir le monde de Dante, d’Arioste, de Boccace, de Spenser, de Caldéron, de Shakspeare. Au milieu de cette création à demi née, vrai pandemonium de l’épopée, où toutes les larves s’agitent, c’est à peine si le caractère de chaque trouvère peut être distingué. Plusieurs générations continuent l’une après l’autre le même poème, et la différence des hommes et des temps ne devient pas plus sensible. Œuvres sans auteurs, elles appartiennent à tous, comme l’architecture anonyme des cathédrales, qui semble avoir été bâtie sans architecte.

Quoi qu’il en soit, ces poèmes n’ont pas toujours été enfouis comme aujourd’hui dans des manuscrits muets. Nous ne possédons plus que la lettre morte de ces rapsodies qui tenaient beaucoup du caractère de l’improvisation. Elles ont été en partie chantées, et les contemporains n’étaient point frappés comme nous le sommes du dénuement de l’expression, qu’une foule de circonstances servaient à relever. Si l’on veut même se faire une juste idée de l’effet que ces poèmes pouvaient produire, il faut se représenter le concours solennel des fêtes qui les environnaient.

Pendant six mois d’hiver, le château féodal était resté enveloppé de nuages. Point de tournois, point de guerre ; peu d’étrangers et de pèlerins ; de longs jours monotones, de tristes et interminables soirées mal remplies par le jeu d’échec. Enfin, le printemps avait commencé ; la châtelaine avait cueilli la première violette dans le verger. Avec les hirondelles on attendait le retour du troubadour ou du trouvère. Par un beau jour du mois de mai, ce dernier envoyait ses chanteurs et ses jongleurs réciter ses anciens romans aux bourgeois et au menu peuple dans l’intérieur des petites villes. Pour lui, il suivait la rampe escarpée qui menait au château. Sans demeurée, dès le soir de son arrivée, les barons, les écuyers, les demoiselles se réunissaient dans la grand’salle pavée pour entendre le poème qu’il venait d’achever pendant l’hiver. Le trouvère, au milieu de l’assemblée, ne lisait pas ; il récitait. Mais quand son récit s’élevait, il chantait par intervalles, en s’accompagnant de la harpe ou de la viole. Son début était plein de fierté et de naïveté. C’était en même temps un tableau de l’assemblée.


Seigneurs, or, faites paix, chevaliers et barons,
Et rois et ducs, et comtes et princes de renoms,
Et prélats et bourgeois, gens de religions,
Dames et damoiselles, et petits enfançons.


Souvent il avait composé son poème par l’ordre exprès du seigneur qui lui avait prêté la chronique dans laquelle était contenue la tradition de son sujet. Souvent les ancêtres de son hôte y figuraient. D’ailleurs, les lieux voisins, les petites villes, les bourgs, les moustiers, les monastères y étaient désignés par leurs noms. Celui de France n’était jamais prononcé sans être accompagné d’un titre d’honneur : c’était la douce, ou la plaisante, ou la louée, ou l’honorée. Il parlait à ses auditeurs de ce qu’ils aimaient et connaissaient le mieux, de joutes et de batailles. Les qualités qu’il donnait à ses héros étaient peu variées, mais singulièrement énergiques et frappantes. À la fière pensée, hardi comme lion, à guise d’homme fier, à guise de sanglier[13], ces expressions et d’autres semblables, revenaient souvent dans ses descriptions. Il racontait ainsi les grands faits d’Olivier, qui, navré à mort, se relève de son lit pour défier le géant, chef des Sarrasins ; ou les larmes du cheval Bayard, que les écuyers ont saigné pour boire son sang, pendant que la famine est au château de Renaud ; ou la prise de Barbastre, ou la bataille d’Alichamp, ou l’arrivée de la fille de l’émir dans la prison des chevaliers, ou la plainte de Charlemagne, en entendant le cor de son neveu Roland. Au milieu des traditions qui se mêlent, il était souvent impuissant à régler ce désordre. Il se contentait alors de répéter à la bruyante assemblée : Oyez, seigneurs ! Et cette formule féodale suppléait à presque toute autre combinaison d’art. C’était le contraire de ce que l’on a vu dans des époques de décadence. Les idées du poète étaient fécondes ; ses sujets innombrables ; sa langue seule était pauvre et pliait sous le faix. Du moins elle ne détonnait jamais, et c’est une question de savoir si cette rudesse inculte ne valait pas bien souvent l’affectation de l’élégance moderne. L’accent et le rhythme, auxquels la foule est surtout sensible, se marquaient par des procédés qui nous semblent aujourd’hui barbares, mais qui étaient alors tout puissans. En frappant vingt fois, quarante fois, soixante fois de suite et sans relâche la même rime, le vers finissait par graver la mesure dans l’oreille endurcie des vieux barons ; il retentissait ainsi, dans ces assemblées guerrières, comme l’épée sur l’écu dans un tournoi. À la voix du chanteur, chaque objet rendait un écho sonore. Le château crénelé, le vent qui soufflait dans les salles, les aubades des guettes sur les tourelles, le bruit des chaînes des ponts-levis, tout cela faisait en quelque sorte partie de son poème. Ce qu’il ne disait pas, les choses et les souvenirs des auditeurs le disaient à sa place. Quand l’automne approchait, le trouvère était au bout de son récit ; il partait enrichi des présens de son hôte. C’étaient des vêtemens précieux, de belles armes, des chevaux bien enharnachés. Quelquefois il était fait chevalier, s’il ne l’était déjà. Souvent il emportait avec lui l’amour de la châtelaine ; puis, lui absent, le manoir avait perdu sa voix ; tout retombait, jusqu’à la saison nouvelle, dans le silence et la monotonie accoutumée.

La carrière fabuleuse des héros du cycle carlovingien se terminait en général dans le couvent, en sorte que cette épopée finissait comme avait commencé celle d’Arthus, c’est-à-dire par la légende. Charlemagne est canonisé. Le géant des Sarrasins, Fierabras se convertit et monte au ciel. Au déclin de leur vie, Guillaume d’Orange, Renaud de Montauban, Oger le Danois, se font moines de l’ordre de Saint-Benoît. C’était aussi la fin ordinaire des trouvères. Quand l’haleine venait à leur manquer, trompés par leur gloire éphémère, harassés et contrits, ils se réfugiaient dans le cloître. Tout sortait de l’église ; mais aussi tout y rentrait. Le poète y suivait son héros.

iii.

C’est une grande question de savoir quelle fut la première origine de ces poèmes. Assurément, les traditions ont flotté long-temps dans les esprits, avant de prendre la forme qu’elles ont revêtue au xiie siècle. Dans ce chaos, il y a des parties celtiques, bretonnes, provençales, frankes, bysantines, arabes, païennes, chrétiennes, musulmanes. De là, avec d’égales raisons, on peut lui attribuer des commencemens très différens, et chacun peut, ici, à son gré, vanter son clocher. L’épopée au moyen-âge est aussi complexe que l’architecture même. Tous les peuples ont travaillé au plan de la cathédrale ; tous ont coopéré par quelque point à l’invention de l’épopée catholique et féodale ; à l’égard de la forme, il était naturel qu’elle fût d’abord imposée par les poètes les plus précoces, les plus industrieux dans le mécanisme de l’art, surtout les plus voisins des traditions de l’antiquité. Le témoignage des Meistersaenger[14] et le savant travail de M. Fauriel ne permettent guère de douter que les Provençaux n’aient été les créateurs du mécanisme épique. Si d’ailleurs on compare les poèmes de la langue d’oc et ceux de la langue d’oil, on s’aperçoit bientôt que les épithètes et les comparaisons convenues, les fins de vers fréquemment employées, les refrains, les habitudes et idiotismes particuliers aux trouvères ont été littéralement transportés d’un dialecte dans l’autre. Le rhythme une fois trouvé et reconnu, le branle fut donné ; de toutes parts, les épopées locales se formèrent comme d’elles-mêmes. Le verbe avait été prononcé, le chaos s’organisa. Il arriva pour la poésie ce qui arriva pour l’architecture. Quand l’ogive se fut élevée en un point, elle se trouva par miracle couvrir toute l’Europe occidentale. Ainsi des épopées. Le nord ne traduisit pas le midi, ni le midi le nord ; mais le problème de l’art une fois résolu par le rhythme et l’accent musical de la Provence, la langue du moyen-âge fut miraculeusement déliée. Le poème qui, depuis long-temps, se préparait au fond des cœur, éclata de toutes parts, et presque à la fois, en des langues différentes.

Non seulement les provinces du nord rivalisèrent avec celles du midi ; mais tous les peuples de l’Europe occidentale, les Allemands, les Anglais, les Danois, les Italiens, les Espagnols, peu à peu ébranlés par cette cadence, se mirent à la suivre et à la répéter en chœur. Chacun d’eux plia sa langue au mode de la France, et redit à son tour les aventures du Graal et celles du fils de Pépin. En ce temps-là, les nations jouaient avec les mêmes songes. Une même foi, un même amour, les rassemblaient encore. La France, qui devait plus tard les entraîner dans la vie politique, les entraînait alors dans la région des fables, et cette unité de la poésie annonçait l’unité de la civilisation moderne.

De nos jours, la critique allemande a la première donné l’exemple de publier des textes complets de ces différentes versions. Elle a fourni par là une base à l’étude des littératures comparées du moyen-âge. Seulement, on s’étonne qu’elle ait mêlé si fréquemment à ces questions des origines les passions de réaction d’un autre âge. Trop souvent on pourrait résumer comme il suit ses remarques sur la poésie d’Arthus et de Charlemagne : Tout ce qui, dans l’épopée chevaleresque au moyen-âge, est grandeur, pureté, chasteté, sainteté, est l’élément allemand. Tout ce qui, dans la même épopée, est immoralité, ennui, monotonie, corruption, insipidité, est l’élément français. Pourquoi faire ainsi remonter au maillot les rancunes des peuples vieillis ?

Ce qu’il y a d’incontestable, c’est que les poètes français, dans le cycle guerroyant de Charlemagne, n’ont été surpassés de leur temps par aucun de leurs imitateurs. Dans le cycle d’Arthus, ils ont, de l’aveu des Meistersaenger, construit toute la fable ; ils ont inventé tous les évènemens. Mais sur le fond des imaginations provençales et normandes, les Allemands ont jeté une végétation efflorescente, à la manière des ornemens gothiques sur l’ogive d’abord nue du xiie siècle. Les Meistersaenger ont été, en quelque sorte, les imagiers et les foliaciers de ce genre de poésie. Ils en ont aussi, comme il a été dit ci-dessus, conservé le sens austère et religieux. D’ailleurs, moins agile, moins gracieuse, moins naïve que celle de Chrétien de Troie, la langue d’Eschembach, est, par compensation, plus étendue, plus élevée et plus grave. Les Meistersaenger ont prêté à la poésie française un panthéisme enfantin qui ne se retrouve jamais dans les originaux. Cette sympathie vague des fleurs, des ruisseaux, des chênes touffus avec les héros provençaux et bretons, appartient entièrement aux traducteurs. Je citerai de cela un seul exemple ; mais il est frappant, et tiré du poème le plus populaire du moyen-âge.

Tristan et Yseult, après avoir bu le breuvage d’amour, se sont enfuis au fond des bois. À peine arrivés dans ces solitudes, le Tristan français est obsédé par les difficultés de la vie matérielle. Pour protéger la vie d’Yseult, il déploie une excessive activité. Il ne quitte pas son arc ; les aboiemens de son lévrier retentissent à côté de lui dans la forêt. Avec ses flèches empennées, il poursuit les daims, les cerfs, les chamois. Il rapporte à la reine sa proie saignante. Il la prépare de ses mains, à la manière d’Achille ; et ce genre de vie finit par devenir si difficile à supporter, qu’il le quitte à la première occasion.

Bien différent est le Tristan de Gottfried de Strasbourg. Ses deux amans ne boivent ni ne mangent. Si vous demandez comment ils se nourrissaient, dit le vieux poète d’Alsace, c’est moi qui vous le dirai : au fond des forêts et sous la ramée, ils trouvaient un meilleur breuvage que sur la table d’Arthus ; c’était la douce confiance, l’amour[15] embaumé ; ils avaient pour serviteur l’ombre et le soleil, le vert tilleul, la rivière et la source, l’herbe, la feuille et le bourgeon. Pour messagers, ils avaient aussi le petit et pur rossignol, l’alouette et la linote, et les gais oiselets des bois. Mainte douce langue pour eux chantait et déchantait[16]. L’arbre, le pré verdoyant et la fleur sous l’herbe, et la douce rosée, leur souriaient quand ils passaient : que leur fallait-il davantage ?

Les différences des deux peuples ne sont-elles pas déjà toutes marquées dans cet exemple ? Ce Tristan, chasseur industrieux, si vite rassasié de son idéal solitaire, si empressé à retourner parmi les paladins au milieu des tournois, n’est-ce pas le génie de la France elle-même, si promptement lassée des forêts enchantées du moyen-âge, si avide de la vie active des temps modernes ? Au contraire, ce Tristan perdu dans sa propre fantaisie, qui, au lieu de son arc, emporte sa harpe dans les bois, qui vit éternellement d’un invisible souffle, qui passe les heures et les jours à s’enivrer du breuvage de ses propres désirs, pour qui la blonde Yseult remplace tous les paladins de la chevalerie et tous les bruits du siècle, ce Tristan, on pourrait dire ce Werther de la chevalerie, contemplatif, oisif, n’est-ce pas l’Allemagne telle qu’elle devait nous apparaître plus tard ? Et n’est-il pas sensible que de ces deux poésies, la première, en grandissant, ira aboutir au sensualisme de Voltaire, et la seconde au panthéisme de Goethe ? Si l’on pouvait comparer les versions italiennes, danoises, anglaises, espagnoles, on arriverait à des résultats analogues. Les instincts et les tempéramens des peuples se trahiraient ainsi dès leur berceau.

Maintenant, je suppose qu’après le long travail des trouvères, la France, au foyer de toutes les traditions épiques, eût produit un homme capable de les résumer dans un monument durable. Je ne crois pas qu’en aucun temps, poète eût trouvé sa tâche plus avancée. D’une main hardie, il se serait emparé des ébauches que le siècle produisait partout en Europe. Souvent, à ces ébauches, il ne fallait qu’un trait de plus pour sortir de la barbarie et s’élever aux formes d’un art indestructible ; l’Homère féodal eut absorbé ainsi le génie épars des rapsodes de la féodalité. Dans la lutte de Mahomet et du Christ était naturellement contenue l’unité de son sujet. À ce fondement il eut rattaché les épisodes innombrables qui s’en étaient séparés, et auxquels il ne manquait rien que la main du maître pour s’ordonner entre eux. Cet Arioste sérieux, que j’imagine ici, eût mêlé dans une même action le cycle d’Arthus et le cycle de Charlemagne, c’est-à-dire l’église et la féodalité, le nord et le midi. En même temps que la monarchie réunissait les provinces, il eût absorbé tous les fiefs de poésie dans un poème-roi ; et sous cette forme, l’épopée eût été l’image et la réalisation anticipée de la société française. N’oubliez pas que la langue propre à ce monument était plus qu’à demi achevée. Le rhythme avait été créé par l’instinct des troubadours et par l’imitation des chants mauresques. Quant au caractère de la stance épique, il semblait indiqué et préparé par les tirades où dominait dans la rime continue un son fondamental. Que fallait-il à ces vers du poème de Roncevaux, d’une partie de Guillaume, de Gérard de Vienne, de Garin le Loherain, de Renaud de Montauban, de Fierabras, pour se dépouiller de leur enveloppe grossière ? Ils contenaient tous les rudimens d’une langue héroïque. Quoi de plus ? Les ébauches étaient préparées ; tous les fils étaient tendus. Pourquoi l’artiste a-t-il manqué à l’œuvre ? Faute d’un homme, le travail des générations est demeuré stérile. Nous voyons aujourd’hui les membres épars du poème ; mais le poème, qui le verra jamais ? Ni demain ni plus tard, la vie ne reviendra à ces généreux trouvères, Adenez le Roy, Girardin d’Amiens, Huon de Villeneuve, Jehan de Flagy, ni à tant d’autres dont je voudrais savoir les noms pour les redire. Un insondable oubli pèse sur eux tous également, et pourtant ils furent poètes. Plus d’un noble cœur, en les entendant, a battu sous la cuirasse ; plus d’un homme de fer a pleuré sous sa visière. Eux-mêmes, que de fois n’ont-ils pas été troublés et exaltés par l’écho de leur voix ! Ouvriers de génie, ils sont morts secrètement, sans souci, confians dans le maître qui devait couronner après eux leurs travaux commencés ; et le maître n’est pas venu, et plus vains que les fables qu’ils ont chantées, personne n’a achevé leur œuvre, ni ne se souvient de leur œuvre ; et aujourd’hui tant d’efforts, tant de saintes inventions des peuples, tant de vaillantes images, tant d’héroïques traditions, bien faites pour encourager et enhardir à tout jamais le cœur des hommes, resteront évanouies, parce qu’il a manqué une bouche pour les répéter et leur prêter le secours souvent profane de l’art. La Babel du moyen-âge a été élevée jusqu’à effleurer le ciel ; mais avant de le toucher, elle a croulé en cendres, et ceux qui en montrent les restes doivent s’apprêter à être raillés par une postérité incrédule.

Le fatalisme historique, je le sais bien, démontrera magistralement que si cette œuvre a manqué, ç’a été pour le plus grand bien des générations suivantes et de la nôtre, en particulier ; que c’eût été un immense malheur pour la France de posséder un poème dantesque, lequel eût imposé à sa langue le sceau du moyen-âge, et l’eût inféodée comme l’italienne à l’imagination et à la poésie. Nous conviendrons, tant qu’on voudra, que la France a couru cet énorme danger ; et même en secret, les portes closes, nous regretterons de n’avoir pas à endurer cette infortune.

Au reste, ces rapsodies n’ayant pas été recueillies quand le génie des temps le permettait, elles durent promptement se transformer et disparaître. Les poètes du moyen-âge croyaient sincèrement avoir exprimé tout ce qu’ils voyaient ou sentaient dans leurs cœurs. Les hommes auxquels ils s’adressaient le croyaient avec eux. Mais le jour où les salles des châteaux se dépeuplèrent, où le concours d’objets qui donnait à ces fêtes de poésie une puissance éphémère vint à changer, ce jour-là, il ne resta qu’une ébauche monotone et muette, à la place de l’épopée qu’avaient entendue ou cru entendre les hommes d’un autre siècle. À mesure que la société féodale déclina, ses poèmes, déchus des vers à la prose, disparurent comme elle. La France ne devait avoir ni sa charte des barons comme l’Angleterre, ni sa Comédie divine comme l’Italie. Appelée à ruiner le passé, il semble qu’elle ne devait laisser en arrière aucun établissement durable.

Le tiers-état qui surgissait ne pouvait guère nourrir un amour profond pour ces épopées dans lesquelles il ne jouait que le rôle du serf. Ce n’était pas pour lui qu’elles avaient été composées. Il n’y trouvait que le tableau de son abaissement. Outre cela, il s’était fait sa propre poésie dans l’apologue et la grande composition du Renard ; poésie corvéable et mainmortable qui n’ose pas s’exprimer par une bouche humaine ; quand elle sera affranchie, c’est à elle que La Fontaine se rattachera.

Quelques lambeaux de l’épopée sérieuse survécurent par hasard. Au plus haut du paradis, Dante rencontre Roland dans l’étoile de Mars, Guillaume dans l’étoile de Jupiter. Le grossier Obéron du XIIe siècle reparaît dans une Nuit d’Été de Shakspeare, Fierabras dans un des mystères de Caldéron, Charlemagne dans Boairdo, Pulci, Arioste, Cervantes ; voilà les miettes tombées de la table d’Homère.

Il y avait, au reste, dans le sublime du XIIIe siècle, un côté ridicule qui devait finir par être découvert. Pour que les esprits n’en eussent pas été frappés plus tôt, il fallait même qu’ils fussent aussi sincèrement préoccupés qu’ils l’étaient en effet. Ces anachronismes qui supprimaient le temps, cette géographie héroïque qui supprimait l’espace, ne pouvaient pas toujours durer. L’ignorance céleste sur laquelle tout reposait devait cesser un jour, et alors le rire allait remplacer les éternelles larmes des amans de Cornouailles. Ô rire plus amer que les pleurs ! renaissance plus triste que le tombeau ! quand le calice du Graal se remplit du vin de Toscane et que les lèvres ascétiques y burent l’oubli de l’antique espérance, la menace comme les promesses, la foi des vivans comme la foi des morts, tout avait été déçu. Ni le monde n’avait fini à l’heure publiée par le Dies iræ, ni les morts trop attendus n’étaient ressuscités, ni Arthus ne s’était réveillé dans la forêt de Bretagne. Sur le tombeau de Tristan et d’Yseult, le lierre et la rose s’étaient flétris l’un l’autre. Au sommet du Mont Sauvage, le fantôme de l’idéal avait disparu avant d’avoir été atteint par la chevalerie. Qui pourrait dénombrer les désenchantemens de l’homme à la fin du moyen-âge ? et que sont les nôtres à côté de ceux-là ? Le XVe siècle et le XVIe s’en vengèrent par un rire héroïque. C’est du milieu des démocraties d’Italie que sortit la première satire du grand poème de la féodalité. Pulci est du pays de Savonarole et de Machiavel. Après lui, Arioste et Cervantes se partagèrent la double épopée de la chevalerie. Dans ce dernier moment, la division primitive des deux cycles fut encore maintenue, et la raillerie consommée avec une étiquette royale. Roland Furieux resta le neveu de Charlemagne et représenta tout le cycle évanoui des Carlovingiens. Quant à Don Quichotte, poursuivant à travers monts et vaux son idéal inaccessible, qui ne reconnaîtrait le dernier né de la famille des paladins d’Arthus et du Saint-Graal ? Je voudrais que quelqu’un racontât les piperies qu’il a fallu au monde pour tomber peu à peu de Parceval-le-Gallois à Gargantua et à Grandgousier, et de Béatrix de Portinari à Dulcinée du Toboso.

Par degrés, la poésie féodale tomba dans un si grand oubli, qu’autant eût valu qu’elle n’eût pas existé. Depuis Malherbe, tout data de la Renaissance. Contre les analogies manifestes de l’histoire, il demeura décidé que, par une exception sans exemple, la poésie en France était née en l’an 1510 environ, de l’épigramme et du sonnet, dans le cabaret des écoliers de Paris. Tout son passé chevaleresque lui fut retranché. Villon et Marot furent les vénérables aïeux, à barbe blanche, qui présidèrent à ce berceau et le tachèrent de lie. Avec moins de préoccupation, il eut été possible de s’apercevoir que le madrigal, le sonnet, la ballade affectée, l’épître, le triolet, et les autres formes artificielles de ce temps-là, annonçaient la décadence d’un art ancien, aussi bien que les essais d’un art nouveau. Par delà les poètes des Valois auraient apparu les poètes de Philippe-Auguste.

En effet, si quelque chose doit être conclu de tout ce qui précède, c’est que la poésie en France n’a pas eu de moindres origines que dans le reste de la société chrétienne. Elle n’est pas de plus chétive lignée que l’italienne, l’espagnole, l’allemande, l’anglaise. Elle est née dans le berceau commun à tous, dans l’église. Avec la féodalité, elle a grandi hors des villes, dans les châteaux, parmi les chants des troubadours et les pompes des fêtes provinciales. Au xiiie siècle, elle est parvenue avec la constitution du moyen-âge, à une sorte de maturité. Après cela, elle a, comme une littérature formée, parcouru les longues phases du sophisme et de la décadence ; le roman ergoteur de la Rose appartient à ce déclin. Les fabliaux du xvie siècle sont les épisodes détachés du grand poème du xiiie. Villon, Marot, Saint-Gelais, ces prétendus ancêtres, ont perdu déjà la grande trace du passé. De l’épopée, ils sont descendus au madrigal ; de la simplicité débonnaire des romans de chevalerie, à la mignardise du rondeau. Ingénieux et subtils dans le mécanisme des vers, ce qui leur manque, c’est la pensée. Toutefois, jusque sous la Ligue et Louis XIII, un reste du vieux génie héroïque se perpétue emphatiquement dans les Amadis. En ce moment, le fantôme des traditions disparaît, avec la féodalité, sous Richelieu.

En un mot, la poésie française a eu deux époques principales, l’une toute féodale, au temps des croisades, l’autre toute royale, au siècle de Louis XIV. L’intervalle qui les sépare comprend la dissolution de la première et l’avènement de la seconde. De plus, ces deux époques n’ont entre elles presque aucun rapport de continuité, l’une n’étant point renfermée dans l’autre, ni produite par l’autre ; et ce divorce d’avec la tradition est ce qui donne à la poésie en France un caractère particulier et presque unique en Europe.

Faut-il regretter que le siècle de Louis XIV ait en partie rejeté le passé national, et qu’il se soit plié aux formes de l’antiquité, au lieu de continuer l’œuvre ébauchée du moyen-âge ? Cette question, qui est au fond celle de la société française, en renferme mille autres. Elle se résout par cette unique considération, que le retour à la tradition était impossible ; il n’y avait plus aucune convenance entre la naïveté des traditions ecclésiastiques et chevaleresques, et le scepticisme pieux auquel on touchait alors. Si la France eut tenté de recommencer son passé et de remonter à son âge d’innocence, elle n’eût pu y réussir que par un mensonge social. Arthus et Louis XIV étaient mal faits l’un pour l’autre ; le moyen-âge avait manqué sa tâche ; ce n’était pas à la monarchie à refaire l’œuvre de la féodalité.

Que serait-ce, au contraire, si de cet oubli de la tradition était née en partie la puissance sociale du siècle de Louis XIV, et si c’était là le point par où le génie de ce siècle s’accorde le mieux avec le génie permanent de la France moderne ? Or, c’est ce qu’on ne saurait nier. Dans le reste de l’Europe, la tradition des formes du moyen-âge a persisté dans les lettres comme dans la société politique. Dès les croisades, on aurait pu prédire les développemens successifs de la poésie italienne, espagnole, allemande, anglaise. Le spectacle des Mystères contenait déjà l’ébauche du drame de Caldéron, de Shakspeare, de Goëthe. Dans les épopées religieuses et chevaleresques se trouvent les premières origines de Dante, d’Arioste, de Spenser ; Pétrarque et Camoëns ont des rapports avec les troubadours ; Raphaël en a avec Fiesole, avec Masaccio. Il n’en est point ainsi du siècle de Louis XIV. Sans passé, né de lui-même, il s’est levé à l’improviste, dans la famille des siècles, comme la coupole demi-chrétienne, demi-païenne, de Saint-Pierre, parmi les cathédrales du moyen-âge. Des formes que l’humanité a produites, orientales, grecques, romaines, féodales, il a choisi librement celles dont il lui a plu de se rapprocher. Il s’est donné les aïeux qu’il a voulus ; et ordonnant, reniant, brisant, renouant ainsi à son gré le lien des générations, le siècle de Louis XIV est devenu le premier acte des révolutions dans lesquelles la France devait engager le monde. Appelée à abolir le moyen-âge dans les lois et dans les mœurs, la France a commencé par l’abolir dans la poésie. Sa littérature a été, comme ses institutions civiles, un acte de choix et de libre arbitre, non de nécessité et de tradition ; et il n’est pas prouvé que l’Art poétique de Boileau n’ait été, dans un temps, ce que la déclaration des droits de la Constituante a été dans un autre.

Par là s’expliquent la défiance, l’antipathie instinctive de la France pour les formes et pour les habitudes des littératures étrangères. Il est clair que, continuant l’œuvre des traditions abolies, ces littératures sont en contradiction perpétuelle avec le génie de la France et le principe de son action. Aussi, aura-t-on beau faire ; Dante, Caldéron, Shakspeare, apparaîtront long-temps encore parmi nous comme les fantômes d’un passé ennemi.

D’une autre part, j’ai souvent entendu remarquer avec étonnement que les ennemis les plus ardens du régime politique de Louis XIV sont restés les plus fidèles partisans des établissemens et des principes littéraires de cette époque. C’est au milieu des réactions les plus violentes contre le passé que cette royauté de l’art a jeté les racines les plus profondes au cœur de la nation. Le xviie siècle a triomphé même en 89 et en 93. Pourquoi cela ? Précisément parce que les formes de cet art, n’ayant pas de fondemens profonds dans l’histoire féodale, se prêtent à tous les changemens, et peuvent survivre à tous les naufrages. Émancipées du servage du moyen-âge, ces formes s’appliquent à la France nouvelle plus qu’à la France ancienne ; et il est dans la nature des choses, que plus ce pays s’affranchira des souvenirs et des liens de son passé, plus cette poésie lui ressemblera ; en sorte que les changemens de mœurs, de lois, de régimes, qui vieilliront tout le reste, ne feront que la rajeunir.

Voilà pourquoi il est bien inutile de s’inquiéter sérieusement de la gloire du siècle de Louis XIV. Ce siècle, éternellement triomphant, est le génie même de la France ; il lui apparaît chaque nuit sous sa tente. Et pourtant le monde aujourd’hui est plein d’hommes au langage funèbre, qui vont partout prophétisant sa ruine, s’ils ne lui portent secours. Ne les arrêtez pas ; ne leur parlez pas ; ils se hâtent, et peut-être arriveront-ils trop tard. En effet, ils ont pris sous leur très noble, très haute et très puissante protection, ce siècle défaillant. Ces chevaliers de la gloire se sont faits les défenseurs des faibles et des affligés, à savoir, de Bossuet, de Pascal, de Corneille, de Racine, de Molière, de Voltaire et de plusieurs autres orphelins de cette famille. Ils se travaillent incessamment pour la cause de ces opprimés ; ils ne boivent, ni ne mangent, ni ne sommeillent ; ils en mourront. Ne pourraient-ils pas, en conscience, et sans danger pour leurs pupilles, se permettre quelque repos, et au besoin, de dormir sur leur lance ?

Si, comme quelques personnes le pensent, le moyen-âge a été le paradis des croyances populaires et de la poésie instinctive, le siècle de Louis XIV est celui qui nous en sépare irrévocablement. La France a goûté vers ce temps-là le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Elle ne peut retourner en arrière dans son âge d’innocence. Austère, inexorable, l’époque de Louis XIV est comme l’ange à l’épée flamboyante, qui ferme sur nous les portes de cet Eden mystique. Toutes les fois que les peuples commencent à défaillir, et tournent avec regret la tête vers ce paradis perdu, le grand siècle se soulève de lui-même, et rend le retour impossible. Nul de nous ne rentrera dans l’Eden de la poésie et de la foi des ancêtres. Les portes ciselées par les archanges ont été closes avec fracas. En vain mille efforts se déchaîneront contre elles : la barrière élevée subsistera ; le genre humain n’aura point de transfuges.

Epopée des jours passés, trouvères, chevalerie, amours enchantés, légendes, charmes commencés, larves, images ébauchées, poésie qui aurait pu être, qui n’a été qu’à demi, flottez, errez dans les limbes des vides souvenirs. Vainement vous redemandez à naître : il est trop tard ; un monde nous sépare de vous. Spectres des temps évanouis, que deviendriez-vous parmi nous ? Vous nous feriez mourir, et nous ne vous ferions pas vivre une heure.

De la comparaison de la littérature française à ces deux époques, au moyen-âge et sous Louis XIV, résulte une autre conséquence plus triste, à mon avis ; c’est que rien n’est faux comme la maxime de nos temps, qui veut que les époques les plus religieuses soient aussi les plus propres au développement des arts. Ah ! si la croyance faisait les ouvrages durables, quelle poésie eût été plus accomplie que celle des trouvères ? Née dans des siècles de sainteté, de quelle hauteur ne dominerait-elle pas tous les âges modernes ! Mais il n’en est point ainsi, et plus je réfléchis au principe ci-dessus énoncé, plus je m’aperçois qu’il découle d’une méconnaissance égale de la religion et de l’art.

Ne vous aveuglez pas sur la valeur de l’art, et, retombant dans la vieille erreur, n’allez pas prendre l’idole pour la divinité. Examinez, étudiez, comparez tous les monumens achevés du génie humain ; partout vous trouverez en eux un sentiment de critique qui exclut l’ingénuité de la foi. À proprement parler, l’art lui-même ne commence à exister qu’à la condition de se séparer du culte et de la liturgie, c’est-à-dire d’établir une église dans l’église, un Dieu nouveau au sein du Dieu antique. Le prêtre crée les symboles ; l’artiste les détruit. L’Orient sacerdotal a fait les dieux ; la Grèce impie a fait les statues. Quand je lis les poètes du temps de Périclès, je pense aux impiétés naissantes dans l’école de Socrate. Le siècle d’Auguste commence ; mais déjà les augures ne peuvent se regarder sans rire. Au moyen-âge, l’époque des troubadours est celle des hérésies des Albigeois et des Vaudois. Qu’est-ce que la prétendue orthodoxie de Dante, si ce n’est un perpétuel blasphème contre la papauté ? Quoi de plus ? Le siècle de Léon X est le siècle de Luther. Aux époques religieuses par excellence appartiennent les sphinx de Thèbes, saint Jérôme, Tertullien, saint Hilaire, les hymnes et les proses ecclésiastiques, les trouvères, les mystères, les crucifix de Cimabuë. Aux époques où naît le scepticisme appartiennent les marbres du Parthénon, l’Antinoüs, Michel-Ange, Raphaël, Arioste, Shakespeare, Milton, Cervantes, Pascal, Molière, Racine, La Fontaine, Voltaire. De quel côté sont les croyans ? de quel côté sont les artistes ?

Ne confondez donc plus la religion et l’art, si vous ne voulez les détruire l’un et l’autre et l’un par l’autre. On demande aujourd’hui à l’artiste d’être prêtre, c’est-à-dire de n’être ni prêtre ni artiste. Quant au poète, il ne lui est plus permis de rimer un couplet sans affirmer quelle est sa foi en matière d’ontologie, ce qu’il affirme touchant l’origine de la terre et du soleil, de la mer et des étoiles, du travail et du salaire, d’Ormuzd et d’Ahriman. Profondeur fausse et décevante, mère de frivolité et d’impiété réelle.

De là aussi il est résulté que notre époque, en qualité d’hérétique, a été mise à l’interdit, et comme telle livrée au bras séculier. Ce siècle a trouvé, parmi nous, un nombre infini de prédicateurs, qui, la corde au cou, le cilice aux reins, et portant d’avance le deuil de leur propre génie, vont prêchant la fin du monde, à savoir : de la jeunesse qui les quitte, de la beauté qu’ils ont perdue, de l’amour qui les fuit, de l’espérance qui les abuse. Et de cette somme effroyable de sermons, mandemens, homélies, il est resté démontré : premièrement, que rien n’est plus chétif que la vue du monde ébranlé, par trois fois en moins de trente ans, jusqu’en ses fondemens, par la révolution française ; tant d’assemblées fameuses, de grands courages, d’échafauds bravés, de révoltes vaincues et ranimées ; tant de rois en exil et mourans sans tombeaux ; tant de batailles rangées sur terre et sur mer ; aux deux bouts de la chaîne, l’Amérique et la Grèce affranchies ; un empire détruit en une nuit, et partout la paix plus inquiète que la guerre ; deuxièmement, que rien n’est plus anti-poétique ni plus indigne de l’examen d’un galant homme que l’époque qui a réuni, dans un même chœur diabolique, Goëthe, Byron, Klopstock, Alfieri, André Chénier, Schiller, Chateaubriand, Wieland, Mme de Staël, Herder, Lamartine, Uhland, Manzoni, Walter Scott, Coleridge, Hugo, Wordsworth, Tieck, Jean Paul, La Mennais, Béranger, le tout couronné par le roi des nains, Napoléon !


Ed. Quinet.
  1. Voyez les livraisons du 15 mai et 15 août 1836.
  2. Vir Dei manum extendens vocavit dicens : Soror mea cicada, veni ad me. Quæ statim obediens, etc. Sanctus Franciscus, Legend. aurea, pag. 176.
  3. Acta sanctorum. Martii, tom. ii, pag. 606.
  4. Legenda aurea, de sancto Gregorio.
  5. Pour suivre l’histoire de cette légende, voyez l’Évangile apocryphe de Nicodème cap. xiv et xv. — Acta sanctorum, iii. — Joseph. Arimath. Martii, tom. ii.
  6. Absque dubio cœlesti virtuti deputandum. Albertus magnus.
  7. Calcidonius dicitur valere contrà illusiones phantasticas et melancolià exortas. Albertus magnus.
  8. Parzival, pag. 388.
  9. Dante. Inferno, 5, 6, 7.
  10. Petrarca. Trionfo d’Amore, cap. iii-lxxix.
  11. Dans les versions étrangères cette règle n’est plus observée. Ainsi, le Titurel, qui appartient au cycle du Graal, est composé de grands vers. Au contraire, Guillaume a été traduit dans le petit mètre.
  12. Voilà un sujet de tableau tout trouvé. Il me semble fait pour tenter un grand peintre.
  13. Dante dit : A guisa di leone.
  14. « De Provence en terre tudesque nous sont venues les vraies traditions. » Parzival, pag. 388. — Ces expressions d’Eschembach (1215) ont long-temps paru trancher la question, car elles semblaient indiquer que l’auteur avait puisé son sujet dans un poème provençal ; mais il n’en est rien. Dans un passage cité l’année dernière par M. Lachmann, Eschembach affirme positivement que l’ouvrage de Guyot le Provençal, où il a puisé le sien, était écrit en français :

    Kyôt ist ein Provenzâl ;
    .........
    Swaz er en franzoys dâ von gesprach
    .

    (Parzival, pag. 202.)

    Et, en effet, presque tous les mots étrangers dont se sert le poète allemand appartiennent au dialecte du nord. Cette observation importante, et qu’il est facile de vérifier, a été faite d’abord par M. Lachmann, dans sa belle édition du Parceval, préface, pag. 25.

  15. Diu gebalsamite minne. Gottf. v. Strasb., pag. 230.
  16. Ces mots français, ainsi qu’un grand nombre d’autres (même des vers français tout entiers) sont dans le texte de Gottfried. Je remarque qu’on ne les retrouve pas dans le passage correspondant du poème français. Gottfried aurait donc eu sous les yeux un autre poème que celui dont il nous reste des fragmens, et que l’on attribue à Chrétien de Troie.